De la Trinité

LIVRE ONZIÈME
LA TRINITÉ DANS L’HOMME

On retrouve une image de la Trinité même dans l’homme extérieur ; d’abord dans ce qui se voit au dehors, à savoir : dans le corps qui est vu, dans l’image qu’il imprime dans l’œil, et dans la volonté qui les relie l’un à l’autre. Toutefois ces trois choses ne sont point égales entre elles, ni d’une même substance. De plus dans l’âme elle-même, d’après les sensations qui lui viennent du dehors, on trouve une autre trinité qui s’est comme introduite chez elle, pu, si l’on veut, trois choses d’une même substance : l’imagination du corps qui est dans la mémoire, puis l’information quand la pensée tourne là son attention, et enfin la volonté qui les unit : trinité que nous rattachons à l’homme extérieur, parce qu’elle provient des corps extérieurs et sensibles.

CHAPITRE PREMIER

IL Y A MÊME DANS L’HOMME EXTÉRIEUR UN VESTIGE DE LA TRINITÉ.

1. Personne ne doute que l’homme extérieur soit doué de la sensibilité du corps, comme l’homme intérieur l’est de l’intelligence. Cherchons donc, autant que nous le pouvons, à trouver un vestige quelconque de la Trinité dans l’homme extérieur, bien que ce ne soit pas en cela qu’il est l’image de la Trinité. L’Apôtre s’est clairement exprimé là-dessus, quand il déclare que l’homme intérieur doit se renouveler dans la connaissance de Dieu (Col. III, 10), selon l’image de Celui qui l’a créé et quand il dit ailleurs : « Bien qu’en nous l’homme extérieur se détruise, cependant l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour (II Cor. IV, 16) ». Cherchons donc dans cet homme qui se détruit quelque image de la Trinité, sinon plus exacte, du moins plus aisée à distinguer. Car ce n’est pas sans raison qu’on lui donne le nom d’homme, puisqu’il a quelque ressemblance avec l’homme intérieur. Et à raison même de notre condition d’hommes mortels et charnels, il nous est plus facile de traiter des choses visibles que des choses invisibles, puisqu’elles nous sont plus familières, les unes étant extérieures, les autres intérieures, les unes étant sensibles pour le corps, les autres accessibles seulement à l’intelligence. Or, nous ne sommes pas des âmes sensibles, c’est-à-dire matérielles, mais douées d’intelligence parce que nous sommes vie. Néanmoins, comme je l’ai dit, nous contractons une telle familiarité avec les corps, que notre attention se reporte vers eux en dehors avec une étonnante facilité ; et que, quand elle s’est arrachée aux incertitudes du monde matériel, pour retrouver dans l’esprit des notions plus certaines et plus fermes, elle se rejette vers les objets sensibles et cherche son repos là même où elle a puisé sa faiblesse. Il faut avoir égard à cette infirmité ; par conséquent, si nous voulons discerner plus exactement et faire mieux ressortir les choses Intérieures et spirituelles, empruntons nos exemples et nos comparaisons aux choses extérieures et matérielles.

L’homme extérieur et doué du sens corporel sent donc les corps. Or ce sens se subdivise, comme chacun le sait, en cinq parties la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Il serait long d’interroger ces cinq sens sur la question qui nous occupe ; mais cela n’est pas nécessaire, car l’un parlera pour tous. Invoquons donc de préférence le témoignage de nos yeux. C’est en effet le sens corporel le plus parfait et le plus rapproché, sauf la différence du genre, de la vue intellectuelle.

CHANTRE II

IL Y A DANS LA VISION UNE SORTE DE TRINITÉ. ÉCLAIRCISSEMENT PAR UN EXEMPLE.

2. Quand nous voyons un corps, il y a trois choses très-faciles à reconnaître et à distinguer. La première, c’est l’objet même que nous voyons, soit pierre, ou flamme, ou toute autre chose visible aux yeux : objet qui pouvait exister avant même d’être vu. La seconde, c’est la vision, qui n’existait pas avant que l’objet frappât notre sens. En troisième lieu, ce qui arrête le sens des yeux sur l’objet en vue tant qu’il est en vue, c’est-à-dire l’attention de l’âme. Et non – seulement ces trois choses sont distinctes, mais elles sont de nature différente. D’abord la nature de ce corps visible est très-différente de celle du sens de l’œil, par lequel la vision a lieu par rencontre. Et la vision elle-même, qu’est-ce autre chose que la sensation déterminée par le corps qui est senti ? Bien qu’elle n’existe pas, si on soustrait l’objet, et qu’il ne puisse y avoir vision sans un corps visible ; cependant le corps qui détermine par son aspect la sensation des yeux, et la forme même qu’il imprime au sens et qu’on appelle vision, ne sont nullement de la même substance. En effet, le corps vu, est, de sa nature, divisible ; tandis que le sens qui existait déjà dans l’être animé avant de voir ce qu’il pouvait voir dès qu’un corps visible s’offrirait à lui, ou si l’on veut, la vision qui se forme dans le sens d’après le corps visible, quand il est présent et qu’on le voit ; que ce sens ou cette vision, dis-je, c’est-à-dire la sensation provenant du dehors, appartient à la nature de l’être animé, fort différente du corps qui occasionne en nous la sensation par son aspect : sensation qui ne produit pas le sens, mais la vision. Car si le sens n’existait pas en nous, même avant la présence d’un objet sensible, nous ressemblerions aux aveugles, puisque nous ne voyons rien dans les ténèbres ni les yeux fermés. Mais la différence qu’il y a entre les aveugles et nous, c’est que, même quand nous ne voyons pas, nous avons la faculté de voir, ce qu’on nomme sens ; faculté qu’ils n’ont pas, et c’est pourquoi on les appelle aveugles. Ensuite cette attention de l’âme qui arrête le sens sur l’objet que nous voyons et les unit tous les deux, ne diffère pas seulement de cet objet visible, puisqu’elle est esprit et qu’il est corps ; mais elle diffère même du sens et de la vision, parce qu’elle appartient à l’âme seule, tandis que le sens de la vue n’est appelé sens du corps que parce que les yeux sont des organes du corps. Et bien qu’un cadavre ne sente pas, cependant l’âme unie au corps sent par l’instrument du corps, et c’est cet instrument qui s’appelle sens. Ce sens peut être intercepté et détruit par la lésion du corps, ce qui arrive quand on est aveuglé, l’âme reste la même mais, par la perte des yeux, son attention n’a plus à sa disposition le sens corporel pour atteindre au dehors l’objet visible, et y fixer sa vue ; et, néanmoins, par ses efforts, elle fait assez voir que, malgré la privation du sens corporel, elle n’a pu périr ni diminuer. En effet, le désir de voir subsiste tout entier, soit qu’il puisse, soit qu’il ne puisse pas être satisfait.

Ainsi donc ces trois choses : le corps visible, la vision même, et l’intention qui les unit l’un à l’autre, sont très-faciles à distinguer, non seulement par leur caractère particulier, mais par la différence de leurs natures.

3. Quoique le sens ne procède pas du corps visible, mais du corps de l’être animé qui sent -et auquel l’âme accommode son action d’une manière merveilleuse, cependant c’est du corps visible que la vision est engendrée, c’est-à-dire que le sens est formé ; non-seulement le sens qui subsiste tout entier même dans les ténèbres, tant qu’on a des yeux, mais encore le sens informé qui s’appelle vision. La vision est donc engendrée par l’objet visible, mais non par lui seul ; car il faut un être pour voir. La vision est donc engendrée par l’objet visible et par l’être voyant ; de telle sorte cependant que le sens des yeux, l’attention qui considère et se fixe, appartiennent au voyant ; que « l’information » du sens, qu’on appelle vision, soit imprimée uniquement par l’objet qui est vu, c’est-à-dire par quelque chose de visible ; et que cette vision supprimée, la forme imprimée au sens par la présence de l’objet disparaisse, tandis que le sens qui existait avant de rien voir, subsiste ; de même que la trace d’un corps dans l’eau subsiste tant que le corps est présent, et disparaît avec lui, quoique l’eau qui existait avant de recevoir l’image de ce corps, ne disparaisse pas pour autant.

Nous ne pouvons donc-pas dire que l’objet visible engendre le sens : cependant il engendre sa propre forme ou ressemblance, qui a lieu dans le sens, quand nous voyons et sentons quelque chose. Mais la forme du corps que nous voyons, et la forme qui résulte de celle-là dans le sens de celui qui voit, nous ne les discernons pas par le même Sens ; leur union est si étroite qu’il n’y a pas moyen de les distinguer. Mais la raison nous dit que nous n’aurions pas pu sentir s’il ne s’était formé dans notre sens quelque image du corps aperçu. En effet, quand on imprime un cachet sur la cire, l’empreinte n’en existe pas moins, quoiqu’on ne la distingue que quand la séparation a eu lieu. Mais comme après la séparation, l’empreinte reste sur la cire de manière à être visible, on n’a pas de peine à croire que la forme était déjà imprimée avant que le cachet fût séparé de la cire. Mais si l’on apposait ce cachet sur un corps liquide, son empreinte disparaîtrait dès qu’il serait ôté ; néanmoins la raison saurait comprendre qu’avant la séparation, le liquide portait l’empreinte de l’anneau, distincte de la forme de l’anneau même ; d’où il est résulté que l’une disparaissant avec la pression de l’anneau, celle de l’anneau lui-même, principe de l’autre, est restée. Ainsi, de ce que l’œil n’a plus l’impression du corps, dès que ce corps cesse d’être vu, il n’en faut pas conclure qu’il ne l’avait pas quand le corps était présent. Voilà pourquoi il est très-difficile de persuader ‘aux esprits peu intelligents que l’image d’une chose visible se forme dans notre sens, tant que nous la voyons, et que cette forme même est ha vision.

4. Mais ce travail de l’esprit sera moins pénible, si l’on fait attention à ce que je vais dire. Ordinairement quand nous avons tenu quelque temps nos yeux fixés sur un flambeau et que nous les fermons ensuite, nous semblons voir des couleurs brillantes qui varient et alternent les unes avec les autres ; elles diminuent insensiblement jusqu’à ce qu’elles s’éteignent tout à fait. Eh bien ! il faut reconnaître là les vertus de la forme qui s’était imprimée dans le sens au moment où les yeux voyaient le corps brillant : restes qui varient en cessant peu à peu et pour ainsi dire graduellement. En effet, si par hasard nous avions regardé par des fenêtres, leurs barreaux nous apparaissaient à travers ces couleurs : preuve que l’impression de notre sens était produite par l’aspect de l’objet. Cette impression existait donc déjà quand nous voyions, elle était même plus claire et plus nette ; mais elle était tellement unie à la forme de la chose que nous voyions, qu’il n’était pas possible de l’en discerner c’était la vision. Bien plus, quand la flamme d’une lanterne est comme doublée par la scintillation des rayons de l’œil, il se forme deux visions, bien qu’il n’y ait qu’un seul objet vu. C’est que les mêmes rayons partant isolément de chaque œil sont affectés individuellement, parce qu’ils ne peuvent plus se réunir pour aller de pair se fixer sur le même corps, de manière à ne former qu’un seul coup d’œil. Aussi en fermant un œil nous ne – verrons plus deux flammes, mais une seule, comme il n’y en a réellement qu’une. Mais pourquoi, l’œil gauche étant fermé, l’œil droit cesse-t-il de voir ce qu’il voyait, et, l’œil droit étant clos, l’image qui apparaissait à l’œil gauche, s’efface-t-elle ? c’est une question qui serait longue à traiter et qu’il n’est pas nécessaire de discuter pour le moment. Qu’il nous suffise de dire pour le sujet qui nous occupe, que s’il ne s’était pas formé dans notre sens une image parfaitement semblable à l’objet aperçu, nos yeux ne verraient pas une double apparence de flamme, pour avoir adopté une manière de regarder qui empêche le concours des deux rayons. En effet, de quelque manière qu’un œil puisse être dirigé, impressionné, tourné obliquement, il ne lui est pas possible de voir double un objet unique, si l’autre est fermé.

5. Cela posé, souvenons-nous de quelle manière une sorte d’unité résulte de ces trois choses de nature différente, je veux dire : l’espèce du corps soumis au regard ; l’impression qu’il produit dans le sens, et qui est la vision ou l’information du sens ; puis la volonté de l’âme qui applique le sens à l’objet sensible et y fixe la vision elle-même. La première des trois, c’est-à-dire la chose visible, n’appartient pas à la nature animée, à moins que nous ne voyions notre corps. La seconde y appartient en ce sens qu’elle se passe dans le corps, et par l’entremise du corps, dans l’âme : elle a lieu en effet dans le sens, lequel ne peut exister sans le corps et sans l’âme. La troisième appartient à l’âme seule, puisque c’est sa volonté. Malgré la différence de substance, ces trois choses forment une telle unité, que les deux premières peuvent à peine être discernées par le jugement de la raison : j’entends parler de l’apparence du corps soumis au regard, et de l’image qui s’en fait dans le sens, c’est-à-dire de la vision. Et ha volonté a une telle puissance pour les unir qu’elle applique le sens qui doit être informé à l’objet qui est vu, et l’y maintient quand il est formé. Et si elle est tellement violente qu’on puisse l’appeler amour, cupidité, passion, elle affecte vivement tout le reste du corps de l’être animé, et s’assimile une espèce ou une couleur étrangère, à moins qu’elle ne rencontre quelque résistance dans une matière trop inerte ou trop dure. Ainsi on peut voir le corps du caméléon revêtir avec la plus grande facilité les couleurs qu’il a sous les yeux. Chez les autres animaux, où le corps ne se prête pas aussi aisément à ces sortes de changements, souvent les fruits trahissent les caprices des mères, les objets qui les ont le plus charmées ; car plus les embryons sont tendres et susceptibles d’impressions pour ainsi dire, plus ils sont souples et dociles à subir la volonté de l’âme de la mère et l’impression qu’a laissée dans son imagination l’aspect du corps qu’elle a contemplé avec passion. On en pourrait citer de nombreux exemples ; mais il suffit de rappeler, d’après le témoignage de nos infaillibles Ecritures, ce que fit Jacob pour obtenir des agneaux et des chevreaux de diverses couleurs, en plaçant dans un abreuvoir des baguettes bigarrées, pour frapper les yeux des mères qui s’y désaltéraient au moment de la conception (Gen. XXX, 37-41).

CHAPITRE III

IL SE FORME DANS LA PENSÉE UNE TRINITÉ DE LA MÉMOIRE, DE LA VISION INTÉRIEURE ET DE LA VOLONTÉ QUI LES UNIT.

6. Mais l’âme raisonnable se dégrade en vivant selon la trinité de l’homme extérieur, c’est-à-dire quand elle applique aux choses du dehors qui forment le sens corporel, non une volonté droite qui les-ramène à un but utile, mais une passion honteuse qui l’attache à un objet. Car même en l’absence de l’objet sensible, il en reste dans la mémoire une ressemblance où la volonté fixe de nouveau son regard pour en prendre la forme intérieurement, comme le sens extérieur la prenait en présence de l’objet lui-même. C’est ainsi que la trinité se forme de la mémoire, de la vision intérieure, et de la volonté qui les unit. Et c’est de la réunion de ces trois choses en une, que la pensée a pris son nom, cogitatio a coactu. Mais dès lors elles ne sont plus de substance différente. En effet, là il n’y a plus de corps sensible différent de la nature animée, ni sens du corps informé pour produire la vision, ni volonté agissant pour appliquer le sens à informer sur l’objet sensible et l’y fixer ensuite ; mais à la place de cette espèce de corps qui était senti extérieurement, succède la mémoire qui conserve l’image dont l’âme s’est pénétrée par l’entremise du sens corporel ; et au lieu de cette vision qui avait lieu au dehors quand le sens était informé par le corps extérieur, il reste dedans une vision semblable, alors que la vue de l’âme se forme sur le souvenir de la mémoire et qu’elle pense à des corps absents. Et de même que la volonté appliquait au dehors le sens à informer sur le corps présent et les unissait, ainsi elle tourne le regard de l’âme vers la mémoire pour qu’il se forme d’après ce que celle-ci a retenu, et qu’ainsi une vision semblable se reproduise dans la pensée.

Or, comme la raison distinguait entre le corps visible qui formait le sens corporel, et la ressemblance de ce corps qui avait lieu dans le sens informé et d’où résultait la vision — deux choses tellement unies qu’on eût pu, sans cela, les confondre – ; de même, quand l’âme pense à l’espèce de corps qu’elle a vu ; son imagination formée de la ressemblance du corps conservée par la mémoire et de celle qui en naît dans le regard de l’âme qui se souvient, paraît cependant tellement une, tellement simple, que ses deux éléments ne peuvent être distingués que par un jugement de la raison, laquelle nous fait comprendre qu’autre chose est ce que la mémoire retient, même quand la pensée en vient d’ailleurs, et autre chose ce qui se passe quand nous nous rappelons, c’est-à-dire quand nous revenons à notre mémoire et y retrouvons la même apparence. Si celle-ci n’y était plus, nous dirions que nous avons oublié de manière à ne pouvoir plus nous souvenir. D’autre part, si le regard de celui qui se souvient n’était pas formé de ce qui existe dans la mémoire, il n’y aurait plus vision dans la pensée ; mais l’union des deux, c’est-à-dire de ce que la mémoire retient, et de ce qui en résulte pour former le regard de la pensée, et leur parfaite ressemblance, ont qu’on croit n’y voir qu’une seule et même chose. Puis, quand le regard de la pensée s’est détourné et a cessé de voir ce qu’il voyait dans la mémoire, il ne reste plus rien de la forme qui s’était imprimée en lui ; et il en prendra une autre, en se tournant ailleurs, pour former une autre pensée. Cependant la mémoire conserve ce qu’il y a laissé, afin qu’il puisse s’y tourner encore quand le souvenir nous en reviendra, s’y former de nouveau et ne faire plus qu’un avec l’objet même dont il est formé.

CHAPITRE IV

COMMENT SE FAIT CETTE UNITÉ.

7. Mais si la volonté, qui porte et reporte de tout côté le regard à informer et l’unit à son objet quand il est formé, si la volonté, dis-je, se concentre tout entière dans l’image intérieure, détourne entièrement le regard de l’esprit des corps qui environnent les sens et des sens eux-mêmes, et s’attache uniquement à l’image aperçue au dedans la ressemblance du corps, tirée de la mémoire est telle, qu’il n’est pas même possible à la raison de distinguer si c’est le corps lui-même qu’on voit ou sa figure imaginaire. En effet, il arrive parfois que des hommes, séduits ou effrayés pour avoir trop pensé à des choses visibles, prononcent subitement des paroles telles qu’ils en prononceraient s’ils faisaient telle action ou éprouvaient telle impression. Je me souviens même d’avoir ouï dire à un homme qu’il se représentait si vivement, si réellement par la pensée un corps de femme, qu’il croyait s’unir à elle charnellement et en éprouvait les conséquences. Tant l’âme a d’empire sur son corps ! Tant la manière dont un vêtement va à celui qui le porte, offre de facilité pour le retourner ou en changer la qualité !

Les jeux de l’imagination pendant le sommeil appartiennent encore à ce genre d’affection. Toutefois il importe de savoir si, quand l’attention de l’âme est forcément entraînée vers les images qui lui viennent ou de la mémoire, ou de quelque puissance occulte par certaines ingérences spirituelles d’une substance également spirituelle ; de savoir, dis-je, si cela arrive lorsque les sens corporels sont assoupis, comme dans le sommeil par exemple, ou lorsqu’ils sont dans un état de perturbation organique, comme dans la folie, ou arrachés en quelque sorte à eux-mêmes, comme les devins et les prophètes ; ou bien, si, comme cela arrive parfois à l’homme bien portant et éveillé, la volonté, s’emparant d’une pensée, s’arrache à l’empire des sens, et forme elle-même le regard de l’âme par différentes images de choses sensibles, comme-si ces choses étaient réellement soumises aux sens. Or, ces impressions d’images n’ont jas lieu seulement quand la volonté est portée là par le désir ; mais encore quand l’âme est entraînée à considérer ces objets pour les éviter et se tenir en garde. D’où il suit que ce n’est pas seulement le désir, mais aussi la crainte, qui porte le sens vers les choses sensibles, ou le regard de l’âme vers les images des choses sensibles. Par conséquent, plus la crainte ou le désir sont violents, plus le regard est vif, soit dans l’œil qui voit un corps présent, soit dans l’âme qui pense d’après l’image fixée dans la mémoire. Ainsi ce qu’est la présence d’un corps au sens corporel, la ressemblance du corps gravée dans la mémoire l’est au regard de l’âme ; ce qu’est la vision de l’œil à l’espèce de corps dont elle est formée, la vision de la pensée l’est à l’image du corps, fixée dans la mémoire, de laquelle se forme le regard de l’âme ; ce qu’est l’attention de la volonté pour unir la vue du corps et la vision intérieure, former une certaine unité de trois choses, malgré la différence des natures, cette même attention de la volonté l’est pour unir l’image du corps qui est dans la mémoire, et la vision de la pensée, c’est-à-dire la forme que le regard de l’âme a prise en revenant à la mémoire ; de sorte qu’ici encore il y a une certaine unité faite de trois choses, qui ne sont plus de nature diverse, mais d’une seule et même substance : parce que tout cela est intérieur, et que tout cela est une seule âme.

CHAPITRE V

LA TRINITÉ DE L’HOMME EXTÉRIEUR N’EST PAS L’IMAGE DE DIEU. LA RESSEMBLANCE DE DIEU SE VOIT JUSQUE DANS LE PÉCHÉ.

8. Mais de même que quand la forme et l’apparence du corps ont disparu, la volonté ne peut reporter sur lui le sens de la vue ; ainsi quand l’image conservée par la mémoire a été effacée par l’oubli, la volonté ne saurait fixer sur elle le regard de l’âme par le souvenir. Toutefois, comme l’âme a le pouvoir de se figurer non-seulement les choses oubliées, mais celles dont elle n’a jamais eu la sensation ni l’expérience, et d’augmenter, de diminuer, de changer et de modifier, à son gré celles qu’elle n’a point oubliées : souvent elle s’imagine comme réel un objet qu’elle sait ne pas être tel qu’elle le fait, ou qu’elle ne connaît pas comme tel. Ici il faut prendre garde qu’elle ne mente pour tromper, ou ne se fasse illusion à elle-même. A part ces deux inconvénients, les fantômes de l’imagination ne sauraient lui nuire ; comme les choses dont elle a expérimenté la sensation et qu’elle a retenues dans la mémoire, ne lui portent aucun préjudice, si elle ne les recherche pas trop avidement quand elles lui plaisent ni ne les évite honteusement quand elles lui déplaisent. Mais quand la volonté s’y vautre avec délices, au détriment de biens meilleurs, elle devient impure ; et il est dangereux d’y penser quand elles sont présentes, et plus dangereux encore quand elles sont absentes.

C’est donc pécher et se dégrader que de vivre selon la trinité de l’homme extérieur, parce que cette trinité, quoiqu’elle imagine à l’intérieur, imagine pourtant des choses extérieures et qu’elle a pour but l’usage des choses sensibles et matérielles. En effet, personne ne pourrait user de celles-ci même convenablement, si les images des objets sensibles n’étaient conservées par la mémoire ; et à moins que la partie principale de la volonté ne se maintienne dans l’intérieur et dans une région plus élevée, à moins encore que la partie qui se prête soit aux corps à l’extérieur, soit à leurs images à l’intérieur, ne rapporte à une vie meilleure et plus vraie tout ce qu’elle leur emprunte, et ne cherche son repos dans la fin même en vue de laquelle elle juge à propos de faire ces actions : que serait-ce faire, sinon ce que l’Apôtre défend de faire, quand il dit : « Ne vous conformez point à ce siècle (Rom. XII, 2) ? » Ainsi donc cette trinité n’est point l’image de Dieu : car c’est de ce qu’il y a de plus imparfait dans la création, c’est-à-dire de la créature matérielle, bien inférieure à l’âme, qu’elle se forme dans l’âme elle-même par les sens du corps. Cependant elle a quelques traits de ressemblance. Et quelle créature n’a pas, dans son genre et dans sa proportion, quelque ressemblance avec Dieu, puisque Dieu a tout fait très-bon (Eccli. XXXIX, 21), précisément parce qu’il est souverainement bon ? Donc tout ce qui existe, en tant qu’il est bon, a une ressemblance, quoique très-imparfaite, avec le souverain bien : ressemblance juste, et bien ordonnée, si elle est conforme à la nature, mais honteuse et coupable, si elle est vicieuse. Car même dans leurs péchés, les âmes offrent encore quelque ressemblance avec Dieu, alors qu’elles usent d’une liberté orgueilleuse, déplacée, et, pour ainsi dire, servile. On n’aurait pas même pu entraîner nos premiers parents au péché, si on ne leur avait dit : « Vous serez comme des dieux (Gen. III, 5) ». Cependant on ne doit pas appeler image de Dieu toute créature qui a quelque ressemblance avec Dieu, mais seulement celle qui n’est inférieure qu’à lui. Celle-là seule porte véritablement son empreinte, parce qu’il n’y a pas de nature intermédiaire entre elle et lui.

9. La forme du corps est donc comme le père de cette vision, c’est-à-dire de la forme qui se reproduit dans le sens de celui qui voit, puisque c’est d’elle que celle-ci provient. Mais ce n’est point là un véritable père ; et la vision n’est point un véritable fils, car elle n’en est pas uniquement engendrée, puisque, pour la former, un autre objet doit être appliqué au corps, à savoir le sens du spectateur. Voilà pourquoi se complaire là, c’est s’aliéner soi-même (Voir., I Retract., ch. XV). Aussi la volonté qui unit cette espèce de père et cette espèce de fils est pulls spirituelle qu’eux. En effet, le corps qui est vu, n’est en aucune façon spirituel. La vision qui se forme dans le sens a quelque chose de spirituel, puisqu’elle ne peut exister sans l’âme : elle ne l’est cependant pas entièrement, puisque le sens informé est corporel. Par conséquent, la volonté qui unit l’un à l’autre est plus spirituelle, comme je l’ai dit, et semble représenter dans cette trinité la personne du Saint-Esprit. Mais elle appartient plus au sens informé qu’à l’objet matériel qui l’informe. Car le sens de l’être animé est aussi la volonté de l’âme, et non celle de la pierre ou d’un corps visible quelconque. Elle ne procède donc point de celui-ci, comme d’un père, ni de la vision ou forme qui est dans le sens, comme d’un fils. En effet, la volonté qui a appliqué à l’objet visible le sens à informer, existait déjà avant la vision ; mais elle n’y avait pas encore mis sa complaisance. Car comment se complaire en ce qu’on n’a pas encore vu ? Or la complaisance, c’est la volonté en repos. Nous ne pouvons donc pas appeler la volonté fils de la vision, puisqu’elle existait avant elle ; ni son père, puisque ce n’est pas de la volonté, mais de l’objet visible, que la vision est formée et produite.

CHAPITRE VI

COMMENT IL FAUT ENTENDRE LE REPOS ET LE TERME DE LA VOLONTÉ DANS LA VISION.

10. Nous pouvons peut-être appeler la vision terme et repos de la volonté, mais à ce point de vue seulement. Car, parce que la volonté voit quelque chose qu’elle voulait voir, il ne s’ensuit pas qu’elle ne voudra plus autre chose. Ce n’est donc pas la volonté entière de l’homme, dont le bonheur est la fin, mais un acte accidentel de la volonté voulant voir, qui a son terme dans cette vision, soit qu’elle la rapporte à autre chose, soit qu’elle ne l’y rapporte pas. En effet, si elle ne rapporte pas la vision à autre chose, mais qu’elle ait simplement voulu voir, il n’est pas nécessaire de démontrer que la vision est la fin de la volonté : car la chose parle d’elle-même. Si, au contraire, elle la rapporte à autre chose, elle veut évidemment cette autre chose, et alors ce n’est plus la volonté de voir, ou tout au moins de voir ceci. C’est ainsi que quelqu’un voudra voir une cicatrice, pour prouver qu’il y a eu blessure ; on veut aussi voir une fenêtre pour examiner par-là les passants. Toutes ces volontés et autres de ce genre ont leurs fins propres qui se rapportent au but de cette volonté supérieure, en vertu de laquelle nous voulons vivre heureux, et parvenir à la vie qui ne se rapporte plus à autre chose, mais suffit par elle-même à l’amour.

La volonté de voir a donc la vision pour fin, et la volonté devoir telle chose a la vision de cette chose pour terme. Ainsi la volonté de voir une cicatrice atteint sa fin, c’est-à-dire la vision de la cicatrice, et ne va pas au delà ; car la volonté de prouver qu’il y a eu blessure, est une autre volonté, bien qu’elle se rattache à celle-là, et ait aussi pour fin la preuve de la blessure. De même la volonté de voir une fenêtre a pour fin la vision de la fenêtre ; mais il y a une autre volonté qui se rattache à elle, celle de voir les passants, et qui a pour fin la vision des passants. Or, leurs volontés sont droites et toutes se relient ensemble, si celle à laquelle elles se rapportent toutes est bonne ; mais si elle est mauvaise, toutes sont mauvaises. Voilà pourquoi l’entraînement des volontés droites est comme le chemin par où l’on monte d’un pas ferme ; tandis que la série des mauvaises volontés est comme le lien avec lequel le coupable sera jeté dans les ténèbres extérieures (Matt. XXII, 13). Heureux donc ceux qui chantent par leurs actions et leur conduite le cantique des degrés ; et malheur à ceux qui traînent leurs péchés, comme une longue chaîne (Is. V, 18) ! Or, le repos de la volonté que nous appelons sa fin, peut, s’il se rapporte à autre chose, être Comparé au repos du pied dans la marche, quand on le pose à terre afin de donner à l’autre le point d’appui nécessaire pour continuer le chemin. Que si un objet plaît assez pour que la volonté s’y repose avec quelque satisfaction, ce n’est cependant pas encore là le but où l’on tend, car on le rapporte à autre chose ; ce n’est pas encore la patrie du citoyen, mais le repos ou le séjour du voyageur à l’hôtellerie.

CHAPITRE VII

AUTRE TRINITÉ DANS LA MÉMOIRE.

11. Il y a encore une autre trinité, plus intérieure, il est vrai, que celle qui se forme dans les choses sensibles et dans les sens, mais qui cependant y prend sa source : c’est quand le regard de l’âme est formé par la mémoire, laquelle a conservé le souvenir de l’apparence du corps que nous avons senti extérieurement : apparence qui est dans la mémoire, et que nous appelons comme le père de celle qui se forme dans l’imagination ; elle était dans notre mémoire même avant qu’on y pensât, comme le corps était dans l’espace, même avant qu’il occasionnât la sensation où est résultée la vision. Mais, par l’effet de la pensée, de l’image conservée par la mémoire il se forme une autre image dans le regard de celui qui pense et en suite de son souvenir, et celle-ci est en quelque sorte le fils de celle que garde la mémoire. Cependant ni l’une n’est vraiment père, ni l’autre vraiment fils. En effet, le regard de l’âme formé de la mémoire, alors que notre pensée réveille des souvenirs, ne procède pas de l’apparence que nous nous souvenons d’avoir vue, puisque nous ne pourrions pas nous souvenir si nous n’avions pas vu ; mais ce regard de l’âme formé par le souvenir existait déjà avant que nous eussions vu le corps dont nous nous souvenons, et à bien plus forte raison avant que nous le gravassions dans notre mémoire. Ainsi, bien que la forme qui se produit dans le regard de l’âme qui se souvient, résulte de celle qui existe dans la mémoire, cependant ce regard n’en vient pas et lui est même antérieur. Donc si l’une n’est pas vrai père, l’autre n’est pas vrai fils. Mais cette espèce de père et cette espèce de fils nous fournissent une donnée, pour découvrir plus avant et plus sûrement des choses plus intimes et plus vraies.

12. Il est d’abord plus difficile de distinguer si la volonté qui unit la vision à la mémoire est père ou fils de l’une des deux ; et ce qui augmente la difficulté, c’est l’égalité et la similitude de nature et de substance. En effet, il n’en est pas ici comme dans l’autre cas, où il était facile, comme nous l’avons assez prouvé, de discerner le sens informé du corps sensible, et la volonté, de l’une et l’autre, ou la différence des trois natures. Bien que la trinité dont il s’agit maintenant soit introduite du dehors dans l’âme, cependant elle s’opère à l’intérieur et n’est pas d’une autre nature que l’âme elle-même. Comment donc peut-on démontrer que la volonté n’est pas en quelque façon le père ou le fils, soit de la ressemblance corporelle qui est contenue dans la mémoire, soit de celle qui en est formée quand nous avons un souvenir, puisqu’elle les unit tellement par la pensée qu’elles semblent ne faire qu’un et ne peuvent être discernées que par la raison ? Tout d’abord il faut voir qu’il ne peut y avoir volonté de se souvenir, si les replis de la mémoire ne contiennent, ou en totalité ou en partie, ce dont nous voulons nous souvenir. En effet, on ne saurait vouloir se rappeler une chose oubliée en tout sens et complètement, puisqu’il faut déjà se souvenir que ce dont on veut se souvenir est ou a été dans la mémoire. Par exemple, si je veux me rappeler ce que nous avons mangé hier à souper, je me souviens ou de mon souper, ou de quelque circonstance qui s’y rattache, tout au moins du jour d’hier, de la partie du jour où l’on soupe d’ordinaire, et de ce que c’est que souper. Si je ne me rappelais rien de ce genre, je ne pourrais vouloir me rappeler ce que j’ai mangé hier à souper : d’où il faut conclure que la volonté de se souvenir procède des choses renfermées dans la mémoire, et en outre de celles qui en sont tirées par le souvenir, c’est-à-dire par l’union, qui s’opère entre l’objet que nous nous rappelons et la vision qui en est résultée dans le regard de la pensée, au moment où nous nous sommes souvenus. Mais la volonté elle-même qui opère cette union, exige aussi quelque autre chose qui est comme voisin et contigu à celui qui se souvient. Il y a donc autant de trinités de cette espèce qu’il y a de souvenirs, parce qu’il n’y a pas de souvenir où ne se rencontre ces trois choses : l’objet caché dans la mémoire même avant qu’on y pense ; ce qui se forme dans la pensée quand cet objet est vu, et la volonté qui les unit l’un à l’autre, les complète et ne fait, elle troisième, qu’un tout avec eux. Ou bien serait-ce qu’une trinité de cette espèce consisterait en ceci : que nous appellerions généralement unité tout ce que la mémoire renferme d’images corporelles, unité encore la vision générale de l’âme exerçant sur ces objets sa pensée et ses souvenirs, puis, que la volonté intervenant, une troisième, pour joindre ensemble ces deux unités, les trois choses réunies ne formeraient qu’un seul tout ?

CHAPITRE VIII

DIVERSES MANIÈRES DE PENSER.

Mais comme le regard de l’âme ne saurait embrasser d’un seul coup d’œil tout ce que contient la mémoire, les trinités des pensées alternent et se succèdent, d’où résulte cette trinité indéfiniment multiple, mais non infinie, tant qu’on ne s’élève pas au-dessus de la somme des choses renfermées dans la mémoire. En effet, s’il était possible d’additionner toutes les sensations que l’on a éprouvées depuis que l’on est en relation avec le monde matériel, voire même celles que l’on a oubliées, la quantité en serait certainement fixe et limitée, quoique innombrable. Nous donnons le nom d’innombrable, non-seulement à l’infini, mais à toute quantité finie qui excède nos calculs.

13. Mais voici en quoi on peut voir plus clairement que ce qui est caché dans la mémoire n’est pas ce qui se reproduit dans la pensée de celui qui se souvient, bien que ces deux choses soient tellement -unies qu’elles semblent n’en faire qu’une : c’est que, en fait d’images corporelles, notre mémoire est limitée au nombre, à l’étendue, à la qualité des sensations éprouvées : car l’âme ne les grave dans sa mémoire que d’après la réalité ; tandis que les visions de la pensée occasionnées par ce que la mémoire contient, se multiplient et varient sans nombre et sans fin. Ainsi je ne me souviens que d’un soleil, parce que, en réalité, je n’ai pu en voir qu’un ; mais, si je le veux, j’en imaginerai deux, trois, autant qu’il me plaira ; et cette vision multiple de ma pensée est formée de cette même mémoire qui ne se rappelle qu’un soleil. Et ma mémoire se limite à ce que j’ai vu. En effet, si je me souviens d’un soleil plus grand ou plus petit que celui que j’ai vu, je ne me souviens pas de ce que j’ai vu, par conséquent je ne me souviens pas. Mais comme je me souviens, je ne me souviens que dans la proportion où j’ai vu, et néanmoins je peux à volonté me figurer ce soleil plus grand ou plus petit. Je me souviens donc de lui comme je l’ai vu ; mais je me le figure à mon gré, traçant sa course, s’arrêtant où il me plaît, venant d’où je veux et se dirigeant où cela me fait plaisir. Je puis même me le figurer carré, bien que ma mémoire le dise rond ; je puis lui donner toute sorte de couleurs, bien que je ne l’aie jamais vu vert, et que par conséquent, je ne puisse me souvenir de l’avoir vu tel. Or, ce que je dis du soleil s’applique à toute autre chose. Mais comme ces formes de choses sont corporelles et sensibles, l’âme se trompe quand elle les croit au dehors telles qu’elle se les figure au dedans d’elle, soit qu’elles aient cessé d’être alors que la mémoire les retient encore, soit qu’elles existent autrement que nous nous les figurons, non plus en vertu de la mémoire, mais par le jeu de l’imagination.

14. Du reste, nous croyons très-souvent des choses vraies sur la parole de ceux qui nous racontent ce qu’ils ont éprouvé par les sens. Quand nous y pensons d’après ce qu’on nous dit, il ne paraît pas que la vue de l’âme se tourne vers la mémoire, pour y former la vision. Ce n’est pas non plus en vertu de nos souvenirs, mais sur le récit d’un autre, que nous y pensons. Il semblerait donc qu’on ne retrouve pas ici cette trinité qui se forme quand l’image cachée dans la mémoire et la vision produite par le souvenir sont unies par un tiers, la volonté. En effet, quand on raconte, ce n’est pas ce qui était caché dans une mémoire, mais ce que j’entends, qui éveille ma pensée. Ici je ne parle pas des mots mêmes, ne voulant pas revenir sur cette trinité qui se forme au dehors dans les choses sensibles et dans les sens. Mais je pense aux espèces de corps que le narrateur indique par des paroles et par des sons, et j’y pense, non à l’aide de ma mémoire, mais sur ce que j’entends dire.

Néanmoins, si nous y regardons de près, ici encore on ne sort pas des limites de la mémoire. En effet, je ne comprendrais pas même le narrateur, si ce qu’il dit, si les phrases qu’il forme frappaient pour la première fois mes oreilles et que je ne me souvinsse pas de chaque chose en général. Par exemple, celui qui me raconte qu’il a vu une montagne dépouillée de forêts et couverte d’oliviers, parle à un homme qui se souvient de formes de montagnes, de forêts, d’oliviers et qui, s’il les avait oubliées, ne saurait ce que l’on dit et ne pourrait en aucune façon y fixer sa pensée. Ainsi donc, quiconque pense à des objets matériels, soit qu’il se les imagine, soit qu’il entende ou lise un récit même de choses passées, recourt nécessairement à sa mémoire et y trouve le mode et la mesure de toutes les formes qu’il voit par le regard de la pensée. Car il est absolument impossible de penser à une couleur ou à une forme de corps qu’on n’a jamais vue, à un son qu’on n’a jamais entendu, à une saveur qu’on n’a jamais goûtée, à une odeur qu’on n’a jamais respirée, au contact d’un corps qu’on n’a jamais touché. Et s’il est vrai qu’on ne peut penser à rien de corporel qu’autant qu’on en a eu la sensation, précisément parce qu’on ne peut se souvenir d’un objet matériel et qui n’a pas frappé les sens, il s’ensuit que la pensée dépend de la mémoire, comme la sensation dépend du corps. En effet, le sens reçoit la forme du corps même que nous sentons, la mémoire la reçoit du sens, et le regard de la pensée l’emprunte de la mémoire.

15. Or, comme la volonté unit le sens au corps, ainsi elle unit la mémoire au sens, et le regard de la pensée à la mémoire. Et cette même volonté qui rapproche ces choses et les unit, les détache aussi et les sépare. Par un simple mouvement du corps elle sépare le sens de l’objet qui l’impressionne, ou pour éviter la sensation ou pour la faire cesser. C’est ainsi que nous détournons nos yeux d’un objet que nous ne voulons pas voir, ou que nous les fermons. Et ainsi des oreilles pour les sons, ou des narines pour les odeurs. Pour ce qui regarde le toucher, ou nous éloignons le corps que nous ne voulons pas toucher, ou, si nous le touchions déjà, nous l’écartons ou le repoussons. C’est ainsi que la volonté empêche, par un mouvement corporel, l’union des sens du corps aux objets sensibles. Elle fait cela autant qu’elle le peut ; car quand, en agissant de la sorte, elle éprouve quelque difficulté par suite de notre malheureuse condition d’esclaves mortels, il en résulte une souffrance contre laquelle il ne lui reste qu’une ressource, la patience. Quant à la mémoire, la volonté la détourne des sens lorsque, se portant elle-même d’un autre côté, elle ne la laisse pas s’appliquer aux choses présentes. Phénomène facile à remarquer, quand, par exemple, ayant l’esprit occupé ailleurs, nous semblons ne pas entendre celui qui parle devant nous. Or, cette apparence est fausse : nous avons bien entendu, mais nous ne nous souvenons pas, parce que le consentement de la volonté, qui grave ordinairement les choses dans la mémoire, était de temps en temps devenu étranger aux mots qui s’introduisaient dans le sens de l’ouïe. Il serait plus vrai, en ce cas, de dire : Je ne me souviens pas, que de dire : Je n’ai pas entendu. Car il en est de même pour la lecture ; il m’est très-souvent arrivé, après avoir lu une page ou une lettre, de ne pas savoir ce que j’avais lu et de recommencer. La volonté ayant tourné son attention ailleurs, la mémoire ne s’est pas appliquée au sens du corps, comme le sens lui-même était appliqué aux lettres. C’est ainsi que ceux qui marchent, si leur volonté se porte ailleurs, ne savent par où ils ont passé ; pourtant, s’ils ne l’avaient pas vu, ils n’eussent pas marché, ou ils eussent marché avec plus de précaution et à tâtons, surtout s’il se fût agi de traverser des lieux inconnus. Mais comme ils marchaient sans difficulté, c’est qu’ils ont certainement vu : toutefois leur mémoire n’étant pas unie au sens des yeux, comme le sens des yeux l’était aux lieux par où ils passaient, ils ne peuvent en aucune façon se souvenir de ce qu’ils ont vu il n’y a qu’un instant. Or vouloir détourner le regard de l’âme de ce qui est dans la mémoire, c’est simplement ne pas y penser.

CHAPITRE IX

LA FORME EST ENGENDRÉE PAR LA FORME.

16. Dans cette série qui commence à la forme du corps pour finir à celle qui se trouve dans le regard de la pensée, nous trouvons quatre formes qui sont nées graduellement l’une de l’autre : la seconde de la première, la troisième de la seconde, la quatrième de la troisième. En effet, de la forme du corps qui est vu, naît la forme qui existe dans le sens de celui qui voit ; de celle-ci vient celle qui est dans la mémoire, et celle qui est dans la mémoire, produit celle qui naît dans le regard de la pensée. Ainsi la volonté unit trois fois une sorte de père avec son fils : d’abord la forme du corps avec celle que celle-ci engendre dans le sens corporel ; puis cette seconde avec celle qui se produit dans la mémoire ; puis cette troisième avec celle qui en naît dans le regard de la pensée. Mais l’union moyenne, qui est la seconde, quoique plus voisine de la première, ne lui est pas aussi semblable que la troisième. Car il y a deux visions : une de celui qui sent, l’autre de celui qui pense ; mais pour qu’il puisse y avoir vision de pensée, il faut que, de la vision de sensation, il se forme dans la mémoire quelque chose de semblable, où le regard de l’âme puisse se tourner par la pensée, comme le regard des yeux se tourne, pour voir, vers l’objet matériel. C’est pourquoi j’ai voulu indiquer deux trinités dans ce genre : une, quand la vision de sensation est produite par le corps, l’autre, quand la vision de pensée est formée de la mémoire. Je n’ai pas voulu m’arrêter à celle du milieu, parce qu’on n’a pas coutume d’appeler vision la forme qui se produit dans le sens corporel, quand elle est confiée à la mémoire. Cependant la volonté n’apparaît en tout ceci que comme le lien qui unit une sorte de père à son fils. Voilà pourquoi, de quelque côté qu’elle procède, on ne peut l’appeler ni père ni fils.

CHAPITRE X

L’IMAGINATION AJOUTE AUX OBJETS QU’ELLE N’A PAS VUS CE QU’ELLE A VU DANS D’AUTRES.

17. Or, si nous ne nous rappelons que ce que nous avons senti, et si nous ne pensons qu’à ce que nous nous rappelons, pourquoi imaginons-nous ordinairement des choses fausses, quand nous n’avons que des souvenirs vrais des choses que nous avons senties, si ce n’est parce que la volonté qui ici unit et sépare – ainsi que j’ai mis tous mes soins à le démontrer – dirige à son gré le regard de la pensée qui doit se former, vers les replis de la mémoire, l’entraîne à se figurer des choses dont on ne se souvient pas d’après celles dont on se souvient, à prendre ici un trait, là un autre, pour tout réunir en une seule vision qu’on appellera fausse, ou parce qu’elle n’est pas dans la nature des choses extérieures et sensibles, ou parce qu’elle n’est pas fidèlement produite de la mémoire, puisqu’on ne se souvient pas d’avoir rien connu de tel ? Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir ? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps ; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs. Ainsi encore, je n’ai pas souvenir d’un oiseau à quatre pieds, parce que je n’en ai point vu ; mais je me figure aisément cet être fantastique, en ajoutant à quelque forme d’oiseau à moi connue, deux autres pieds semblables à ceux que je lui ai vus (Retract., Liv., II, ch. XV.).

Voilà pourquoi, quand nous réunissons ainsi par la pensée des objets que nous n’avons vus que séparés, il ne semble pas que nous agissions d’après nos souvenirs ; et cependant nous n’agissons que sous l’influence de la mémoire, à qui nous empruntons les choses multiples et variées que nous arrangeons à notre gré. Il n’est pas jusqu’aux dimensions que nous n’avons jamais vues dans les corps, qui n’exigent aussi le secours de la mémoire ; si nous voulons les porter au plus haut degré, nous pouvons donner à quel corps il nous plaira autant d’étendue que notre regard peut en embrasser dans l’univers. La raison va même plus loin, encore ; mais l’imagination ne peut la suivre. Ainsi par exemple bien que la raison affirme que les nombres sont indéfinis, aucune vue de la pensée ne saurait matériellement se l’imaginer. La même raison nous dit encore que les corps les plus minimes sont divisibles à l’infini ; néanmoins quand nous avons atteint la limite des objets les plus tenus et les plus minces que nous nous souvenions d’avoir vus, notre imagination ne saurait aller plus loin et décomposer davantage, quoique la raison poursuive son travail et divise toujours. Par conséquent toute image matérielle est nécessairement un souvenir, ou formée d’après nos souvenirs.

CHAPITRE XI

NOMBRE, POIDS ET MESURE.

18. Mais comme on peut multiplier les objets qui se sont gravés individuellement dans la mémoire, la mesure pourrait appartenir à la mémoire et le nombre à la vision ; parce que, bien que les visions de ce genre puissent se multiplier en quantité innombrable, chacune d’elles a cependant dans la mémoire des limites qu’elle ne saurait dépasser. La mesure appartient donc à la mémoire et le nombre à la vision. C’est ainsi que, dans les corps visibles, il existe une mesure déterminée, à laquelle le sens des spectateurs s’applique en très-grand nombre, en sorte que, d’un seul corps visible, beaucoup de personnes informent leur vue, et que même un seul homme, parce qu’il a deux yeux, voit souvent le même objet en double, comme nous l’avons dit plus haut. Donc dans tous les objets qui forment la vision, il y a une mesure déterminée ; et c’est dans les visions mêmes qu’est le nombre. Or, la volonté qui assemble et ordonne ces deux choses, qui les joint par une certaine unité, et ne place librement le désir de sentir ou de penser que dans les objets d’où les visions se forment, la volonté, dis-je, joue ici le rôle de poids. Voilà comment, pour le dire d’avance, la mesure, le nombre, le poids doivent se retrouver partout ailleurs. Pour le moment, j’ai démontré autant que je l’ai pu et comme je l’ai pu, que la volonté qui unit l’objet visible et la vision espèces de père et de fils – soit dans la sensation, soit dans la pensée, ne peut être appelée ni père ni fils. Mais le temps m’avertit de chercher cette même trinité dans l’homme intérieur, de laisser là l’homme animal et charnel, qu’on appelle extérieur et dont j’ai tant parlé, pour pénétrer au dedans. Là, je l’espère, nous pourrons trouver dans certaine trinité l’image de Dieu, avec l’aide de ce même Dieu qui bénira nos efforts : lui qui – la création le démontre et la sainte Ecriture l’atteste – a tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids (Sag. XI, 21).

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