John Bunyan : Chaudronnier, Poète, Évangéliste

Première partie

2. L'apprenti chrétien

En 1648, peut-être plus tôt, John Bunyan était revenu à Elstow. Le Puritanisme militant était au pouvoir.

Aussitôt rentré, le jeune homme se maria. Il était encore bien jeune pour faire un mari. Ce fut un mariage d'amour. Ce qui nous autorise à le croire, C'est l'empire que la jeune femme sut prendre dès le début sur son époux rude, turbulent et assez mal dégrossi, autorité dont elle usa d'ailleurs, semble-t-il, fort judicieusement et fort utilement, pour l'amender.

« Nous étions, écrit Bunyan, aussi pauvres que possible, ayant à peine un plat et une cuiller pour nous deux. »

Nous savons très peu de chose sur la jeune dame Bunyan, mais ce peu est tout à son honneur. Ses parents, apparemment, étaient morts. Ils avaient dû être de pieuses gens, le père surtout Lorsque doucement, tendrement et sans en avoir l'air, elle entreprit d'améliorer son époux, qui en avait besoin, la Jeune femme n'imagina rien de mieux, ni sans doute de plus efficace, que d'évoquer, sans se lasser, la mémoire de feu son père, un humble saint qui probablement s'ignorait. « Quel bon homme c'était ! » disait-elle à son Jean.

La jeune femme devait avoir quelque éducation, en tout cas beaucoup de finesse. Elle voyait clair en son mari, découvrant chez lui infiniment plus que ne pouvaient offrir les autres rustres du comté. Sa tendresse pour lui lui fit prendre tout naturellement la meilleure méthode de réforme ; quant à lui, son amour enthousiaste, — Bunyan ne devait pas aimer à moitié — et aussi sa sensibilité chevaleresque le firent mari docile.

A son école, il devint paroissien modèle du Révérend Christopher Hall, de l'église paroissiale d'Elstow, anglicane, cela va sans dire. Ils allaient au culte deux fois par dimanche, « prenant place parmi les plus zélés ». John Bunyan se découvrait là une grande perfection et en était charmé.

Son admiration pour sa piété toute neuve devait d'ailleurs trouver de nouveaux aliments. Ne lisait-il pas des livres de piété ? La jeune femme, en effet, avait apporté en dot, au fond de sa malle, deux livres de religion : Le chemin qui mène au ciel, d'Arthur Dent, et La Pratique de la Piété, montrant comment doit marcher le Chrétien pour plaire à Dieu, de Lewis Bailey. Ces deux livres qui gisent ensevelis sous deux bons siècles d'oubli, avaient alors grande vogue. Bunyan en parle dans son autobiographie : « Bien qu'ils ne m'aient pas touché au vif de l''âme au point de l'éveiller au souci de son état de péché, Ils firent naître en moi, cependant, quelque désir de réformer ma vie mauvaise, et de suivre avec beaucoup de zèle la religion du temps. »

Non, Il ne fut pas trop troublé par ces lectures. C'est que, manifestement, il se découvrait, grâce A son assiduité au culte et à ses lectures sanctifiantes, une manière de sainteté fort appréciable.

Le culte d'Elstow l'impressionnait vivement. D'inconscients ferments esthétiques le travaillaient avec force. Il était, après tout, un primitif, en besoin d'autorité. Son ignorance était absolue, Il le savait, et cela lui rendait l'obéissance nécessaire ; Il l'apportait servile et même abjecte. Son mysticisme naturel, d'autre part, se nourrissait de magique. Le prêtre lui était indispensable : « eût-il vu quelque part un prêtre, si sordide et si débauché qu'il pût être, Il se fût senti pressé de s'anéantir sous ses pas ; Il se serait couché à plat ventre pour être piétiné par lui. Tout le contraignait et l'envoûtait, son titre, son habit et le prestige de son ministère. » il était prêt à adorer « l'Autel, le Prêtre, le Sacristain, les Habits sacerdotaux, la Liturgie, prenant pour saintes toutes les choses qui se trouvaient là... »

Mais ne discernons-nous pas déjà dans cet enthousiasme si brut et si passionné, la vertu essentielle du prédicant véhément qu'il va devenir, plus tard, une fois achevées les délivrances intérieures et réalisé le magnifique épanouissement de son âme ardente ?

La satisfaction béate du paroissien modèle du Révérend Cristopher Hall ne devait pas durer. Bunyan était de ces âmes que Dieu destine à la tempête. Un tourment gros d'orages montait à l'horizon.

Sachez d'abord que John aimait jouer à la balle, à la folie. Il était, avons-nous vu, très content de son assiduité aux cultes du dimanche. Deux fois par dimanche ! Aussi s'autorisait-il, l'après-midi, à se livrer à son sport favori sur la place du village, sur le Green1.

Il semble que la lecture du Chemin qui mène au Ciel, au coin du feu, près de Dame Bunyan, ne l'avait guère troublé sur ce chapitre des jeux du dimanche. Il se trouvait pourtant, dans le livre de Dent, une page assez explicite à l'adresse de ceux qui transgressaient le saint commandement du Seigneur, sur le Jour du sabbat : « Beaucoup entendent le sermon le matin et s'imaginent que c'est là tout ce que Dieu peut exiger d'eux ; que même, à cause de cela, il leur est quelque peu redevable... Mais pour ce qui est de l'après-midi, Ils n'en veulent plus ! Alors, on court aux boules et aux tables... on va danser, on fait battre chiens et ours. D'autres vont à leur atelier, d'autres à leur boutique ; d'autres vont au jeu de balle, et d'autres les regardent ! Oh ! misérables perdus ! Oh ! maudits ! Oh ! monstrueux chiens d'enfer ! »

Un jour, le révérend ministre d'Elstow prêcha, sur les sports du dimanche, un sermon environné d'éclairs et souligné de roulements de tonnerre. Il fut tellement précis que John se sentit personnellement visé et s'en trouva fort marri. Il ne fallut pas moins d'un bon dîner pour le remettre en place, avoue-t-il ; puis, l'après-midi, en matière de défi, Il alla jouer. Mais le sermon était tenace. Au beau milieu de la partie, alors que le jeune homme était au point haut de son ardeur, « une voix jetée du ciel lui perça l'âme : veux-tu abandonner tes péchés et aller au ciel, ou les conserver et aller en enfer ? » Son bras était tendu pour recevoir la balle, et Il demeura en l'air. Regardant vers le ciel, il lui sembla voir « avec les yeux de son entendement » le Seigneur Jésus qui le regardait avec grand déplaisir. Dans cet instant infiniment court, mais « moment "éternité », comme dit fort justement un de ses biographes, Il y eut lutte en lui entre oui et non. Mais Il se dit qu'il avait péché si longtemps que le repentir venait évidemment trop tard. « Je ne puis qu'être damné, se dit-il, et s'il doit en être ainsi, autant être damné pour beaucoup de péchés que pour peu seulement ». Tout cela, dans l'espace d'un éclair. A ce moment la balle arriva qu'il renvoya avec force, et aussi avec la sensation physique, remarqua-t-il plus tard, de tomber vertigineusement dans un abîme.

Il en fut désespéré, mais pour un peu de temps, car une grande victoire l'amena à se considérer de nouveau sous un Jour avantageux.

Il était, avons-nous vu, grand blasphémateur celui qui devait devenir « prince du langage », usait à l'excès du parler vert et grossier. Les harangues du Révérend Christopher Hall et les sermons plus discrets mais plus pressants de sa mie, s'étaient révélés impuissants pour le réformer, Or, un jour Que, véhémentement et en pleine rue, il se laissait emporter par le flot de son éloquence particulière, une fenêtre s'ouvrit et une femme l'invectiva avec violence. C'était paraît-il, Bunyan nous le dit lui-même, une femme de fort vilaine réputation. Elle lui cria « qu'elle tremblait à l'entendre, qu'il était, à cause de ses blasphèmes, l'homme le plus Impie Quelle eût jamais entendu de toute sa vie ; et qu'il était avec cela, capable de perdre tous les jeunes gens de la ville, pour peu qu'ils s'approchassent de lui. »

Le reproche était cinglant, et lui venant d'une telle personne, le laissa atterré. Embrasé de honte, il baissa la tête, « désirant de tout son cœur être de nouveau un tout petit enfant ».

Mais à partir de ce jour, Il fut radicalement guéri de son vice, émerveillé lui-même, et le premier, que si brusquement et si totalement, son langage abject l'eût abandonné.

D'ailleurs, Il devait bientôt découvrir un trésor inépuisable de langage magnifique et d'éloquence vraie, belle et propre. Peu de temps après, en effet, « Il tomba en la compagnie d'un pauvre homme qui faisait profession de religion et qui parlait fort agréablement des Ecritures ». Il fut intrigué par ce « parler agréable ». Il voulut savoir. C'est ainsi qu'il commença à lire la Bible. Il ne devait plus s'arrêter, de toute sa vie, de le faire.

S'imaginait-il alors qu'il était destiné à devenir lui-même un maître de la langue anglaise, un classique, pour avoir tout simplement pensé et écrit Inconsciemment dans le langage vivant, coloré et étincelant de la Bible, selon la version de 1611, dite « du Roi Jacques » ? Mais la Bible devait faire plus pour Bunyan que l'initier au « parler agréable ».

En ce moment, John Bunyan s'imaginait qu'il devenait un modèle de piété. « Mes voisins aussi, écrit-il, me prenaient pour un homme très pieux, un homme nouveau et religieux, et s'émerveillaient d'avoir vu un si grand changement s'opérer dans ma vie et dans mes manières ».

Il faisait état, en somme, d'une bonne et honnête piété, légaliste, simple, sincère. « Je mettais, dit-il, les commandements devant moi comme un chemin destiné à me conduire au ciel ; ces commandements, J'essayais de toutes mes forces de les observer et, pensais-je, y réussissais assez bien. J'éprouvais alors grand réconfort. Pourtant, de temps à autre, J'en transgressais un, et alors je me sentais grandement affligé dans ma conscience. Mais je me repentais, je disais que je le regrettais et promettais à Dieu de faire mieux une autre fois. Alors, Je me sentais de nouveau dispos et fort. Il me semblait que J'apportais satisfaction à Dieu, autant qu'homme en Angleterre ! »

Ainsi allait Bunyan revêtu de sa sainteté bénigne. Elle lui seyait à ravir, pensait-il. Hélas, pour sa tranquillité ! Elle ne lui allait pas ! Il était d'une autre taille et s'ignorait. 'Une sainte médiocrité ne pouvait lui suffire ; le Créateur l'avait bâti à une autre mesure. John Bunyan était condamné à une sainteté violente et ardue : il était voué à la liberté. Les vêtements de son premier choix allaient craquer, à toutes les coutures. Mais la délivrance devait être longue : car Il s'était façonné une camisole de force.

Pour l'instant, sa conscience s'affirmait lentement. Sur ses Instances, John cédait ceci, puis cela, avec regret, comme malgré lui ; mais enfin Il cédait. Il cessa les sports du dimanche, la danse sur le green et même son passe-temps favori qui était de sonner les cloches de l'église ! Ainsi, ses vieilles habitudes s'en allaient à vau-l'eau ; c'étaient d'affreux sacrifices, de véritables amputations.

Quelque chose cependant s'attachait à lui obstinément : c'étaient ses vieilles terreurs, ses compagnes depuis l'enfance. Elles étaient toujours en alerte et hurlantes, revêtant des masques hallucinants que nous n'osons plus évoquer. Le diable d'Elstow avait plusieurs visages. Troubles malsains ? A moins que ce ne fût, violente et outrée peut-être, la prise en conscience d'un malaise profond, cruel même.

Le masque qu'il met à son tourment, pour l'interpréter, est faux. Ce n'est pas un démon attaché à sa perte qui le harcèle, et qu'il veut conjurer en brandissant A sa face, sa vie devenue propre et « Juste » à en tirer vanité ! Ce qui est vrai, c'est qu'une main pétrit, pour la préparer à un haut destin, cette vie frémissante de vigueurs prodigieuses mais que paralysent mille terreurs et une totale Ignorance.

Empêtré dans ses folles et vivaces superstitions, Bunyan donne une attention Inquiète aux coups sourds qui l'ébranlent. Il tremble, cède quelque morceau de lui-même afin d'avoir la paix. Ou bien, pour faire taire cette Insistance mystérieuse, Il se raidit, se durcit, et avec violence se met sur la défensive contre l'invisible. Le tourmenteur n'est pas le diable, mais bien le Dieu vivant.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant