John Bunyan : Chaudronnier, Poète, Évangéliste

Première partie

4. Le chaudronnier dans la chaire

John Gifford était mort en 1655 et à cette date Bunyan avait commencé à prêcher. Un membre de l'assemblée l'avait prié d'exhorter ses frères, et Il avait accepté, avec timidité et tremblement. Il avoue dans la suite qu'il avait ressenti « un secret aiguillon qui le poussait en avant ». Il s'était convaincu aussi « que le Saint Esprit n'a jamais voulu que les hommes qui ont des dons et des capacités les ensevelissent dans la terre ».

Il devint donc prédicateur laïque. Il se défendit d'ailleurs d'avoir jamais agi en franc tireur : il était mandaté par la société de Gifford.

Un dessin de l'époque nous le montre, au centre d'une foule de deux à trois cents personnes, sur le terre-plein s'étendant devant le Mote Hall de Bedford. Il domine ses auditeurs de toute la tête, crinière léonine au vent. Nous nous l'imaginons facilement, prêchant un sermon comme on livre un combat. L'homme ne pouvait rien faire sans se battre.

Sa piété guerrière voulait une éloquence de combat. Ce n'est pas le rêveur qu'on Imaginerait volontiers. C'est l'homme qui court sus au péché, et avec la rudesse d'un Savonarole protestant. Celui qui devait devenir par excellence le prédicateur de la grâce, n'est encore que le disciple de Jean-Baptiste, sombre, véhément, justicier. Il s'acharne sur le péché d'autrui avec la même violence que sur le sien propre. Ce sont sans doute d'ailleurs ses propres combats qu'il apporte ainsi sur la place publique.

Mais le prédicateur laïque est surtout un controversiste. La mode du temps est aux controverses : belle carrière pour un combattant né. Il s'en prend aux multitudes de sectes qui pullulent en cette époque de chaos spirituel et moral, fruit du chaos national. Chose extraordinaire et dont nous comprenons mal la raison, c'est aux Quakers qu'il s'en prend surtout, et avec une violence inouïe. Il est torrentiel, et son éloquence sent le feu et le soufre. Ses métaphores sont des coups de massue et sa violence est sans retenue, Bunyan évidemment, est de son temps.

Ce qui cependant nous désoriente, c'est que Bunyan lui-même, et à son insu, était plus qu'à moitié Quaker. A l'entendre, il était un « littéraliste », mais il avait l'instinct du mystique pour la parole spirituelle. Le fougueux et enragé anti-Quaker faisait une différence entre le mot extérieur et le mot intérieur, entre la notion et la puissance. « La notion est la coquille, la puissance est le noyau. » Il mettait la vérité à l'épreuve de l'intuition de son propre esprit. Comme les Quakers, il était la simplicité même, vitupérait le luxe, et était enclin à la « non-résistance ». Est-ce parce que, aveuglé par quelque idée fixe, il assimilait ses adversaires de prédilection à la multitude des autres sectes qui morcelaient la chrétienté évangélique, ce qui était pour lui grande misère ? Est-ce parce que certaines singularités de langage, des « extravagances » de costume et de mœurs, exaspéraient un certain conservatisme bon anglais hérité de sa race pesante ? Ou plutôt était-ce, au souvenir de ses propres épouvantes Intimes, une réaction irréfléchie, violente mais compréhensible, contre l'évidente subjectivité du quakerisme ? Tout repose, pour celui-ci, sur le témoignage de la Lumière intérieure. Et voilà que lui aussi avait « des voix », mais des voix qui le plongeaient dans le plus affreux désespoir ! Ah, s'il n'avait pas eu, en dehors de lui, debout dans l'histoire, gigantesque sur sa croix en Golgotha, Christ le Sauveur, que serait-il devenu ? Si les Quakers avaient raison, pensait-il, il ne lui restait plus Qu'à retomber dans le gouffre de son propre cœur, et s'y noyer !

Les controverses véhémentes eurent au moins cet avantage d'obliger Bunyan à se préciser sa propre pensée et à écrire. En 1656 parut son premier ouvrage, précédé d'une introduction de Burton, le successeur de Gifford ; « Cet homme, y était-il écrit de Bunyan, n'est sorti d'aucune université terrestre », mais il a déjà obtenu « ses diplômes célestes ».

Des contemporains nous ont décrit l'homme, grand, rouge de visage, os saillants, « portant poil sur la' lèvre supérieure selon l'ancienne mode britannique, d'humeur sévère et rude ». Un autre écrit : « Il frappait d'une sorte de terreur ceux qui n'avaient rien en eux de la crainte de Dieu ». Bunyan dit que certains détracteurs, le jugeant d'après son physique, le disaient « bandit de grands chemins, prêchant le jour, tendant des embuscades pendant la nuit... c'était un libertin, vivant comme un Turc ou un Jésuite, à la solde du pape ». Sans doute devons-nous croire aussi que les combats que Bunyan avait livrés au dedans de lui-même avaient écrit leur histoire dans ses traits davantage creusés, dans son visage plus crispé.

Le prédicant laïque de Bedford devait rapidement acquérir une grande renommée. Nous pouvons nous faire une idée du contenu de ses premiers sermons d'après ses premiers traités : Soupirs de l'enfer, ou gémissements d'une âme damnée, par exemple, qu'il publia en 1658.

Evidemment, nous nous demandons si c'est vraiment le même homme qui a écrit cet opuscule et le Voyage du Pèlerin. A cette comparaison, nous pouvons juger du chemin qu'il lui restait encore à parcourir, partant de cette peur quasi physique de l'enfer, pour aboutir par les purifiantes souffrances de l'âme, à cette volonté de victoire de l'âme sur la médiocrité, la stagnation et la veulerie spirituelle, sur le péché !

Il écrira plus tard, et combien il se montrera alors aux antipodes de ses premières angoisses : « Il n'y a rien dans le ciel ou sur la terre qui frappe le cœur de terreur autant que la grâce de Dieu. C'est cela qui fait trembler le cœur de l'homme, c'est cela qui force l'homme à s'incliner, à se courber, à se briser en morceaux ! Rien n'a de majesté et d'imposante grandeur pour contraindre le cœur des fils des hommes, comme la grâce de Dieu ! » (The Water of Life). Pour le moment, c'était encore la peur de l'enfer qui le bouleversait le plus.

Il lui fallut assez de temps pour atteindre la maîtrise de l'orateur. Il était parfois pris de panique avant de parler, flageolait sur ses jambes, se sentait la tête « dans un sac ». Mais vraisemblablement, ses controverses publiques l'aguerrirent et le trempèrent. Ses « critiques grimaçants » — et il y avait parmi eux des savants professeurs Qui se dérangeaient de loin pour le confondre — achevèrent son éducation, en ce sens Qu'ils lui donnèrent définitivement confiance en lui-même et en son enseignement. Il s'aperçut bien vite que le principal argument qu'ils opposaient à sa prédication était, argument péremptoire. qu'il ne connaissait aucune des langues originales de la Bible ! D'ailleurs un de ces pédants, venu pour entendre jacasser ce rétameur de casseroles, se convertit en l'écoutant et devint ensuite lui-même un prédicateur éminent.


7. Le vieux temple de Bedford


8. Le vieux pont de Bedford.

Sa renommée cependant fait tâche d'huile. On se dérange par centaines pour venir l'entendre. Il voyage lui-même, visite des communautés Non-Conformistes, prêche même, au grand scandale de quelques-uns, dans des chaires officielles. On a retrouvé dans les archives de la Chambre des Lords, une pétition de paroissiens de Yelden, dressés contre leur recteur, le Révérend William Dell, parce que « depuis Noël dernier, un Bunyan de Bedford, chaudronnier de son état, était par lui autorisé à prêcher dans sa chaire ! »

Mais les événements vont se précipiter. John Bunyan se remarie. C'est au temps de la mort de Cromwell et de ses joyeuses funérailles, où « les chiens seuls pleuraient ».

Six mois après le retour du roi Charles sur le trône, Bunyan est jeté en prison.

Il devait y demeurer douze années, de 1660 à 1672, puis de nouveau six mois, en 1676. C'est au cours de cette seconde Incarcération qu'il devait composer le Voyage du Pèlerin, son Immortel chef-d'œuvre.

Lui-même a raconté en d'inoubliables pages et de façon très dramatique, comment il fut arrêté et jugé.

Un des premiers actes de la Restauration des Stuarts avait été de mettre hors la loi tous les cultes autres que l'anglican. La mesure se justifiait en partie par le fait que parmi les sectes qui pullulaient, il s'en trouvait de fanatiques et de révolutionnaires. C'est à cette époque Que fut arrêté un certain Venner qui voulait proclamer le règne de Christ par un coup d'état armé.

Les autorités donnèrent ordre à Bunyan de cesser de prêcher. Elles le supplièrent même. Il refusa. Le soir qui devait être celui de son arrestation et malgré des avertissements très sûrs, il alla présider la réunion projetée. Alors qu'il pouvait encore le faire, il refusa de fuir. Avant de suivre l'officier de police, Il put exhorter en quelques mots les frères consternés : « C'est miséricorde divine que de souffrir pour un tel sujet ! »

Le vicaire de Harlington arriva en grande hâte pour le haranguer. Il compara Bunyan le chaudronnier à Alexandre l'ouvrier en cuivre. « Ce à quoi Je répondis, écrit Bunyan, que J'avais de mon côté, lu certaines pages au sujet de prêtres et de pharisiens qui avaient trempé leurs mains dans le sang de Jésus-Christ ».

On lui reprochait d'être un ignorant, n'étant Que chaudronnier. Puis, ne prêchait-il pas la semaine ? le malheureux ne se rendait-il pas compte Que ce faisant, il détournait les bonnes gens du village de leur vocation, savoir, l'exercice de leur métier ? D'ailleurs, indice très grave, il n'y avait que les gens pauvres pour aller l'écouter.

Il fut jugé en janvier 1661. L'affaire fut épique à souhait : ce rétameur n'était pas un homme ordinaire, et Son Honneur, Sir John Kellynge, président des Assises, ne fut pas long à s'en apercevoir. L'interrogatoire se changea rapidement en conversation animée entre le juge et l'accusé. « De quoi était-il accusé ? » demanda celui-ci.

« De s'être abstenu diaboliquement et pernicieusement d'aller à l'église pour entendre le service divin - en l'église paroissiale, cela s'entend - et de tenir ordinairement plusieurs réunions illégales, pour le plus grand trouble et le détournement des bons sujets du royaume... » « Si quelqu'un a reçu un don, qu'il l'exerce, expliqua le juge pompeusement ; John Bunyan a reçu le don de chaudronnier... » La réplique vint au juge, poussée de forte verve. Son Honneur, exégète d'occasion, dut reconnaître vite qu'il s'était engagé imprudemment sur un terrain brûlant. Le chaudronnier se découvrait Ici fort à l'aise.

Le colloque s'anime, se prolonge. Comment finira-t-il ? De la façon la plus simple du monde. John Bunyan offre le flanc au coup qui va le frapper. SI prêcher, l'Evangile est transgresser la loi, eh bien ! Il reconnaît qu'il le fait et qu'il le fera encore, en toute occasion se présentant.

Il ne restait plus au juge qu'à condamner. « Ecoutez la sentence ! Vous devez être ramené à la prison et y demeurer les trois mois qui vont suivre. Si A la fin de ces trois mois vous n'acceptez pas d'aller à l'église pour y entendre le service divin et ne cessez votre prédication, vous serez banni du royaume ; et si, après votre bannissement, vous êtes retrouvé à l'intérieur des frontières de ce royaume, sans autorisation spéciale du rot vous serez pendu haut et court, je vous le dis très nettement ! »

Avant de Quitter la salle, écrit John Bunyan, « je lui dis... que si ce jour même je sortais de prison, dès demain je prêcherais de nouveau l'Evangile, avec l'aide de Dieu ».

Trois mois après, en exécution du jugement, John Bunyan reçut dans sa prison l'assaut de Cobb, greffier du tribunal. Avec grande courtoisie et habileté, le représentant du Juge essaya d'amener le prisonnier au respect de la loi. John Bunyan était un loyal sujet de roi : pourquoi refuserait-il de s'incliner devant sa volonté ? La question était de celles qui font trembler les chrétiens qui lisent, dans les épîtres de Paul, que les autorités, rois et gouverneurs,. sont Institués par Dieu. Le roi commande : va-t-il lui refuser obéissance ?

« Je lui dis que Paul reconnaissait que les autorités de son temps étaient instituées par Dieu ; et pourtant, malgré tout, il fut souvent mis en prison. Et aussi, que Jésus mourut, sur la sentence de ce même Pilate à qui Il avait déclaré qu'il ne détenait, aucun pouvoir contre lui qu'il ne l'ait reçu de Dieu même ! Et cependant, lui dis-je, j'espère que vous ne me direz pas que Paul ou Christ ont manqué de respect pour ces magistrats et ainsi péché contre Dieu en méprisant son Institution ! Non ! Mais, dis-je, Il y a pour moi deux attitudes possibles en présence de la loi : l'une qui consiste à faire ce que la loi dit, si en toute conscience, je crois être dans l'obligation de le faire ; quant à l'autre, si je ne puis obéir activement, c'est de m'étendre sur le sol, et de 'supporter passivement ce qu'on voudra me faire. »

Cobb demeura sans réponse devant une pareille argumentation. Il avait essayé, avant cet assaut final, de mettre en doute la vocation de prédicateur du prisonnier : Comment pouvait-il savoir qu'il avait été désigné par Dieu pour prêcher ? Puis, Il avait essayé de faire entrevoir le bannissement, en Espagne, peut-être, où à Constantinople ! En vain. Il ne put que s'asseoir, découragé.

« Alors, écrit Bunyan, je le remerciai pour ses propos civils et courtois, et nous nous séparâmes Ah, puissions-nous nous rencontrer au ciel ! »

Elisabeth, la toute jeune femme que Bunyan venait d'épouser, montra, en ces douloureuses circonstances, un courage vraiment étonnant. Elle fit parvenir une requête à la Chambre des Lords, puis à Sir Matthew Hale, juge aux Assises d'été en 1661. Sa ténacité devait échouer. Hale se trouvait en présence d'un jugement enregistré ; Il ne pouvait rien faire, disait-il.

— « C'est parce qu'il est chaudronnier et pauvre, s'écria-t-elle, qu'il est tenu en mépris et ire peut obtenir justice !... mais « Dieu connaît les siens : Il a fait beaucoup de bien par mon mari !... Quand le juste Juge paraîtra, il deviendra manifeste que sa doctrine n'était pas doctrine du Diable ! »

Il semble bien que Hale ait eu surtout le souci de ménager certains de ses collègues très montés contre Bunyan. Mais écoutons encore la jeune Dame Bunyan : « J'ai oublié plusieurs choses, mais de ceci je me souviens. Bien que j'eusse été fort intimidée à ma première entrée dans la Chambre, cependant, avant d'en sortir, je ne pus faire autrement que d'éclater en larmes, non pas tant parce qu'ils montraient un cœur si dur contre moi et contre mon mari ; mais à penser quel triste compte ces pauvres créatures auraient à rendre d'elles-mêmes lorsque le Seigneur reviendra ! »

Elle pleurait sur eux.

L'emprisonnement de John Bunyan devait durer douze ans. Illégal, par conséquent, puisqu'il était condamné au bannissement. On désirait évidemment le ménager. Et cet emprisonnement devait parfois être assez léger. Déjà, pendant l'incarcération préventive il avait pu sortir à plusieurs reprises « et visiter le peuple de Dieu ». Il s'était même remis à prêcher, ce qui lui avait valu de voir sa demi-liberté supprimée.

Pendant ces douze années de prison, il put parfois sortir et s'occuper de ses affaires, les autorités regardant ces libertés « à travers leurs doigts ». Dans sa cellule de la prison du comté de Bedford, il travaillait à subvenir aux besoins de sa famille. Ah ! ce qui lui coûtait le plus, dit-il, c'était de se séparer de son aînée, Mary, qui était aveugle. Il recevait aussi des amis et prêchait, comme Paul, jadis, en un lieu analogue. Surtout, Il écrivait. Dans les six premières années de son emprisonnement, il devait écrire et publier neuf ouvrages en prose et en vers.

En définitive, cependant, c'était un emprisonnement illégal, et pour quel motif ! L'imbécillité de la mesure de violence exercée contre John Bunyan devait à la longue causer au gouvernement royal un grave préjudice. Bunyan était un simple évangéliste, sans reproche dans sa réputation, loyaliste envers le roi, par conviction. Mais, victime, il devenait un symbole. Toute l'Angleterre avait les yeux sur lui ; ses souffrances lui faisaient une auréole de martyr. La lumière devait en briller avec d'autant plus d'éclat.

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