John Bunyan : Chaudronnier, Poète, Évangéliste

Première partie

3. Grâce harcelante

« Un jour, la bonne providence de Dieu, m'appela à Bedford pour y exercer ma profession et dans une des rues, je tombal tout à coup sur un groupe de trois ou quatre pauvres femmes assises au soleil devant leur porte et s'entretenant des choses de Dieu. Elles conversaient sur la nouvelle naissance, l'œuvre de Dieu dans leur cœur... Elles disaient comment Dieu avait visité leur âme par son amour, en Jésus-Christ, et par quelles paroles et quelles promesses elles avaient été réconfortées, relevées, aguerries de nouveau contre les tentations du Malin... Il y avait une telle manifestation de grâce dans tout ce qu'elles disaient qu'elles m'apparaissaient comme si elles avaient découvert un monde nouveau... Mon pauvre cœur commença à trembler et je me mis à avoir des doutes sur les positions religieuses dans lesquelles je m'étais Installé ; car je voyais bien que dans aucune de mes pensées sur la religion et le salut, jamais la nouvelle naissance n'avait trouvé place ; et je ne connaissais pas davantage le réconfort de la Parole et de la Promesse, ni non plus le mensonge hypocrite de la trahison de mon pauvre mauvais cœur... Je quittai ces femmes et vaquai à des affaires ; mais leurs paroles m'accompagnèrent. J'étais poursuivi par elles... »

Il lui semblait, avoue-t-il, que ces femmes avaient discouru en sa présence comme si c'était la joie qui les avait fait parler. Dans cette rue de Bedford que le soleil pavait d'or comme une Jérusalem céleste, Il vit tout à coup toutes les ombres de sa propre situation.

Une souffrance nouvelle s'insinuait en lui. Alors qu'il retournait à Elstow, la vision de ces pauvres femmes assises dans la lumière du soleil s'attachait à lui. Tout en allant, il eut comme une sorte de rêve éveillé, et Il les revit. Elles se trouvaient sur le versant ensoleillé d'une colline, alors qu'il était lui-même dans l'ombre et dans le froid, au fond de la vallée. Un désir fou de se joindre à elles le tenaillait. Mais un grand mur s'élevait entre elles et lui, trop haut pour qu'il pût l'escalader. Toutefois, Il arriva à découvrir une petite porte, très étroite. Il passa la tête d'abord, puis les épaules, et fit tant et si bien que le corps tout entier y alla...

Mystérieux tisseur de rêves ! Nous l'y retrouverons !

En tout cas, John Bunyan savait ce qu'il voulait, ou, pour le moins, se laissait-il mener par un désir nouveau, aigu : partager la joie, les assurances solides, la liberté intérieure de ces braves et pauvres gens ! Se tenir avec eux sur le même roc des certitudes glorieuses de la grâce et des promesses !

Ces femmes appartenaient au troupeau du Révérend Gifford. Cet homme qui devait jouer un rôle décisif dans la vie de Bunyan et qui est probablement le seul homme de valeur qu'il ait rencontré au cours de ses années de formation, avait eu une carrière orageuse. Major dans l'armée royale, il avait été fait prisonnier au cours d'une émeute et n'avait échappé à la pendaison que grâce à une évasion audacieuse. Il s'était échoué à Bedford, y avait pris femme et s'était installé comme médecin. Il était alors violent, tout Imprégné encore des mœurs grossières de l'armée, et, au surplus, antireligieux. Pu% il avait été transformé, d'une façon aussi complète que soudaine, dans une expérience religieuse remarquable déclenchée au cours de la lecture d'un livre puritain, aujourd'hui oublié.

Il y avait à Bedford un groupe de Dissenters, mais point du tout organisé. Gifford s'était Joint à eux et n'avait pas tardé à s'imposer par le poids de sa personnalité. Après avoir constitué une congrégation, avec les éléments dispersés dans la ville et les environs, il était devenu leur pasteur en 1650. Son ministère devait durer cinq ans, Jusqu'à sa mort.

De cet homme remarquable, nous n'avons qu'une lettre pastorale écrite sur son lit de mort et qui donne la mesure de l'homme et du chrétien. La communauté qu'il créa est encore vivace aujourd'hui, maintenue sur les principes édictés par lui. C'était une Eglise à part, en ce siècle de sectarisme et de bigoterie. Les principes fondamentaux de cette communauté étaient la foi en Christ et l'effort sincère pour la vie sainte. Par ses disciplines pratiques, elle constituait une Eglise congrégationaliste et baptiste, mais se refusait aux étroitesses sectaires du temps.

Pressé par une sorte de fatalité Intérieure contre laquelle ne pouvait tenir aucun non, John Bunyan se joignit aux puritains du troupeau de John Gifford. Avait-il vraiment conscience qu'une contrainte le poussait, le guidait et le jetait en avant dans cette hasardeuse aventure de la foi ? Point, sans doute. Mais plus tard, il devait discerner dans ces décisions spontanées et brusques, comme aussi d'ailleurs dans celles longtemps pesées au sein de l'incertitude et de l'angoisse, l'autorité mystérieuse de la grâce irrésistible.

John Bunyan ne devait pas connaître les triomphes rapides et définitifs de Gifford. Pour lui les Interminables vallées d'humiliation, les pièges continuels tendus aux détours des sentiers, d'ailleurs mal tracés, où le poussait son tourment de sainteté.

Grâce Surabondante (Abounding Grace) est le récit de cette épopée de sainteté. Nous sommes en présence d'une âme cyclonique. Elle est jetée d'un mouvement brusque de l'extrême joie à l'extrême désespoir. Les chapitres haletants nous laissent l'impression que parfois cet homme est un halluciné et que, enfermé dans un cabanon, Il se jette, harcelé par de mystérieuses visions, tantôt sur une paroi, tantôt sur une autre, avec une violence désordonnée. Nous le voyons soudain soulevé par une joie impétueuse, et sa prose d'airain résonne comme une cymbale. Mais aussitôt après, et sans transition, c'est de nouveau l'affreux découragement, où Il se déchire les chairs dans les transes d'une vision de l'enfer.

Le scrupule du Puritain le tient en ses tenailles de fer ; la hantise de la damnation est, elle aussi, un instrument de torture. Il s'étend lui-même sur la roue, se met à la question, s'analyse sans répit, avec une minutie de juge d'instruction. N'a-t-il pas aussi des Puritains leur notion catastrophique de la vie ? Une peccadille lui découvre tout de suite l'abîme au dessus duquel Il marche, comme sur une corde raide. Il se sent alors saisi d'un vertige mortel.

De cette prose « une incomparable. beauté, étincelante par le style, rendue chaotique sous la poussée désordonnée de l'âme qui s'y tourmente, nous tirons cependant des Indications sûres qui nous donnent le secret de ses joies triomphantes et de ses affreux désespoirs. Tant qu'il a les regards détachés de sa propre personne et tenus fixés sur Dieu, sur ses promesses, sur les révélations de sa grâce en Jésus-Christ, sur Christ lui-même, Bunyan rayonne de certitudes radieuses. Il est sur le roc. Mais que soudain il découvre dans la texture de son âme quelque fissure, quelque déloyauté subtile, infime, à peine perceptible, quelque tache, alors il entreprend de plus belle, de fouiller son pauvre cœur en impatience de sainteté, créant peut-être de sa propre imagination, les enflant en tout cas, les iniquités qu'il recherche, oubliant Dieu au sein des anxiétés qui se lèvent sur son âme en brouillard épais ; il est ressaisi par les grandes eaux, perd pied, suffoque, se noie. Il lui faudra du temps pour apprendre à s'abandonner aux bras éternels tendus pour le soutenir et le porter. Il est compagnon d'agonie de Paul, d'Augustin, de Luther, de tant d'autres.


5. Bunyan prêchant sur la place du Mote Hall de Bedford.
(gravure ancienne)


6. Le chêne de Bunyan, utilisé par lui comme chaire pour ses cultes en plein air.

Grâce Surabondante nous donne en quelques phrases typiques une évocation de ces obscurs combats. « La gloire de la Sainteté de Dieu me mettait en pièces... J'aurais voulu changer de cœur avec n'importe qui... J'aurais donné mille livres sterling pour une larme ; impossible d'en verser une... J'étais souvent comme si j'avais couru sus à des hallebardes, et que le Seigneur m'en eût frappé pour me tenir éloigné de lui... Rien maintenant ne semblait m'être laissé - et cela pendant deux années pleines - que la damnation... Les philistins ne me comprenaient pas... Je tombai comme un oiseau touché d'une flèche, dans le sentiment vertigineux d'une grande culpabilité et dans un désespoir terrible. »

On trouve peut-être qu'il y a là une certaine exagération. Il serait dangereux d'user de ce mot dans son sens ordinaire et trouver ici tout simplement un langage outré, selon une mode qui se retrouve à toutes les époques. Si exagération il y a, c'est l'exagération intrinsèque au puritanisme. Elle a engendré bien des souffrances, mais a aussi taillé dans le roc des géants que le temps n'a pas effrités. C'est aller vite en besogne que de classer tout simplement Bunyan parmi les névropathes, comme le fait William James. Il nous donne néanmoins un portrait clinique du puritain Qu'il dissèque avec assez de justesse : « sa conscience morale était d'une sensibilité maladive, Il était obsédé de doutes, de craintes, d'idées fixes, il présentait des phénomènes d'automatisme verbal à la fois moteurs et sensoriels. C'était d'ordinaire des textes de la Bible qui tantôt le condamnaient, tantôt lui étaient favorables. Ils lui venaient sous une forme à demi hallucinatoire comme des voix, se fixaient dans son esprit et le jetaient d'un côté puis de l'autre comme des raquettes se renvoient une balle. Joignez-y une effrayante mélancolie, un mépris désespéré de soi-même. »

Du reste, il suffit de lire l'extrait qui suit, de Grâce surabondante pour se faire un portrait définitif de Bunyan à cette époque de travail de sainteté. « Non, non, pensais-je, cela va de mal en pis ; je suis plus loin que jamais de la conversion. Même si l'on me brûlait sur un échafaud, je ne pourrais pas croire que Jésus m'a aimé. Hélas ! Je ne pouvais ni l'entendre, ni le voir, ni sentir sa présence, ni savourer rien de ce qui le concernait. Quand parfois je parlais de mon état à des hommes de Dieu, Ils me plaignaient et me parlaient des Promesses divines. Mais ils auraient pu tout aussi bien me dire qu'en étendant le bras Je pourrais toucher le soleil du doigt. Durant tout ce temps-là J'évitais soigneusement tout péché, ma conscience était si délicate qu'un rien la faisait tressaillir : je n'osais pas toucher à un bâton, à une épingle, à un fétu qui ne fut pas à moi. A chaque mot que je voulais prononcer, je tremblais de commettre un péché. Avec quelles précautions infinies il me fallait parler et agir ! J'étais comme sur une fondrière ; à chaque pas J'enfonçais dans la vase : J'étais là, abandonné de Dieu, de Christ, de l'Esprit, de tout ce qui était bon.

« Ma souillure originelle et cachée, voilà ce qui faisait ma douleur et mon tourment, ce qui nie rendait à mes propres yeux plus répugnant qu'un crapaud ; et j'étais persuadé qu'il en était de même aux yeux de Dieu. Le péché, la corruption coulaient de mon cœur comme l'eau d'une fontaine. J'aurais volontiers donné mon cœur à n'importe qui pour avoir le sien en échange. Je pensais que le Diable seul pouvait m'égaler en perversion intime et corruption d'esprit. Assurément, pensais-je, je suis abandonné de Dieu ; et je restai dans cet état pendant plusieurs années.

« J'étais un fardeau pour moi-même, et en même temps un objet d'effroi. Jamais Je n'ai su comme alors ce que c'était qu'être fatigué de la vie et cependant effrayé de mourir. Avec quelle joie J'aurais accepté n'importe quelle autre existence que la mienne ! Tout, pourvu que je ne sois plus un homme ! Tout, pourvu que je ne sois plus ce que J'étais ! »1

Tel est ce pauvre Bunyan pendant plusieurs années, une personnalité puissante en travail de création et qui n'en est encore qu'à cette étape où plusieurs Bunyans se disputent en lui la préséance, en rivalité ardue et incessant combat. Est-il étrange qu'il interprète ce combat mystérieux comme une étreinte mortelle mettant aux prises, dans le cercle clos de son âme, quelque démon d'enfer et un ange de lumière ? La grâce n'est pas encore victorieuse qui liera en un seul faisceau les forces indomptées qui se tordent en lui et se heurtent avec violence ; qui unifiera et, par sa seule souveraineté, purifiera, fortifiera son âme, et lui assurera l'épanouissement dans la paix et la divine harmonie. Il est harcelé, il se secoue comme un sauvage.. il s'arracherait l'âme avec les ongles pour la jeter au bord du chemin et s'enfuir, enfin délivré. Un jour, il est obsédé par une phrase blasphématoire : « Vends-le ! vends-le ! » Judas le hante. Ces mots raisonnent en sa tête malade comme ses chaudrons de cuivre sous le marteau : Vends-le ! vends-le ! jusqu'au moment où, n'y tenant plus, après avoir crié mille et mille fois : « Je ne veux pas, je ne veux pas ! » Il s'écrie enfin, pour avoir la paix : « Eh bien ! vends-le donc ! »

Il en est au désespoir un an durant.

Un jour cependant, Il entendit un sermon sur ce texte « Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle » (Cantique des Cantiques 4.1) dans lequel le prédicateur démontrait qu'une âme rachetée est précieuse aux yeux de Dieu même si elle apparaît sans valeur à ses propres yeux ; que Dieu l'aime, toute tentée qu'elle soit, affligée, assaillie avec violence, meurtrie, écartelée, dans le deuil. « Cela fit sortir le soleil pour un jour, écrit Bunyan ; mon cœur,se remplit de réconfort et d'espérance... et j'étais si enthousiasmé de cette vision de l'amour et de la miséricorde dé Dieu que je ne pouvais me contenir ; et j'aurais voulu pouvoir aller prêcher cet amour aux corbeaux que Je voyais dans les champs labourés ».

Quelques jours après, Il est vrai, il était de nouveau dans le noir marasme, pataugeant dans les incertitudes, les perplexités, doutant même de l'existence de Dieu. Il commença même à soupçonner qu'il était possédé du Diable. C'est alors que lui tomba entre les mains le Commentaire de Luther sur l'Epître aux Galates.

Depuis longtemps il aspirait connaître l'expérience de quelque homme de foi, susceptible de le guider dans sa propre aventure. D'emblée, il salua Luther comme un compagnon pèlerin sur le chemin de ses angoisses et de ses espérances. Alors qu'il traversait la Vallée de l'Ombre de la Mort, Il lui semblait entendre, comme le héros de son allégorie, devant lui, une voix humaine et fraternelle. « Je découvris ma propre condition dans cette expérience si magnifiquement et si exactement décrite, au point que J'eusse pu croire ce livre composé de la substance même de mon cœur. »

Il vit dans la découverte de ce livre une action directe et décisive de la grâce de Dieu. Enfin, une terre solide commençait à émerger de l'abîme des eaux. « Maintenant, J'avais reçu la preuve, pensais-je, de mon salut, avec beaucoup de sceaux d'or, là, étalée devant mes yeux. »

Qu'avait-il trouvé dans le livre de Luther ? L'exposition magistrale de la formule de Paul et des Réformateurs : le salut par la foi. Le fléau universel, dit Luther, n'est-il pas cette haute opinion que l'homme a de lui-même ? Or, ce n'est pas à sa perfection que l'homme doit regarder, ni non plus d'ailleurs à ses Imperfections, mais à Christ seul, « notre justification ». Et encore, point à un Christ dont on fait un nouveau législateur, un Moïse supérieur, mais au Christ qui donne la grâce ! Il faut s'armer du texte : « Christ est mort pour nos péchés » ! Je suis pécheur, alléluiah ! Je m'en réjouis, car Christ est mort pour les pécheurs !

Froude, un des plus fameux biographes de Bunyan, écrit que c'est l'autorité divine de la conscience qui a été le principe fondamental et fécond qui a sauvé John Bunyan. Il n'a pas compris le drame d'où son héros est sorti le vainqueur magnifique dont l'Eglise chrétienne conserve précieusement l'image. Il fallait plus que la conscience ; car eût-elle été écrite en lui de la main même de Christ, sa conscience était une loi, et cette loi l'enfermait dans la condamnation éternelle, ainsi que faisait pour Paul la Loi de Moïse. Christ « donne plus que la loi éternelle : il donne la grâce, la vie éternelle... Maintenant, ajoute-t-il, je puis détacher mes regards de moi-même pour les fixer sur Christ ? »

Ce lutteur né devait ainsi apprendre que la victoire vient à celui qui accepte de cesser la lutte. Découverte paradoxale, déconcertante. Le pécheur doit détacher ses regards du péché qui est en lui, de l'ennemi qui est là, prompt à l'assaut, pour fixer ses yeux sur Christ. Il est suffisant pour tout ! A quoi bon s'user en une lutte qui, sans Christ, est Inutile ? Livre-toi tout entier au Seigneur, et il fera le reste.

Quand il comprit cela, John Bunyan prit pied et se sentit enfin en sécurité. Il nous permet, dans son autobiographie, d'être les témoins de sa découverte joyeuse. Il la décrit avec force et dans les termes d'une théologie toujours en honneur : « Je vis, par grâce, Que c'était le sang versé sur le Calvaire qui sauve et rachète le pécheur ; je le vis avec les yeux de mon âme et avec autant de clarté et de réalité que s'il se fût agi d'un petit pain d'un sou que J'eusse tenu en ma main... »

Parfois, j'ai senti à ce point le fardeau de mes péchés, que je ne savais où trouver de repos ni Que faire. Oui, en de tels moments, je pensais en perdre la raison. Cependant, en ce temps-là, Dieu, par sa grâce, a tout à coup si efficacement appliqué le sang qui a coulé au Calvaire sur ma conscience blessée et coupable, qu'immédiatement J'ai éprouvé une paix douce, forte, profonde, calme et riche en réconforts... au point que J'en vins à, douter que mes terreurs eussent Jamais existé. »

C'est au Calvaire que John Bunyan a trouvé son équilibre. Toute sa vie profonde s'unifie autour de la seule et essentielle vérité : Christ lui suffit. L'ascension est maintenant commencée : rien ne l'arrêtera plus. Assurément, ce sera à un rythme tourmenté. Les sombres humeurs calamiteuses s'accumuleront encore à l'horizon de son âme ; d'antiques terreurs reviendront en coup de vent, et hurleront encore les vieilles épouvantes. Mais il lui suffira de fixer ses regards sur la figure Intérieure de Christ pour que, de nouveau, les grandes clartés l'inondent.

C'est au milieu de son allégresse toute neuve et vibrante qu'il lui semble entendre une voix lui dire : « J'ai à te donner quelque chose à faire de plus que l'ordinaire ». Les âmes qui reçoivent entendent, en même temps, l'appel au don : Bunyan n'échappe pas à cette loi. D'ailleurs, c'est aussi à cette heure intensément créatrice qu'il ressent la première Impulsion mystérieuse qui va le pousser vers la nécessité d'écrire. « Un jour, comme je rentrais chez moi, ces mots revenaient sans cesse dans mes pensées et flambaient dans mon esprit : « Tu es mon amour, tu es mon amour ! » Vingt fois de suite... Alors je me dis en mon âme, avec beaucoup de joie : Ah, je voudrais avoir Ici ma plume et de l'encre ! Je l'écrirais avant d'aller plus loin ! »

Tout ensemble s'affirment en lui ce besoin ardent de don et d'expression et aussi ce puissant amour mystique pour Christ qui va agir en lui en grande passion libératrice et purificatrice. Certaines de ses paroles ont ce ton de l'extase auquel nous ont familiarisés les saints du Moyen Age. Il nous parle des « délicieuses souffrances » de l'amour de Christ. Etre en « mal d'amour » pour Christ est une maladie qu'il voudrait « plus épidémique ». « Mourir de cette maladie, Je le ferais volontiers ; c'est meilleur que la vie. elle-même. » « De toutes les larmes, celles-là sont les meilleures, qui sont faites du sang du Christ ; et de toutes les joies, celle-là est la plus douce qui est mêlée au deuil de Christ. Oh ! c'est une bonne chose que d'être à genoux, avec Christ dans mes bras, devant Dieu ! »

La plénitude n'est pas encore atteinte ; d'autres hymnes de bataille et de triomphe retentiront avant que l'épopée atteigne sa beauté culminante. Mais Il suit son chemin, les yeux fixés sur le Maître, et lentement Il se revêt de force dans les certitudes qui s'affirment et dans sa sécurité intime, si neuve encore.

Il lui a fallu six longues années pour traverser la Vallée de l'Humiliation ; six années, pendant lesquelles il n'est demeuré debout que grâce au secours venu de ses frères en la foi. En 1653, en effet, au cœur même de son conflit, il était entré dans l'église de John Gifford. Les membres de cette communauté étaient de condition humble, mais de vie spirituelle riche et forte. Après tout, se disait Bunyan, n'étaient-ils pas faits de la même argile que lui ? Cette pensée lui était d'un immense secours. Il se confia à eux. De leur côté, ils durent être souvent effrayés par ses désespoirs terribles. John Bunyan ne savait pas être quelque chose à moitié. A trois reprises au moins il fut sur le point de s'effondrer physiquement. Un mystérieux ressort cependant l'avait préservé des débâcles définitives.

Il bénéficia plus que nous ne pouvons l'imaginer sans doute, des sermons de John Gifford, massifs et solides comme tout authentique sermon de puritain, bardés de passages de l'Ecriture au surplus. Vraisemblablement, c'est à cette école qu'il acquit la maîtrise de la Bible, de sa vigoureuse et impondérable substance, comme aussi de sa langue prestigieuse.

Mais avant tout, Il était porté, Il le dira plus tard et avec quelle puissance, par cette mystérieuse volonté de vivre qui est plus qu'humaine, qui soulève l'homme, l'arrache à lui-même, l'entraîne, le pousse en avant vers une inconsciente destinée. Chez beaucoup, cette aventure de l'âme est un essor facile, en tout cas sans souffrances ni angoisses. Ici, les fers étaient mis, et la main qui les maniait pour amener au jour cette âme vivante, était rude et impitoyable.

A la date que nous avons atteinte, 1657, le jour de l'épanouissement en force et en splendide maturité est proche. Le chaudronnier ambulant est depuis un an avec sa famille, installé à Bedford même. C'est alors que sa femme meurt, le laissant veuf avec Mary, sa fille aveugle, et trois autres petits.


1 Cité dans : William James, l'Expérience Religieuse, traduction de P. Abauzit.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant