Théologie Systématique – IV. De l’Église

4. Infaillibilité : argument historique

1° L’autorité de l’Église romaine a été reconnue dans tous les temps. — Silence de l’antiquité sur le dogme et données qui l’écartent. Episcopalisme des premiers temps. — Lettres d’Ignace, de Clément, etc. — Suprématie « de rang » comme celle de l’Église de Constantinople. — 2° « L’Église romaine n’a jamais erré » : — Analogies fournies contre cette prétention par le peuple d’Israël, les Églises d’Asie et d’Afrique. — Faits sans nombre qui la démentent. — Négations réciproques des Ultramontains et des Gallicans. — Volte-face de l’argument (Newman. Mœhler).

On en appelle ici à la croyance chrétienne et à l’expérience. 1° On invoque en faveur de l’infaillibilité romaine le témoignage des Pères qui tous, assure-t-on, l’ont reconnue et attestée. — 2° On affirme, avec Grégoire VII, que l’Église romaine n’a jamais erré. « C’est cette Église romaine, dit Bossuet, qui enseignée par Saint-Pierre et ses successeurs ne connaît pas d’hérésie. Toutes les hérésies ont reçu du même endroit le coup mortel. Ainsi l’Église romaine est toujours vierge ; la foi romaine est toujours la foi de l’Église ; on croit toujours ce qu’on a cru ; la même voix retentit partout, et Pierre demeure dans ses successeurs le fondement des fidèles »a. Cet argument manque dans sa double base, dès qu’on le creuse ; ou pour mieux dire, il se tourne en objection contre la doctrine à l’appui de laquelle on le produit. —

a – « Discours de l’Unité ».

D’abord, quant à la tradition ou au témoignage des Pères, on cite seulement quelques passages d’Ignace, d’Irénée, de Tertullien, de Clément d’Alexandrie, de Cyprien, etc., sur la dignité de l’épiscopat, l’importance de l’unité, les promesses faites à l’Église ou l’obligation de rester en communion avec elle, qui n’ont pas le moindre rapport avec le dogme actuel, puisqu’il n’y est absolument rien dit des hautes prérogatives attribuées aujourd’hui à l’Église de Rome et à son évêque. On cite encore quelques paroles d’Origène, Cyprien et autres, qui reconnaissent à saint Pierre une sorte de primauté, par suite de leur interprétation de Matthieu 16.18. On cite également quelques déclarations du même Cyprien, d’Augustin, etc., sur la prééminence de l’évêque de Rome comme sommet de la hiérarchie ; mais nul de ces docteurs n’indique, même de loin, l’étrange conséquence qu’on a voulu plus tard tirer de là pour l’infaillibilité du Saint-Siège ; nul ne déduit de la suprématie ecclésiastique de l’évêque de Rome l’autorité dogmatique et divine dont on l’a revêtu depuis ; nul ne dit, nul ne pense qu’à cette primauté d’ordre ou de rang se joigne une révélation immédiate et permanente de la vérité, qui en fasse l’oracle de l’Église. C’est pourtant ce fait spécial qui est ici le point important, celui qui devrait être attesté, non çà et là comme une opinion particulière, mais partout et toujours comme une donnée positive, constante, universelle de la tradition apostolique et de la foi chrétienne. Or, non seulement ce témoignage direct, formel, n’existe point, mais toute l’antiquité se tait sur la doctrine romaine, ou pour mieux dire, toute l’antiquité la contredit.

Cette doctrine ne se montre jamais dans les écrits et dans les controverses où elle aurait dû se produire nécessairement de mille manières, si elle avait fait, comme on le prétend, le fond des croyances générales. Elle ne paraît ni dans l’Epître d’Ignace, adressée à l’Église de Rome, ni dans celle de Clément, écrite au nom de cette église à celle de Corinthe, ni dans Cyprien, qui cependant élève très haut l’autorité de l’Église catholique, ni dans Athanase, quand il écrit contre les Ariens et qu’il s’appuie sur la croyance de Rome et de l’Occident, ni dans Grégoire de Naziance, quoiqu’il se montre peu favorable aux conciles, ni dans Augustin, lorsqu’il combat les Manichéens, les Pélagiens, les Donatistes. Il se rencontre bien, çà et là, des assertions, des expressions qui, interprétées du point de vue de la doctrine romaine, peuvent sembler en contenir les rudiments, et qui en ont, en effet, semé inconsciemment les germes ; mais la doctrine elle-même ne se rencontre nulle part. Ce silence absolu sur un article si capital là même où tout conduisait à en parler, est une preuve que l’opinion des premiers siècles n’était pas celle des derniers temps. Le fameux canon du Concile de Sardes (347), qui veut qu’en certaines affaires on interjette appel à Rome, ne s’appuie nullement sur l’infaillibilité de cette église ou de son chef ; c’était pourtant bien le cas de mentionner un fait dogmatique si décisif ; et nous pouvons être sûrs qu’il n’eût point été négligé en cette occasion s’il avait été réellement et universellement admis. Ce canon, dont l’authenticité est du reste fort douteuse, accorde au Saint-Siège non une autorité divine qui l’établisse juge des controverses et arbitre suprême de la foi, mais une autorité purement ecclésiastique ou disciplinaire, une autorité d’ordre, fondée sur le rang que l’Église de Rome occupait dans le monde chrétien. Il s’agissait d’un évêque déposé par les évêques voisins.

Non seulement rien ne donne explicitement, rien même ne révèle ni n’implique le dogme actuel dans les premiers siècles, mais il s’y trouve bien des faits qui lui sont contraires. — L’épiscopalisme était le principe ecclésiastique de cette période. Toutes les églises, malgré le lien qui les unit, s’attribuent le droit de se régir elles-mêmes. Quand celle de Rome, en s’élevant, veut s’immiscer dans leur discipline intérieure, elles résistent avec force : ainsi fait l’Asie lorsque Victor l’excommunie au sujet de la Pâque ; ainsi fait l’Afrique lorsque le Saint Siège prétend la soumettre à son arbitrage et à son contrôle ; Cyprien parle à l’ambitieux Etienne avec la liberté d’un égal, et souvent avec l’autorité et la sévérité d’un juge.

Le Pape Honorius fut condamné et anathématisé par le VIe Concile œcuménique, en présence des légats romains (680). Personne ne pensait alors que l’évêque de Rome, en conséquence des promesses faites à saint Pierre, ne saurait tomber dans l’hérésie, ni que nul ne peut le juger, tandis qu’il juge tout le monde selon cette parole de saint Paul : « L’homme spirituel juge de toutes choses, etc. » (1 Corinthiens 2.15). On ne se doutait pas qu’il se ferait un jour d’aussi étonnantes applications de l’Ecriture, qu’il se tirerait des inductions si étendues de certains faits.

Les événements politiques et ecclésiastiques amenèrent naturellement l’élévation du siège de Rome. Le Concile de Nicée lui avait reconnu les mêmes prérogatives qu’à ceux d’Alexandrie et d’Antioche. Plus tard (381), le Concile de Constantinople décréta que l’évêque de cette dernière ville marcherait immédiatement après celui de l’ancienne capitale du monde, parce que Constantinople « était la seconde Rome » ; et depuis cette époque jusqu’au schisme qui sépara sans retour l’Orient de l’Occident, les évêques de ces deux villes impériales luttèrent pour s’arracher l’un à l’autre la prééminence. Mais il est inutile de dire que de cette suprématie à l’infaillibilité, il y a un abîme ; ce sont choses absolument différentes, tenant, l’une à l’ordre naturel et humain, l’autre à l’ordre surnaturel et divin.

Bien des causes contribuèrent à donner aux papes cette prépondérance de rang : l’importance et l’étendue de leur diocèse, — le nom magique de Rome, — la tendance de l’Église à se constituer sur le modèle de l’Empire, — l’appui du pouvoir civil (Décrets de Gratien qui déclara l’Evêque de Rome supérieur à tous les autres, et de Valentinien III qui donna à Léon, dans l’Église, le rang qu’il occupait lui-même dans l’État), — la déférence des partis, même en Orient, toutes les fois qu’ils espéraient trouver là un moyen de défense ou de force, — la disposition de ces temps à chercher l’unité extérieure du chef comme on était arrivé à l’unité extérieure du corps, en identifiant l’Église visible avec l’Église invisible, disposition qui tournait naturellement au profit de Rome par suite de sa prééminence politique, de la vénération des tombeaux de saint Pierre et de saint Paul, de l’interprétation de Matthieu 16.18, etc., — à quoi il faut joindre l’habileté avec laquelle les papes exploitèrent tout ce qui leur était favorable.

Ce qui démontre sans réplique que cette élévation du siège de Rome tint uniquement aux circonstances, c’est l’élévation du siège de Constantinople, qui n’avait et ne pouvait avoir d’autre titre à la prééminence qu’il obtint que sa qualité de ville impériale. Il n’y a rien là, dès lors, qui légitime les prétentions actuelles, car il n’y a rien qui puisse lier la conscience et la foi.

Le principe qui domine cette première période, où le gouvernement de l’Église est essentiellement aristocratique, c’est que les évêques, malgré leur subordination respective (évêques, métropolitains, patriarches) possèdent chacun une part de l’épiscopat universel, dont ils ne doivent compte qu’à Dieu et au Concile. Les germes du système romain peuvent y percer çà et là, l’évêque de Rome étant le premier des évêques comme Rome était la première des villes, mais le système lui-même et la doctrine ecclésiastico-théologique qui lui sert de base n’y existaient pas, bien certainement.

Quant à l’assertion que l’Église romaine n’a jamais erré et ne pourra errer : 1° Elle est contraire à toutes les analogies historiques. Non seulement l’Église juive, qui avait reçu tant de promesses et qui se trouvait sous une dispensation miraculeuse, tomba fréquemment dans l’erreur, mais il en a été de même des églises chrétiennes de la Judée, de l’Asie, de l’Afrique. La prétention de celle de Rome aurait donc besoin d’être légitimée par des promesses bien formelles ou des faits bien évidents. Or, les promesses lui manquent, nous l’avons vu, et les faits la démentent.

2° L’Église romaine s’est mille fois contredite dans ses décrets comme dans ses actes ; et il est sans doute superflu de prouver qu’il y a nécessairement erreur là où il y a contradiction ; le « oui » et le « non » sur une même matière ne peuvent être également vrais. De plus, elle a contredit les Ecritures, et l’on accordera probablement que tout ce qui est en opposition avec la Parole de Dieu, c’est-à-dire avec la vérité et la sainteté, est décidément mauvais et faux. Cet ordre de considérations frappe l’opinion romaine dans toutes ses nuances et sous toutes ses formes. Citons quelques faits :

a) Les papes se sont contredits. Grégoire Ier en attaquant le patriarche de Constantinople affirme que quiconque prend le nom d’« évêque universel », est le précurseur de l’Antéchrist, et Grégoire VII déclare que ce titre appartient de droit au Pontife romain. Nicolas III et Jean XXII décrétèrent judicialiter l’un que Jésus-Christ et les apôtres n’ont rien eu en commun ni en propre, et l’autre précisément l’opposé. — Les conciles se sont contredits. Le culte des images, par exemple, condamné par le Concile de Constantinople (754) et par celui de Francfort (794), fut approuvé par le 2e de Nicée (787) et enfin universellement reçu.

b) Les papes et les conciles ont contredit l’Ecriture. Ils ont établi le culte des images contre le 2e commandement du Décalogueb. Ils ont interdit le mariage aux prêtres sous le prétexte qu’il serait pour eux une souillure. (2e Concile de Latran). (Cf. Hébreux 13.4 ; 1 Timothée 3.2 ; 4.3, 11-12). Le Concile de Trente confirma le retranchement de la coupe dans la Sainte-Cène, ce que les papes Gélase et Léon, en combattant les Manichéens, avaient nommé un sacrilège (Cf. Matthieu 26.27). Ce même concile anathématise quiconque demande que le service divin se célèbre en langue vulgaire (Cf. 1 Corinthiens ch. 14). Il égale la tradition à l’Ecriture (Cf. Matthieu 15.3, 6, 9, 13).

b – Nous n’entrons pas ici dans l’examen de la doctrine catholique à cet égard et des distinctions derrière lesquelles elle se retranche. Nous la prenons simplement comme un fait, que nous mettons en face des déclarations scripturaires. Cette observation s’applique également à ce qui suit.

Si ces doctrines, décrétées par les conciles, sanctionnées par les papes, devenues une partie essentielle du Symbole catholique, sont reconnues fausses au jugement de la Parole de vérité, si même une seule d’entre elles se trouve l’être, à la preuve de raisonnement contre l’infaillibilité de l’Église romaine vient se joindre celle de fait.

Et cette preuve, nous aurions pu la laisser faire aux catholiques eux-mêmes. Les Gallicans démontrent contre les Ultramontains que l’infaillibilité ne réside pas dans les papes ; les Ultramontains démontrent contre les Gallicans qu’elle n’est pas dans les conciles ; les extrêmes des deux partis s’accordent à reconnaître qu’on ne saurait la placer dans l’union du concile et du pape. D’où nous n’avons qu’à tirer la conséquence qu’elle ne se trouve nulle pari, puisque leurs négations réciproques emportent et annulent leur assertion commune.

L’argument traditionnel a été aussi traité, en ces derniers temps, à un tout autre point de vue, par des théologiens que le Catholicisme honore beaucoup, mais qu’il suivra, je pense, fort peu : Mœhler et Newman. Ce n’est plus l’immutabilité du dogme qu’ils plaident, c’est son développement ; ce n’est plus au vieil axiome de Vincent de Lérins qu’ils font appel, c’est à la loi du progrès. Il y a eu d’abord des lacunes ; il a pu y avoir des erreurs dans les croyances générales. Tout n’était primitivement qu’en germe ; ce germe divin s’est épanoui à travers les oppositions et les âges, sous le souffle de l’Esprit-Saint ; l’Église, dominant et réglant le travail interne des idées, y sépare incessamment ce qui est vrai et saint, et le fait passer du domaine de l’opinion dans le domaine de la foi. Par là, on s’associe à l’esprit moderne, on cesse de torturer l’histoire, on tourne à son profit des théories nées sur le sol protestant. Tactique brillante, mais périlleuse, car elle enlève au Catholicisme ses positions et ses bases anciennes. Nous doutons que Rome consacre cette tentative plus que celle d’Hermès et de bien d’autres ; elle ne le pourrait qu’en reniant son passe, et renier son passé ce serait se renier elle-même. Avant de nous prendre à cette nouvelle volte-face, attendons qu’elle l’ait sanctionnée.

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