Le Réveil Irlandais

Mon journal

Annat Lodge, Perth (Ecosse), 29 juin 1859.

Il y a juste vingt ans que pour la première fois j’entendis parler d’un Revival, réveil religieux, que je crus alors spécial à l’Amérique. Le fait lui-même, les moyens employés pour le produire m’étonnèrent pour ne pas dire plus. Etait-ce une excitation purement humaine ? l’action divine y entrait-elle pour sa part ? Les deux explications me paraissaient également possibles, et je ne m’arrêtai ni à l’une ni à l’autre ; comme il nous arrive lorsque nous n’avons pas un motif pressant, direct, de prendre un parti, je restai dans le doute.

Lorsqu’il y a deux ans j’entendis parler d’un nouveau réveil à New-York, accompli par la simple prière, sans le concours des pasteurs, sans même une simple prédication, je fus cette fois mieux disposé à croire à l’action de Dieu dans ce vaste mouvement religieux. Mais, je dois le dire, je ne fus pas encore convaincu ! Le dirai-je enfin ? je ne le suis pas aujourd’hui, malgré toutes les bonnes raisons qu’on me donne d’y croire.

J’arrive en Ecosse, et la première nouvelle que mes amis me donnent, c’est qu’un réveil plus admirable que celui d’Amérique s’accomplit dans ce moment en Irlande, avec cette particularité que ceux qui sont convertis le sont subitement, et que le changement s’annonce par une commotion morale ou physique, si forte que ceux qui l’éprouvent tombent par terre, s’évanouissent.

Mon premier mouvement a été de sourire ; ces symptômes extérieurs ajoutaient à mon doute. Depuis lors, c’est-à-dire depuis quinze jours, j’ai lu à ce sujet les feuilles publiques, les lettres particulières, et j’ai conçu le désir de me rendre moi-même en Irlande pour voir et entendre. Pour arriver plus sûrement à la vérité, je me propose d’écrire au fur et à mesure de leur accomplissement les faits dont je serai témoin ; et comme mon appréciation risque d’être influencée par mon état d’esprit, il est bon qu’avant de partir, je fixe celui-ci sur le papier.

En thèse générale, je crois que Dieu, non seulement dirige les grands événements de ce monde, mais encore qu’il influe sur notre conduite particulière ; et je ne comprendrais même pas que Dieu dirigeât une nation, sans agir sur les individus qui la composent.

Mais en même temps que j’admets l’intervention de Dieu dans notre vie, j’admets aussi notre liberté, et il se pourrait bien que tel phénomène, attribué à l’action de l’Esprit Saint, fût tout simplement le résultat de notre activité propre. Les réveils religieux d’Amérique et d’Irlande pourraient donc, même tout en admettant la sincérité de ceux qui les subissent, n’être que les résultats de diverses forces humaines.

Ainsi je suis également disposé à admettre les deux interprétations, et j’espère ne me laisser entraîner par aucune opinion préconçue. — La vérité avant tout. — Je n’ai jamais cru que l’erreur pût faire du bien ; et si je juge ce que je vais voir un complot ou une illusion, je le dirai dans l’intérêt même de la Religion, qui ne peut être que la vérité. A dater d’aujourd’hui, je vais donc tenir un journal exact de ce qui se passera d’intéressant sous mes yeux, en accompagnant ce récit des réflexions que les faits pourront m’inspirer. Si le tout me paraît de quelque utilité pour le public, je le publierai.

Belfast (Irlande), 1er juillet.

Nous sommes arrivés ce matin à quatre heures, et pour ne pas descendre de si bonne heure chez des amis qui ne nous attendent que demain, nous allons prendre le thé à l’hôtel. Le garçon, interrogé pendant qu’il dresse la table, nous dit qu’il ne sait pas grand chose au sujet du réveil ; mais qu’il pense que le mouvement faiblit à Belfast, tandis qu’il grandit à Ballymena et à Colleraine. — Après le thé nous retournons sur le quai, où un passant m’aborde et me dit : — N’êtes-vous pas monsieur Milne ? — Non, mais son ami. Je lui pose la question : — Faut-il partir pour Ballymena ?— Gardez-vous-en bien, répond-il ! Jamais l’œuvre ne fut plus prospère à Belfast. Avant-hier nous avons eu une réunion en plein air de cinq mille personnes. Hier soir une assemblée a été convoquée dans l’église de M. Toye à huit heures du soir ; elle dure encore dans ce moment (cinq heures du matin) ; il a été impossible de congédier la foule ; il y a encore là cent personnes qui ne veulent pas s’en aller.

Nous prenons enfin un cab et nous partons pour la campagne de notre hôte. Après les premières salutations, je mets le sujet sur le tapis : — Avez-vous entendu parler, lui dis-je, d’une réunion en plein air de cinq mille personnes, tenue avant-hier ?— Cinq mille, dit-il ? Dites donc trente mille ! Oui, trente mille personnes sont venues à la réunion du jardin botanique, la foule se renouvelait par partie ; mais il y a toujours eu à la fois au moins quinze mille personnes. Moi-même, je suis allé dans un village voisin, où j’ai trouvé le peuple dans une excitation impossible à décrire : cris, pleurs, chants, prières, c’est inimaginable, je les ai engagés à se calmer, en allant de maison en maison, etc.

Nous déjeunons et repartons pour la ville à la recherche d’informations sur les réunions religieuses qui doivent se tenir le même jour. D’abord, peine perdue : personne n’est à la maison. Enfin on nous offre d’aller voir une jeune fille qui depuis peu de jours s’est sentie convaincue de péchés, et qui dans ce moment, brisée, moulue, gît sur son lit. Nous nous y rendons. J’écoute sans parler un ami qui l’interroge. La jeune ouvrière de dix-huit à vingt ans est là, souffrante ; elle nous dit que la veille, pour avoir voulu prendre une boisson froide, elle est tombée exténuée. Jusque-là elle n’avait éprouvé qu’une faiblesse croissante sous l’impression profonde de ses péchés ; mais à cette heure elle avait trouvé la paix de son âme par la foi en Jésus-Christ. Je n’essaierai pas de répéter exactement ce qu’elle a dit ; mais ces mots résument sa pensée. Quand je lui ai demandé si son mal était le résultat de l’émotion ou de la fatigue ? — Oh ! je n’en sais rien, m’a-t-elle répondu ; pour comprendre ce que j’ai ressenti, il faut l’avoir éprouvé ; mais je sais au moins que je ne veux plus déshonorer Christ, je veux le faire connaître, comme je l’ai connu pour mon Sauveur.

J’abrège et je résume. Tout ce que cette jeune fille a dit était sensé et conforme à l’Evangile ; je n’ai regretté qu’une chose, c’est que son langage fût trop exclusivement celui consacré par l’habitude dans le monde évangélique. J’avoue que j’aurais aimé une de ces expressions qu’on reconnaît en les entendant comme propriété de celui qui vient de s’en servir. Toutefois, cette réserve faite, je dois dire que cette personne m’a paru parfaitement sincère.

Nous avons recommencé nos recherches d’un pasteur, et enfin nous avons trouvé celui qui a passé la nuit avec la foule en prières, prédications et conversations. Pendant qu’il nous parle dans la rue de la peine qu’ils avaient eue lui et ses amis pour mettre fin aux scènes de la veille, une pauvre femme nu-pieds et le shall sur la tête, tourne autour de nous et finit par nous aborder. Elle demande avec timidité que le pasteur vienne visiter une jeune fille qui, hier soir, dans sa propre église, est tombée « convaincue de péché. » Il n’y peut aller et il nous y envoie nous-mêmes.

Au second étage, dans une misérable maison, nous trouvons accroupie par terre une fille de douze ans, dont personne ne peut tirer un mot. Sa mère nous apprend que l’enfant suit les meetings depuis un mois sans en éprouver grand effet ; mais qu’hier, après avoir assisté à la réunion de huit à dix heures du soir (à dix heures le premier juillet, c’est plein jour) elle s’est sentie faible et « convaincue. » (Je n’expliquerai plus ce dernier mot en y ajoutant de péché.) Alors elle est sortie, s’est réfugiée derrière l’église dans le jardin, où elle est restée deux heures dans cet état d’abattement. A minuit, comme elle ne pouvait marcher, on est allé chercher sa mère qui, aidée par des membres de l’Eglise, a porté l’enfant désespérée à la maison. Après bien du temps, on l’a consolée, et ces messieurs sont partis. Mais après leur départ, le doute est revenu ; l’enfant s’est élancée du lit et la voilà agenouillée et muette sur le sol où elle est restée jusqu’à ce moment. Comme elle se refuse à répondre, j’imagine le moyen de la prier de me lire un passage de la Bible qu’elle feuillette. Elle lit, et cette fois on l’entend parler. J’insiste pour la faire causer ; elle ne me répond que par oui et par non, une fois exceptée où je lui demande la cause de son chagrin ? et où elle me répond : « mes péchés. »

Une de ses sœurs, âgée de treize à quatorze ans, entre ; la mère nous en parle et nous dit que celle-ci est plus avancée dans sa conversion, qu’elle a trouvé la joie du pardon, etc.

Cher lecteur, j’éprouve le besoin de vous dire que j’ai écouté, regardé, questionné comme un véritable espion, me défiant de tout le monde, tenant mon cœur fermé, mon esprit ouvert, et toutefois je dois encore reconnaître que chez cette femme, comme chez ses deux filles, j’ai trouvé un ton de parfaite candeur. Au reste, vous allez en juger.

— Et vous, ai-je dit à la mère, où en êtes-vous de votre propre conversion ? — Oh ! moi, a-t-elle dit, je ne suis pas convertie. — Pourquoi ? — Je suivrai mes enfants ? — Croyez-vous donc qu’il soit nécessaire de tomber dans l’église ? — Non, non, je sais qu’on peut se convertir aussi tout autrement. Mais n’importe, je ne suis pas convertie.

En vain j’ai voulu lui faire sentir sa folie d’approuver chez ses enfants ce qu’elle repoussait pour elle-même. Ce fut en vain. Elle s’est condamnée ; mais elle a persévéré à dire que plus tard elle suivrait ses enfants. « Mon second fils » a-t-elle ajouté, le marin de dix-huit ans (car j’ai neuf enfants), est venu l’autre jour se moquant de la religion, je l’ai engagé à aller à la réunion, et il s’y est rendu par pure plaisanterie… et en est revenu sérieux ; mais rien de plus !

Nous sortons. Je m’informe auprès de mon conducteur si le besoin ne poussait pas quelques pauvres à se dire convertis ? — On a eu tous les autres soupçons, m’a-t-il dit, mais je ne connais pas un seul cas où celui-là ait été exprimé !

En route, nous apprenons qu’à l’instant même midi M. Hanna tient une réunion dans son église pour les enfants. Nous y allons et trouvons trois cents têtes fixées sur le pasteur qui leur parle avec force et clarté. Le sérieux de ces jeunes auditeurs m’a frappé. Après son explication de l’Evangile, une jeune fille de douze ans, convertie de cette semaine, est invitée à prier ; elle le fait avec abondance ; mais elle est loin de moi et je ne peux pas bien suivre ses paroles. M. Hanna offre aux enfants d’être leur pasteur. Cri général de satisfaction. — A quand notre prochaine réunion ? — Demain. — Non pas, le samedi. — Lundi — non, donc mardi. — Une fois ou deux par semaine ? — Deux fois, le mardi et le vendredi. — Un jeune garçon sur l’estrade prie à haute et forte voix. L’assemblée est congédiée ; nous restons le pasteur et moi entourés de jeunes et nouveaux convertis qui me sont présentés. — Monsieur est un pasteur français. Priez pour sa patrie, vous, ma jeune amie. L’enfant rougit, hésite, baisse la tête ; mais de nouveau exhortée, elle finit par prier à haute voix pour mon pays.

Je demande comment je puis employer le reste de ma journée. Le pasteur met à ma disposition un de ses anciens pour visiter quelques convertis. Chemin faisant, j’exprime mon doute sur la convenance de faire prier les enfants en public ? On me dit que la même objection avait été déjà faite au pasteur, et qu’un jeune garçon présent avait répondu lui-même qu’il s’inquiétait peu de ce qu’en pouvaient penser les hommes, que c’était à Dieu que s’adressait sa prière, que Dieu l’entendait, et que cela lui suffisait. Un autre enfant s’était mis à prier dans l’église pour ses voisins sur les mêmes bancs, à haute voix. On lui fit sentir qu’il ne le devait pas ; il répondit qu’il avait oublié être dans l’église et s’était abandonné au besoin de son cœur.

Lecteur, je ne tire aucune conclusion, je n’embellis, ni n’enlaidis rien. Je raconte aussi fidèlement que je le puis. Ma plume fait l’office de daguerréotype, rien de plus. A vous de juger. Quand ma persuasion me portera d’un côté ou de l’autre, je vous le dirai.

Nous arrivons chez une jeune personne qui me paraît troublée par des questions qui lui tombent inattendues d’une bouche étrangère, non pas de la mienne. Ses réponses n’ont rien de caractéristique. Je passe.

Plus loin, nous trouvons dans une misérable maisonnette composée de deux petites chambres, deux femmes, dont l’une fait la cuisine et l’autre gît sur un grabat. Celle-ci gémit, gesticule, prie, se désespère à la pensée de ses péchés. Elle ne croit pas, dit-elle ; mais elle espère arriver à la foi. On lui chante un cantique, elle paraît en suivre les paroles ; car, par moment, elle se joint à une strophe par sa propre prière ; d’autres fois elle s’effraye de telle autre, et se tord les bras. Rien de factice, tout cela me paraît parfaitement sincère. Impossible de jouer ainsi la comédie. Mais on peut être sincère sans être animé par l’Esprit Saint. Est-ce le cas ? je ne sais. Je résiste à cette persuasion, mais je n’oserais non plus affirmer le contraire. Sincérité voilà ce qui me paraît acquis à tous les cas dont j’ai été témoin. Mais, tout cela est-il humain et purement physique ? Ou bien, est-ce divin et spirituel ? Je ne sais, et j’attends plus de lumière.

Je me tiens tellement en garde contre moi-même, que je crains vraiment de finir par fermer les yeux à l’évidence !

Il est bientôt deux heures, et c’est à deux heures que M. Hanna (le pasteur des enfants) doit prêcher aujourd’hui en plein air aux ouvrières des fabriques. Et, pour le dire en passant, ceci explique pourquoi j’ai vu plusieurs femmes et pas encore un homme, excepté ceux de douze à quatorze ans. Nous sommes ici au milieu de nombreuses manufactures, où les femmes sont en grande majorité.

Voici donc le pasteur monté sur un tronc d’arbre couché sur le sol ; il est entouré de trois ou quatre cents auditeurs. L’assemblée chante, un enfant prie ; on chante encore et puis le pasteur explique le commencement du chapitre 15 de saint Jean. Il s’adresse aux convertis, leur parle du changement survenu dans quelques-uns qui, jadis incapables de parler, maintenant prient comme des anges prieraient. Il y a là du vrai. Mais je crains que les enfants n’en soient flattés. Le prédicateur s’adresse ensuite aux non convertis ; il leur dit qu’ils sont des branches séparées du tronc, sans fruits, sans feuilles, desséchées et destinées au feu. Il se justifie du reproche de vouloir effrayer, en faisant remarquer qu’il ne fait que répéter ce que Dieu lui-même a dit. — N’importe, je crains que l’arme de la terreur n’ait été trop employée. Rien de saillant ne s’est produit ; la cloche des fabriques a sonné, et le pasteur a congédié l’assemblée.

A ce soir encore une réunion en plein air, tenue par le pasteur, dans l’église duquel on a passé la nuit.

J’y vais et je la raconterai à mon retour, ce soir ou demain.

Même jour, 10 heures 20 minutes du soir.

Je viens d’être témoin des scènes les plus étranges que j’aie jamais vues, et probablement que je verrai jamais ! Qu’on me permette d’être simple narrateur.

A sept heures et demie, nous étions rendus chez le pasteur. Comme la réunion était pour huit heures, nous sommes entrés dans la salle à manger. Là, je suis reconnu par un ouvrier pour avoir fait la traversée de Glasgow à Belfast la nuit dernière avec lui. Il me raconte, ou plutôt une parente du pasteur me raconte que cet homme a été converti il y a un mois, qu’un missionnaire de Glasgow l’ayant entendu exposer son histoire à la foule, a voulu l’emmener dans sa ville pour le faire parler en public, et que là aussi (remarquez bien où) là aussi à Glasgow, loin de l’Irlande, là où une œuvre semblable n’existe pas, trois auditeurs ont été convertis par la prédication simple, désordonnée, mais sentie de cet ouvrier.

Pour profiter des minutes qui nous restent avant huit heures, nous allons voir une femme alitée, frappée à la prédication de la nuit précédente. Voici comment. Elle va entendre M. Hanna le soir et revient sans éprouver aucune émotion ; elle entre ici dans l’église de son pasteur, écoute, n’éprouve rien, et se retire dans le jardin. Là se trouve une de ses amies qui se met en prière pour elle ; et dès les premières paroles, celle-ci tombe à genoux, convaincue de péchés. Telle est la convertie que nous allons visiter. Nous la trouvons sur son lit, épuisée de fatigue, ayant prié tout le jour et priant encore. Quand nous lui parlons, elle s’interrompt pour nous répondre, mais toujours ses réponses à l’homme se tournent en prière à Dieu : elle dit combien elle est heureuse. Je ne puis développer, car j’ai hâte d’arriver au merveilleux de la soirée.

A huit heures, comme l’église est pleine et que la foule grossit, on établit devant l’église, dans la rue, très large et déserte, une petite table de sapin, rapprochée de la grille de fer qui règne sur la façade de l’église, et même sur celle de la cure un peu plus reculée. Il importe de se faire une juste idée de la position que je viens d’indiquer : je suis placé derrière la table, et j’en suis séparé par la grille de fer ; je suis debout sur un banc, de telle sorte que mon regard peut porter au loin de tous côtés.

L’ouvrier converti il y a un mois, monte sur la table ; après le chant, il raconte simplement mais avec animation comment il a été changé. Sa vie de jadis est, dit-il, celle de ses auditeurs ; il leur parle d’eux en parlant de lui. On l’écoute avec attention, malgré ses répétitions fréquentes. Malgré les lieux communs de ses exhortations, moi-même je l’entends avec plaisir, car je le crois sincère et sans prétention.

Après lui un vieillard, pasteur des environs, monte sur la table, s’adresse à la foule toujours grossissante, et, dans son récit des plus animés, entremêle des anecdotes parfois piquantes, mais dites avec sérieux ; le sourire involontaire de quelques-uns est toujours suivi d’amen nombreux dans l’immense assemblée.

Un troisième orateur monte sur la table et parle si bas que peu de ses voisins l’entendent. Mais par compensation il nous annonce un prédicateur d’un nouveau genre. Il est là, il monte sur la table à côté du premier ; c’est une petite fille de dix ans ! Vous pensez peut-être qu’on va rire ou se cacher la face ? Du tout, la chose paraît toute simple, on écoute, et la petite fille de dix ans parle sans embarras, distinctement, et fait pénétrer son filet de voix au plus loin ! Que dit-elle ? Je n’ose essayer de le répéter ; je donnerai du moins une ou deux phrases détachées. L’enfant, les bras tendus, la figure animée, la voix vibrante, le sourire du bonheur sur les lèvres, dit : « Oh ! Si vous saviez combien je suis heureuse ! Depuis quelques jours que j’ai un cœur nouveau ! heureuse, si heureuse que je ne veux rien de plus : ni robe neuve, ni chapeau neuf, ni ruban, ni fleur, je ne veux qu’une fleur, une seule, Jésus ! je ne veux plus ni vierge, ni saint, ni confesseur, je ne veux rien que Jésus ! (Elle était catholique, nous dit le pasteur) ; j’avais un cœur de pierre, Dieu l’a brisé ! Vous de même, vous avez un cœur, n’en donnez pas un morceau au plaisir, un morceau à la toilette ; Dieu le veut tout entier. »

Mais je m’arrête, car je gâte le discours de l’enfant qui était tout entier dans sa voix, dans ses traits, dans sa personne toute animée.

A côté d’elle on veut faire monter une de ses petites amies ; celle-ci s’y refuse et la première reprend. — « Eh bien ! moi je vous dirai ce qu’elle aurait à vous apprendre». Et la voilà racontant l’histoire de sa compagne avec la même vie, le même plaisir. Je le dis très sérieusement : c’est l’orateur qui m’a le plus satisfait.

Mais ici commence le difficile de ma tâche, c’est de peindre la simultanéité des scènes diverses qui se déroulent autour de moi. La foule devient si grande qu’un second prédicateur prêche simultanément à l’autre bout de l’assemblée, en sorte que, si je ne puis écouter qu’un sermon, cependant j’en entends deux à la fois. Toujours en même temps qu’on prêche à droite et à gauche, hors de l’église, j’entends une autre foule qui chante à l’intérieur. Ce n’est pas tout : derrière moi, à la porte de la cure, agonisent deux nouveaux convertis. Pour les calmer, ceux qui les entourent entonnent un cantique, et bientôt on emporte les patients. Sur la porte de l’église une femme tombe, crie ; on la prend et l’emporte. La même scène se répète ici et là, et personne n’en est étonné ; on continue à écouter les prédicateurs ; seulement les voisins les plus rapprochés des « convaincus de péché » les étendent sur le sol, leur soutiennent la tête, font cercle autour d’eux, entonnent un cantique, prononcent une prière, exhortent ceux qui viennent d’être frappés, et tous avec le plus grand sérieux.

Est-ce tout ? Oh non ! je n’ai encore rien dit comparativement à ce qui me reste à dire. Nous entrons dans l’église. Ce lieu avait été réservé pour les convertis, et la foule qui d’abord le remplissait, avait dû en sortir pour venir entendre les prédicateurs au dehors. J’entre donc dans l’église, et je trouve cent cinquante personnes de tout âge dispersées dans les bancs par groupes plus ou moins nombreux. Ici l’on prie à haute voix, là on crie et se débat, ailleurs l’on chante ; et bien que tous soient occupés, un pasteur, debout au bas de la chaire, prie à pleine voix. Je supplie le lecteur de bien se pénétrer du sérieux de tout ce qui se passe ici. Je vais de groupe en groupe ; des enfants prient, des enfants exhortent, et un garçon de seize ans dit à son camarade presque évanoui et qui ne conserve de force que pour crier : « Prie, prie, cher ami ; hier j’étais à ta place ; aujourd’hui je me réjouis, je suis sauvé ! » L’indescriptible, c’est la simultanéité d’une centaine de personnes toutes occupées d’une œuvre semblable dans un groupe différent.

Enfin je passe au jardin, et je trouve dans chaque coin, sous chaque touffe de feuilles, un groupe priant, chantant, exhortant auprès d’une femme, d’un homme, d’un enfant étendus roides, criant, gesticulant sans se lasser. Oui, sans se lasser ; je n’ai vu qu’une seule fois un patient se relever, et encore était-il tellement faible qu’il a fallu l’emporter.

Au milieu de tout cela, quelle impression religieuse ai-je éprouvée ? Aucune ! Je n’ai pas ressenti la moindre émotion ; je n’ai trouvé en moi qu’un grand étonnement ! Plusieurs fois je me suis demandé si je ne rêvais pas ? Si je n’allais pas m’éveiller ? mais non ; tout cela était bien réel, bien sérieux, bien sincère, et cependant je le répète : je n’ai pas un instant été ému. Surpris, oui ; étonné, oui ; confondu, oui ; mille fois plus que je ne puis l’exprimer. Est-ce à dire que cette œuvre soit purement humaine ? Je n’oserais pas plus l’affirmer que je n’ose affirmer qu’elle soit divine. Que l’on m’accuse d’incrédulité, d’impiété, de tout ce qu’on voudra, je ne dirai que la vérité ; or la vérité est que je ne suis pas convaincu ! Qu’ai-je donc à opposer ? rien, rien, rien ! Mais avant tout la vérité. Or la vérité, c’est que je ne suis pas convaincu. Dieu veut-il me tenir clans cet état d’indécision afin que je puisse raconter avec une candeur incontestable même pour les adversaires de l’Evangile ? C’est possible. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que cette incertitude me pèse et que je ne désire rien de plus que d’être convaincu, mais convaincu de la vérité. Que Dieu m’éclaire ! Jamais prière ne fut plus sincère.

Après avoir écrit ces pages de nuit sans lever la tête, savez-vous quel besoin j’éprouve ? C’est de recommencer mon récit, et je le ferais certainement si j’avais deux esprits comme j’ai deux mains ! J’ai tant besoin, tant besoin de dire combien je suis étonné, confondu, abasourdi !

2 Juillet, midi 50 minutes.

Si cette œuvre n’est pas de Dieu, ce ne peut être qu’une maladie corporelle ou spirituelle. Mais comment alors cette maladie affecte-t-elle tous les patients d’une manière si uniforme ? Sentir ses péchés d’abord, et trouver la paix ensuite ? Comment se fait-il qu’elle conduise toujours au même résultat ? Comment se fait-il que ceux qui l’ont éprouvée ne retournent pas à leur première vie quand ils sont soulagés ? Cette réflexion m’a frappé ce matin ; je devais la consigner ici.

A déjeuner, notre hôte nous a raconté ce qu’il a entendu hier à une réunion de douze missionnaires (city missionnaries) chargés de visiter les familles.

Après le déjeuner on vient annoncer à mon hôte qu’une femme du village voisin (village composé uniquement des ouvriers de mon hôte) a été frappée. Nous formons le projet d’aller la visiter. Comme nous passons devant la fabrique de notre ami, nous y entrons avec lui. Un employé nous raconte ce qu’il vient d’éprouver lui-même. Il est allé hier soir entendre un prédicateur, s’est senti frappé, a voulu résister, et finalement s’est retiré pour surmonter l’émotion morale qui risquait d’amener le contrecoup physique. Dans la nuit il a éprouvé une lutte : « Il me semblait que la moitié de mon corps, dit-il, voulait une chose et l’autre moitié une autre chose. » Ce matin il est calme, du moins extérieurement, et il se trouve mieux ; il a la conscience d’un changement intérieur. Le ton de cet homme est simple, parfaitement sincère. « Il y a un mois qu’il suit les prédications, nous dit son maître. Avant cette époque, c’était sans doute un homme d’une conduite rangée, mais d’un mauvais caractère : violent avec sa famille, blasphémateur avec les ouvriers, presqu’insolent avec son patron ; mais dans ces dernières semaines s’est manifesté en lui peu à peu un changement à tous ces égards. »

Nous allions sortir lorsque le même homme revient frapper à la porte du bureau, et, tout en larmes, il raconte à notre hôte qu’un ouvrier est au moment de tomber de faiblesse. Il a comme lui entendu le sermon de la veille. On le fait descendre auprès de nous. C’est un homme de quarante ans ; il pleure ; je lui demande pourquoi ? — « Mes péchés, mes péchés ! » Je lui parle du pardon ; il l’espère mais ne peut encore l’accepter. Il sait lire ; depuis longtemps il se préoccupe de son âme, mais jamais comme aujourd’hui. On l’engage à remonter à son travail pour ne pas créer d’excitation parmi ses camarades ; il y consent et promet de faire son possible pour continuer. Nous le retrouverons plus tard.

Enfin nous montons au village ; nous trouvons au lit la femme que nous sommes venus voir. Elle est faible, brisée. Questionnée, elle me raconte qu’elle ne suit aucune réunion, ne fréquente personne ; elle est étrangère (c’est-à-dire Anglaise en Irlande). Il y a plus : elle a prié Dieu qu’il ne lui arrivât pas, comme aux autres, d’être frappée, car, dit-elle, elle n’en avait pas le temps, ayant ses enfants à soigner. Sa prière ne fut pas exaucée, elle a été frappée ; on a fait appeler sa belle-sœur avec qui elle n’était pas en très bonne intelligence. Celle-ci arrive, trouve la malade sur son lit, se met à genoux et prie pour elle. La frappée se lève, s’élance dans les bras de sa belle-sœur, l’embrasse et dit que par sa prière elle a été délivrée. Ce récit m’est confirmé par la belle-sœur elle-même qui vient quelques instants plus tard. C’est une femme d’une apparence humble. L’humilité, pour le dire en passant, m’a paru un trait général des personnes frappées.

Nous descendons en ville et nous nous rendons à la réunion de prières de M. Knox. En entrant nous trouvons, assise sur un banc et le dos appuyé sur les bras d’une ou deux dames, une femme du peuple frappée vers dix à onze heures du matin. Il y a donc trois heures qu’elle est là presque immobile, toutefois capable de parler à voix basse de ses péchés, etc. On la porte dans la chambre voisine, et la réunion de prière va commencer dans celle-ci. Un jeune homme me demande ce que j’ai vu hier. Je lui parle de la nombreuse assemblée du soir. Il blâme, la manière dont elle a été tenue, le manque d’ordre, l’excitation. J’oppose le résultat : vingt personnes frappées, etc. — Vingt personnes ? dit-il. Ici ce matin le même nombre est tombé dans notre petite réunion. En effet, après les chants et les prières, le pasteur m’apprend que le matin une circonstance accidentelle ayant suspendu les travaux de la manufacture, les ouvrières étaient venues dans cette chambre haute ; on avait prié, chanté, et après la bénédiction, pendant la sortie, en quelques minutes dix-neuf ou vingt personnes étaient successivement tombées sur le sol : celle que je venais de voir était la dernière ; son extrême faiblesse n’avait pas permis de l’emporter.

Dans le cours de la journée d’hier, j’avais entendu parler du docteur Cooke comme d’un homme capable, pieux, influent, redoutant ces manifestations extérieures. Bien, me dis-je, voilà l’homme qu’il me faut. J’y suis allé aujourd’hui. Il me connaissait de nom. J’ai donc pu lui poser d’emblée ma question : — Que pensez-vous de tout ce qui se passe ici ? Voici à peu près sa réponse : « Il s’accomplit une grande œuvre de Dieu que certaines personnes font tout ce qu’elles peuvent pour gâter. Ces symptômes physiques sont fâcheux, ils ne sont pas une conséquence forcée de ces conversions : ceux qui les favorisent, non seulement font du mal aux convertis, mais encore à ceux qui sont témoins des conversions. Toutefois Dieu tire le bien du mal, et cette crise physique a l’avantage de fixer l’attention du monde, comme de servir d’épreuve à ceux qui en sont atteints. Toutefois je crains qu’on ne ruine cette œuvre en poussant à l’excitation. — Doutez-vous des conversions accompagnées de ces symptômes corporels ? — Du tout ; mais je juge ces derniers superflus. Un homme très capable nous est venu d’Ecosse pour apprécier ce mouvement. C’était un excellent chrétien. Sur sept cas qu’il a examinés, il en a jugé cinq parfaitement purs de toute fraude, le sixième lui a paru une illusion du patient lui-même. Le septième était selon lui un complet hypocrite. M. Cooke, qui a étudié la médecine aussi bien que la théologie, affirme que toutes les prétendues explications médicales qu’on a voulu donner de ce qui se passe, ne signifient rien.

En sortant de chez M. Cooke, nous sommes allés visiter une jeune fille connue de mon hôte et qu’on venait de lui dire convertie depuis quelques jours. Nous descendons chez la voisine ; la jeune fille est appelée ; elle arrive et ma femme s’écrie : « C’est notre fille prédicateur ! » En effet, je reconnais l’enfant de dix ans qui m’avait tant intéressé par son exhortation à la foule de quatre mille personnes. Cette fois je regarde de plus près, je demande son âge ? on me répond. — Entre dix-huit et vingt ans ! Vingt ans ? quelle déception ! L’éloquence d’hier ne me surprend plus autant. Ce n’est plus une ingénue qui nous édifie ; c’est une domestique, qui comme beaucoup de maîtres, a commis plus d’un péché. Je ne puis faire ici la biographie de personne. Toutefois je dois dire que ce cas et un second dans le voisinage ne m’ont pas autant satisfait que d’autres. Suis-je trop exigeant ? c’est possible. Mais je ne suis pas maître de mes impressions.

Enfin, ce soir, nous sommes allés après dîner visiter une des jeunes filles que nous avions vues hier tellement angoissées. Elle a maintenant trouvé la paix. — Quand, lui avons-nous dit ? — Ce soir. — Comment ? — Par Christ.

Cette réponse m’a paru bien savante pour une fille qui ne sait pas lire. J’aime mieux y voir une réminiscence de tout ce qu’on lui dit depuis quelques jours.

3 Juillet.

Comme hier matin, je voudrais aujourd’hui constater mon état d’esprit. Suis-je plus ou moins convaincu qu’à mon arrivée ? Après avoir vu, suis-je plus éclairé qu’avant ? Non ; du moins je ne suis pas plus persuadé. Faut-il donc m’appliquer cette déclaration de Jésus : « Lors même qu’ils verraient un mort sortir de la tombe, ils ne croiraient pas ? » J’aime à penser que non. Je puis avoir tort de ne pas croire, mais je ne sens pas ce tort. La journée d’hier m’a présenté des détails défavorables ; peut-être suis-je trop soupçonneux… En fin de compte je ne suis pas convaincu. Je n’affirme pas non plus que cette œuvre ne soit pas de Dieu. Que le lecteur veuille bien me prendre tel que je suis, un daguerréotype qui rend l’image exacte, mais sans vie, même plus sombre que nature. Oui, ce dernier trait de la comparaison est encore exact, car certes je n’ai pas rendu dans mon récit ce qu’il y avait de vivant dans ce que j’ai vu.

Un mot pour expliquer comment une jeune fille de dix-huit ans a pu être prise, non par moi seul, mais aussi par mes voisins pour un enfant de dix ans. Sa taille, sa corpulence, sa figure même, sont d’un enfant ; sa gaîté, sa liberté, sa voix, sont d’un enfant ; il m’a fallu un regard attentif, soupçonneux et de près pour être conduit à faire la question. Le pasteur qui l’a présentée à l’assemblée (sans presque la connaître, je crois) lui a lui-même appliqué ce passage : « Le Seigneur tire sa louange de la bouche des petits enfants. »

A ce propos, je dois dire ici que plusieurs des personnes, activement employées dans cette œuvre, m’ont paru plus ou moins excitées. Cela se comprend : une telle vie, de telles scènes quand une fois on est entré dans le mouvement, sont bien propres à ébranler les nerfs, même chez les plus sincères, les plus pieux. Peut-être n’y a-t-il là rien de blâmable ; peut-être est-ce mon calme qui est répréhensible. Mais enfin, étant ce que je suis, je ne puis que dire : cette agitation, cette hâte de quelques hommes très sincères, très pieux, donne à leur activité une apparence de fabrique d’une fâcheuse impression.

Que le Seigneur m’éclaire, c’est mon vœu le plus ardent.

Même jour (dimanche), trois heures et demie.

Je suis allé ce matin entendre la prédication de M. Morgan, homme du même genre que le docteur Cooke. Il m’a paru surtout avoir un esprit sobre, calme sans froideur, pieux sans excitation. C’est de tous les pasteurs que j’aie vus un de ceux qui me plaisent le plus.

Il faut savoir qu’avant-hier un grand incendie a éclaté vers dix heures du soir. Ce matin, M. Morgan en a pris occasion pour prêcher sur le jugement dernier. Quelle belle occasion pour déclamer ! Eh bien non, rien de semblable ; nous avons eu un sermon calme, sage, et cependant édifiant, parce que l’orateur laissait une impression de parfaite candeur.

Après le service, je suis entré dans la sacristie. Quand nous avons été seuls, j’ai demandé au pasteur un instant de causerie sur le réveil ; il me l’a donné immédiatement. En voici le résumé écrit peu d’heures après : — Que pensez-vous, ai-je demandé, des phénomènes physiques qui accompagnent les conversions ?

— D’abord, dit-il, je ne me les explique pas, je ne cherche pas même à me les expliquer, je constate seulement qu’ils sont en général suivis : 1° d’un sentiment profond de péché ; 2° d’une vue claire du salut qui est en Christ ; 3° d’une vie conséquente avec une conversion. J’aimerais mieux, si j’avais un vœu à faire entendre, que ces phénomènes ne se produisissent pas ; je les suppose déterminés par l’excitation ; mais je ne voudrais pas dire un mot contre eux. Seulement je m’abstiens d’en parler. J’ajoute qu’ils se produisent le plus souvent chez des personnes sans instruction ; toutefois remarquez que plusieurs de nos pasteurs en ont été atteints ! Je ne fais rien dans mon église pour les déterminer ; en général on ne les y voit pas. Cependant j’ai eu quelques exemples.

— Ces phénomènes physiques accompagnent-ils la plupart des conversions ?

— Non ; c’est le contraire. Ainsi, dans mon troupeau composé de négociants, de banquiers, hommes instruits, caractères calmes, j’ai depuis quelque temps en moyenne trois personnes par jour qui viennent, sans entente entre elles, sans provocation de ma part, me parler des besoins spirituels tout nouveaux qu’ils éprouvent.

— Vous êtes donc convaincu que ce mouvement vient de Dieu ?

— Profondément convaincu ; et, bien que je regrette les symptômes physiques, je reconnais que Dieu a pu les vouloir pour frapper l’attention du monde, et rendre plus sensible aux ignorants le changement moral qui s’accomplit en eux. Une jeune fille de mon troupeau qui a été ainsi frappée, a finalement trouvé une paix si grande, une joie si vive, qu’elle s’est mise à entonner un chant de notre recueil, et quand il a été fini, elle a continué, en y ajoutant une strophe improvisée sous le besoin d’exprimer encore mieux son sentiment. Et cependant un abattement moral est revenu plus tard, pendant lequel je n’ai jamais pu la faire parler.

Voici un autre fait qui mérite attention. Une autre jeune fille de mon troupeau qui a été convaincue de péché et qui a éprouvé les symptômes physiques, m’a dit, après avoir eu la crise, que finalement elle n’était pas convertie, qu’elle n’avait pas pu saisir le Sauveur. (Selon son expression énergique grip, elle n’avait pas pu l’empoigner.) Ainsi, de même qu’il y a conversion morale sans perturbation corporelle, il y a perturbation corporelle sans conversion morale.

Cet entretien m’a plus éclairé que tout ce que j’ai vu et entendu jusqu’à ce jour ; ma femme en a reçu la même impression. Notre hôte, aussi présent, en a également éprouvé une bonne influence. Je cite ces deux autorités pour qu’on ne pense pas que tout doive être mis sur le compte de ma disposition personnelle. Je me défie plus de moi-même qu’aucun de mes lecteurs. C’est une de mes infirmités ; mais une infirmité dont je ne veux pas guérir.

Lundi 4 Juillet, midi moins un quart.

A l’instant je viens d’avoir un entretien avec un jeune garçon de treize ans, converti depuis quelques jours. Son ton est naturel, sa figure intelligente ; ses paroles portent le timbre d’une parfaite sincérité. Si ce qu’il dit n’était pas vrai, on ne pourrait se fier à personne, ni à aucun signe. Voici la substance de notre conversation :

— Qu’éprouvez-vous ?

— Je me sens heureux, très heureux ; c’est un bonheur qui dépasse tout ce qu’on peut comprendre.

— Est-ce ainsi qu’a commencé le changement en vous ?

— Non ; j’ai commencé par me sentir pécheur ; et en en effet j’étais le plus mauvais sujet de tous mes camarades. Les traits les plus diaboliques de méchanceté, de violence, me faisaient le plus de plaisir.

— Comment êtes-vous arrivé à sentir votre péché ? Est-ce dans une réunion religieuse ? est-ce quand vous étiez seul ?

— J’étais alors seul ; mais j’avais assisté à quelques réunions, et deux de mes compagnons avaient prié pour moi.

— Quelle différence trouvez-vous entre vous d’aujourd’hui et vous de jadis ?

— Jadis j’aimais le péché, aujourd’hui je le hais.

— Vous étiez donc heureux autrefois en faisant le mal ?

— Oui.

— Et vous l’êtes encore aujourd’hui ?

— Oh ! beaucoup plus.

— Quelle différence y a-t-il entre votre joie d’aujourd’hui et celle d’autrefois ?

— C’est que ma joie dans le péché ne durait pas et me laissait des regrets, tandis que ma joie actuelle dure toujours, toujours !

— Pourquoi Dieu vous a-t-il donné ce qu’il a refusé à tant d’autres ? Serait-ce parce que vous valez mieux qu’eux ?

— Bien au contraire, ils valent mieux que moi ; mais ils n’ont pas prié, et maintenant je prie pour eux. J’aime à prier pour tout le monde. Autrefois je m’ennuyais à l’école, je détestais le dimanche et les sermons ; à présent mon bonheur est de prier et d’assister à l’École du dimanche.

— A l’avenir, prenez garde, mon ami, de ne pas vous enorgueillir de ce que Dieu a fait pour vous.

— C’est ce qui m’est arrivé au commencement ; mais alors j’ai senti ma foi s’obscurcir, j’ai compris que Dieu n’était pas content de moi ; j’ai vite prié et ma joie est revenue.

Je ne puis me rappeler au juste toutes les réponses, mais je puis au moins affirmer que l’enfant a dit l’équivalent de celles que je donne, et cela avec beaucoup plus d’abondance et de vie que je ne saurais le répéter. Tout en lui respirait une joie douce et pure, et cependant il venait de nous dire : « J’étais the vilest of the vile ; j’étais le pire des méchants ; » mais aujourd’hui je sens qu’il me serait impossible de recommencer cette vie.

Après le déjeuner nous sommes retournés chez le pasteur Toye. Là nous avons trouvé un converti d’avant-hier au soir. Il était venu chercher un ami à la réunion ; là il avait été « frappé, » et ce matin il a trouvé la paix ou plutôt la joie. Cette joie est exubérante, elle coule en flots de paroles. Il est éloquent, disons tout, presque déclamatoire. Est-ce de l’excitation ? est-ce quelque chose de pire ? Que Dieu me pardonne mes soupçons, mais je dois un compte fidèle de mes impressions. Eh bien ! il me semble que le jeune homme vise à un rôle. Je le soupçonne d’aspirer à la chaire.

Tandis que je prends congé de M. Toye, arrive une femme demandant une visite pour une jeune fille frappée. Nous y allons et trouvons celle-ci à genoux, en larmes, pouvant à peine répondre. Un pasteur écossais, venu avec nous, prie avec elle, chante un cantique. Elle se trouve soulagée ; mais incapable de répondre autrement que par oui et par non.

Nous allons à la réunion de prières du pasteur Knox. Bientôt la salle haute se remplit d’une centaine d’ouvrières qui prennent ce temps sur celui accordé à leur repos. Ici une attention soutenue, mais pas de nouveaux cas. C’est dans cette salle que samedi vingt personnes ont été frappées. Le pasteur ne peut même pas nous donner de nouvelles de celle qui est restée là pendant de longues heures sans pouvoir s’en aller, tant il est absorbé par ceux qui appartiennent à son troupeau. Il touche la main à l’une, salue l’autre, s’informe de la santé d’une troisième. On se croirait dans un hôpital de convalescents que le docteur traverse sans s’arrêter.

Nous rentrons à la maison et montons au village de la manufacture. Là, chez l’Anglaise que samedi nous avions laissée au lit et que nous retrouvons occupée de son ménage, sont accroupis sur le sol six enfants du voisinage de quatre à quatorze ans. Le second en âge tient sur les genoux une Bible qu’il lit à ses compagnons. Je l’interroge. Ses réponses sont à peu près les mêmes que celles du garçon questionné ce matin. Lui et son voisin de quatorze ans étaient, au témoignage de mon hôte, les plus francs polissons, impudents, insolents, il y a huit jours ; et nous les voyons là calmes, humbles, sensés. Ce n’est qu’après les avoir quittés que j’apprends ce qu’ils ont été, et vraiment si le fait ne m’était pas affirmé par un homme cligne de toute confiance, j’aurais peine à y croire. Je n’ai trouvé cet enfant de treize ans ni exalté, ni prétentieux, ni timide, mais simple, répondant juste, non pas de ces mots retenus par la mémoire, mais puisés dans son propre sentiment. Cet exemple et celui de ce matin sont bien propres à recommander cette œuvre comme une œuvre de Dieu.

Quant à l’Anglaise, nous la retrouvons toujours dans la même direction de pensées : peu désireuse de fréquenter les réunions bruyantes, voulant se contenter du culte ordinaire et « quand, comme hier soir, elle se sentira, dit-elle, moins bien disposée, elle entrera dans sa chambre de derrière pour y passer une demi-heure de recueillement et de prière. » Notez qu’elle ne sait pas lire.

Plus loin nous visitons l’ouvrier « frappé » samedi ; c’est celui qui avait promis de continuer son travail pour ne pas troubler ses compagnons. Il n’en a pas eu la force, et il a dû rentrer à la maison. Aujourd’hui il a trouvé la paix ; mais il est obligé de prendre encore du repos.

Pendant que je fais cette visite, ma femme va voir la jeune fille qui, dans la maisonnette délabrée, est restée si longtemps abattue d’esprit et couchée sur son grabat. Elle est mieux, se sent pardonnée et fait quelques pas. Elle raconte que la veille une amie est venue lui lire un traité. Pendant la lecture, la visiteuse est tombée convaincue pour la seconde fois. Revenue à elle-même, elle a déclaré qu’après avoir été frappée une première fois elle n’avait pas été convertie, mais qu’elle avait eu toutefois l’assurance que Dieu achèverait en elle l’œuvre qu’il y avait commencée.

Après dîner nous allons à la réunion de M. Toye, où vendredi nous avons été témoins de scènes si extraordinaires. Nous arrivons, il est sept heures et demie, l’église est déjà pleine ; l’extérieur est aussi couvert d’auditeurs ; bientôt, du salon, nous entendons prêcher dans la rue ; c’est un jeune homme monté sur une table. Nous entrons dans l’église ; la chaleur est grande et dans le local et dans les esprits. Il y a de l’émotion dans l’air. Par prudence nous allons nous placer sur le seuil de l’édifice, et là nous voyons la foule pousser la grille de fer jusqu’à la faire fléchir. Un policeman éloigne les enfants. On se pousse, se bouscule pour entrer. Jamais spectacle gratuit ne fut assiégé plus vivement. Enfin quand les bancs sont couverts d’auditeurs bien serrés, quand les couloirs sont tellement encombrés de gens debout que toute circulation est devenue impossible, alors la porte est décidément fermée.

M. Toye lit la Bible, l’explique ; on chante et enfin on prie ; mais on prie avec un tel élan de voix, avec une telle énergie, une telle insistance, qu’il me semble voir un malheureux au milieu des flammes d’un incendie, n’ayant plus qu’une minute et appelant au secours ! Après une telle prière, je comprends que Dieu accorde son Esprit, mais je comprends aussi que les auditeurs tombent frappés ! Suis-je donc de pierre ? suis-je donc sans âme, sans cœur ? Dieu m’a-t-il rejeté ? S’il n’en est pas ainsi, pourquoi donc ai-je été péniblement impressionné, non seulement moi, mais ma compagne ? Après cette prière, un pasteur exhorte et prie. Après le pasteur monte en chaire… qui ? Le jeune homme frappé d’avant-hier, joyeux depuis ce matin ; celui qui m’avait semblé trop éloquent. Je ne répéterai pas son discours ou plutôt ses paroles désordonnées à voix tour à tour haute et basse ; ce serait impossible ; mais je ferai remarquer que ce qui aidait singulièrement à l’effet, c’est qu’autour de la chaire on entendait des amen, des soupirs, des invocations, etc. Aussi plus d’une femme et même un jeune homme des plus robustes furent-ils emportés évanouis.

Nous avions assez de ce spectacle. Nous sommes partis avant dix heures ; j’ignore ce qui s’est passé plus tard.

Annat Lodge, 7 Juillet.

Nous voici de retour ; mais le récit de ce que nous avons vu en Irlande ne se termine pas avec les pages précédentes.

Le mardi cinq juillet, désireux de juger le mouvement par ce qui se passe hors de Belfast, nous sommes partis pour Ballymena dans les environs duquel le réveil a commencé, il y a près de deux ans ; et, coïncidence remarquable ! dans le même mois où commençait un réveil en Amérique.

Nous arrivons à Bellymena vers onze heures du matin ; nous demandons aux passants la demeure du pasteur M. Moore ; un d’eux s’attache à nos pas, nous conduit, et nous causons.

— Le réveil continue-t-il ? lui dis-je.

— Tout le monde s’en occupe.

— N’y a-t-il donc point d’opposants ?

— Oui, il y a les catholiques et les unitaires ; mais la grande masse est favorable au réveil.

— Même ceux qui ne sont pas réveillés ?

— Oui, ceux-là mêmes.

— Et quelles preuves avez-vous que ce soit une chose sérieuse ?

— C’est le changement général des habitudes ; ainsi notre ville et celles des environs nous donnaient jadis le spectacle journalier d’ivrognes tombant dans les rues ; la nuit, nous entendions des chants licencieux à plein gosier ; tandis qu’aujourd’hui plus d’ivrognes, et pour chants des cantiques. Par exemple, le jour de marché c’était un désordre universel épouvantable ; aujourd’hui tout s’y passe paisiblement.

— J’aimerais en avoir pour preuve la fermeture de quelques cabarets manquant de buveurs.

— Eh bien ! ces derniers jours, j’ai vu un cabaretier renvoyant sa servante pour cause de suspension de commerce ; d’autres ne continuent que pour arriver au terme de leur permis (license). (On verra plus loin d’autres faits du même genre.)

Nous arrivons chez le pasteur. Hélas ! lui et son collègue sont absents. Sa femme veut bien nous donner quelques détails. Elle nous apprend qu’un cabaretier nouvellement converti va cesser son commerce pour motif de conscience, un autre pour manque de chalands, et que plusieurs, sans oser le dire encore, donnent des signes d’une prochaine suspension. Elle nous fait causer avec son jeune jardinier qui lui aussi a été converti. Il nous apprend qu’il était catholique romain, ne se préoccupait pas de religion, et n’avait assisté qu’à un meeting, lorsque subitement il a été frappé du sentiment de ses péchés ; il a prié et finalement trouvé la paix.

Tels sont les trois éléments immanquables dans tous les cas que nous avons vus : 1° profond sentiment du péché ; 2° pressant besoin de prier, 3° joie vive et durable ou du moins ravivée par la prière quand elle faiblit.

Nous assistons à une réunion de prières où se trouvent environ quatre-vingts personnes d’un rang moyen. Les artisans, ne pouvant quitter leurs travaux, ne se réuniront que ce soir. Ils sont beaucoup plus nombreux que ceux-ci. Cette réunion est paisible. Un pasteur morave des environs est venu nous donner un excellent discours. Pas d’exaltation, mais de la vie.

Après la réunion, nous sommes accompagnés par un jeune négociant, converti, nous dit-il, il y a cinq ans. Depuis lors il a rempli sa tâche de moniteur dans les Ecoles du dimanche, etc. ; mais sans plaisir, sans zèle. Il y a peu de semaines, il s’est senti réveillé, a éprouvé cette vive impression de ses fautes, a prié, retrouvé la joie, et il se sent une nouvelle créature. Tout en ce jeune homme annonce, non seulement un esprit calme, mais encore intelligent. Sans excitation aucune et cependant sans froideur. Point d’ostentation, un profond sérieux. Il me semble impossible de voir dix exemples semblables sans être convaincu, malgré soi convaincu que le mouvement vient de Dieu.

Ce jeune homme nous conduit dans une maison où trois sœurs de quinze à vingt ans ont été frappées. La plus jeune raconte son histoire d’une manière intéressante. L’aînée nous conduit chez une femme récemment « convaincue » dont la fille a été aussi convertie. Ici un contraste me frappe : cette femme, je devrais dire cette dame, vêtue de noir, nous parle avec une parfaite convenance ; ses sentiments chrétiens nous la montrent comme une personne déjà expérimentée dans la foi, et, cependant nous sommes assis autour d’une table à boire ! Des tonneaux de vin, pour une vente au détail, sont autour de nous ! En sortant je questionne et j’apprends que c’est là une des personnes qui par motif de conscience se disposent à quitter leur profession.

Comme je me suis promis de tout dire, je dois signaler le côté qui me semble fâcheux dans le cas dont il s’agit ici.

Pendant que nous causions avec la mère, la fille âgée de vingt ans arrive ; elle nous raconte sa conversion et nous parle de ses visions ; elle a vu le ciel, le Christ, un livre, du sang, etc. ; récit magnifique, récit sincère, j’aime à le croire ; mais enfin récit de visionnaire. Ce n’est pas pendant le sommeil, mais bien durant la veille et tout en causant avec sa mère, qu’elle a vu tout cela. Nous lui avons dit qu’il ne fallait pas y attacher de l’importance, que d’autres, non convertis, avaient des visions différentes, et que si l’on entrait dans ce champ, on pouvait tout prouver, l’erreur comme la vérité.

Elle en est convenue sans peine ; elle a reconnu qu’il fallait s’en tenir à la Parole écrite. Je sais toutefois que dans une autre circonstance, elle a déclaré avoir eu une vision qu’il ne lui était pas permis de révéler.

Ce cas de visionnaire me rappelle qu’on m’en a cité d’autres ; on m’a même parlé de quelques personnes tombées en démence. Je mention ne ces faits pour qu’on connaisse toutes les ombres du tableau.

Après cette visite nous nous sommes rendus chez un médecin, homme pieux, mais bien loin de toute exagération.

Je lui ai demandé comment il pouvait expliquer les phénomènes physiques, unis à ces transformations morales ? Il m’a répondu que pour lui c’était un profond mystère ; qu’il n’y voyait aucune maladie à lui connue. La seule explication qu’il veuille tenter est celle-ci : les Irlandais sont très excitables, les gens du peuple ont l’habitude d’exprimer leurs plus vives émotions en joignant les mains et les levant en haut. Or, dans ces cas de conversion, ce sont les mêmes signes extérieurs, portés à un plus haut degré et plus longtemps soutenus. Ces mouvements corporels ne sont donc après tout que l’expression, naturelle aux Irlandais, de leurs émotions morales.

Cette explication m’a paru sage, simple et très acceptable. A moins de preuves satisfaisantes du contraire, je m’y tiens.

Telle est l’esquisse très légère mais très fidèle de ce que j’ai vu et entendu cette semaine. Sans doute je pourrais la charger d’une foule de détails ; mais sans profit, je crois, pour le lecteur.

De retour de cette course au milieu du réveil irlandais, je me suis de nouveau posé cette question : Est-ce une œuvre de Dieu ? Est-ce une œuvre de l’homme ? Si c’est une œuvre humaine, comment se l’expliquer ? Serait-ce une affaire d’Eglise ? Mais alors comment se fait-il que les convertis laissent de côté toute question de sacristie et ne parlent que de Jésus-Christ et de salut ? Serait-ce le corps entier des pasteurs qui aurait préparé ce mouvement ? Mais alors comment se fait-il qu’il ait commencé et se soit en grande partie accompli par des laïques ? Serait-ce le résultat de chaleureuses prédications, de chants harmonieux, de cantiques, d’excitations produites par la foule ? Mais alors comment expliquer les cas nombreux de conversions en dehors de toute prédication, de tout chant, de toute assemblée, ces crises subites, dans le secret du cabinet, pendant les heures de la nuit, au milieu d’un travail, d’un voyage, d’une affaire quelconques ? Si c’est un parti épiscopal, presbytérien, baptiste, wesleyen, comment se fait-il que les conversions s’opèrent indistinctement dans toutes ces églises, voire même au milieu des catholiques romains dont les prêtres font tout leur possible pour les empêcher ?

Il est vrai que j’ai été témoin de faits qui prouvent que l’excitation amène la crise physique ; mais cette crise extérieure n’est pas le tout, elle ne se produit pas toujours, tant s’en faut ; les conversions subites sans elle sont de beaucoup les plus nombreuses ; ce malaise corporel est une chose nouvelle, il est resté inconnu longtemps. L’accélération du mouvement et peut-être aussi le manque de prudence l’ont-ils déterminé. Quoiqu’il en soit, en tenant pour nuls tous les cas de conversion où la perturbation extérieure s’est produite, resteraient toujours à expliquer les changements moraux, nombreux, subits, exempts de toute agitation fébrile.

Il ne reste qu’une hypothèse, c’est que le phénomène moral lui-même, ou, si vous voulez, le phénomène psychologique serait, osons le dire, une maladie mentale… Mais alors, comment se fait-il que cette folie laisse, quand la crise est passée, une infirmité chronique qui produit à la fois la paix, la joie, l’amour, la sainteté ? car il faut le dire ici : les personnes ainsi converties sont décidément tout autres après leur conversion. L’amour fraternel est leur caractère distinctif ; la persévérance dans la nouvelle conduite a eu le temps de se manifester, puisqu’il y a près de deux ans que le mouvement a commencé. En général, on s’accorde à reconnaître que, non seulement la vie nouvelle est conséquente avec la profession de piété, mais qu’elle se maintient. On m’a cité une exception. Une convertie avait menti ; une nouvelle crise physique s’est produite, et la femme est venue demander pardon de son mensonge. Ce qui m’a le plus frappé, ce n’est pas le phénomène physique ; c’est le ton de parfaite sincérité, la parole humble, la figure heureuse, paisible, des nouveaux convertis. Si c’est là une folie, comment se fait-il qu’elle amène invariablement l’aveu du péché, le besoin de la prière, le sentiment du pardon, l’amour de Dieu et des hommes, et jamais telle ou telle doctrine particulière à telle ou telle secte ? Certes, ce serait une folie admirable, bienheureuse, que celle qui transformerait ainsi le genre humain !

Qu’on le remarque bien, je n’arrive à cette conclusion qu’après l’avoir longtemps repoussée. J’ai tenu mon cœur écrasé sous le poids du doute, de la réflexion, pour ne pas être entraîné. J’ai constamment refusé de parler, de prier en public, dans la crainte d’être conduit à prendre parti à mon insu. Je n’ai tiré mes conclusions qu’après m’être éloigné des lieux et des personnes ; elles me sont arrachées par l’évidence des faits. En Irlande, on me trouverait bien tardif à croire ; mais je ne puis m’empêcher d’être Français. J’ai besoin de voir et d’entendre ; besoin d’examiner, d’évidence ; et aujourd’hui je me réjouis d’avoir été très exigeant.

Sans doute, l’œuvre de l’homme se mêle à l’œuvre divine, et si le plus grand nombre des conducteurs la dirigent bien, il est probable que quelques-uns la gâtent, comme l’affirme le docteur Cooke. Sans doute encore les phénomènes physiques, les cas de vision et de folie, doivent être mis à la charge de la faiblesse de notre nature. Mais toutes ces exceptions n’anéantissent pas la règle ; or la règle se tire de milliers d’hommes d’âge mûr, transformés dans leur conduite morale et devenus tels que nous voudrions les avoir pour compatriotes, pour voisins, pour parents.

Une dame anglaise à qui l’on parlait de ce réveil en Irlande, répondit : « Folie, folie ! » On lui opposa le réveil américain. « Oh ! pour celui-là, dit-elle, j’y crois. »

D’où vient la différence de ces deux jugements ? Si je ne me trompe, le voici : l’Irlande est près de l’Angleterre, l’Amérique en est loin. Convenir du réveil américain, cela ne tire pas à conséquence ; on se croit dispensé de suivre l’exemple de ceux qui sont à l’autre bout du monde, et alors on accepte leur conversion. Mais convenir d’une transformation morale chez nos voisins, oh non ! cela nous ferait sentir le besoin de nous transformer nous-mêmes ; mieux vaut s’en moquer. Voilà pourquoi la dame anglaise croit au réveil d’Amérique et nie celui d’Irlande.

D’après cet exemple, je ne serais pas étonné si quelques-uns de mes lecteurs français, jugeant l’Irlande comme cette Anglaise jugeait l’Amérique, c’est-à-dire fort éloignée de leur patrie, disaient : « C’est admirable ! » Laissez le mouvement traverser la Manche, et peut-être les mêmes lecteurs diront-ils : « c’est une folie… »

Concluez.

Mais peut-être d’autres seront-ils bien aise d’en apprendre davantage sur le réveil religieux du Nord de l’Irlande ? C’est pour eux que je donne les extraits suivants.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant