John Bunyan : Chaudronnier, Poète, Évangéliste

Première partie

5. La prison libératrice

John Bunyan était à la veille de sa dernière victoire nécessaire : il avait encore, avant de conquérir la pleine liberté, ultime victoire après tant d'autres remportées sur l'ennemi, à en finir une fois pour toutes avec son vieil adversaire, la peur. De la façon la plus simple et aussi la plus naïve, il commence le récit de ce dernier assaut. « Je vais maintenant vous dire une bien jolie affaire ».

Il est en sa prison, plein d'incertitude quant à son avenir. Il passe en revue en son esprit toutes les éventualités c'est qu'il désire s'y préparer ! Sera-ce la prison mais Il s'habitue à cette Idée de la prison. Peut-être sera-t-il pris au dépourvu par le fouet et le pilori ? Et s'il se prépare pour ceux-ci, peut-être sera-t-il surpris par le bannissement, ou même la mort ? Le mieux est de se préparer au pire, de se familiariser avec lui, « considérer le tombeau comme ma maison, faire mon lit dans les ténèbres, dire à la corruption : tu es mon père ; au ver de terre : tu es ma mère et ma sœur !... Il me faut d'abord prononcer sentence de mort sur tout ce qui est proprement une chose de cette vie, ma femme, mes enfants, ma santé, mes jouissances, tous morts pour moi, moi-même mort pour eux ».

Sa croix la plus lourde c'est de penser à sa femme et ses enfants sur qui Il fait crouler sa maison. Se séparer d'eux a été comme si on lui avait décollé la chair des os. Ah ! la pauvre petite aveugle, Mary ! L'évocation de tout ce qui pourrait arriver à l'enfant met son cœur en pièces. Il la voit vouée à la mendicité, bousculée et battue, souffrant la faim, le froid, la nudité. La pensée lui en est Intolérable. Il trouve cependant du réconfort dans la parole de Jérémie : « Laisse tes orphelins, je les ferai vivre, et que ta veuve se confie en moi ». (Jérémie 49.1)

Son imagination travaille maladivement sur son exécution possible. Il se voit au pied du gibet, la corde au cou. Le tentateur ne désarme pas : « où Iras-tu après ta mort ? » Non, la vieille épouvante éclose aux Jours les plus tendres de son enfance, au temps où son imagination recevait en empreinte Ineffaçable, les Images crues et flamboyantes du châtiment Infernal, n'est pas encore morte. Pourtant, ce n'est plus la peur terrible qu'il connaissait Il n'y a pas si longtemps encore. Bunyan en parle comme d'une chose du passé. Mais c'est une autre peur qui le presse. Il a peur d'aller à la mort avec un visage pâle et des genoux tremblants, et ainsi de donner raison aux ennemis de Dieu et de son peuple, à cause de sa poltronnerie.

Il a peur d'avoir peur.

Mais il trouve une consolation dans la pensée que du haut de l'échelle il pourra exhorter encore la multitude venue le voir mourir.

Puis il songe, comment n'y songerait-il pas à la petite porte de Cobb, toujours ouverte. Il n'a qu'à dire un mot, un mot d'évasion, et il ira retrouver sa famille. Sa famille ! Et puis la vie ne lui est-elle pas devenue tout à coup plus précieuse encore, depuis qu'il a senti en lui l'éveil de puissances neuves en souffrance de créer, et de se manifester en œuvres de force et de beauté ? Il peut écrire. Il sait écrire. Il a connu le sortilège des mots, il a frémi de la Joie de l'artiste.

Il est seul. L'isolement est le terrain de prédilection du Tentateur. C'est depuis bien plus de quarante jours que Bunyan est au désert. Les conflits se sont simplifiés, accusés, aiguisés. Ils se réduisent maintenant à un choix entre oui et non. Ils ne peuvent guère se prolonger davantage : le moment est venu où l'indécision va être intolérable.

« Pendant plusieurs semaines, je fus ballotté, ne sachant que faire. Enfin, cette considération tomba sur moi, de tout son poids, que c'était pour la Parole et pour le Chemin du Seigneur que je me trouvais en cette conjoncture, et que, par conséquent il ne m'était pas possible de m'écarter de mon devoir de l'épaisseur d'un cheveu. » Je pensai aussi « que c'était mon devoir d'être fidèle à sa parole, Dieu fût-il disposé à jeter les yeux sur moi en ce jour ou à ne me sauver qu'au dernier moment seulement : aussi, pensais-je, puisqu'il en est ainsi, je suis d'avis d'aller de l'avant, que je reçoive secours ou non ».

Il jette son cri de défi. « Si Dieu n'intervient pas, me disais-je, je sauterai de l'échelle du gibet dans l'éternité, les yeux bandés, soit pour sombrer, soit pour nager, vienne le ciel, vienne l'enfer, Seigneur Jésus, si Tu veux me saisir, fais-le ! Je risque tout pour l'amour de ton nom. »

Ce fut sa victoire définitive. Il lui avait fallu dire oui de toute la force de son âme, à l'extrême pointe du conflit. Point de paix pour Bunyan avant d'avoir résolu avec force ; point de résolution forte sans conflit de titan. Il faut bien prendre notre héros comme il est fait.

Son âme enfin est unifiée, liée en un faisceau indivisible autour d'une irréductible volonté. Il est désormais, et le sera jusqu'au bout du pèlerinage, tout entier dans la confiance et dans l'obéissance joyeuse. Le dernier seuil est franchi. Toute sa vie est à la discrétion du Seigneur. Il la lui a apportée, dans le geste de l'ultime sacrifice consenti : le Seigneur la lui rend, prête désormais pour les travaux qu'il lui réserve.

Ainsi, c'est la prison qui a fait de Bunyan un homme définitivement libre. C'est un homme nouveau qui, maintenant, va et vient entre ses quatre murs. Il se laisse questionner par ses visiteurs ; il est cordial, rempli de bonne humeur, abondant en humanité souriante. Plein de sang-froid et d'une clairvoyance neuve, Il observe choses et gens d'un œil sûr et profond. Il ne se perd pas dans les nuages ; de solide bon sens, il étreint des mains et touche des pieds la réalité. Rêveur, allégoriste, visionnaire, prédicant rustique, parfois échevelé, tout ce que l'on voudra ! Il n'en demeure pas moins solidement planté sur terre ferme.

Il a sa bibliothèque : deux livres en tout, sa Bible et le Livre des Martyrs, de Fox. Puis, il a ses outils. On lui apporte à réparer des ustensiles de ménage, : car Il faut que sa famille vive. Il a aussi du papier et de l'encre. Tout un monde nouveau palpite en son âme : il le fouille, l'explore, le décrit. Sa pensée libérée aussi est maintenant au bord du nid, prêté à prendre l'essor, se dilatant dans une joie neuve, au contact de la brise qui la soulève et va l'emporter.

Il écrit.

Ce sont des serinons, des traités, des ouvrages plus volumineux. C'est à ce moment que surgit d'une magnifique coulée son autobiographie spirituelle Grâce Surabondante, qui appartient aux Confessions de grande classe et demeure un des classiques de l'âme. Il est vraisemblable que ce livre vint au jour comme suite, et sans doute en manière de développement, à un certain nombre de sermons qu'il prêcha en sa chambre de prison. Car Il prêchait toujours, à tout venant. Parfois Il avait de véritables aubaines. Une nuit, une soixantaine de personnes avaient été surprises dans une réunion prohibée, dans un bois. Les hommes de police conduisirent toute la troupe à la prison ! John Bunyan remercia Dieu de l'aventure qui lui donnait un auditoire comme Il n'en avait eu depuis longtemps ; et l'auditoire se trouva merveilleusement béni d'avoir goûté de la prison, en compagnie de Maître John Bunyan.

Il publia coup sur coup des Méditations (Profitable Meditations), un traité sur la prière (Praving in the Spirit), un livre de morale évangélique (Christian Behaviour), deux livres de vers, la Sainte Cité (Holy City), la Résurrection des Morts (Resurrection of the Dead), d'autres méditations (Prison Meditations). De tous ces livres, la Sainte Cité offre seul un intérêt réel pour le lecteur moderne.

Peu après avoir publié Grâce Surabondante, Il bénéficia de quelques semaines de liberté. Des amis étaient intervenus en haut lieu en sa faveur. C'était pendant l'année terrible de la peste qui désola Londres et vint même exercer ses ravages autour de la prison de Bedford, et Qui devait être suivie du Grand Incendie qui ravagea la capitale.

Ces calamités nationales avaient-elles incliné à la clémence les hommes au pouvoir ? Nous ne savons. En tout cas, cette éclaircie dans l'existence de Bunyan devait être de courte durée. L'incorrigible fut de nouveau surpris dans une réunion prohibée et réintégra sa cellule. Elle devait lui servir de demeure pendant six ans encore.

Nous connaissons beaucoup moins bien ce qui s'est passé pendant ces six nouvelles années d'emprisonnement. Si au cours de son premier séjour Il avait publié neuf livres, dans le second, il semble n'en avoir publié que deux : une profession de foi (Confession of faith) et, peu de temps avant sa mise en liberté définitive, en 1672, une Défense de la Doctrine de la Justification par la Foi (Defence of the Doctrine of Justiftcation by Faith).

On a cru pendant longtemps que son chef d'œuvre, le Voyage du Pèlerin avait été écrit pendant ce séjour de douze ans en prison. On est à peu près sûr aujourd'hui que le livre fut écrit au cours d'une nouvelle incarcération qui dura six mois, cette fois, et qui eut lieu cinq années après sa libération de son long emprisonnement.

C'est grâce aux événements qui assombrissaient à cette époque la vie publique de l'Angleterre que Bunyan obtint sa mise en liberté.

Le roi désirait vivement ramener son peuple au catholicisme, et s'était assuré par un traité secret l'appui du roi de France. Pour cacher ses menées, il crut d'habile politique de se montrer soudain enclin au libéralisme envers les Eglises dissidentes, depuis longtemps persécutées par l'Eglise établie. Il signa la Déclaration d'Indulgence de mars 1672.

Les prisons s'ouvrirent. Bunyan, avec beaucoup d'autres, sortit de la geôle de Bedford, libre enfin.

Ce fut un retour triomphal. Quelques mois auparavant, le 31 décembre 1671, anticipant sur les événements, la communauté fondée par Gifford et dont il était membre, lui avait demandé de devenir son pasteur. Il avait accepté. Une grange spacieuse avait été achetée pour servir de lieu de culte. Les autorités en donnèrent licence. En même temps fut accordée à John Bunyan l'autorisation d'exercer sa charge de pasteur congrégationaliste.

Alors se déroula dans l'allégresse le premier culte présidé après sa délivrance. Toute la famille de Bunyan était présente : Elisabeth, sa femme, Mary, la jeune aveugle, et qui avait maintenant vingt ans, John et Thomas ses deux fils.

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