Contre Marcion

LIVRE V

Chapitre XIV

« Si son Père l’a envoyé revêtu d’une chair semblable à celle du péché. » Il ne suit pas de cet aveu que la chair aperçue dans le Christ ne fût qu’un fantôme. L’Apôtre assigne plus haut le péché à la chair. « Elle est pour lui cette loi du péché qui habile dans ses membres et qui combat contre la loi de l’esprit. » Aussi « le fils a-t-il été envoyé revêtu d’une chair semblable à celle du péché, afin de racheter la chair du péché par une substance qui lui fût semblable, » c’est-à-dire, par une substance charnelle qui ressemblât à la chair pécheresse, sans pécher comme elle, néanmoins. La puissance de Dieu consiste à consommer le salut par le moyen d’une substance semblable. Que l’Esprit de Dieu sauvât la chair, la merveille n’était pas grande. Mais qu’une chair semblable à celle qui pèche, véritable chair, quoique sans péché, sauvât toute chair, là était le prodige. La ressemblance portera donc sur le signe du péché, mais non sur le mensonge de la substance. L’Apôtre n’aurait pas ajouté du péché, s’il eût voulu que cette ressemblance fût un démenti donné à la réalité de la chair. Il se serait contenté de dire la chair, sans y ajouter du péché ; mais, par cette construction, de la chair du péché, il confirma la réalité de la substance, c’est-à-dire la chair, et il appliqua la ressemblance à la corruption de la substance, c’est-à-dire au péché.

Mais je le l’accorde. Appliquons à la substance elle-même cette ressemblance ; la réalité de la chair n’en sera pas plus ébranlée. Pourquoi donc est-elle véritable dans sa ressemblance ? Parce qu’elle est véritable sans doute, mais formée sans le concours de l’homme ; semblable dans les éléments, mais véritable par sa formation, et non dissemblable. Au reste, point d’assimilation entre des choses opposées. Un esprit ne s’appellera point une ressemblance de la chair, parce que la matière ne comporte aucune ressemblance avec l’esprit. Un être sans réalité que l’on aperçoit est tout simplement un fantôme. Mais on dit qu’il y a ressemblance lorsque l’être aperçu est réel. Il existe en effet, puisqu’on le compare à un autre. Mais un fantôme, par la même qu’il n’est qu’un fantôme, n’est pas une ressemblance. Et ici l’Apôtre en nous interdisant de vivre selon la chair, quoique retenus encore dans les liens de la chair, nous prouve par les mots suivants qu’il a entendu les œuvres de la chair : « La chair et le sang ne peuvent obtenir le royaume de Dieu. » Ce n’est donc pas la substance qu’il condamne, mais les œuvres exécutées librement pendant que nous sommes dans les liens de la chair ; elles impliquent non pas la malice de la substance, mais seulement la dépravation de la volonté.

De même, « si le corps est mort à cause du péché » (tant il est vrai qu’il s’agit non de la mort de l’âme, mais du corps) ; « si, au contraire, l’esprit est vivant à cause de la justice, » il faut en conclure que le même corps qui a trouvé la mort dans le péché retrouvera la vie dans la justice. La restitution n’est possible que là où il y a eu perte ; par conséquent la résurrection des morts suppose la mort des corps. Car, ajoute l’Apôtre, « celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels ; » confirmant ainsi et la résurrection de la chair, faveur qui ne peut s’appliquer à aucun autre corps, ni à aucune autre substance, et la réalité du corps de Jésus-Christ. En effet, nos corps mortels seront rendus à la vie de la même manière que Jésus-Christ a été ressuscité. Pourquoi de la même manière, sinon parce qu’il avait un corps véritable ?

Ici je franchis un immense abîme creusé par Marcion dans l’Ecriture sainte ; mais je m’empare promptement d’un témoignage que l’Apôtre rend à Israël, « Ils ont du zèle pour Dieu, » dit-il ; pour leur Dieu conséquemment ; mais leur zèle n’est point selon la science. » Parce que « ne connaissant point la justice de Dieu, et s’efforçant d’établir la leur propre, ils ne se sont point humiliés sous la justice de Dieu. Car Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront. » L’hérétique argumente de là pour prouver que les Juifs n’ont pas connu le Dieu supérieur, puisqu’ils lui ont opposé leur propre justice ; c’est-à-dire la justice de leur loi, en refusant de recevoir le Christ pour la fin de la loi. Fort bien ! Mais pourquoi l’Apôtre rend-il témoignage à leur zèle pour leur dieu, si ce n’est plus à l’égard du même dieu qu’il leur reproche leur ignorance ? « Ils avaient pour Dieu un zèle qui n’était pas selon la science. » Comment cela ? Parce qu’ ils ne connaissaient point Dieu, en refusant d’entrer dans l’économie de ses plans par rapport au Christ qui devait consommer la loi, et par la même, en maintenant leur justice au détriment de la sienne.

Mais voilà que le Créateur en personne adresse aux Juifs les mêmes plaintes. « Israël ne m’a pas connu ; mon peuple ne m’a pas compris. » « Parce qu’ils ont opposé leur justice à la mienne, en prêchant la doctrine des hommes, » et en se liguant contre Dieu et contre son Christ, » par ignorance apparemment. Rien de ce qui concerne le Créateur ne peut s’appliquer à l’autre dieu. L’Apôtre pouvait-il raisonnablement reprocher aux Juifs l’ignorance où ils étaient d’un dieu inconnu ? Ils maintenaient la justice de leur Dieu contre celle du dieu dont ils n’avaient aucune notion. Où était leur faute ? « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de dieu, s’écrie l’Apôtre ! que ses voies sont impénétrables ! » D’où vient cette soudaine exclamation ? Du souvenir des Ecritures qu’il venait de parcourir ; de la contemplation des mystères qu’il avait exposés plus haut, en témoignage que la foi du Christ sort de la loi. Si c’est à dessein que Marcion a gardé ce passage, pourquoi cette exclamation dans la bouche de son apôtre, qui n’a point à s’extasier sur les richesses d’un Dieu assez indigent pour n’avoir rien caché, rien annoncé, rien prouvé ; d’un dieu qui s’est manifesté dans le domaine d’autrui. Il n’eu va pas de même des richesses du Créateur ; cachées autrefois, elles brillent aujourd’hui, conformément à sa promesse. « Je leur donnerai des trésors cachés ; j’ouvrirai pour eux le secret des conseils. » Voilà pourquoi l’Apôtre s’est écrié : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science du Dieu » dont les trésors étaient déjà ouverts. N’est-ce pas Isaïe qui a prononcé ces mots et les suivants : « Qui a pénétré dans l’intelligence du Seigneur ? Qui est entré dans son conseil ? Qui lui a donné afin qu’il lui soit rendu ? » Après tant de suppressions, pourquoi respecter ce passage, comme si les autres n’appartenaient pas également au Créateur.

Interrogeons les préceptes du Dieu nouveau. « Ayez horreur du mal et attachez-vous constamment au bien. » Il y a chez le Créateur un autre commandement : « Enlevez le mal du milieu de vous ; évitez le mal et faites le bien ; aimez-vous les uns les autres avec une charité fraternelle. » Car ce n’est pas le même précepte : « Tu aimeras le prochain comme toi-même. – Que l’espérance vous remplisse de joie ! » l’espérance de Dieu, apparemment. « Car il vaut mieux placer son espérance dans le Seigneur que dans les puissances de la terre. Soyez patients dans la tribulation ; – car le Seigneur t’exaucera au jour de la souffrance. » Tu as comme nous le Psalmiste : « Bénissez, et gardez-vous de maudire jamais. » De qui viendra ce commandement, sinon de « celui qui, après avoir créé toutes choses, les bénit ? » « Ne vous élevez pas à des pensées trop hautes, mais consentez à ce qu’il y a de plus humble. Ne soyez point sages à vos propres yeux. » En effet, Isaïe leur a dit : Malheur ! Ne rendez à personne le mal pour le mal, et ne vous souvenez point de la malice de votre frère. Ne vous vengez point vous-même : la vengeance est à moi, dit le Seigneur, et c’est moi qui me vengerai ; vivez en paix avec tous les hommes. » Ainsi, le talion de la loi, au lieu de permettre la vengeance des injures, arrêtait l’agression par la crainte des représailles. C’est donc avec une haute sagesse que Paul a renfermé toute la loi du Créateur dans ce commandement du Créateur, le plus excellent de tous : « Tu aimeras le prochain comme toi-même. » Si le supplément de la loi sort de la loi elle-même, je ne sais plus maintenant quel est le dieu de la loi. Je crains fort que ce ne soit le dieu de Marcion. Si, au contraire, l’Evangile du Christ est accompli par ce précepte, sans que l’Evangile du Christ soit celui du Créateur, nous nous renfermons dans celle demande : « Le Christ a-t-il dit ou non : Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l’accomplir ? » L’habitant du Pont a essayé de nier cet oracle. Vains efforts ! Si ce n’est pas l’Evangile qui est l’accomplissement de la loi, voilà que la loi est l’accomplissement de l’Evangile. Heureusement encore pour notre cause, l’Apôtre, en terminant, nous menace du tribunal du Christ. Il juge et se venge : donc il est le Christ du Créateur. Nous prêchât-il un autre Dieu, Paul nous recommande de travailler à nous le rendre favorable, dès qu’il nous dit : « Redoutez sa colère ! »

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