Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

5.3. — La Bohême et les Hussites jusqu’à la mort de Ziska.

On a vu que les doctrines de Jean Hus ne furent pas sans influence pour préparer les esprits en Europe à la grande réforme du siècle suivant ; il reste à montrer les fruits qu’elles portèrent dans sa patrie, il reste à dire ce que devinrent les disciples après la mort de leur maître, ce que firent les Hussites après Jean Hus.

Peu de temps avant les troubles qui agitèrent la Bohême, le plus illustre des souverains de ce royaume, l’empereur Charles IV, visitant un jour la citadelle de Prague, s’approcha d’une fenêtre, regarda la ville, et ses yeux se remplirent de larmes. Interrogé par ses courtisans, il répondit : « Je pleure, parce que mes fils seront les ennemis de mon royaume ; je prévois que l’un d’eux ruinera cette ville, et si je savais lequel je le tuerais de mes mains. » L’événement confirma cette parole qu’il dicta peut-être. Wenceslas et Sigismond étaient nés pour le malheur de la Bohême, et le meilleur des deux lui fut le plus fatal.

Des épreuves sévères avaient modifié en Sigismond un tempérament irascible et cruel ; il avait acquis de l’empire sur lui-même, mais parfois le naturel l’emportait et il s’inspirait de la colère plus que de la prudence. Il en donna une nouvelle preuve peu de temps après le supplice de Jean Hus, au premier bruit qui lui parvint de l’agitation des Bohémiens. Il leur écrivit plusieurs lettres courroucées, et dans ses menaces la Bohême vit un outrage. Sigismond oubliait, dit Balbinus, qu’il n’était pas encore roi de ce pays ; il ignorait que, pour soumettre un cheval indompté, il faut d’abord le flatter de la main, et qu’il convient d’attendre qu’on soit affermi en selle avant d’employer le mors et l’éperon.

Il le reconnut trop tard, et il écrivit en l’année 1417 pour apaiser les Bohémiens et pour se faire pardonner sa conduite envers Jean Hus, en alléguant comme excuse la violence qui lui fut faite à lui-même ; mais ses dernières lettres n’effacèrent point l’impression que les premières avait produite.

La mort de Jérôme mit le comble à l’irritation des Bohémiens. Jusqu’alors cependant elle semblait se manifester beaucoup plus par des actes de deuil et de superstition populaire que par des violences. L’Université, par un décret signé de son recteur, Jean Cardinal, établit la communion sous les deux espèces ; les églises retentirent de lamentations ; on consacra un jour de fête solennel à Jean Hus et à Jérôme ; on frappa des médailles à leur effigie, on les pleura, on les honora avant de les venger ; on leur dressa des autels, on ne leur immola point de victimes.

Les rigueurs téméraires du concile grossirent l’orage, et les vingt-quatre articles fulminés contre les Hussites hâtèrent l’explosion. Ces articles, dit un ancien auteur, jetèrent l’huile sur le feu. Ils frappaient à la fois les citoyens de toutes les classes, de tous les ordres du royaume : les universitaires, en cassant les décrets de l’Université ; le clergé hussite, en citant à Rome ses principaux membres, Jean Jessenitz, Jacobel, Rockizane, Jean Cardinal et plusieurs autres ; les grands du royaume, en ordonnant la restitution de tous les biens ecclésiastiques ; le peuple en masse, en prescrivant l’abjuration individuelle de la doctrine de Wycliffe et de Hus. Alors toute la Bohême s’agita ; une clameur sourde, générale, immense, répondit aux décrets du concile ; on vit briller la torche et le glaive ; Wenceslas trembla, et attendit les événements, retiré ou caché dans un de ses châteaux hors de Prague.

Cependant les grands du royaume s’assemblèrent et tinrent conseil ; ils résolurent de députer au roi pour l’inviter à conjurer l’orage par sa présence dans la capitale, à donner aux Hussites les églises dont ils avaient besoin, et à sévir contre les brigands qui infestaient la ville et la campagne ; ils choisirent pour chef de la députation Nicolas de Hussinetz, le seigneur du village où Jean Hus était né, son ami fidèle et son ardent disciple.

Le désir d’étouffer une agitation si menaçante l’emportait alors en Wenceslas sur le ressentiment des procédés du concile et de l’empereur ; il les craignait l’un et l’autre, et d’ailleurs comme monarque et comme esclave de ses passions, il ne redoutait pas moins ces innombrables sectaires parmi lesquels apparaissaient déjà d’audacieux niveleurs qui parlaient de changer la Bohême en république, et de rigides apôtres qui opposaient à ses vices l’austère morale de l’Évangile. Mais, abîmé dans la mollesse, épuisé de débauches, incapable d’une résolution forte, il voulait réprimer, et il manquait de force pour sévir. Il promit donc de faire droit à quelques demandes des députés, tout en avertissant le harangueur Hussinetz qu’il filait une corde qui servirait à le pendre.

Il vint à Prague et se montra disposé à donner aux Hussites les églises qu’ils réclamaient ; il hésitait cependant, parce qu’ils les demandaient avec menaces. « Qu’ils viennent au palais, dit-il, qu’ils apportent leurs armes et les déposent en ma présence. » Les chefs délibéraient sur cette réponse, inquiets et incertains. « Que vous êtes simples, leur dit l’un d’eux ; j’ai vécu à la cour, je connais notre roi ; comparaissez devant lui revêtu de vos armes, et comptez qu’il vous les laissera. » Celui qui parlait ainsi était Jean Ziska. Son conseil fut suivi ; les Hussites s’armèrent dans l’ancienne et dans la nouvelle Prague, et, conduits par Ziska, ils se présentèrent dans un appareil formidable devant le roi. « Très-illustre et très-excellent prince, dit Ziska, nous voici obéissants à vos ordres ; faites-nous connaître vos ennemis : nous combattrons jusqu’au dernier soupir pour votre vie et pour votre gloire. « Tu as bien parlé, lui dit le roi, mais retourne et ramène tes compagnons. »

Ziska, par cette conduite aussi habile qu’intrépide, gagna la confiance et le cœur des Bohémiens. L’indolent Wenceslas demeura immobile, partagé entre la crainte et la colèrea ; les grands se tinrent dans un silence irrité, et la multitude attendit quelque temps encore, en proie à une fureur sombre et contenue, qui par moment s’échappaient sinistres éclats.

a – Plusieurs auteurs prétendent qu’il fit brûler un cordonnier hussite qui avait administré l’Eucharistie. Ce fait ne paraît pas suffisamment prouvé.

Tel fut l’état des choses en Bohême jusqu’à l’arrivée du cardinal Jean-Dominique, légat de Martin V, chargé de l’exécution des vingt-quatre articles du concile et de la bulle du pape.

Cet inquisiteur eut recours aux bûchers pour réduire un peuple beaucoup plus en situation d’inspirer de l’effroi que d’en ressentir. Accablé de malédictions et d’outrages, poursuivi par des cris furieux, le légat éperdu s’enfuit auprès de l’empereur, appelant contre la Bohême insurgée le fer et le feu. Alors la colère du peuple déborda de toutes parts ; le vengeur, l’homme de sang se montra tout entier ; Ziska tira son invincible épée du fourreau, et elle n’y rentra plus.

Jamais homme ne réunit à un plus haut degré les qualités du chef de guerre et celles du chef de parti ; nul sur un champ de bataille n’eut plus de génie pour concevoir, plus de force et de promptitude pour exécuter ; nul aussi ne sut mieux l’art de soumettre les hommes, de frapper leur imagination, d’arriver au but par des résolutions populaires, par des mouvements soudains et décisifs. La Bohême est en armes pour la communion du calice : Ziska montre un calice à son armée ; voilà son étendard : il n’a que des gens pied ; d’un coup de main il enlève mille chevaux à l’empereur ; voilà sa cavalerie : il n’a point de places fortes ; il gravit une haute montagne avec ses soldats : « Voulez-vous des maisons ? leur dit-il, dressez ici vos tentes, et que ce camp devienne une ville. » Voilà sa forteresse ; et ainsi fut fondée l’inexpugnable Thabor. Dans ses proclamations, dans ses lettres, Ziska se montre, comme depuis s’est montré Cromwell, guerrier à la parole ardente et biblique, que rien n’arrête et qui pourvoit à tout. Il écrit aux habibitants de Tausch : « Dieu veuille, mes très chers frères, que, faisant de bonnes œuvres, comme de vrais enfants de votre Père céleste, vous persistiez dans sa crainte. S’il vous a châtiés, que l’affliction n’abatte point votre courage ; songez à ceux qui travaillent pour la foi et qui souffrent à cause du nom de Jésus-Christ. Imitez les anciens Bohémiens, vos ancêtres, toujours prêts à défendre la cause de Dieu et la leur : ayons sans cesse devant les yeux la loi divine et le bien de la chose publique ; soyons vigilants : que quiconque sait manier un couteau, jeter une pierre, brandir une massue, soit prêt à marcher… Que vos prédicateurs exhortent le peuple à la guerre contre l’Antechrist ; que tout le monde, jeunes et vieux, s’y disposent. Quand je serai chez vous, ayez soin qu’il n’y manque ni pain, ni bière, ni fourrage, et faites provision de bonnes œuvres. Voici le temps de s’armer, non seulement contre ceux du dehors, mais aussi contre les ennemis du dedans. Souvenez-vous de votre premier combat où vous étiez peu contre beaucoup, et sans armes contre gens bien armés. La main de Dieu n’est pas raccourcie ; courage donc et soyez prêts.

Ziska de Calice.

Le flot populaire, dirigé par un tel homme, devait tout renverser, et fut d’autant plus destructeur qu’il avait été contenu davantage. La Bohême, d’une extrémité à l’autre, devint bientôt un vaste champ de carnage ; partout les incendies éclairent les massacres : malheur aux villes, aux châteaux, aux monastères surtout qui ferment leurs portes ! Tout passe au tranchant de l’épée. La vue d’un moine ou d’un prêtre remplit Ziska d’une sombre fureur ; elle lui rappelle sa sœur outragée, son ami dans les flammes. Il frappe, il brûle, il extermine, assouvissant froidement sa vengeance au choc des combattants, la lueur des flammes, aux cris des victimes, punissant, dit Balbinus, un sacrilège par mille sacrilèges !

La Bohême, l’Allemagne, l’Europe furent bientôt remplies du nom de cet homme terrible. Wenceslas sortit d’un honteux sommeil au bruit de ses palais croulants, de ses églises en cendres, de son sénat égorgé ; il s’éveilla dans un effroyable accès de colère qui ne fut mortel qu’à lui-même : la fureur l’étouffa, et ce roi, qui avait vécu en brute, mourut en rugissant comme un lion.

[Ce rugissement de Wenceslas a été mentionné par beaucoup d’historiens : la plupart représentent ce prince comme un monstre de cruauté et citent de lui quelques traits d’une incroyable férocité. Toutefois il est possible que l’esprit de parti l’ait fait plus criminel qu’il ne le fut en réalité. Nul ne conteste ni sa honteuse indolence, ni ses goûts dépravés, et son caractère efféminé est bien dépeint dans ces paroles adressées, dès l’origine des troubles, par le prêtre Coranda à ceux qui voulaient détrôner Wenceslas. « Nous avons, leur dit-il, on roi, et nous n’en avons point ; il est roi de nom seulement : c’est comme une peinture sur muraille. Que peut faire contre nous un roi qui est mort tout vivant ? Je pense donc qu’il convient de demander à Dieu qu’il nous le conserve, car son indolence fait notre salut. (Dubrav., p. 624. — Æneas Sylvius, p. 75.) Lorsque la nouvelle du massacre des magistrats de Prague fut portée au roi, le grand échanson, qui était présent, dit qu’il avait bien prévu tout ce mal. A ce mot, qui lui parut un reproche, Wenceslas se jeta sur l’échanson, le saisit aux cheveux, le renversa, et, tirant son poignard, il lui aurait percé le cœur si on n’eût retenu son bras. Il fut aussitôt frappé d’apoplexie ; peut de jours après, il mourut. (Voir Lenfant, Guerre des Hussites, t. I, p. 109.)]

La Bohême était alors déjà divisée en plusieurs partis, et ces divisions devinrent plus profondes après la mort de Wenceslas ; car aux intérêts religieux se joignirent les intérêts politiques ; mais ceux-ci furent d’abord subordonnés à ceux-là. Les trois principaux partis étaient ceux des Catholiques, des Calixtins et des Thaborites. Les Catholiques avaient perdu toute influence ; les plus zélés se tenaient immobiles et attendaient, les autres se rapprochaient des Calixtins et faisaient cause commune avec eux. Ceux-ci étaient surnommés Hussites clochants par les hommes qui allaient plus loin qu’eux dans leurs réformes, et, quoique accusés d’être infidèles aux doctrines de leur maître, ils les reproduisaient au contraire dans un formulaire très concis qui se réduisait à quatre articles, savoir :

  1. La communion sous les deux espèces, d’où ils reçurent le nom de partisans du calice ou de Calixtinsb.
  2. La libre prédication de la parole de Dieu ;
  3. La punition des péchés publics sans privilèges du clergé ;
  4. L’administration civile des biens temporels par les prêtres ou les religieux, à titre de propriété indépendante et sans la possession réelle.

b – Ils admettaient la présence réelle et la transsubstantiation.

La plupart des hommes influents en Bohême adoptèrent ces quatre articles, et, dans la suite, l’archevêque Conrad se joignit à eux et se déclara Calixtin.

Les Thaborites furent ainsi nommés parce qu’ils composaient la majeure partie de l’armée qui fonda la ville de Thabor et restèrent seuls maîtres de cette place jusqu’à la fin des troubles religieux. Ils n’admettaient dans l’Église ni la hiérarchie du sacerdoce, ni les pratiques purement cérémonielles, ni l’ornement extérieur ; ils maintenaient la communion du calice, comme les Calixtins, mais un grand nombre rejetait le dogme de la présence réelle.

[On a attribué à la question du calice, en Bohême, une importance que nous croyons exagérée. Voici en quels termes un écrivain célèbre s’est exprimé à ce sujet dans la Revue indépendante (1843) : « Le rétablissement ou le retranchement de la coupe, dit-il, était la question vitale de l’Église constituée comme puissance politique… c’était la question vitale des peuples constitués comme membres de l’humanité, comme êtres pensants civilisés par le christianisme, comme force ascendante vers les conquêtes des vérités sociales que l’Évangile avait fait entrevoir (tome VIII, page 36). Selon nous, le peuple de Bohême ne voyait pas si loin. Nourri des Écritures, il protesta contre le retranchement de la coupe uniquement parce qu’il trouva dans l’Évangile la pratique contraire appuyée de l’autorité de Jésus-Christ. La question du calice, d’ailleurs, n’a de l’importance dans l’ordre des idées que lorsqu’elle se lie à la négation de la présence réelle. Or, la grande majorité du peuple de Bohême, converti au christianisme par des moines grecs, professait, sur le sacrement de l’autel la doctrine de l’Église d’Orient : elle admettait la transsubstantiation, et les principaux auteurs de la révolution religieuse, Jean Hus et Jérôme de Prague, l’admettaient eux-mêmes.]

La doctrine de ces derniers était la pure doctrine vaudoise, telle qu’elle s’est à peu près conservée dans la plupart des contrées protestantes. Le nom commun de Hussites fut indistinctement donné aux Calixtins et aux Thaborites ; ceux-là dominaient dans la vieille Prague, ceux-ci l’emportaient dans la nouvelle ; il s’ensuivit, durant vingt années, un état de guerre ou de rivalité permanent entre les deux villes de Praguec.

c – On sait que la capitale de la Bohême se compose de deux villes, la vieille et la nouvelle Prague.

La grande majorité des Thaborites appartenait aux classes inférieures. Une partie de ces hommes, qui rejetaient toute autorité sacerdotale, tomba dans de grands écarts, et il ne pouvait en être autrement à l’époque où les excès et les violences du sacerdoce avaient provoqué une réaction terrible, où la guerre civile et la guerre étrangère entretenaient dans les âmes une brûlante effervescence et où l’ignorance du peuple était extrême. En des circonstances semblables, l’enthousiasme religieux devait nécessairement dégénérer pour un grand nombre en fougueux délire, en démence frénétique et sanguinaire. Ceux-ci contribuèrent d’abord puissamment aux succès des Hussites, mais plus tard ils les compromirent ; ce sont eux surtout qui composèrent cet élément mal défini et peu connu désigné sous le nom de Picards parmi les Thaborites. Dans l’origine cependant beaucoup de ceux qu’on nommait ainsi menaient une vie exemplaire et ne se distinguaient des Vaudois ni par la doctrine ni par les mœurs ; mais quelques-uns renouvelèrent les criminelles extravagances des Adamites : ceux-ci furent en partie exterminés par Ziska, et la plupart des historiens de la guerre des Hussites ont appliqué, à tort peut-être, le nom de Picards aux hommes les plus exaltés du parti thaborited.

d – Voyez la dissertation de J. Lenfant sur les Picards, dans l’Histoire du concile de Bâle et la guerre des Hussites, liv. v, et le savant mémoire de M. de Beausobre sur les Adamites de Bohême, inséré à la fin du même ouvrage.

Aussitôt après la mort du roi Wenceslas, la première question à résoudre fut la forme à donner au nouveau gouvernement. Les grands du royaume inclinaient pour l’empereur Sigismond, fils de Charles IV et frère de Wenceslas ; toutefois ils n’entendaient point l’accepter sans des conditions, dont la première était l’observation et le maintien des quatre articles. Ils l’auraient emporté si l’empereur, à la diète de Braun, en 1420, n’eût rejeté toutes leurs demandes et annoncé qu’il gouvernerait la Bohême comme son père Charles IV, c’est-à-dire qu’il ne ferait aucune transaction avec l’hérésie.

La majorité des Calixtins voulait un autre roi que l’empereur et opinait pour décerner le trône au roi de Pologne, Wladislas IV, à la seule condition de maintenir en Bohême les quatre articles de leur symbole. Les Thaborites, et à leur tête Ziska, ne voulaient point de roi, et demandaient que la Bohême devînt une république ; beaucoup d’entre eux cependant proposaient de décerner la couronne à Nicolas de Hussinetz, qui jouissait toujours d’un grand crédit auprès des Hussites et qui demeura leur chef nominal jusqu’à sa mort.

Ces divers partis se firent la guerre, mais les quatre articles des Calixtins furent le symbole commun qui les unit contre l’ennemi du dehors, et dans cette dernière lutte la principale influence appartint d’abord aux plus ardents, comme il arrive toujours lorsqu’il s’agit, pour un peuple en révolution, de résister par l’énergie de la passion au double ascendant du nombre et de la discipline. Les Thaborites, dont Ziska était le chef, furent longtemps, pour cette cause en Bohême, le parti dominant.

L’empereur avait été d’abord détourné de la guerre contre les Hussites par l’invasion des Turcs en Hongrie. Si, après la diète de Braun, il eût aussitôt marché sur Prague, peut-être serait-il parvenu à s’y établir ; mais, en gagnant du temps pour multiplier ses moyens d’attaque, il en donna aussi à ses ennemis pour fortifier la défense. L’orage éclata enfin. Le pape Martin V avait fait prêcher une croisade contre la Bohême, et une puissante armée, tirée des diverses contrées de l’Allemagne, fut dirigée sur Prague. Sigismond voulut que la terreur l’y devançât ; il s’abandonna de nouveau à ses instincts cruels, et punit une sédition à Breslaw par d’effroyables supplices. Parmi les victimes était un disciple de Jean Hus, nommé Jean Crasa, coupable d’avoir honoré son maître et condamné ceux qui l’avaient fait mourir : Jean Crasa fut écartelé.

A la nouvelle de ces exécutions, Prague, jusqu’alors partagée, se soulève : un moine prémontré, nommé Jean, échauffe le courroux populaire ; et, dans le fougueux langage des enthousiastes Thaborites, leurs ennemis sont les Philistins, les Ammonites, les Moabites ; Sigismond est le cheval roux de l’Apocalypse ; la Bohême est la terre de promission. Les montagnes voisines de Prague reçoivent le nom biblique d’Oreb ; leurs habitants, les farouches Orébites, en descendent à l’appel de Ziska et accourent sous ses drapeaux ; le peuple, l’Université, les Thaborites, les Calixtins, tous s’unissent par des serments : cent quarante mille hommes s’avancent contre la Bohême, mais la Bohême est en armes, et des deux parts commence une guerre d’extermination.

Jamais on ne vit sur un étroit espace tant de cruautés et de sacrilèges. Là ce sont les tombeaux des rois que viole Sigismond, et avec les lames d’or qui ne protègent plus leurs restes il soudoie l’armée qui les profanee ; ici c’est le pavé des temples, c’est le marbre des autels qui charge les catapultes ; ailleurs ce sont des cadavres putréfiés lancés par monceaux dans les places assiégées pour ajouter la peste à la famine ; partout les vaincus sont massacrés par les vainqueurs quels qu’ils soient, impériaux ou Hussites : après les soldats viennent les bourreaux, et ceux qui échappent à l’épée portent envie à ceux qu’elle moissonne : des deux côtés tombent d’innombrables victimes et de glorieux martyrs. D’épouvantables traditions ont perpétué le souvenir de tant de scènes infernales : près de Teeplitz on voit, dit-on, un poirier qui fleurit tous les ans et ne donne jamais de fruit, arbre maudit à cause des flots de sang qui ont arrosé ses racinesf ; à Commotau, près d’une église où des milliers de victimes périrent égorgées par Jean Ziska, on assure qu’un nouveau sol s’est formé des débris de leurs ossements, et, à quelque profondeur que l’on fouille, on trouve encore des dents humaines.

e – Le pillage des églises et des couvents était la ressource des deux partis.

f – Beaucoup de moines et de religieuses affrontèrent pour leur foi la mort et les supplices. Les historiens portent à cinq cent cinquante le nombre des monastères renversés par Ziska.

Sigismond, au début de la guerre, après la révolte de Prague, possédait toujours les deux forteresses de cette capitale, le château de Wenceslas, situé dans la vieille ville, et la célèbre citadelle de Wishrade, qui dominait la nouvelle. Ces deux forts furent attaqués par les Hussites, et ils tenaient encore pour l’empereur quand Sigismond investit Prague pour la première fois. Il pénétra dans le fort Wenceslas et s’y fit couronner roi de Bohême par l’archevêque Conrad ; mais pressé de toutes parts, enveloppé avec son armée par les Bohémiens, il quitta bientôt en fugitif le royaume où il était venu en maître irrité.

La retraite de l’empereur fut suivie de la prise du château de Wenceslas. Le fort de Wishrade résista longtemps ; enfin, réduite à l’extrémité, la garnison promit de se rendre. Elle apprit alors que l’empereur, à la tête d’une nouvelle armée recrutée en Hongrie et en Moravie, revenait sur Prague, qui fut investie pour la seconde fois, tandis que les Hussites, à couvert dans leurs formidables retranchements, bloquaient encore la citadelle. Sigismond, du haut d’une colline, se fit voir à la garnison impériale de Wishrade et lui fit signe d’attaquer les ennemis tandis qu’il les chargerait lui-même. La garnison, qui avait capitulé la veille, demeura immobile, et l’empereur reçut le conseil de s’éloigner. Jetant alors un regard de mépris sur l’armée hussite, où les habitants de Prague étaient mêlés aux Thaborites de Ziska et à des paysans indisciplinés, armés de longs fléaux ferrés en guise d’épées et de lances : « Je veux, dit-il, en venir aux mains avec ces porte-fléaux. — Sire, reprit un seigneur de Moravie, nommé Plumlovisc, je crains que nous ne périssions tous ; ces fléaux de fer sont fort redoutables. — Vous autres Moraves, répondit Sigismond, je vous connais, vous avez peur. »

A cette parole téméraire, les chefs s’élancent à bas de leurs chevaux. « Vous verrez, Sire, que nous n’avons pas peur, dit Plumlovisc : nous voici prêts à vous obéir, et nous irons où Votre Majesté n’ira pas. » Les impériaux mettent pied à terre à l’exemple des chefs et se précipitent avec furie sur les retranchements des Thaborites. Ils étaient attendus et ne purent les forcer. Les défenseurs de Prague sortent alors de la ville en plusieurs colonnes et fondent sur les assiégeants. Ceux-ci reculent et fuient ; mais, cernés de toutes parts, ils tombent par milliers sous l’épée des Thaborites et sous ces mêmes fléaux si dédaignés de l’empereur. Une grande partie de la noblesse de Moravie demeura sur le champ de bataille ; Sigismond fut entraîné dans la déroute des siens, et ce jour même la forteresse de Wishrade ouvrit ses portes aux vainqueurs.

Ziska cependant avait reçu une blessure qui eût arrêté tout autre homme dans sa sanglante carrière ; une flèche, au siège de Raby, lui enleva l’œil qui lui restait ; mais, en devenant aveugle, il devint encore plus terrible : sa blessure fut un nouveau stimulant pour sa fureur comme pour son génie et révéla en lui des facultés vraiment incroyables. Sa mémoire des localités tenait du prodige ; il suffisait qu’il eût une fois parcouru un pays pour n’oublier jamais ses plus légers accidents. La Bohême, avec ses eaux, ses bois, ses vallons, ses plaines, était maintenant aussi présente à sa pensée qu’elle l’avait été jadis à ses yeux. Esprit de feu dans un corps de fer, son activité ne connaissait point la fatigue et s’irritait du repos. « Tous les temps sont égaux pour cet aveugle, disaient en murmurant ses soldats ; il va la nuit comme le jour. » Partout où il y avait un monastère à brûler, une ville à prendre, une armée à battre, il accourait, il était là, accomplissant l’œuvre de sang avec une force surhumaine et comme agité par un Dieu exterminateur. C’est ainsi qu’il dompta les factions, affranchit plusieurs fois Prague et la Bohême, et mit en fuite toutes les armées de l’empire.

La diète de Czaslaw s’ouvrit en juillet 1421, après des succès inouïs : tous les états du royaume de Bohême et du marquisat de Moravie y furent représentés ; là fut nommée une régence de vingt membres, tirée des divers ordres de la nation ; Ziska y figurait au premier rang des nobles. La déchéance de Sigismond y fut solennellement prononcée, et l’on y jura de nouveau le maintien des quatre articles du formulaire bohémien.

Sigismond, adouci par ses revers, changea encore une fois de langage ; il écrivit à la diète pour se justifier, pour promettre toute concession équitable, et fit valoir comme motif de l’inaction où il se tenait, non la crainte, mais une compassion miséricordieuse pour son peuple. Les Bohémiens et les Moraves répondirent fièrement à l’empereur : « Très-illustre prince et roi, puisque Votre Majesté nous assure que, si elle a causé quelque désordre dans le royaume de Bohême, elle y portera remède, voici nos griefs : vous avez souffert que maître Jean Hus fût brûlé malgré votre sauf-conduit, au grand affront de tout le peuple de Bohême. Il a été permis de s’expliquer librement devant le concile de Constance à tous ceux qui s’écartaient de la doctrine catholique, hormis à nos illustres concitoyens, et, pour ajouter au mépris envers la Bohême, vous avez souffert que maître Jérôme, dont le mérite était si grand, fût également mis à mort. Vous avez permis que, dans ce concile, le royaume de Bohême fût voué à l’extermination ; vous avez excité les peuples voisins à nous détruire comme des hérétiques maudits. Les princes étrangers que vous avez attirés chez nous ont ravagé la Bohême par le fer et le feu, n’épargnant ni le sacré ni le profane, et infligeant aux femmes et aux filles les plus cruels outrages. » Après ces griefs, les Bohémiens en énuméraient d’autres, la plupart relatifs aux trésors enlevés par Sigismond et aux provinces qu’il avait aliénées de la couronne. « Mettez un terme, dirent-ils, aux invasions des peuples voisins, rendez ce que vous avez enlevé ou détourné, jurez de maintenir l’observation des quatre articles, et conservez au royaume de Bohême et au marquisat de Moravie leurs institutions et leurs privilèges. »

L’empereur ayant fait à ces demandes une réponse évasive, les Calixtins, sur le refus du roi de Pologne, Wladislas, envoyèrent une députation à son frère Witold, grand-duc de Lithuanie, et offrirent la couronne de Bohême à Sigismond Coribut, fils du grand-duc : Coribut accepta.

Cependant, comme il arrive toujours dans un État livré à lui-même où fermentent à la fois tant d’éléments d’agitation, lorsqu’il y avait trêve à l’extérieur, il y avait guerre au dedans. Des Picards, fougueux enthousiastes, commirent de graves excès, et Ziska les frappa, comme il avait frappé leurs ennemis, sans trêve et sans pitié.

[Parmi les fanatiques exterminés par Ziska, les historiens citent de prétendus Adamites habitants d’une île de la rivière de Lauznitz, qui commettaient toutes sortes d’abominations sous le voile du zèle religieux. Il cite aussi un prêtre thaborite, Martin Loquis, qui niait le dogme de la présence réelle et s’élevait avec violence contre la profession ouverte que faisait Ziska de la doctrine contraire. Ziska le fit périr dans un tonneau de poix bouillante ; ce qu’il n’eût jamais osé faire, malgré son audace, si la majeure partie de l’armée thaborite eût dès lors partagé les opinions de ce prêtre, comme elle les partagea plus tard, et nié la transsubstantiation.]

Le bruit de ces rigueurs parvint à Prague dans un temps où des hommes également exaltés, et dirigés par Jean, dit le Prémontré, avaient acquis un ascendant redoutable ; ceux-ci parcourent la ville dont ils sont maîtres, sonnent les cloches, appellent aux armes la multitude, et le Prémontré envahit la vieille Prague à la tête d’une foule ardente et irritée ; il court à l’hôtel-de-ville, casse les magistrats, et les remplace par d’autres choisis parmi les Picards, qui s’élèvent contre Ziska lui-même et tiennent quelque temps l’une et l’autre Prague dans l’obéissance et dans l’effroi.

Ces discordes intestines concourent, avec l’approche d’une nombreuse armée levée en Silésie, à rendre courage à Sigismond, et, tandis qu’il rentre dans la Bohême pour la dompter, Ziska est rappelé par ses propres ennemis à Prague pour la défendre : il y court ; les Moraves se joignent aux Bohémiens, et Coribut, que les Calixtins désiraient pour roi, s’avance au secours de la capitale avec cinq mille chevaux.

Le plus dangereux adversaire de Ziska dans cette campagne rapide fut ce même évêque de Lytomissel, qui, après avoir, à Constance, poursuivi Hus et Jacobel de sa parole implacable, se montra altéré du sang de leurs disciples. Il avait été promu à l’évêché d’Olmütz, et lorsque l’archevêque Conrad se déclara Calixtin, l’évêque Jean fut désigné pour son successeur à Prague ; mais ce prélat était plus homme de guerre qu’homme d’Église, et, dans ses efforts pour ramener son troupeau, sa crosse pastorale fut son épée. Après avoir dit la messe, il montait à cheval, le casque en tête, la cuirasse sur le dos ; il mérita ainsi le terrible surnom de l’évêque de Fer, et, transporté contre les Hussites d’une rage infernale, il se vanta d’en avoir tué deux cents de ses propres mains ; mais Jean de Fer fléchit devant Ziska, et la nouvelle invasion des impériaux eut le même résultat que la précédente : battus dans toutes les rencontres, ils furent taillés en pièces aux environs de Broda : Ziska partagea un immense butin entre les Thaborites, et, assis sur les drapeaux ennemis, il créa chevaliers les plus braves parmi les vainqueurs.

Sigismond se retira en Hongrie, et sa retraite fut suivie d’une révolution dans Prague. Le parti calixtin reprit de la force, des magistrats plus modérés furent élus, et ils citèrent devant eux le chef des Picards, le redoutable Jean le Prémontré, qu’ils accusèrent de tyrannie et d’actes sanguinaires. Le Prémontré se présente hardiment avec dix des siens : ils sont aussitôt saisis et décapités. A la vue de leur sang qui ruisselle dans les rues, la populace s’agite ; Jacobel l’enflamme en lui montrant la tête de celui qu’il nomme un martyr, et les corps de ses compagnons : la multitude les venge par le massacre de ceux qui ont ordonné leur supplice.

Cependant, malgré cette sédition, le parti picard ne recouvra point l’ascendant : l’entrée de Coribut à Prague, en 1422, avec ses troupes lithuaniennes et polonaises, raffermit les Calixtins, et, au milieu des opérations militaires contre les places fortes qui tenaient pour Sigismond, la guerre civile continua dans Prague. La plupart des grands se déclaraient de nouveau pour l’empereur, tandis que la forte majorité du parti calixtin persistait à vouloir pour roi Coribut, que rejetaient les Thaborites. Ces derniers, trop faibles pour réussir dans Prague à force ouverte, tentèrent de s’emparer de la ville par une surprise nocturne : ils furent vaincus dans un sanglant combat, et un grand nombre périrent dans la Moldaw.

Ziska tenait la campagne et se disposait à passer en Moravie, au commencement de l’année 1423, lorsqu’il apprit la coupable entreprise des Thaborites à Prague et le triomphe des Calixtins. Il envoya aussitôt dans la ville pour repousser tout reproche de participation au mouvement séditieux si fatal aux premiers, et, en même temps, il exhortait Prague à ne point élire Coribut pour roi. « J’ai défendu la Bohême, dit-il, avec mon armée contre toutes les forces de l’empire ; un peuple libre n’a pas besoin de roi. » Les citoyens de Prague députèrent à leur tour vers Ziska. « Il faut une tête à une nation, » lui dirent-ils, et ils insistèrent pour couronner Coribut. Alors, frémissant de colère et frappant trois fois le sol de son bâton de commandement, le terrible aveugle répondit : « J’ai sauvé deux fois Prague des mains de l’empereur, je la perdrai maintenant ; je ferai voir que je suis également en état d’affranchir et d’opprimer ma patrie. »

Les grands de Bohême, qui voulaient l’empereur Sigismond pour roi, firent cause commune avec ceux qui préféraient Coribut ; les catholiques et les Calixtins s’armèrent contre Ziska, et une grosse armée sortit de Prague pour le combattre ; elle fut vaincue dans trois batailles. Enflammé de colère et de vengeance, Ziska conduit à Prague ses Thaborites victorieux. A la vue de cette ville qu’ils nomment la mère-patrie, ces hommes qui avaient versé tant de sang, s’arrêtent ; leurs cœurs endurcis s’émeuvent, et des murmures se font entendre. Ziska les harangue de sa voix forte et guerrière, debout sur un tonneau, d’où il se fait voir à ceux qu’il ne voyait plus. « Compagnons, leur dit-il, pourquoi murmurez-vous ? Je ne suis pas votre ennemi, mais votre général ; c’est par moi que vous avez remporté tant de victoires ; par moi vous êtes illustres, vous êtes riches, et moi j’ai perdu la vue pour vous ; je suis condamné à d’éternelles ténèbres… De tant de travaux qu’ai-je obtenu ? rien qu’un nom. C’est pour vous que j’ai vaincu, et ce n’est pas mon intérêt propre qui m’arme contre cette ville : ce n’est pas du sang d’un vieux aveugle qu’elle a soif ; elle redoute vos cœurs intrépides et vos bras invincibles. Lorsqu’ils m’auront pris dans leurs filets, ils vous tendront des pièges dont il vous sera difficile de sortir. Prenons Prague ; étouffons la sédition ayant que Sigismond en soit informé. Peu d’hommes bien unis feront plus contre l’empereur qu’une multitude divisée. Que personne donc ne m’accuse ! Choisissez. Voulez-vous la paix ? Prenez garde qu’elle ne couvre des embûches : voulez-vous la guerre ? Me voici. »

Ces paroles raniment l’armée ; les Thaborites investissent la ville et préparent l’assaut. La terreur est dans Prague ; les citoyens délibèrent : ils députent vers Ziska pour le fléchir. A la tête de la députation est un prêtre calixtin en grand crédit et qui acquit une haute célébrité, Jean de Rockizane ; ce prêtre montre au nouveau Coriolan sa patrie suppliante, la ville qu’il a sauvée, qu’il a aimée, prête à périr de ses mains. Ziska pardonne ; il renonce une fois, une seule fois à la vengeance ; il accorde la paix, et, dans son camp, au lieu même où elle fut signée, on éleva, selon l’usage antique, un monceau de pierres comme un monument de l’alliance : quiconque la violera périra écrasé sous les pierres de cet autel. Ziska entra ensuite dans Prague, où il reçut de grands honneurs et exerça une puissance souveraine.

L’empereur, voyant les Bohémiens encore une fois unis sous ce chef invincible, comprit qu’il ne régnerait jamais en Bohême aussi longtemps qu’il aurait Ziska pour ennemi. Il essaya donc de le gagner par des offres magnifiques : il lui suffisait, dit-il, d’être proclamé roi en Bohême ; Ziska gouvernerait le royaume, et, à la promesse de grands honneurs, Sigismond joignit celle de sommes immenses.

Æneas Sylvius s’indigne en rapportant ce fait, et la violence même de ses expressions contre Ziska donne la plus haute idée de la force de cet homme et de sa puissance.

[O honte, ô abaissement de la majesté royale, de la gloire de l’empire et du monde chrétien ! Ce Sigismond, maître de plusieurs royaumes, descendant d’empereurs, empereur lui-même, révéré en Italie, en France, en Allemagne, redouté des nations barbares, notre âge l’a vu suppliant un homme à peine noble de naissance, vieux, aveugle, hérétique, sacrilège, prompt à toutes sortes de crimes ; il lui a offert des trésors et des honneurs suprêmes pour qu’il daignât favoriser sa cause ! (Æneas Sylvius, Hist. Boh., p. 98.)]

Ce même auteur assure, quoique sans preuve, que Ziska ne demeura point indifférent aux offres de l’empereur. Il est permis de croire que le chef des Thaborites eut en effet la pensée de régner sous le nom du prince qu’il avait vaincu, et il jugea peut-être qu’aucune main n’était plus digne de régir la Bohême que celle qui l’avait affranchie. Il emporta son secret dans la tombe, et après avoir vécu pour ruiner les projets de l’empereur, il mourut trop tôt pour les servir. La peste qui désola la Bohême le frappa au siège d’une petite place, sur les confins de la Bohême et de la Moravie. Il expira le 11 octobre 1424, en prescrivant à ses soldats d’abandonner son corps aux oiseaux de proie, et de faire de sa peau un tambour, dont le bruit seul répandrait la terreur parmi ses ennemis.

Ainsi tomba ce guerrier auquel on chercherait en vain un semblable parmi les plus fameux, cet aveugle qui exécuta contre l’ennemi d’aussi grandes choses que ceux dont le regard fut le plus rapide et le plus pénétrantg. Il résista aux forces de toute l’Allemagne, délivra son pays, contint les factions et vainquit onze fois en bataille rangéeh. Il ne fut point redevable de ses succès à un enthousiasme religieux et personnel : subordonnant sa religion à sa politique, il se déclara pour les Thaborites, parce que la force populaire était en eux et parce qu’ils ne voulaient pas d’un roi ; mais seul, peut-être, dans une guerre religieuse, il osa se montrer l’implacable ennemi du fanatisme en menant au combat des fanatiques.

g – Cochlée, l’historien le plus passionné contre Ziska, a dit qu’on peut non seulement l’égaler, mais le préférer aux plus grands capitaines. (Hist. Huss., p. 217.)

h – Dans les batailles, il se faisait conduire sur son char auprès du principal drapeau ; là, d’après le compte qui lui était rendu, il disposait son armée, donnait le signal et remplissait les autres devoirs de chef.

[Ziska écoutait la messe dans son camp selon l’ancien rituel, et voulait que le prêtre officiât revêtu du surplis et des ornements qui, aux yeux des soldats thaborites, étaient les pompes du démon ; toutefois, tant qu’il vécut, la majeure partie de son armée admit le dogme de la présence réelle. — Voyez Beausobre, Suppl. de la prem. partie de la dissertation sur les Adamites.]

Son ascendant provint de son génie, de son audace, des incroyables ressources que l’on trouvait en lui. Ziska, au dire des historiens, n’était pas moins remarquable par la prudence et la ruse que par le courage et l’activité, et ses stratagèmes sont aussi célèbres que ses exploits. Esprit inventif et fécond, il donna pour armes aux Hussites le bouclier long et la lance armée du croc qui désarçonnait les cavaliers ; il inventa les redoutes mobiles formées avec des chariots liés les uns aux autres par des chaînes de feri, et il enseigna l’art d’opposer des retranchements en terre à l’artillerie récemment en usage dans les armées. Portant des idées d’organisation et d’ordre au milieu des scènes les plus désordonnées, Ziska rédigea une constitution militaire qui embrasse la discipline, les campements, les marches, et qui réglemente jusqu’au pillage. Toutes les infractions y sont punies de mort. Affable d’ailleurs avec ses soldats dans la vie commune, il les nommait ses frères et leur abandonnait généreusement le butin, dont il ne réservait rien pour lui-même. Il fut ambitieux sans doute, mais le trait dominant de son âme fut la vengeance, et quoique né dans un siècle cruel, sa cruauté fait frémir ; il y trouvait une froide et exécrable volupté, et se montrait d’autant plus impitoyable qu’il ne voyait pas ce qui émeut les plus endurcis, il ne voyait couler ni les larmes des suppliants, ni le sang des victimes, et lorsqu’il avait dit : Frappez, sa parole était inexorable comme le destin.

i – Ces chars, remplis de soldats, étaient disposés de manière à présenter au dehors un mur de défense, et au dedans des rues sinueuses tracées sur le modèle de chiffres ou de lettres, signes connus des défenseurs, mais ignorés de l’ennemi.

Ziska était d’une stature médiocre, très large et très robuste de la poitrine et des épaules. Il avait la tête grosse, ronde et toute rasée, le nez aquilin, la moustache longue. Son teint était très brun, très bilieux, et son front présentait la ligne tombante qui a été remarquée sur le front de plusieurs guerriers fameux, et qu’on nomme pour cette cause ligne martialej. Jamais cet homme ne fut vaincu. Pendant quatre ans il apparut à l’Allemagne comme la vivante image de la colère de Dieu, et il mérita trop bien cette inscription gravée près de sa tombe : « O Hus ! ici repose Jean Ziska, ton vengeur, et l’empereur lui-même a ployé devant lui. »

j – Sur un autel où Jean Hus et Jean Ziska sont représentés ensemble.

[Le corps de Ziska fut enseveli avec honneur à Czaslaw dans l’église cathédrale, et l’on suspendit sa massue de fer auprès de son tombeau, sur lequel on lit peut être encore cette épitaphe : « Ci gist Jean Ziska, inférieur à aucun général en science militaire, rigoureux vengeur de l’orgueil et de l’avarice du sacerdoce, défenseur zélé de sa patrie. Ce qu’ont fait pour les Romains l’aveugle Appius Claudius par ses conseils, et Curius Camille par ses actions, je l’ai fait pour les Bohémiens ; je n’ai jamais manqué à la fortune, ni elle à moi. Quoique aveugle, j’ai toujours vu ce qu’il fallait faire. J’ai combattu onze fois enseignes déployées et j’ai toujours été vainqueur. On m’a vu défendre la cause des malheureux et des indigents contre des prêtres sensuels et chargés de graisse, et c’est pour cela que Dieu m’a soutenu. leur haine n’y mettait obstacle, je serais compté parmi les plus illustres ; et pourtant, malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu sacré. » (Théob., Bell. Hussit., p. 116.)]

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