Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

37.
Le Frère de l’Enfant prodigue

Mais son fils aîné était aux champs. Et lorsqu’en revenant il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. Et ayant appelé à lui un des serviteurs, il s’informait de ce que c’était. Et celui-ci lui dit : Ton frère est arrivé, et ton père a tué ]e veau gras, parce qu’il l’a recouvré en bonne santé. Mais il se mit en colère, et il ne voulait point entrer. Et son père étant sorti, l’exhortait. Mais répondant il dit au père : Voici, il y a tant d’années que je te sers, et je n’ai jamais contrevenu à ton commandement, et tu ne m’as jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis. Mais quand ton fils que voici, qui a dévoré ton bien avec des femmes de mauvaise vie, est revenu, tu as tué pour lui le veau gras. Mais il lui dit : Mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi. Mais il fallait bien s’égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort, et qu’il est revenu à la vie ; parce qu’il était perdu, et qu’il est retrouvé.

(Luc 15.25-32)

Dimanche dernier, nous avons étudié la conduite de l’enfant prodigue ; étudions aujourd’hui celle de son frère, et surtout comparons attentivement ces deux vies ; car c’est dans leur rapprochement que Jésus a mis le premier enseignement de cette parabole.

Le plus jeune fils abandonne la maison, tandis que le plus âgé y reste. Mais ces deux conduites, opposées par les actes, n’auraient-elles rien de semblable par les sentiments ? Les deux frères ne pourraient-ils pas avoir poursuivi le même but : la satisfaction de leurs propres désirs, l’un en partant pour dissiper son bien en débauché, l’autre en restant pour l’accroître en avare ? Tous deux ne seraient-ils pas dès lors également coupables d’égoïsme ; égoïsme impur ou sordide, mais toujours égoïsme ? J’incline à le croire. Si l’enfant resté avait eu plus d’affection filiale que l’enfant parti, il n’eût pas songé à trouver mauvaise la conduite de son père : il se fût montré heureux de son bonheur ; et au lieu de lui reprocher une réception bienveillante à son fils repentant, il fût venu s’asseoir entre les deux pour prendre part au festin, ne fût-ce que par déférence pour ce père bien-aimé. Mais non. Dès qu’il sait son frère de retour, il s’irrite ; quand son père l’invite à la fête, il refuse ; il ose le blâmer, même d’avoir pris plaisir à revoir son jeune enfant ; il lui reproche la dépense d’un repas ; il le boude, l’accuse d’injustice, presque de dureté à son égard, lui si dur envers son pauvre frère ! Non, un tel homme n’aima jamais que lui-même, et s’il est resté dans la maison, c’est pour un motif intéressé, et non par dévouement.

Il est vrai que pendant de longues années il n’avait jamais contrevenu à l’ordre de son père. Il le dit du moins, et nous voulons le croire. Il est vrai encore qu’à l’instant même nous le voyons revenir de la campagne, où sans doute il s’était livré à des travaux utiles, nous aimons à le supposer. Mais faites-y bien attention, et vous verrez qu’il travaille, non en fils, mais en esclave ; non par reconnaissance, mais en vue du salaire ; non pour enrichir son père, mais pour s’enrichir lui-même. Car remarquez qu’il distingue très bien entre la fortune du vieillard et sa propre fortune. Il lui reproche de ne lui avoir jamais donné un chevreau pour se réjouir avec ses amis, comme si les troupeaux appartenant au père n’appartenaient pas aussi à l’enfant. Il lui fait sentir que depuis tant d’années il le sert comme s’il eût travaillé pour un étranger en esclave mercenaire. Il ne lui vient pas à l’esprit, ou plutôt il ne lui monte pas au cœur de se considérer avec l’auteur de ses jours comme ne faisant qu’un ; de confondre leurs deux volontés ; d’accomplir son commandement comme commandement donné par lui-même à lui-même, de manière à s’approprier en quelque sorte les plans, les idées, les espérances que poursuit le chef de famille, et à le seconder, non pas en vue de ce qui pourra lui en revenir, mais pour être agréable à celui dont il est tant aimé.

Ce n’est pas tout encore. Non seulement il manque d’affection pour le père, mais il porte envie au jeune fils. Que cet enfant qu’on supposait perdu soit retrouvé, que cet adolescent qu’on croyait englouti pour toujours dans le gouffre du vice vienne à la repentance, tout cela le touche fort peu. Il ne tient Compte que d’une chose, c’est que le ressuscité occasionne de la dépense dans la maison ; c’est que l’affection du père va se porter sur deux. Il voit déjà son héritage diminué ; c’est là surtout ce qui l’irrite, et certes il aimerait mieux que ce frère vivant fût mort que ressuscité, perdu sans retour dans le vice que retrouvé repentant. Il ne dépend pas de lui qu’il ne soit renvoyé, chassé, dût-il retomber dans la débauche, et de la débauche dans le désespoir.

Sans amour pour le vieillard, sans compassion pour l’enfant, cet homme, si rigide pour les autres, est-il au moins sévère envers lui-même ? Tant s’en faut ! Je ne veux pas lui reprocher son désir de se divertir avec ses amis aux frais du chef de la maison, ce qui prouve que si lui n’a pas cherché le plaisir comme le jeune prodigue, c’était moins par sagesse que par économie ; je ne veux pas m’arrêter à son exagération mensongère accusant l’enfant prodigue d’avoir dissipé absolument tout le bien de son père ; je ne m’arrêterai pas non plus-à l’insolence qui lui fait dire, en parlant d’un coupable : « C’est ton fils, » au lieu de le nommer son frère, ce qui était tout aussi vrai et plus respectueux. Non, je ne m’appesantirai sur aucun de ces détails ; je ferai seulement remarquer son orgueil démesuré. Il parle de ses services, des services rendus à un père ! Il parle de son obéissance durant de longues années, comme s’il y avait un grand mérite à remplir son premier devoir ! Ce n’est pas tout. Tandis qu’il se vante ainsi d’être irréprochable, il ose accuser son père d’injustice, lui donner à comprendre qu’il encourage le débauché au lieu de le punir. Quand il arrive, à l’ouïe des chants et des danses, au lieu de s’approcher pour juger par lui-même quelle peut en être la cause, étonné, presque fâché, il envoie un serviteur. Quand il sait son frère de retour, il s’indigne ! Lorsque son père, avec une bonté touchante, vient le prier d’entrer, il s’y refuse, et dès qu’on l’engage à prendre part au festin, il censure, lui fils ingrat, un tendre père au milieu des effusions de son cœur. Est-ce assez d’orgueil que de prétendre mieux se conduire que tous ceux de la maison, même que celui qui lui donna la vie, et dont l’expérience devait obtenir au moins les égards d’un fils qui refuse son amour !

Voici donc le portrait de cet homme en trois coups de pinceau : sans amour pour son père, envieux envers son frère, orgueil en lui-même. Trouvez-vous que tout cela vaille beaucoup mieux que la vie désordonnée du jeune fils ? Ah ! sans doute l’enfant prodigue est coupable, et bien loin de nous la pensée de l’excuser ; mais s’il est coupable, au moins il le sent, il se le reproche, il revient, il s’humilie, il se punit lui-même, et demande la honte de l’esclavage comme une faveur. Mais son frère aîné n’avoue ni son orgueil, ni son envie, ni son manque de respect, d’affection. Il est pécheur, et il se croit saint ; il est haineux, et il s’estime juste ; il censure un père qu’il prétend avoir toujours servi ; il lui refuse de prendre part à un festin au moment où il dit n’avoir jamais violé ses ordres. Ah ! je commence à penser que les longues années d’obéissance et de services dont il se vante pourraient bien n’être pas aussi pures qu’il veut le faire entendre, et si j’en juge par le seul instant où nous le voyons agir et parler, je suis bien tenté de croire que celui qui blâmé son père, celui qui refuse d’obéir à un ordre aussi doux que d’assister à une fête, qu’un tel être n’a pas été un modèle de soumission, et qu’il ne se juge tel que par l’orgueil débordant de son cœur.

Non, ces deux fils ne valent pas plus l’un que l’autre : l’un a fait le mal loin, et l’autre près de son père ; l’un a été licencieux, l’autre avare ; l’un désobéissant en quittant la maison, l’autre en refusant d’entrer dans la salle du festin ; tous deux en méprisant les exhortations du chef de famille ; tous deux en lui demandant son bien sans lui donner leurs cœurs ; tous deux coupables d’indifférence et d’ingratitude ; et ce que tous deux ont mérité, c’est exactement la même colère, la même condamnation. L’aîné ne vaut donc pas plus que le plus jeune, ni le jeune plus que l’aîné.

Mais pourquoi donc le père donne-t-il la préférence à l’enfant prodigue ? Le voici : c’est qu’au moins l’enfant prodigue de retour sent ses torts ; il les déplore ; il s’humilie et demande à servir pour marquer son amour. Chez lui, du moins, il y a du cœur, des larmes, de la confiance et de l’humilité. Voilà ce qui plaît à ce père, et voilà pourquoi l’enfant prodigue repentant est préféré à l’enfant économe et orgueilleux.

Mais déchirons ce voile de la parabole, et derrière le père de famille et ses enfants, sachons voir Dieu et les hommes, Dieu et nous-mêmes. C’est ici le lieu de le rappeler : lecteur, vous devez choisir entre ces deux modèles ; vous êtes semblable à l’enfant prodigue ou semblable à son frère. Jésus ne nous a pas mis sous les yeux un troisième fils auquel vous puissiez prétendre ressembler.

N’avez-vous jamais, comme l’enfant prodigue, abandonné en pécheur scandaleux la maison de notre Père Céleste ? N’avez-vous jamais vécu dans une incrédulité avouée ? N’êtes-vous jamais tombé profondément dans le bourbier du vice ? Soit ; je veux le croire. Donc vous n’êtes pas l’enfant prodigue ; vous êtes le frère, aîné, homme rangé dans votre vie extérieure, accomplissant matériellement vos devoirs religieux, faisant des aumônes, patronnant les sociétés religieuses, élevant bien votre famille, travaillant nuit et jour, vivant dans l’économie, mais accomplissant tout cela pour vous-même, et non pour Dieu ; faisant tout cela le sachant bien, vous l’exagérant même, et vous en sachant beaucoup plus de gré à vous-même qu’à Dieu. Oui, vous faites des œuvres comme le fils aîné, mais vous en êtes fier ; vous vous en vantez à vous, aux hommes, à Dieu, et vous attendez le ciel pour votre récompense. Oui, je veux le croire, vous avez obéi des pieds et des mains aux commandements du père de famille comme le fils aîné ; mais quand ce Père Céleste a comblé un autre homme des biens de ce monde, vous avez porté envie à celui-ci ; il vous a paru qu’il y avait injustice à verser des bienfaits sur un grand pécheur. Oui, vous êtes toujours resté attaché à votre Église ; vous avez depuis votre jeunesse fréquenté le culte public, soutenu les institutions de charité, et, comme le fils aîné, vous estimez être un enfant de Dieu ; mais parce qu’un pécheur scandaleux veut aujourd’hui sortir du monde et venir prendre place dans l’église à vos côtés, vous vous indignez ; vous ne voulez pas croire que Dieu puisse et veuille le traiter à votre égal, le recevoir dans le même ciel ; il vous semble que ce soit vous abaisser. Vous voulez bien que les honnêtes gens qui ont servi Dieu, et qui comme vous n’ont jamais contrevenu à ses commandements, soient comme vous traités en fils dignes de leur père ; vous voulez bien partager avec eux, prendre place à la même table ; mais que Dieu ramasse dans les grands chemins des pécheurs scandaleux et repentants, des fils perdus pour les appeler vos frères, voilà ce qui vous blesse ; vous ne voulez pas entrer ; il faut qu’ils sortent ou que vous sortiez ! Ce salut gratuit vous déplaît, offert aux autres qu’il relève, offert à vous qu’il abaisse. Si l’on vous dit que tel misérable pécheur a été reçu en grâce, vous répondez avec un sourire amer et incrédule que cet homme a vécu dans la débauche. Si l’on vous offre à vous, fils aîné, le festin du même salut, l’indignation vous monte au visage, et, comme le fils aîné, tout en refusant un grand festin donné par grâce, vous réclamez un pauvre chevreau mérité par votre obéissance. Oui, j’en conviens, vous avez servi, mais en esclave, sans amour. Oui, je l’avoue, vous avez travaillé, mais pour vous, non pour Dieu. Oui, je le crois, vous avez eu une vie plus décente que d’autres, mais aussi un cœur plus égoïste et plus envieux ; vous n’avez ni fui la maison de votre père, ni vécu dans le désordre, comme l’enfant prodigue ; mais, comme l’enfant prodigue, non plus vous, vous ne vous êtes pas repenti ; vous n’avez pas même cru avoir besoin de repentir ; vous vous êtes jugé homme honnête, irrépréhensible ; pour tout dire, vous avez été insupportablement orgueilleux !

Mais refusez-vous de vous reconnaître dans ce portrait du fils aîné ? Soit ; vous êtes donc l’enfant prodigue couvert de honte et de péchés, ayant vécu loin de Dieu, au sein de la débauche. Ne voulez-vous pas vous reconnaître tel ? Convenez donc que vous êtes le fils aîné, pharisien strict et orgueilleux, servant Dieu, mais impitoyable pour vos frères ; obéissant, mais sans amour. Repoussez-vous encore cette comparaison ? Alors dites-nous donc qui vous êtes, à qui vous ressemblez ; car enfin entre les deux fils il vous faut bien choisir. Si vous n’êtes pas l’un, vous êtes donc son frère ; ou bien osez dire que la Bible s’est trompée !

Non, vous ne voulez être ni l’enfant prodigue qui a eu besoin de repentance dans le passé, ni son frère aîné qui en a besoin à l’avenir. Vous ne voulez ressembler ni à l’un ni à l’autre ; vous voulez faire votre portrait vous même, et pour cela vous empruntez des traits aux deux visages. A vous en croire, vous avez de l’enfant prodigue le cœur chaud et aimant, l’humilité et la confiance ; mais ni la fuite ingrate, ni les péchés scandaleux. Vous avez du fils aîné les longs services et l’irréprochable obéissance ; mais ni l’égoïsme, ni la dureté, ni l’orgueil. Aussi ne voulez-vous pas d’un ciel donné par grâce, mais d’un ciel conquis par vos œuvres. Vous refusez d’entrer au festin de l’enfant prodigue, et vous réclamez le chevreau que vous avez si bien gagné. Pour tout dire, vous êtes parfait, vous n’avez pas eu à vous repentir, et vous ne voulez pas vous repentir !

Ah ! tant d’absurdités ne frapperont-elles pas enfin vos yeux ? Ces exorbitantes prétentions n’apparaîtront-elles pas enfin ce qu’elles sont, de l’orgueil, un coupable orgueil, le premier de vos traits de ressemblance avec le fils aîné ? Ne comprendrez-vous pas enfin que, puisque le chrétien est une nouvelle créature, il faut que vous soyez déjà converti, ou que vous vous convertissiez ? que, puisque le salut est par grâce, il faut qu’on vous ait déjà gracié ou qu’on vous gracie ; en un mot, que votre pardon doit se trouver dans votre passé ou dans votre avenir ; que ce pardon de Dieu suppose des péchés de vous, et de grands péchés, précisément par cela même que vous ne pouvez les effacer vous-même.

Mais, puisque vous ne voulez pas choisir un de ces deux portraits pour l’emporter comme le vôtre, nous allons faire le choix pour vous, et déposer dans votre conscience l’image que vous ne voulez pas prendre vous-même. Non, vous n’êtes pas l’enfant prodigue : car son trait distinctif, c’est de se connaître lui-même, de s’avouer coupable, indigne, condamné devant Dieu ; non, vous n’êtes pas l’enfant prodigue : car si vous aviez senti vos torts, si vous les aviez confessés, et qu’à cet aveu Dieu vous eût répondu dans votre cœur par l’assurance de votre pardon, oh ! si vous aviez assisté à la fête splendide du salut gratuit, si vous vous étiez vu d’avance dans le ciel, sauvé par la foi, certes vous n’auriez pas oublié ce festin, cette grâce : ce ne sont pas là des choses qui sortent de la mémoire. La conversion du chrétien est l’événement le plus saillant de sa vie ; vous ne vous rappelez pas la vôtre, donc vous n’êtes pas converti ; vous ne reconnaissez pas avoir été un grand pécheur, donc vous ne vous connaissez pas, vous n’êtes pas l’enfant prodigue.

Le plus probable, c’est que vous soyez le fils aîné. Et savez-vous quelle est ma première raison pour le croire ? c’est que vous ne le croyez pas ; en effet, comme vous, le fils aîné ne se connaissait pas, comme vous il s’estimait juste, tout en étant impitoyable ; comme vous il s’abusait sur son propre compte ; et ce qui l’empêchait de s’apprécier à sa juste valeur, c’était justement cet orgueil qui vous aveugle. Comme la connaissance de soi-même était le caractère distinctif de l’enfant prodigue, de même le caractère distinctif de son frère c’était de s’ignorer ; et si vous me dites encore : Je ne me reconnais pas dans le portrait de cet homme triste et orgueilleux, je vous répondrai : C’est précisément cela : le fils aîné ne se reconnaissait pas non plus ; c’est donc bien vous-même !

Oh ! qu’il est difficile, qu’il est difficile d’ouvrir les yeux d’un homme qui veut les tenir fermés ! Mon Dieu, je sais que cela m’est impossible, et je te supplie de venir à mon secours. Toi, Seigneur, qui parlas avec tant de douceur à ce fils révolté, toi qui l’invitas à entrer, même après son refus, je t’en supplie, parle, parle aux hommes qui entendent ces paroles ; montre-leur la folie qu’il y a de repousser une invitation gratuite de ta part ; attire-les toi-même, ouvre-leur la porte, donne-leur pour un instant par la foi le spectacle d’un ciel peuplé d’anges, rempli de joies, durant les siècles des siècles ! Redis-leur toi-même que c’est là leur partage, et que pour y entrer ils n’ont à laisser à la porte ni or ni argent, ni œuvre ni mérite, mais la triste dépouille de leur orgueil pour être revêtus de la splendide justice de Jésus-Christ ! Mon Dieu, donne-nous de croire le ciel placé trop haut pour être escaladé par nous, et de sentir le besoin pour nous d’y être transportés.

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