Le panthéisme est la conception selon laquelle la cause universelle du monde est immanente au monde. Selon que cette cause est conçue comme loi fatale ou comme volonté inconsciente, le panthéisme sera dit idéaliste, panlogiste et optimiste ou volontarianiste et pessimiste. Selon le premier, le bien est identique à l’être, et le mal réside seulement dans la limite dont sont affectés les êtres particuliers. En d’autres termes : ce qui est doit être, et ce qui n’est pas ne devait pas être. Selon le panthéisme pessimiste, le mal réside dans l’être lui-même et le bien absolu dans le non-être.
Cette conception peut à son tour se différencier en deux formes, selon que l’on prête à la substance universelle et absolument indéterminée le caractère de l’immobilité ou celui du devenir ; et ces deux alternatives donnent naissance à deux variétés du panthéisme optimiste, qui se sont succédé dans la période moderne de la philosophie, et que nous désignons, l’une, comme le panthéisme de la substance, en la rattachant au nom de Spinosa ; l’autre, comme le panthéisme de l’évolution, en la rattachant à celui de Hegel.
Nous devons reconnaître que sous l’une ou l’autre de ces variantes, le panthéisme optimiste se recommande mieux à la raison, sinon à la conscience, que le matérialisme qui nous a occupé tout à l’heure. Il répond à un des postulats essentiels posés par la science, celui de l’unité ; et pour cette raison aussi, il échappe à plusieurs des objections que suscite l’incohérence de l’hypothèse matérialiste. Le matérialisme nie, ou du moins devrait nier la loi ; le panthéisme optimiste en fait la cause et la substance universelles. L’un comme l’autre institue un unique critère de certitude : là, la perception sensible ; ici, l’évidence rationnelle, la nécessité logique ; là, la matière est la seule réalité ; ici, la réalité universelle dans son essence véritable n’est que le reflet, le décalque des lois de la pensée.
a. Le panthéisme de la substance
Il n’y a, selon Spinosa, qu’une substance qu’il définit en tête de son Ethique, sous le titre : De Deo :
« Per substantiam intelligio id quod in se est et per se concipitur ; hoc est, id cujus conceptus non indiget conceptu alterius rei a quo formari debcat. »
Cette substance renferme en elle ses attributs définis comme suit :
« Per attributum intelligo id quod intellectus de substantia percipit, tanquam ejusdem essentiam conspituens, »
et elle apparaît dans ses modes :
« Per modum intelligo substantiæ affectiones, sive id quod in alio est, per quod etiam concipitur. »
Cette substance unique est Dieu :
« Per Deum intelligo eus absolute infinitum, hoc est, substantiam constantem infinitis attributis, quorum unumquodque æternam et infinitam essentiam exprimit. »
Il ne saurait y avoir deux substances dans la nature ou plusieurs substances de la même nature ni du même attribut :
Prop. V. « In rerum natura non possunt dari duæ aut plures substantiæ ejusdem naturæ, sine attributi. »
A côté de Dieu, aucune substance ne peut exister ni être conçue :
Prop. XIV. « Præter Deum nulla dari neque concipi potest substantia. »
Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être ni être conçu sans Dieu :
Prop. XV. « Quidquid est in Deo est, et nihil sine Deo esse neque concipi potest. »
Dieu est la cause immanente, mais non transcendante de toutes choses :
Prop. XVIII. « Deus est omnium rerum causa immanens, non vero transiens. »
Dieu n’est pas seulement la cause efficiente de l’existence des choses, mais de leur essence :
Prop. XXV. « Deus non tantum est causa efficiens rerum existentiæ, sed etiam essentiæ. »
La chose qui a été déterminée pour agir a été déterminée nécessairement ainsi par Dieu, et la chose qui n’a pu être déterminée par Dieu ne peut se déterminer elle-même à agir :
Prop. XXVI. « Res quæ ad aliquid operandum determinata est, a Deo necessario sic fuit determinata ; et quæ a Deo non est determinata, non potest se ipsam ad operandum determinare. »
Dans la nature des choses, il n’y a pas de contingent, mais toutes choses sont nécessairement déterminées par la nature divine pour exister et pour agir d’une certaine manière.
Prop. XXIX. « In rerum natura nullum datur contingens ; sed omnia ex necessitate divinæ naturæ determinata sunt ad certo modo existendum et operandum. »
Prop. XXXII. « Voluntas non potest vocari causa libera, sed necessaria. »
Prop. XXXIV. « Dei potentia est ipsius essentia. »
Prop. XXXVI. « Nihil existit, ex cujus natura aliquis effectus non sequaturr. »
r – Ethicé Pars prima. De Deo.
La chose causante, la natura naturans ne se différencie de la chose causée, natura naturata, que comme le fonds de l’être de ses apparitions ou accidents.
La substance infinie se répand éternellement et nécessairement dans le monde entier de l’être en émanations et en effluves, et elle ne pourrait pas plus cesser d’agir que cesser d’exister ; elle produit tout ce qu’elle peut produire, rien de plus, rien de moins, et selon le seul mode possible. La réalité est l’expression adéquate de la possibilité.
Dieu est l’illimité, l’indéterminé, parce que toute détermination particulière le limite, le particularise, le nie : Omnis determinatio est negatio ! Par conséquent, la personnalité consciente et finie ne peut être que le fait de l’être fini et déterminé. Transportée à l’absolu, cette notion implique contradiction.
« La personnalité, dit Strauss d’après Spinosa et Fichte, est l’égoïté (Selbstheit), s’affirmant contre ce qui est autre et qui à son tour se distingue d’elle. L’absoluité au contraire est l’universel, l’illimité, ce qui n’exclut rien de son sein, si ce n’est cette exclusion même inhérente à la notion de personnalité. Dès lors la personnalité absolue est un non-ens, inconcevable en sois. »
s – Glaubenslehre, tome I, sect. XXXIII.
Les choses finies et les êtres particuliers n’ont partant pas de raison d’être :
« Les choses finies, écrit le même auteur, s’abolissant l’une l’autre dans la vicissitude incessante de leur avènement et de leur dissolution, retombent dans une universalité qui ne se rapporte plus à elles comme leur cause, mais comme leur substance… Le monde se présente à la pensée vulgaire comme un agrégat de choses particulières et fortuites les unes à l’égard des autres, et surmontées par des lois. La connaissance compréhensive nie ces choses en tant qu’individualités indépendantes, et elle s’élève à l’unité universelle qui les produit de soi comme elle les y ramène. »
C’est sur cette identification absolue admise a priori entre les lois de l’être et celles de la pensée, que Spinosa a fondé la méthode de ses démonstrations, procédant sous la forme de théorèmes mathématiques, et terminées invariablement par cette conclusion en trois lettres : Q. e. d., qui retombe d’instant en instant sur le lecteur comme un marteau de fer sur une enclume.
Nous surprenons l’influence du spinosisme, dont Schleiermacher ne s’est jamais complètement affranchi, dans l’identification faite par lui, comme par Spinosa, de la toute-puissance divine avec l’essence divine elle-même :
« La notion de la toute-puissance divine implique que la totalité du système naturel embrassant tous les espaces et tous les temps, est fondée dans la causalité divine, qui, en tant qu’éternelle et universelle, s’oppose à tout ce qui est fini, et elle implique aussi que la causalité divine, ainsi que notre sentiment absolu de dépendance le révèle, se manifeste parfaitement dans la totalité de l’être fini, par conséquent aussi, que tout ce qui a une causalité en Dieu, se réalise et arrive… »
Le corollaire de cette conception du rapport de la toute-puissance divine à l’essence divine, le critère empirique qui indique la ligne de démarcation entre le panthéisme et le théisme, est l’exclusion de la catégorie du possible de la totalité du réel. Affirmer avec Spinosa et Schleiermacher que tout le réel est l’expression nécessaire et immuable de tout le possible, que tout le possible s’est épuisé nécessairement dans tout le réel, c’est énoncer la thèse déterministe et panthéiste. Nier au contraire que tout le possible soit tout le réel, c’est réserver le droit de la liberté en Dieu et en l’homme.
b. Le panthéisme de l’évolutiont
t – Nous faisons suivre l’exposé du spinosisme de celui de l’hégélianisme pour les réunir dans notre réfutation.
Pour Spinosa, l’absolu était la substance immanente au fond même de l’être, et apparaissant dans ses modes. Hegel l’aperçoit non pas au fond, mais au terme, et à un terme indéfini. Le Dieu de Spinosa ne pouvait être personnel ; le Dieu de Hegel ne sera jamais réel :
« Il faut dire de l’Absolu, dit Hegel, que c’est seulement à la fin qu’il est ce qu’il est en réalité. Dieu est le résultat du développement historique ; mais comme le monde n’a pas eu de commencement temporel, il ne peut avoir non plus de fin ; le résultat ne se produira donc jamais ; Dieu ne sera jamais réel. »
Ailleurs : « La nécessité absolue étant conçue comme la seule vérité et la seule réalité vraie, quel sera le rapport des choses finies à elle ? Elles sont distinctes de la nécessité absolue elle-même, mais elles n’ont pas d’être indépendant d’elle. Il n’y a qu’un être et cet être est la nécessité. »
Spinosa avait dit : Determinatio est negatio. Hegel va s’emparer de cette négation elle-même pour la faire entrer dans le procès de l’absolu. La négation va recevoir de lui une essentialité propre comme pôle nécessaire de la position. En d’autres termes : Spinosa néglige la négation ; Hegel l’affirme et l’absorbe. Chez l’un, la négation était privation ; chez l’autre, elle devient contre-apposition. La notion simple et indéterminée de la substance spinosiste évoque chez Hegel son antithèse immédiate qui est le non-être ; l’être et le non-être se résolvant à leur tour dans une synthèse supérieure qui les domine et les concilie, et qui est le devenir.
Cette évolution était, pour parler comme Spinosa, in natura rerum ; pour ne pas dire que toute l’idéologie philosophique du commencement du siècle était déjà renfermée dans le Cogito ergo sum. La pensée devenue capable de constituer à nouveau, chez Descartes, l’être universel, devait bientôt se substituer à cet être lui-même sous le nom de substance, chez Spinosa ; et la substance unique, universelle et immobile qui produit de son sein les modes accidentels de l’existence finie, devait tôt ou tard s’identifier avec ces modes eux-mêmes, et, pour ainsi dire, se mobiliser, s’écouler, s’épuiser dans le mouvement d’émanation et d’évolution des êtres particuliers. L’absolu devait finir par se confondre avec l’évolution elle-même. La substance éternellement stationnaire et immobile devait être emportée par l’éternel devenir.
Voici d’ailleurs comment Hegel lui-même précise la relation de son système avec celui de Spinosa., « A la notion de l’Absolu et au rapport de la réflexion à cet Absolu, tels que nous venons de les exposer, répond la notion de la substance chez Spinosa. Le spinosisme est en défaut en ce que, pour lui, la réflexion et sa détermination variée est une pensée extérieure. La substance de ce système est une substance, une totalité indécomposable…… La détermination est négation (Die DesLimmtheil ist Negation), tel est le principe absolu de la philosophie spinosiste. Cette vue vraie et simple établit l’unité de la substance. Mais Spinosa en reste à la négation conçue comme détermination ou comme qualité ; il n’arrive pas à l’intuition de cette négation comme Absolu, — c’est-à-dire comme une négation se niant elle-même — ; dès lors sa substance ne contient pas elle-même sa forme absolue, et la connaissance n’en est pas une connaissance immanente. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La notion que Spinosa donne de la substance est celle de cause de soi-même — en ce qu’elle est ce dont l’essence renferme l’existence en soi ; en ce que la notion de l’Absolu ne réclame pas la notion d’un autre d’où elle serait formée —. Ces intuitions, si profondes et si vraies qu’elles soient, sont des définitions qui sont acceptées dans la science d’une façon immédiate. Les mathématiques et d’autres sciences subordonnées doivent commencer par un objet supposé qui en constitue l’élément et le fondement positif. Mais l’Absolu ne peut pas être premier ou immédiat ; l’Absolu est essentiellement son résultat. »
Pour toute critique du panthéisme considéré simultanément sous ses deux formes principales, nous demanderons d’abord si le critère que l’on nous offre ou que l’on nous impose est certain ; puis, ce critère même étant admis, si les déductions qui en sont faites se justifient avec rigueur au double point de vue rationnel et moral.
Le critère et la prémisse du panthéisme, c’est la conformité, et dans l’hégélianisme, l’identité des lois de l’être avec les lois de la pensée. Non seulement, en effet, dans cette phase suprême du panthéisme, l’être répond nécessairement à la pensée, mais la pensée elle-même est l’être, et il n’y a pas d’autre être que la pensée. Le panthéisme a mérité le nom de panlogisme.
Mais c’est cette prémisse même que contestera quiconque fait de la liberté un des caractères indispensables de l’être parfait, de la volonté libre la faculté constitutive des êtres supérieurs. En introduisant subrepticement dans la méthode, et sous l’apparence d’une simple norme régulatrice, un principe faisant préjuger la conclusion, le panthéisme débute par la même pétition de principe que nous avons déjà reprochée à tout idéalisme déterministe. Nous n’affirmons pas la liberté a priori ; nous interdisons seulement à l’adversaire de la nier a priori. Nous maintenons qu’a priori, il y a autant d’évidence ou de probabilité du coté de l’affirmation que de celui de la négation ; qu’a priori, il y a autant de plausibilité à affirmer que la pensée suppose l’être pensant et voulant penser qu’à prétendre le contraire ; que, s’il faut parler logique, nous sommes quittes de part et d’autre.
Nous osons aller plus loin, et alléguer sans trop de témérité que la logique pure et simple nous est même plus favorable ; que les probabilités sont plus nombreuses en faveur de notre prémisse que de celle de l’adversaire ; que non seulement il n’y a rien dans la notion de pensée qui exclue la présence d’une volonté de penser dont elle serait issue, mais que la première de ces notions appelle et évoque irrésistiblement la seconde ; qu’il nous faudrait même un plus grand effort pour concevoir la pensée pure et abstraite, isolée de toute volonté de penser, que pour concevoir une volonté pure et sans objet.
De la conformité ou de l’identité des lois de l’être et de celles de la pensée, qui constitue la prémisse douteuse, non prouvée et même improbable, du panthéisme, l’on déduit l’essence et les attributs de l’être ; c’est-à-dire que l’on transporte à l’être les attributs et les normes de la pensée, et la norme de la perfection de la pensée est convertie en une norme de perfection pour l’être lui-même. C’est là une seconde pétition de principe, corollaire de la première, que nous ne saurions laisser passer non plus sans protestation.
Il est bien vrai, et c’est là un point sur lequel nous sommes d’accord avec l’opinion opposée, que la pensée ou le concept d’un objet quelconque gagne en simplicité et en absoluité ce qu’il peut perdre en plénitude et en substantialité. La puissance de la pensée se mesure chez l’homme à la puissance de généralisation de son intelligence, éliminant et abstrayant des faits particuliers et concrets, l’idée, le principe ou la loi qui les domine ; et l’on prise moins haut la simple connaissance empirique des faits que la découverte de l’unité qui y préside ou qui les engendre. Il est très vrai dès lors que le concept le plus indéterminé, parce qu’il résume un plus grand nombre de faits particuliers, peut passer pour supérieur dans l’ordre de la pensée au concept plus riche et plus plein, mais par là même plus restreint, de la chose particulière. Le concept du genre sera donc qualifié supérieur à celui de l’espèce, et ce dernier à celui de l’individu, qui lui-même sera d’autant plus simple et absolu qu’il se rapprochera plus de celui de l’espèce et du genre.
Nous reconnaissons que dans l’ordre de la pensée, la supériorité est en raison directe de la simplicité et en raison inverse de la multiplicité des déterminations renfermées dans l’objet.
Si donc Dieu n’est que la loi, l’idée, la logique universelle, le concept le plus parfait de Dieu sera tout ensemble le seul absolu et le plus indéterminé ; et comme le concept de la personnalité est plus déterminé que le concept général de l’être, la perfection que nous postulons pour l’être divin exclura la personnalité.
Mais tout change de face, si à la prémisse qui nous est illicitement imposée, puisqu’elle est encore en question, celle de l’identité de l’être avec la pensée, nous substituons, par hypothèse, pour le moment, la conception qui les distingue : celle qui place la volonté au-dessus de la pensée ; la liberté au-dessus de la nécessité ; l’être au-dessus de l’idée. Je dis que cette hypothèse, posée a priori, mais avec autant de droit que sa rivale, va instituer une gradation des supériorités justement inverse de celle qui caractérise l’ordre de la pensée ; c’est-à-dire que le degré de la perfection de l’être s’élèvera en raison directe de l’abondance et en raison inverse de la pénurie des déterminations qu’il porte en lui-même ; et nous passerons de dégradations en dégradations, de l’individu libre à l’individu fixe, de celui-ci à l’espèce, de celle-ci au genre, jusqu’à cet objet absolument indéterminé qui ne mérite plus d’autre qualificatif que celui d’être, et ne s’oppose plus qu’au néant.
L’erreur du panthéisme qui conteste que l’Etre parfait puisse être personnel, parce que la personnalité est une détermination, et que toute détermination serait une négation, consiste à méconnaître qu’une détermination du sujet posée par le sujet lui-même en soi-même, n’est point limitative, mais au contraire augmentative de la perfection de l’être.
Ainsi dans cette hiérarchie nouvelle de l’être que nous opposons à celle de la pensée, la supériorité appartiendra évidemment à l’être personnel, capable de poser lui-même le plus grand nombre possible des déterminations qu’il porte en lui, sur l’être impersonnel, qui est à la fois plus pauvre et plus déterminé ; et nous passerons successivement dans la série des grandeurs, de la personnalité finie, qui porte en elle une multitude de déterminations particulières, mais dont une partie seulement ont été posées en elle par elle-même, à la Personnalité en qui se réalise la perfection suprême de l’être, qui est à la fois la plus individuelle, comme porteur unique d’une infinité de déterminations, et la plus absolue, en tant que toutes ces déterminations sont sans exception posées en elle par elle-même : l’Etre qui seul a le droit de dire : Je suis celui qui suis !
La contre-épreuve décisive de la prémisse panthéiste qui identifie l’être avec la pensée se fera dans l’hégélianisme, où l’idéalisme rencontre tout à la fois son terme et sa réfutation, et cela, encore une fois, d’après son propre critère. Nous voyons en effet l’hégélianisme, qui a la prétention d’établir le savoir absolu au faîte de l’univers, tourner court tout à coup dans le scepticisme absolu, où la pensée absolue demeure sans objet comme sans auteur.
La pensée pensante, en effet, suppose apparemment un objet pensé. Dire qu’il y a pensée, c’est, à moins de tenir un langage parfaitement inintelligible, dire qu’il y a pensée de quelque chose. Mais qu’est-ce que ce quelque chose, qui est l’objet inévitable de la pensée pensante ? Pour nous qui croyons que la pensée est relative à l’être, et non pas l’être identique à la pensée, nous répondons sans embarras que l’être pensant et voulant penser, tout d’abord, et à défaut d’autre objet, se pense lui-même, et se pense comme sentant, voulant et se voulant. Rien ne s’oppose à mes yeux à ce que ma volonté, que je tiens pour la faculté constitutive du moi, et qui est dans nombre de cas l’initiatrice de ma pensée, en puisse être aussi l’objet. Sans appel d’un terme ultérieur, ma pensée se trouve ainsi satisfaite. Sans même sortir du moi, l’évolution de mes idées a fait retour sur elle-même. Le cycle est clos.
L’hégélianisme répond : L’objet pensé, c’est la pensée elle-même à la fois pensante et pensée ; c’est-à-dire que la pensée pensante appelant nécessairement un objet, et cet objet ne pouvant être autre chose qu’elle-même, puisqu’il n’y a pas d’autre essence que la pensée, la pensée pensante poursuivra son évolution à l’infini sans jamais pouvoir se ressaisir ni se satisfaire elle-même, sans jamais atteindre la réalité de son objet.
Mais de quel droit l’hégélianisme se donne-t-il lui-même pour le point culminant de l’évolution de la pensée ? Y a-t-il, peut-il y avoir des points terminaux ou même des points culminants dans un devenir perpétuel et nécessaire ? A la suite du paganisme, du judaïsme et du christianisme, l’hégélianisme tout entier, système et méthode, y compris le critère de certitude que lui-même a posé, ne saurait représenter, de son propre aveu, qu’un des termes fugitifs de l’évolution sans issue et sans fin, compris, comme tout le reste, dans la seule chose certaine, l’incertitude universelle.
Les objections que nous venons de faire au panthéisme idéaliste, au point de vue purement logique, se rencontrent avec celles qui ont été formulées il y a une dizaine d’années par Hartmann, le disciple moderne de Schopenhauer, dans un livre intitulé : Die Krisis des Christenthums, dont l’intention rappelle celle qui a inspiré un des derniers ouvrages de Strauss : L’ancienne et la nouvelle foi.
Après avoir annoncé la dissolution du christianisme, qu’il définit d’ailleurs très justement comme la religion de la rédemption opérée en Jésus-Christ, l’auteur s’en prend, comme Strauss l’avait fait, aux tentatives modernes d’accommoder la donnée chrétienne à la formule hégélienne, et n’a pas de peine à en démontrer l’inanité. Ce sont surtout Lipsius, qui postule encore la personnalité de Dieu, sinon pour la pensée, du moins pour la religion ; Pfleiderer et Biedermann qui l’abandonnent, qui servent de point de mire à son attaque.
Que devient en particulier la personne de Christ dans cette nouvelle théologie ?
Hartmann relève avec raison que si Christ n’était que la première réalisation en soi-même du principe chrétien — wäre Christus wirklich die erste Selbstvenvirklichung jenes Prinzips —, ce ne serait pas lui, mais ce principe, qui serait le Sauveur, et que je pourrai être sauvé par ce principe sans la foi en sa personne. « Biedermann fait ici le saut par dessus l’abîme qui le sépare du christianisme, en ce qu’il désigne arbitrairement la révélation du principe impersonnel de la rédemption par le nom d’un Rédempteur, et réclame du lecteur de faire le saut avec lui, sans qu’il éprouve le besoin de justifier ce quiproquo. Cette prétention était d’autant moins justifiée qu’il doit reconnaître d’abord que la conscience de Jésus était, dans le meilleur cas possible, primitive, au point de vue historique, et ne contenait la vérité religieuse qu’en principe… Jésus étant même réputé le fondateur de la communauté religieuse médiatrice du salut, il ne pourrait être reconnu comme Sauveur personnel dans le sens historique du mot, par la raison que la relation entre lui et l’individu vivant aujourd’hui, ne saurait être que médiate. Ce n’est pas Jésus qui serait mon Sauveur, mais l’homme pieux ou le prédicateur qui a éveillé dans ma conscience religieuse la foi au principe de la rédemption ; et celui-là n’est pas pour cela mon rédempteur, mais mon réveilleur — Erwecker — et le réveilleur de mon réveilleur mérite moins encore de s’intituler : « Mon rédempteur ».
Il nous paraît que Hartmann, avec la perspicacité d’un rival, vient de mettre le doigt sur la contradiction inhérente à toute conception qui se fait fort de comprendre le christianisme dans la série des évolutions. L’obstacle sera toujours la personne de Christ ; car ou bien elle a inauguré un commencement nouveau, et, dans ce cas, elle est plus qu’un des termes d’une évolution ; ou elle n’est qu’un résultat, et alors son œuvre et son nom ne devraient plus appartenir qu’au passé.
Désavoué par la logique, dont il s’était cru le tenant attitré, le panthéisme idéaliste aura, bon gré mal gré, à répondre devant la conscience de la négation transportée en l’homme, comme en Dieu même, de la liberté et de la responsabilité morales. Quelque usage qui soit fait du mal, il est trop certain que le penchant naturel de l’homme l’a toujours porté à redouter les privilèges de la liberté et les obligations qui y sont attachées, et que ce qu’il a demandé à tous les systèmes interrogés par lui, c’était un prétexte qui, en l’exonérant des unes et des autres, lui permit de pécher impunément. Le panthéisme qui est la forme transcendante de l’athéisme est venu à son tour et à sa façon satisfaire ce penchant entretenu par la paresse et la lâcheté morales, tout en trompant, mieux que le matérialisme n’avait su le faire, certaines aspirations de l’esprit et du cœur de l’homme vers l’idéal du vrai et du beau, par les apparences d’un savoir plus compréhensif ou d’un sentimentalisme plus raffiné.
Le païen, disait déjà le prophète Esaïe, coupe un arbre dans la forêt, en bûche une partie, qu’il brille, et dont il se chauffe les mains et les pieds, en s’écriant : Ali ! que ce feu est bon ; puis, de ce qui reste, il se façonne une idole.
Le païen adore son idole ; le philosophe panthéiste, son idée. Idée ou idole, fabrication de ses mains ou produit de son cerveau, objet sensible ou supersensible, la divinité du paganisme et celle du panthéisme ont un trait commun : c’est le Dieu fait par l’homme mis à la place du Dieu qui a fait l’homme ; l’homme s’adorant lui-même dans son ouvrage.
Le pessimisme, qui est le prolongement naturel de l’optimisme, en est en même temps la réfutation.
En réalité, l’opposition qu’il présente à la forme précédente n’est qu’apparente, et l’une est aussi désolante que l’autre ; car soit que l’on dise avec Rousseau et M. Janet : Tout est bien, ou avec Voltaire, qui ne consentait à croire en Dieu que pour nier la Providence : Tout est mal ! on s’accorde à dire : Tout est sans remède.
Les principaux représentants du pessimisme philosophique ont été dans la période moderne : Schopenhauer, Hartmann et M. Renan ; et c’est un symptôme de la morbidesse de l’époque actuelle que les syllabes du nom ténébreux du premier de ces auteurs voltigent aujourd’hui, dit-on, sur les lèvres féminines dans les salons de la Ville-Lumière.
Selon Schopenhauer et Hartmann, l’existence universelle est due au caprice primordial de la Volonté inconsciente qui a fait apparaître simultanément elle-même et le monde pour le malheur commun de l’un et de l’autre. Dès le premier avènement de tout ce qui est, l’Inconscient mieux avisé n’aspire à travers les lentes et douloureuses élaborations qui constituent l’existence universelle, qu’à rentrer lui et tous les êtres particuliers qui partagent son infortune dans le néant dont un funeste hasard les a fait sortir. Comme donc le commencement des choses a été la première chute, la rédemption totale sera non plus le devenir indéfini, mais le suicide universel.
Mais M. de Hartmann a tout prévu. Si quelque disciple inquiet conservait quelque soupçon dans son esprit que l’Inconscient, une fois la suppression finale et universelle perpétrée, fût capable, par quelque nouveau et fatal caprice, de sortir une seconde fois du néant pour ressaisir l’existence, le philosophe berlinois estime avoir de quoi le rassurer par… l’algèbre. M. de Hartmann, qui a été aussi capitaine d’artillerie, a calculé qu’il n’y a plus que 1/2n chance pour que l’anéantissement universel une fois consommé, ne soit pas définitifu.
u – Philosophie des Unbewussten. 3e édit., page 781. Je crois savoir que la cinquième édition du même ouvrage porte en tête le portrait de l’auteur. Cela semblerait prouver que dans sa pensée l’anéantissement universel n’est pas près de répondre à ses vœux.
Quant à M. Renan, il reproche à ses confrères d’outre-Rhin de broyer du noir, et de n’avoir pas encore appris à sourire doucement à l’universelle attrape qui s’appelle l’existence. Il l’a dit d’ailleurs à M. Pasteur en faisant le discours de réception de ce dernier à l’Académie française : ce que le savant professeur du Collège de France redoute le plus, qu’ils soient accolés à l’orthodoxie, au matérialisme ou au panthéisme, ce sont les ismes. Il est donc à croire qu’il repousserait de toutes ses forces la qualification de pessimiste, dont on pourrait être tenté de gratifier l’Ecclésiaste parisien. Pour nous, nous n’hésitons pas : les accès de gaieté de M. Renan nous font l’effet encore plus macabre que l’algèbre de M. de Hartmann.
Philathèle, interprète autorisé d’un des « lobes du cerveau » de l’auteur des Dialogues philosophiques, a relevé, au sein de l’illusion universelle, deux choses qui lui paraissent tout à fait certaines, bien qu’à nous, elles ne nous semblent guère s’accorder ensemble : « La première, c’est que, en analysant ce qui se passe dans les parties de l’univers ouvertes à nos investigations, nous ne saisissons aucune trace de l’action d’êtres déterminés, supérieurs à l’homme, et procédant, comme dit Malebranche, par des volontés particulières.
« Un des cas où il serait le plus naturel que de telles dérogations se produisissent, ce serait pour favoriser un homme vertueux ou une cause juste. Or cela n’est jamais arrivé. La nature est d’une insensibilité absolue, d’une immoralité transcendante, si j’ose le dire. L’immoralité de l’histoire et l’iniquité inhérente aux sociétés humaines ne sont pas moindres. La société, quoi qu’on fasse, sera toujours dans l’impossibilité d’être juste. Je sais que l’immense majorité des hommes croit qu’il y a des dieux protecteurs de l’innocence, vengeurs du crime, susceptibles de se laisser attendrir. Mais c’est que, n’étant pas initiés à l’esprit scientifique, ils n’ont pas la force d’analyse et d’observation nécessaire pour voir qu’il ne se produit pas, dans le train des choses, d’interventions voulues d’êtres supérieurs. Ces interventions se constateraient. Or, on n’a pas constaté une seule fois la trace de l’action d’une main intelligente venant s’insérer momentanément dans la trame serrée des faits du monde…
L’homme non scientifique admet qu’il y a des êtres agissant directement dans les choses du monde, et il s’imagine qu’en s’adressant à ces êtres, il obtiendra d’eux une action conforme à ses désirs. Mais jamais on n’a constaté qu’une telle prière eût été suivie d’effetv. »
v – Dialogues, pages 10 et sq.
Philathèle a raison. Pour croire en Dieu, il faut avoir prié et avoir été exaucé.
Mais, ô miracle, l’aveugle et impassible nature se transforme tout à coup, sous la baguette de l’artiste, en une intelligence posant des fins, poursuivant des buts, prenant peu à peu conscience et possession d’elle-même dans des efforts qui, de sourds et inconscients qu’ils étaient, deviennent de plus en plus délibérés et intelligents, et par des moyens que seule la fin justifie ; et c’est là le second point fixe des certitudes de Philathèle :
« L’univers, au regard de l’homme, nous apparaît comme un tyran fourbe, qui nous assujettit à ses fins par des roueries machiavéliques, et qui s’arrange pour que peu de personnes voient ces fourberies, car, si tous les voyaient, le monde serait impossible. »
Ainsi tant de prévoyance dans tant d’inconscience ! Tant de fourberie mise au service de l’existence ! Du machiavélisme chez « notre Père l’Abîme ! » O ma tête, s’écriait l’enfant de la Sunamite, ma tête, ma tête !
Et c’est à ce Dieu futur, à ce Dieu possible, à ce Dieu qui « se fait avec nos pleurs », que M. Renan a adressé la prière suivante :
« O Père céleste, j’ignore ce que tu nous réserves. Cette foi, que tu ne nous permets pas d’effacer de nos cœurs, est-elle une consolation que tu as ménagée pour nous rendre supportable notre destinée fragile ? Est-ce là une bienfaisante illusion que ta pitié a savamment combinée, ou bien un instinct profond, une révélation qui suffit à ceux qui en sont dignes ? Est-ce le désespoir qui a raison et la vérité serait-elle triste ? Tu n’as pas voulu que ces doutes reçussent une claire réponse, afin que la foi au bien ne restât pas sans mérite, et que la vertu ne fût pas un calcul. Une claire révélation eut assimilé l’âme noble à l’âme vulgaire ; l’évidence en pareille matière eût été une atteinte à notre liberté. C’est de nos dispositions intérieures que tu as voulu faire dépendre notre foi. Dans tout ce qui est objet de science et de discussion rationnelle, tu as livré la vérité aux plus ingénieux ; dans l’ordre moral religieux, tu as jugé qu’elle devait appartenir aux meilleurs. Il eût été inique que le génie et l’esprit constituassent ici un privilège, et que les croyances qui doivent être le bien commun de tous fussent le fruit d’un raisonnement plus ou moins bien conduit, de recherches plus ou moins favorisées. Sois béni pour ton mystère, béni pour t’être caché, béni pour avoir réservé la pleine liberté de nos cœursw. »
w – Dialogues philosophiques, pages 333 et 334.
Un philosophe contemporain dont j’ai perdu le nom, a trouvé moyen d’enchérir encore sur MM. Renan, de Hartmann et Schopenhauer. Ce monde actuel est, selon lui, le résultat de la décomposition du cadavre de Dieu.
Et la morale de cette métaphysique a été formulée par Pierre Loti, le nouvel académicien, dans son premier roman en ces termes :
« Le temps et la débauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à la longue, et c’est alors qu’on ne soutire plus… Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale ; rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possibles, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse ; ni vous ni moi n’avons ces misères-là ; nous pouvons avoir encore une foule de maîtresses et jouir de la vie… Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi. J’ai pour règle de conduite de faire tout ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne ; je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérancex. »
x – Aziyadé. Citation empruntée au Correspondant, n° du 10 juin 1891, page 849.