Méditations sur la Genèse

LII
La Sévérité de Joseph envers ses Frères

Genèse ch. 42

La conduite de Joseph est, au premier coup d’œil, incompréhensible. Libre et haut placé, il aurait pu facilement informer son père qu’il était vivant. Mais il laisse passer les sept années de prospérité qui suivirent son élévation ; et lorsqu’enfin ses frères viennent en Egypte, il les traite durement, retient Siméon prisonnier, les renvoie sans se faire connaître, et exige qu’on lui amène Benjamin. Il cause ainsi de nouvelles inquiétudes à son vieux père, qui s’écrie : « Vous me privez d’enfants ! Joseph n’est plus, Siméon n’est plus, et vous voulez emmener Benjamin ! Tout cela est fait contre moi. » Ce n’est assurément pas par indifférence envers son père ou pour se venger de ses frères que Joseph en agit ainsi. Certes, il aimait son père, et pendant qu’il montrait à ses frères un visage sévère, son cœur était secrètement ému de pitié pour eux ; il comprenait leurs discours, leur repentir le touchait, et il se détournait pour pleurer. Il y a donc ici une énigme. Mais, en y réfléchissant, nous en trouverons la solution. Celui qui autrefois avait envoyé à Joseph des songes prophétiques, le conduit en tout ceci par son Esprit et le dirige dans la voie où doivent se réaliser ses desseins. Et nous pouvons discerner quelque chose des plans de cette divine sagesse.

I

Les songes de son enfance avaient dû revenir à la mémoire de Joseph, lorsqu’il était en prison sans perspective de libération ni de retour parmi les siens. Ils lui promettaient en effet non seulement sa propre élévation, mais une réconciliation avec ses frères ; et cette réconciliation, il la désirait sans doute plus ardemment encore que sa délivrance personnelle. Cette espérance était pour lui l’étoile qui brille dans la nuit sombre. Mais si, aussitôt après son élévation, il eût, de lui-même, envoyé chercher son père et ses frères, le but de Dieu n’eût pas été atteint. Ces derniers fussent venus et se fussent prosternés devant lui, mais par flatterie, et non dans un sentiment de véritable repentir. Il eût ainsi travaillé pour sa propre gloire, bien plutôt que pour le salut de ses frères. Il eût hâté de son chef l’accomplissement des promesses, mais cet accomplissement n’eût point été celui que Dieu voulait. Il fallut donc que Joseph laissât au Seigneur le soin d’accomplir lui-même ce qu’il avait promis ; qu’il attendît patiemment, comme David, qui, même après avoir été oint, sert encore Saül, erre en fugitif dans le désert, et ne porte point la main sur son ennemi. Joseph ne précipite rien. Précurseur de Jésus, qui, lui aussi, renonce à s’emparer lui-même de la gloire à laquelle il a droit et attend tout de son Père céleste, il attend que sonne l’heure de Dieu. Il remet sa cause au Tout-Puissant, dans l’intime assurance que le Dieu fidèle amènera un jour les offenseurs à reconnaître leurs torts, et le réunira de nouveau à eux. C’est ainsi que Jésus, rentré dans la gloire, attend aussi l’heure, connue de Dieu seul, où tous ses ennemis seront mis sous ses pieds et où les Israélites, ses frères selon la chair, viendront se prosterner devant lui.

Il dut être douloureux pour Joseph de faire attendre si longtemps son vieux père et de lui causer même un surcroît de douleur. Mais il se soumit aux directions d’en-haut. Il vit ses frères venir et les reconnut. Tout prêt, quant à lui, à leur pardonner, il se fit violence pour leur parler rudement. Il les fit mettre pour trois jours en prison, garda l’un des principaux instigateurs de leur crime, Siméon, en otage, et refusa de le relâcher, tant qu’il n’aurait pas vu Benjamin. Il voulait par là s’assurer qu’ils n’avaient point fait de mal à ce dernier et le protéger pour l’avenir en faisant de lui le gage de leur propre sûreté. Cette attitude sévère ne demeura pas sans effet ; ils se dirent entre eux : « Nous sommes coupables envers notre frère ; car nous avons vu son angoisse, quand il nous demandait grâce, c’est pourquoi nous nous trouvons dans cette détresse. » Ruben, l’aîné, leur répondit : « Ne vous disais-je pas ; Ne commettez pas ce péché contre l’enfant ! Maintenant son sang vous est redemandé. »

Dieu ne voulait point laisser mourir, dans leur péché ces hommes chargés d’un crime. Il les avait longtemps supportés ; mais sa patience n’avait servi à rien. La famine les frappa ; mais cet appel aussi demeura sans effet. Il fallut qu’ils connussent les plus cruelles angoisses, qu’ils sachent par expérience ce que c’est que d’être jeté en prison, réduits en esclavage, qu’ils éprouvassent enfin ce que Joseph lui-même avait éprouvé. Alors seulement ils rentrèrent en eux-mêmes : leur vieux péché, l’image de leur frère suppliant en vain, se retraça à leur pensée ; ils se condamnèrent et confessèrent avec douleur : « Nous sommes coupables envers notre frère ! » C’est ainsi que l’œuvre de Dieu s’accomplit en eux par la sévérité même de Joseph à leur égard. En voilant pour un temps son amour fraternel et sa tendresse filiale, il prépara l’heure où il pourrait donner cours à ses vrais sentiments, apporter à ses frères non seulement un secours matériel, mais la paix de leur âme, et procurer à son père une joie d’autant plus vive et plus pure.

II

Tout cela est une image de la manière dont le Seigneur en agit avec nous pour nous faire parvenir au pardon de nos péchés, à la purification et au salut de nos âmes. Il faut qu’il commence par employer la sévérité, pour pouvoir nous révéler ensuite son amour. Oh ! que le cœur du pécheur est dur ! Plus d’un marche pendant de longues années, comme les frères de Joseph, la conscience chargée d’un lourd fardeau, sombre, sans joie, sans paix, sans confiance en Dieu, sans prière. La patience de Dieu le supporte ; sa bonté l’invite à se repentir. Tout est inutile. C’est en vain que le temps de la grâce se prolonge. Et le moment vient où l’arbre stérile devrait être coupé. Mais le céleste jardinier demande qu’il soit laissé encore une année (Luc 13.6-9). Le fruit ne paraît pas ; le cœur demeure fermé. Il faut bien alors que le Tout-Puissant parle à l’homme un autre langage. Il faut, tant son cœur est roide, insensible, endurci, les détresses de la mort et l’avant-goût de la perdition, pour ouvrir sa bouche et lui arracher l’aveu : « Je suis coupable en ceci ou en cela. » O profondeur de la sagesse divine ! Tendresse cachée, mais ardente, du cœur de Dieu ! C’est son amour, c’est sa sagesse qui le portent à nous traiter si sévèrement. L’affliction, l’angoisse, sont des messagères de sa compassion, qui ne veut pas nous laisser périr dans nos fautes.

L’exemple des frères de Joseph n’est pas instructif seulement pour ceux qui ont sur la conscience quelque faute exceptionnellement grave. Eussions-nous été gardés de tout péché de ce genre, nous n’en aurions pas moins besoin d’être humiliés comme eux. Nul ne connaît réellement le Seigneur, s’il ne s’est d’abord connu à fond lui-même et sa propre misère. Mais nul ne peut se connaître, si le Seigneur n’a parlé rudement avec lui. Nous n’avons nulle idée de la fourberie, de la légèreté, de la folie et de la perversité de nos cœurs. Les discours des hommes ne nous révéleront jamais ce que nous sommes. Il faut le sentir et l’expérimenter ; et cette expérience, nous ne la faisons que si le Seigneur détourne par moments sa face de nous. Alors seulement nous commençons à nous connaître. Nous ne pouvons produire cette connaissance chez les autres, et il ne nous appartient pas d’attirer sur eux ces heures d’angoisse. Mais quand Dieu les envoie, il faut que l’homme s’arrête alors et s’humilie. « Les sacrifices de Dieu sont l’esprit froissé ; tu ne méprises pas le cœur froissé et brisé » (Psaumes 51.19). Celui qui n’a pas reçu ce cœur brisé, ne vaut rien pour le royaume de Dieu. Voilà pourquoi parfois Dieu traite si sévèrement ses enfants. C’est le seul moyen de produire en eux un cœur vraiment humble. Il faut que nous traversions comme un enfantement plein d’angoisse, pour que notre tristesse puisse être changée en joie. Chez quelques-uns cette expérience suit de près la conversion ; chez d’autres, elle vient plus tard. Nous ne serons mûrs pour la gloire qu’après avoir passé par plus d’une de ces heures où Dieu nous parle rudement. Quand et comment viendront-elles ? Cela est entre les mains du Seigneur. Remettons-nous seulement, avec les nôtres, à sa conduite. Il sait quand il doit frapper et quand il doit consoler.

Joseph pleure en secret, quand il voit la détresse de ses frères. Il ne laisse pas percer ses sentiments pour eux avant l’heure voulue de Dieu. Consolante image de ce que Jésus fait pour nous, ses frères indignes ! Lui aussi ne retient ses compassions que jusqu’à ce qu’il nous voie assez humiliés. Il nous est dur de confesser franchement un seul péché. Combien plus, de nous reconnaître de tous points coupables et de confesser sans réserve ni atténuation notre incapacité, notre indignité ! C’est ce que sut faire la Cananéenne : elle donna raison au Seigneur, elle accepta son jugement sévère, elle dit : Oui ! et se confia néanmoins en lui. Alors il ne lui dissimula plus sa miséricorde et il se révéla tel qu’il est réellement.

Les voies du Seigneur sont rudes, comme la conduite de Joseph envers ses frères ; mais leur issue est la joie. Veillez seulement à ce qu’il n’y ait en vous aucune hypocrisie ; venez à la lumière, quand elle paraît ; n’excusez pas vos fautes, quand l’Esprit de Dieu vous les représente ; ne tournez pas le dos au Seigneur, quand il veut parler avec vous ; ne fuyez pas, quand sa Parole transperce jointures et moelles ; ne murmurez pas, quand il châtie ; soyez sincères, simples de cœur ; tenez-vous en repos ; espérez en lui. Il achèvera glorieusement son œuvre en vous.

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