Théologie Systématique – I. Méthodologie

II.1.2 De la critique biblique

Le sujet de notre section préliminaire se décompose en trois questions principales que nous formulons comme suit :

  1. Quels sont les documents soumis à la Critique biblique ?
  2. Quelle est la compétence de cette discipline ?
  3. Quelles en sont les principales divisions ?

A. Des documents soumis à la Critique biblique

Ces documents sont évidemment tous ceux qui se trouvent réunis dans le volume traditionnel des Saintes Ecritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, puisque l’exclusion préalable de tel ou tel de ces écrits réputés canoniques, serait une anticipation sur les résultats même de la critique, de l’apologétique et de la dogmatique. Nul ne saurait contester en effet, et toute question dogmatique à part, que le volume appelé la Bible, tel qu’il a été transmis par les siècles à l’Eglise contemporaine, ne soit un fait concret, qui a son histoire, dont toutes les parties sont liées à tout le moins par des vicissitudes communes, et ont contribué chacune pour sa part à l’influence que ce volume a exercée dans le monde.

Mais en vertu du même principe strictement historique qui préside à ses opérations, la critique qui reçoit tout entier le recueil traditionnel de l’Ancien et du Nouveau Testament pour en faire l’objet de son étude, ne se laissera pas non plus imposer une extension de son programme au delà de ces limites, ce qui serait également préjuger, quoique dans un sens opposé, les résultats de l’enquête elle-même. Ce ne sera donc qu’à titre facultatif qu’elle connaîtra des documents dits apocryphes et de tous autres produits littéraires issus du Judaïsme et du Christianisme, mais non compris dans la série des livres réputés canoniques.

B. De la compétence de la Critique à l’égard des documents dits canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament,
ou
des rapports de la Critique à la Dogmatique et à l’Apologétique d’une part, à l’Exégèse de l’autre.

Nous ne saurions partager l’avis de M. Vaucher qui, dans son Essai de méthodologie, définit la critique comme suit : « La science chargée de s’enquérir de tout ce qui est canonique et de ce qui ne l’est pas ; » car une pareille enquête, portant sur un point déjà aussi avancé de la doctrine chrétienne, ne saurait être légitimement demandée à une science d’introduction. La critique empiéterait sur l’apologétique, si elle recherchait jusqu’à quel point les documents dits canoniques du Jéhovisme et du Christianisme méritent créance au fond ; quel crédit ils peuvent revendiquer sur la raison et la conscience modernes. Elle ne reconnaît aucun canon providentiel dans le recueil traditionnel des écrits bibliques, et elle se pose purement et simplement à l’égard de chacun d’eux comme de la collection elle-même, une question d’ancienneté et d’authenticité : Est-il certain que tous les documents qui sont censés appartenir aux origines du Jéhovisme et du Christianisme y appartiennent en effet ? et si oui, appartiennent-ils aux auteurs auxquels la tradition les attribue ?

Nous accordons que les questions de crédibilité et de canonicité sont souvent connexes à celle d’ancienneté et d’authenticité. C’est ce que prouverait déjà l’étymologie même du mot autorité, qui nous enseigne que l’attribution d’un ouvrage à tel ou tel auteur emporte déjà pour une bonne part le degré de confiance qu’il mérite pour moi ou du moins qu’il m’inspire. Tout auteur est à des degrés divers une autorité, selon le nombre et la qualité des lecteurs influencés par l’annonce de son nom, ou chez lesquels ce nom crée à lui seul un préjugé favorable à l’œuvre elle-même. Supposé, par exemple, que l’auteur d’un livre tenu jusqu’ici pour canonique soit convaincu de faux en écriture sacrée, il est certain que le caractère moral de cet écrit en sera singulièrement infirmé ; mais cette conséquence morale et pratique, ce n’est pas à la critique comme telle à la tirer. Les témoins étant introduits, à elle de constater leur identité ; à la dogmatique et à l’apologétique de récuser les suspects ou les intrus. Ou pour épuiser les analogies judiciaires, nous comparerons la critique au jury qui prononce sur le fait, en répondant à la question : Cet écrit est-il de telle date et de tel auteur ? et laisse aux disciplines subséquentes le soin de rendre la sentence de droit.

Cela étant, nous ne saurions souscrire non plus à l’opinion de M. le professeur Charles Porret, bien qu’elle paraisse d’accord avec celle que nous avons défendue plus haut ; et nous ne pensons pas que la critique suppose la foi chrétienne chez son auteur. M. Porret écrit :

« Qui donc nous donnera l’assurance que cette critique, qui a exercé et exerce encore de véritables ravages, et qui se montre si souvent destructive de la foi chrétienne, n’emportera pas le fondement même de notre espérance… Cette garantie, je la trouve dans son point de départ, je veux dire dans la condition première que doit remplir celui qui s’y livre pour qu’elle soit une critique compétente et légitime.

Le simple bon sens suffirait déjà pour nous donner la réponse.… Pensez-vous qu’un homme qui ne voit dans la religion qu’une infirmité propre à l’enfance de l’humanité, soit bien placé pour comprendre l’histoire des religions ? A qui n’a pas l’esprit religieux, ce domaine demeure inaccessible. Il n’en peut être autrement de la révélation chrétienne. Pour apprécier judicieusement et équitablement son histoire et les documents qui la renferment, il faut posséder le sens approprié. L’esprit religieux à lui seul ne suffit pas ; il faut que la révélation elle-même ait été saisie dans sa réalité et dans son essenceb. »

b – Voir Chrétien évangélique, numéro d’octobre 1880, pag. 457.

Eh bien ! au risque de nous faire passer pour un avocat de la mauvaise cause, nous ne saurions juger dans ce cas-ci comme notre éminent collègue, et continuant à attribuer à la critique biblique le caractère mixte dont nous avons parlé, nous ne voyons pas que l’honnêteté jointe à une grande perspicacité naturelle ne suffise pas, et qu’il faille avoir l’esprit chrétien pour décider des questions de date et d’authenticité, et livrer à la science théologique des résultats dont tout ami de la vérité pourra se contenter et devra se réjouir.

Dans la détermination de la tâche et de la compétence de la critique, nous nous sommes donc rencontré avec M. Sabatier. « C’est une science, écrit-il, qui emprunte sa méthode et sa forme à l’histoire littéraire générale, mais reçoit son objet de l’Eglise. Elle a pour but l’étude historique et critique du canon du Nouveau Testament et des livres qui le composentc. »

cEncyclopédie des sciences religieuses, tome VII, Art. Isagogique du Nouveau Testament, page 37.

Nous représentons donc l’opinion moyenne entre M. Reuss qui paraît vouloir dissoudre la critique dans l’histoire générale de la littérature juive et chrétienne, et MM. Vaucher et Porret qui en exagèrent le rôle en théologie.

La critique applique successivement, pour répondre à son postulat, deux procédés qui lui sont aussi indispensables l’un que l’autre, et qui ont donné naissance à la critique dite externe et à la critique interne. La première interroge l’histoire ecclésiastique et l’histoire générale ; elle recherche et rassemble tous les témoignages historiques relatifs à la date et à l’authenticité du document en question. Ce qui rend l’intérêt de la critique externe plus pressant encore, et en fait le précurseur obligé de l’exégèse, c’est que tous les livres du Nouveau Testament ayant été des œuvres de circonstance, des écrits qui étaient des actes, ils ne sauraient être compris et interprétés dans toutes leurs intentions que s’ils sont replacés dans les circonstances qui non seulement les ont vus naître, mais les ont portés et évoqués.

Mais c’est ici même que s’annonce un échange incessant de services entre les deux fonctions principales de la critique ; la critique interne étant appelée à surprendre dans le texte pour nous rendre dans leur répercussion immédiate et vibrante ces causes secondes, ces facteurs périphériques que la critique externe venait d’enregistrer.

La critique interne interroge donc à son tour le document lui-même ; elle demande à l’exégèse de confirmer et de compléter les résultats obtenus dans cette première enquête faite dans les domaines adjacents à la théologie ; elle prête l’oreille, pour ainsi dire, aux plus légères pulsations du texte, et lui dérobe ses secrets ; non pas, il est vrai, ses secrets spirituels, mais les indices historiques qu’il tient en réserve pour les patients et les habiles. A ce degré, la critique devient un art, exigeant des facultés de divination toutes spéciales. Et si la critique externe précède l’exégèse, nous comparerons la critique interne qui la suit pas à pas, à la glaneuse harcelant le moissonneur de peur que rien ne se perde, et composant de ces débris épars un faisceau respectable déjà par les soins minutieux qu’il a coûtés.

Il y a un point cependant où la critique et l’exégèse en viennent à se côtoyer, de manière à confondre, semble-t-il, leurs procédés ; après que les critiques externe et interne se sont concertées pour établir l’authenticité du document, la critique du texte s’efforce d’en restituer dans ses plus minimes détails la forme primitive. Nous dirons que cette troisième opération est portée incessamment par l’exégèse, à laquelle elle se contente de présenter dans chaque cas les différentes leçons rangées par familles, en créant en faveur de l’une ou de l’autre une présomption inspirée d’ailleurs par les résultats antérieurs de l’exégèse elle-même. C’est donc celle-ci encore qui joue dans la critique du texte le rôle prépondérant, puisque, après avoir établi d’une manière générale la supériorité d’une famille de manuscrits sur les autres, c’est encore à elle à trancher en dernier ressort dans chaque texte particulier.

La critique externe, la critique interne et la critique du texte, l’une précédant absolument l’exégèse, l’autre lui succédant, la troisième l’interrogeant ligne après ligne et pour ainsi dire, iota après iota, représentent les diverses situations de la critique en rapport avec l’interprétation des saintes Ecritures.

La critique n’est donc pas comme on la représente trop souvent, une science purement négative, dont le but serait de combattre et de renverser telle ou telle opinion traditionnelle, et de montrer moins ce que les auteurs ont dit que les points sur lesquels ils se sont contredits. La critique digne de ce nom renverse quand il le faut et édifie quand il le faut.

Pour autant qu’il en est ainsi, et que la critique tant interne qu’externe, s’applique consciencieusement et impartialement à son objet, c’est-à-dire sans aucun parti pris dogmatique d’aucune sorte, ni sous forme de complaisance, ni sous forme de dénigrement ; pour autant, disons-nous, que la critique n’est inspirée que par l’amour de la vérité, nous dirons que ses droits sont illimités comme ceux de la vérité elle-même, et c’est ici surtout le cas de répéter la maxime : Il n’y a pas de vérité contre la vérité ! La critique qui est la recherche des faits, doit être inflexible comme l’histoire, absolue comme les faits. Elle rend des arrêts et non pas des services. Elle ne reculera devant aucune conséquence de ce qu’elle aura reconnu être le vrai, non pas même devant le danger de causer un scandale dans l’Eglise, ou devant le reproche de le risquer. Car elle s’adresse non pas à l’Eglise, mais à ses conducteurs, et elle ne saurait être rendue responsable des abus que l’on pourrait faire des résultats obtenus par elle dans les limites de sa compétence.

La critique ne pourra être qualifiée de téméraire que lorsqu’elle prétendra étendre prématurément le rayon de son influence, et méconnaissant son public, bravant les règles d’une sage pédagogie, offrir aux faibles et aux enfants, sans préparation chez eux, et sans obligation de sa part, l’aliment destiné aux forts. C’est d’ailleurs à l’Eglise elle-même à surveiller la répartition qui se fait dans son sein des résultats que chaque discipline de la théologie lui apporte, en rappelant au besoin à la science qui souvent l’oublie, que les conclusions de la critique, en particulier, restent soumises elles-mêmes à la critique.

Les chances d’erreur les plus fréquentes en critique résident dans les faiblesses morales du savant plutôt que dans ses ignorances, dans ses préoccupations ouvertes ou inavouées, dans ses préjugés dogmatiques ou anti-dogmatiques, dans ses partis pris de préférence ou de dénigrement. Souvent la neutralité affectée de la recherche scientifique ne fait que couvrir une résolution arrêtée a priori de donner ou de refuser son suffrage, ou même l’impartialité dont le savant fait profession n’est que le synonyme de son indifférence à l’égard de la vérité ou de sa malveillance à l’égard de l’auteur qu’il a choisi pour sa victime. Or l’esprit de dénigrement et de malveillance est interdit aussi bien à la critique théologique qu’à la critique littéraire ; ni dans l’une ni dans l’autre, la bienveillance ne saurait passer pour de la complaisance, et nous n’entendons point mettre les auteurs des écrits bibliques au bénéfice d’une loi d’exception, lorsque nous réclamons en leur faveur une impartialité soutenue par la sympathie.

Ce qui nous choque à vrai dire le plus dans la critique de l’Ancien Testament inaugurée de notre temps, ce ne sont pas ses résultats, quelque menaçants qu’ils soient pour la doctrine du Christianisme lui-même, mais bien le ton de persiflage dont les auteurs bibliques sont traités. Un auteur capable de prendre les hommes de la Bible pour des fourbes et leurs écrits pour les produits de l’imposture, a donné par là la mesure de son discernement en matière morale.

Nous remarquons d’ailleurs que l’école critique actuelle semble faire fi de plus en plus des données de la critique externe, comme si ce moyen d’information était dépassé, et qu’elle se renferme dans des procédés d’investigation de détails et de divination d’intentions, qui devraient nous faire croire à la présence dans les mains de certains savants de mémoires secrets. Or la critique de l’avenir prononcera, espérons-le, qu’il n’en était rien, et que lorsque le critique de la fin du XIXe siècle transposait les siècles et les millénaires, faisait évanouir dans le royaume des ombres les grandes figures du passé, et rectifiait après des milliers d’années d’existence, les traditions de tout un peuple et de toute une race, il ne faisait que rendre les inspirations de sa propre subjectivité.

Si la critique s’est si souvent égarée en nous présentant comme résultats authentiques les produits de la passion ou les combinaisons de la fantaisie, c’est qu’elle a voulu être soit moins, soit plus qu’elle-même, tantôt méconnaissant ses propres droits, tantôt empiétant sur ceux d’autrui ; et nous rattachant à la parole d’une femme célèbre, nous oserons dire ici : O Critique, que d’insanités on a écrites en ton nom !

C. Division de la Critique

Deux principes de division, l’un transversal, l’autre longitudinal, régissent la discipline qui nous occupe. La critique se partage d’une part en Introduction générale et particulière, selon qu’elle traite des origines du volume du moment de sa formation jusqu’au temps actuel, et de la naissance de chacun des écrits qui le composent. L’ordre dans lequel nous nommons ces deux disciplines et qui est le plus ordinaire, peut être d’ailleurs sujet à discussion, et on pourra préférer celui que nous appellerions génétique ou chronologique, consistant à faire précéder l’histoire du volume de celle des écrits particuliers.

La Critique générale et particulière se subdivise en même temps en Critique de l’Ancien et Critique du Nouveau Testament.

De l’Exégèse.

Bien que le terme d’exégèse s’applique spécialement à l’interprétation des écrits réputés canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament, et que cette discipline soit précédée de la critique, la question de canonicité ne se pose point encore pour elle, car pas plus que sa devancière, l’exégèse qui est une science tout analytique, n’a les moyens de la résoudre.

A l’exégèse à extraire, à force de patience, de perspicacité et de science philologique, de cette mine inépuisable ou tout au moins non épuisée des Ecritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’ensemble des données, faits et doctrines, qui constituent la religion du salut. L’exégèse nous livre ces matériaux au fur et à mesure de ses propres opérations, et sans autre ordre que celui qui est donné par la suite des textes auxquels cette étude s’applique. De même que la critique, elle n’apporte pas à l’étude du texte d’autre préoccupation que l’amour de la vérité ; et la vérité pour elle, c’est non pas la vérité en soi, ni tel dogme préconçu, soit individuel, soit ecclésiastique, mais le sens vrai du texte. Elle interroge donc ce texte pour nous rendre ce qu’il dit, non ce qu’il devrait dire ; elle le suit ligne à ligne, mot à mot, lettre à lettre ; épiant toute particule, notant toute particularité propre à lui faire surprendre le secret et l’intention de l’auteur ; s’efforçant, en un mot, de ranimer ces cendres sacrées, et d’un sol épuisé par tant d’investigations, de faire jaillir, peut-être pour la première fois depuis des siècles et des milliers d’années, l’étincelle révélatrice. L’exégèse prétend s’approprier tout le contenu du texte, rien de plus, et, si possible, rien de moins.

Chemin faisant et incidemment, elle s’avisera de comparer un texte avec un autre ; elle constatera le rapport soit de similitude soit de contraste qui peut exister entre eux, et elle aspirera à résoudre les contradictions réelles ou apparentes que l’écrit fait surgir devant ses pas. Cette opération dépasse toutefois déjà sa compétence stricte ; la coordination des données bibliques a déjà cessé d’être son fait, et cette préoccupation ne serait même pas sans danger pour elle, pour autant que l’interprétation d’un texte serait influencée par le souvenir d’un autre, et que l’exégète, dominé par cette considération particulière, ferait fléchir sur un point plus ou moins important son opinion touchant le sens naturel ou vraisemblable. En un mot, l’interprétation d’un texte peut seconder celle d’un autre ; elle ne doit jamais la forcer.

La Sainte-Ecriture étant, selon notre ferme conviction, un livre à la fois humain et divin, semblable à tout autre par certains caractères, et unique par ceux qui lui sont essentiels, la science qui s’applique à l’interprétation des Saintes Ecritures sera soumise aux conditions de toute herméneutique, en ce qui concerne les premiers de ces caractères, mais supposera des qualités spéciales et, dirons-nous, supérieures, en rapport avec les caractères spéciaux de ce livre. Nous devrons donc, pour définir pertinemment l’exégèse telle que nous la comprenons, rendre succinctement compte de l’opinion que nous avons de l’Ecriture elle-même.

La première condition requise de l’exégète des Saintes Ecritures, comme de tout interprète d’une œuvre écrite en langue humaine, c’est la connaissance aussi exacte et aussi approfondie que possible des langues originales de l’Ancien et du Nouveau Testament, et une aptitude exercée à se transporter dans le point de vue et le génie d’une littérature étrangère. L’exégète doit contenir un philologue ; et la première qualité de l’exégèse est d’être, selon les expressions consacrées : grammaticale-historique. Mais ce n’est là, à vrai dire, que la condition préliminaire, quoique indispensable, d’une semblable étude, qui, réduite à ces proportions, aurait peu d’intérêt et de valeur pour l’Eglise. Maints commentateurs s’y sont trompés, en Allemagne surtout, et passent pour des exégètes, sans être autre chose que d’excellents philologuesd.

d – Nous pensons ici surtout à l’indispensable commentaire de Meyer sur le Nouveau Testament.

« L’Ecriture Sainte, a dit Beck, constitue pour quiconque l’examine consciencieusement, une collection d’écrits qui n’ont pas reçu seulement l’empreinte non équivoque d’une époque antique, mais qui, en regard des produits des littératures les plus voisines d’elle, porte dans son langage et dans ses significations, dans ses notions de Dieu et du monde, dans ses intuitions de la nature et de l’homme, une estampille si bien marquée, représente un type de moralité, de chasteté et de piété si reconnaissable, que, à ne la considérer même qu’humainement, elle apparaîtrait comme une vraie anomalie au sein de la culture mondaine, qu’elle répudie de toute la force et l’autorité du témoignage incorruptible de la consciencee. »

eEinleitung in das System der christlichen Lehre p. 212.

« A mesure, dit-il encore, que l’on se pénètre de son contenu, il se produit toujours davantage en nous une intelligence spirituelle qui nous fait reconnaître l’Ecriture, telle qu’elle nous apparaît tout entière, comme une révélation divine. Les faits et les doctrines révèlent les concordances qui existent entre eux, reflétant les mêmes notions de Dieu et du monde, de l’homme et de la nature, que celles qui sont conformes à nos propres expériences subjectives, lesquelles à leur tour reçoivent d’un contact vivant avec l’Ecriture, toujours plus d’extension et de profondeur. Dans le milieu religieux représenté par les divers écrits bibliques, se manifeste un système de vie qui se déploie d’une façon toujours plus complète, tout en constituant une unité toujours plus ferme. Nous y voyons exposés la genèse de la vérité, son établissement, son développement et son accomplissement, de telle sorte que toute cette objectivité de l’Ecriture s’explique aussi peu sans la notion de révélation que l’objectivité du système de la nature sans celle de création. »

La nature et l’Ecriture, la révélation des perfections de Dieu dans ses œuvres primitives et la révélation du conseil divin du salut dans le Livre, présentent entre elles, dirons-nous nous-même, des analogies et des similitudes qui nous en décèlent la commune origine. C’est évidemment un même auteur qui, tout en exécutant dans tous les domaines de l’existence un vaste plan, tout en réalisant une idée d’ensemble, a superposé les uns aux autres les différents ordres de la nature, et aux révélations naturelles elles-mêmes, les révélations successives et progressives qui constituent le système scripturaire. C’est un même principe, et dirions-nous, un même mode d’action qui domine ces différentes créations et préside à leurs agencements divers, et nous sommes tenté de dire que le procédé de composition scripturaire n’est que la répétition dans une sphère supérieure du procédé des formations naturelles.

L’Ecriture comme la nature nous fournissent des raisons de croire et de ne pas croire, de comprendre et de ne pas comprendre. Dans l’une comme dans l’autre, il y a des facteurs qui révèlent et des facteurs qui cachent. Le progrès n’est point rectiligne d’un type naturel ni d’un type de doctrine biblique à celui qui le suit ; mais leur série nous offre des ondulations, des retours et des retraites momentanées de certains caractères distinctifs : toutes choses comprises dans le mouvement de la vie. Il y a dans l’Ecriture comme dans la nature, non seulement des sujets de contradiction, mais des lacunes, des réticences, des inutilités apparentes. L’Ecriture comme la nature a des arrière-fonds mystérieux qui se dérobent ou se refusent aux regards des indifférents et des indignes. L’une et l’autre révélation est prophétique ; l’idée n’est jamais emprisonnée ni épuisée dans un objet naturel ou dans un texte scripturaire, car tous les deux se rapportent à une fin supérieure ou future. La nature est une révélation dont la fin est dans l’ordre moral ; l’Ecriture en est une dont l’accomplissement sera dans l’éternité. Quoi d’étonnant à ce que l’une comme l’autre trahisse des aspirations non satisfaites, des efforts en suspens, des intentions non encore pleinement réalisées, et que des interprètes superficiels ou pédants s’arrêtent soit au phénomène brut, soit à la lettre vide, ne veuillent apercevoir ici que des causes efficientes dans un effet, là que le sens dit grammatical-historique dans une prophétie !

Mais l’Esprit méconnu et contristé se venge des insuffisants interprètes de ses poèmes. Dans la nature comme dans le livre, il nous semble planer de temps en temps sur la matière sans y toucher, et alors nous croyons n’avoir plus sous les yeux au lieu de l’œuvre divine, qu’une substance morte, des détails oiseux ou puérils. Les domaines scripturaires contiennent eux aussi de vastes déserts, abondants en rocailles et en chardons, ou des fouillis qu’on dirait inextricables, de rameaux stériles et de minuties interminables. C’est là que triomphent les critiques ennuyés ou dédaigneux. Mais vous reconnaîtrez tout à coup que l’esprit n’était absent nulle part, là même où ses traces avaient disparu à nos regards ; qu’ici non plus, il n’y a pas de vide absolu, et que la perfection du tout résulte de l’inégalité des parties. Il n’y a pas de plante dans la nature, il n’y a pas de texte dans l’Ecriture qui n’ait sa valeur prochaine ou lointaine, qui ne réponde à une intention dans l’organisation de l’ensemble. Cette apparente inutilité a été pourtant utile à quelque chose ou à quelqu’un ; elle était significative à sa façon et dans son milieu, et quand elle n’eût été que l’avant-coureur, le pressentiment, l’appel d’une condensation, d’un épanouissement nouveau et subit, là de la force naturelle, ici, de la substance pneumatique !

C’est ainsi que l’attention d’un interprète consciencieux est sans cesse tenue en éveil dans l’une et l’autre révélation, aux endroits même les plus avares de promesses, par l’attente de quelque trouvaille précieuse, par la chance de surprendre quelque relation cachée ou peut-être contestée jusqu’ici ; et dans ceux même où la substance spirituelle semblait le plus étendue, le plus diffuse, vous la verrez se précipiter instantanément, là dans un chef-d’œuvre naturel, ici dans un verset scripturaire.

Nous devons reconnaître dès lors que toutes les parties de l’Ecriture ne sont pas également pénétrées de cette substance pneumatique, et que celle-ci est distribuée plus ou moins abondamment entre les différentes parties du volume, entre les différents morceaux de chaque écrit et entre ses différents versets. Mais elle règne partout ; elle accuse sa présence à tout instant ; elle éclate en toute rencontre.

Cette prodigalité apparente dans le détail, cette prolixité intermittente du langage scripturaire n’exclut point toutefois, et précisément parce qu’elle n’est qu’une apparence, le caractère dominant de ces diverses compositions, l’unité sévère, et nous allions dire l’austérité du plan, qui proscrit d’avance tout trait véritablement indifférent ou étranger à l’idée mère de l’œuvre, toute satisfaction offerte à la curiosité purement scientifique ou esthétique, toute distraction de l’objet en vue, qui serait causée par un effet de second ordre. Plusieurs parties des Saintes Ecritures répondent, au point de vue même de l’art, aux exigences du genre classique le plus parfait, réalisent comme d’instinct, au sein des intuitions sémitiques les règles éternelles et universelles du Beau, et méritent d’être offertes à l’admiration et à l’étude littéraire de toutes les générations à côté des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Seulement l’effet obtenu ici par les impulsions d’un génie supérieur, est rencontré sans être cherché dans les parties classiques des Ecritures, par une inspiration où le beau et le bien, la beauté et la sainteté se confondent.

Nous devons reconnaître toutefois que cette rencontre harmonique, disons cette fusion de l’inspiration religieuse et morale et de l’inspiration esthétique, ne caractérise point la littérature scripturaire comme telle, et même n’y représente, comme dans toute autre, que l’exception. Le caractère en revanche que nous pourrions appeler propre aux Ecritures, est la tendance pratique. C’est évidemment à la volonté que ce livre s’adresse en premier lieu, et non pas à l’imagination ou à l’intelligence, et c’est en ce point que les Ecritures se distingueront toujours, sinon des principaux chefs-d’œuvre de la pensée humaine qui ont pu être inspirés, eux aussi, par un intérêt pratique, du moins des chefs-d’œuvre de l’art.

Cette préoccupation constante et saintement pratique des auteurs de la Bible, s’est traduite dans leurs œuvres, comme dans toutes celles qui sont écrites pour l’action, tantôt par cette prodigalité que nous y avons déjà signalée, et qui était nécessitée, même aux dépens du grand art, par le tempérament de ceux auxquels ces écrits étaient adressés ; tantôt au contraire par cette parcimonie et cette disproportion des matières, si souvent reprochées aux écrivains bibliques par la critique moderne, aloi s qu’elle exige de l’auteur qu’il dise tout ce qu’il sait plutôt que tout ce qu’il faut et rien que ce qu’il faut.

Reprenant et développant la sentence de Beck rapportée plus haut, nous dirons donc que la littérature biblique, semblable à toute autre par les conditions extérieures de son existence, s’en distingue notoirement par un composé de moralité et de sainteté, de simplicité et de profondeur, de clarté et d’obscurité, de sobriété et de surabondance, de familiarité et de sublimité, par des alternances de révélations et de réticences, d’histoire et de prophétie, de réalité et d’idéalité, par une originalité, en un mot, qui ne se découvre dans son plein qu’à ceux qui vivent dans l’atmosphère spirituelle qu’ont respirée les auteurs de ces livres. Comme les spectacles de la nature, la littérature biblique exige pour être entendue et dignement appréciée, des conditions morales particulières, des facultés cultivées par l’expérience même de la vie spirituelle, une correspondance vivante, une communauté d’affections établie entre l’esprit qui donne et l’esprit qui reçoit, en un mot le sens pneumatique (comp. 1 Corinthiens 2.15 ; 14.32) ; et cet organe spécial est aussi nécessaire à l’intelligence des choses saintes que peut l’être le sens esthétique dans l’ordre du beau, et que l’était déjà le νοῦς dans l’ordre général des faits supersensibles.

La caractéristique des Saintes Ecritures que nous venons d’essayer, suffit à nous révéler les difficultés de la tâche de l’exégèse, et les requisita que nous avons le droit de poser à cette science pour qu’elle soit digne de son nom. Car si l’exégèse n’était que le résultat de l’étude grammaticale et historique des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, de fortes études philologiques et historiques suffiraient à faire l’exégète ; ou si cette opération ne consistait que dans l’interprétation successive des versets d’un livre biblique, mais détachés du contexte et de l’ensemble, une certaine ingéniosité ou une certaine perspicacité s’ajoutant aux qualités précédentes, mais ignorant ces échanges incessants de clartés et de reflets projetés de part et d’autre, cette faculté d’interprétation, dis-je, renfermée dans le détail pourrait également suffire. Mais dans un cas comme dans l’autre, nous ne nous expliquerions pas pourquoi un bon exégète des Saintes Ecritures est un sujet si rare. C’est que cet homme rare réunit chez lui un philologue, un philosophe, un devin, un prophète et un croyant.

Les abus qu’on a faits, dès les premiers siècles de l’Eglise, de l’interprétation idéaliste des Saintes Ecritures, ne doivent pas nous jeter dans la réaction opposée, à laquelle nous assistons aujourd’hui. De ce que l’allégorie a paru être si souvent l’instrument d’une fantaisie désordonnée, il ne s’ensuit point qu’elle n’ait aucune place légitime dans une sage herméneutique. L’autorité de l’auteur de l’épître aux Galates, sans être absolument décisive dans l’espèce, ne saurait être cependant négligée par personne. Or le mot allégorie se rencontre avec la chose dans Galates 4.24-31. Nous ne nous croirons donc pas obligé d’extraire plusieurs sens de chaque verset de l’Ecriture, et le sens grammatical et historique restera en tout cas pour nous le primitif et le fondamental. Nous nous défierons toujours par conséquent de l’allégorie émancipée de cette assise ferme et sûre, celle qui se prend à la lettre et se joue à la surface d’un texte de transition transformé soudain en oracle. Mais lorsque l’allégorie est dans les choses, que les actes premiers du grand drame du salut annoncent et préparent ceux qui les consomment, lorsque les grandes normes du royaume de Dieu créent devant nos yeux leurs réalisations successives et croissantes, alors l’interprétation dite grammaticale et historique s’honorera en frayant elle-même la voie à des intuitions plus élevées et plus lointaines, et le sens allégorique se révélera comme la raison finale du sens littéral, comme le seul répondant à l’intention complète de l’auteur suprême des Ecritures.

La tâche de l’exégète biblique sera dès lors plus ou moins laborieuse et féconde aussi, selon le degré de condensation de la substance pneumatique dans un endroit donné ; selon le degré d’exubérance du texte interprété. Il est certain que d’une manière générale, le Nouveau Testament est plus condensé et plus substantiel que l’Ancien, et il est telle de ses parties que nous pourrions comparer au plant tout chargé des fruits les plus savoureux en même temps que les plus rares. Ce sont celles dont on peut dire que chaque mot, chaque trait y a sa valeur : Quot verba, tot sensus ! L’exégèse ici n’avancera que pas à pas, anxieuse de rien perdre ou de rien négliger, car elle sait qu’elle encourt une responsabilité proportionnée à l’importance des découvertes prévues. Ailleurs, au contraire, il lui sera permis d’accélérer sa marche, et nous dirons même qu’il est certaines parties des Saintes Ecritures, les généalogies, par exemple, qui sont destinées moins à être étudiées qu’à être regardées, et que j’aurai peut-être assez fait d’en marquer la place, en laissant à quelques pionniers patients et qualifiés, le soin d’en extraire les éléments utiles.

Si nous voulons nous faire quelque idée de l’interprétation vraiment pneumatique des Saintes Ecritures, c’est dans le Nouveau Testament lui-même que nous irons chercher nos exemples, et, avant tout, dans les enseignements de Jésus-Christ. Il y a dans la manière dont Jésus cite l’Ancien Testament une originalité si créatrice que l’on perçoit immédiatement une affinité intime entre le génie inspirateur des auteurs de l’Ancien Testament et celui du fondateur du Christianisme. Il a bien l’air d’être chez lui dans ces antiques révélations comme dans le temple de Jérusalem. Il en dispose comme du sabbat avec la liberté d’un maître et avec la fidélité d’un fils. Nul ne dira que le commentaire qu’il jette à la face de ses adversaires de la parole divine prononcée devant le buisson ardent, ne soit pas digne de Jéhova : Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants ! (Luc 20.38) Aussi aucune de ses interprétations de l’Ancien Testament n’a-t-elle été, que nous sachions, contestée par la critique, tant elles paraissaient puisées toutes à la source vive des pensées divines.

Les auteurs du Nouveau Testament empruntent à tout propos leurs intuitions ou leurs argumentations à l’Ancien, soit en en faisant des citations directes, soit par des allusions plus éloignées et parfois même difficiles à justifier devant notre herméneutique critique et littéraliste ; et nous retrouvons chez eux, avec moins d’autorité sans doute, cette même association des caractères de fidélité et de liberté ; de fidélité envers l’esprit ; de liberté à l’égard de la lettre, mais d’une liberté qui est encore la meilleure preuve de fidélité à la lettre elle-même.

« Vous dites, s’écriait Beck, en s’adressant à ses confrères, que l’exégèse des auteurs bibliques n’est pas comme la vôtre, c’est que la vôtre n’est pas comme la leur ! » Et la preuve de ce fait, c’est que nous avons tant de peine à nous placer au point de vue de leurs interprétations, et à les interpréter pour nous-mêmes.

Nous n’en réservons pas moins à l’exégète moderne le droit de revoir et au besoin de réviser les interprétations de l’Ancien Testament faites par les auteurs du Nouveau ; mais nous maintenons en même temps d’une manière générale que nous avons dans le Nouveau Testament les types et les modèles éternels de la véritable herméneutique des Ecritures, que c’est selon les principes observés par eux que les auteurs du Nouveau Testament doivent être jugés et traités eux-mêmes, et que dans la mesure où l’interprétation des Ecritures s’éloigne ou se rapproche de ce type, elle s’éloigne ou se rapproche de l’idée même de l’exégèse.

Un Père de l’Eglise a dit, et on a souvent répété dès lors que l’Ecriture était semblable à un ruisseau que l’agneau traverse sans s’y noyer et où les éléphants se trouvent encore à leur aise. Cela est vrai à condition que les agneaux ne se jettent pas au large sans réflexion et par caprice, et que les grandes puissances exégétiques ne s’obstinent pas à rester sur les galets.

Avec l’exégèse, l’opération empirique, reproductrice, réflexive, analytique de la science du Christianisme primitif est terminée ; les matériaux sont extraits, réunis et attendent leur emploi : faits et doctrines relatives à ces faits ; révélations et commentaires originaux de ces révélations. Le tour des disciplines synthétiques est venu, et elles vont se présenter à nous à deux phases successives du mouvement de systématisation de la pensée, représentées par la Théologie biblique et par la Théologie systématique.

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