Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 9
Berquin déclare la guerre à la papauté

(1527)

2.9

Ordre et liberté viennent de vérité – Beda et Berquin – Entreprise de Berquin – Effroi de ses amis – Beda enfermé au palais – Berquin attaque Beda et la Sorbonne – Effroi d’Érasme – Il ne veut pas se battre – Le parti catholique s’agite

Le réformateur que Dieu créait alors pour la France, trouverait-il dans François Ier l’appui que Luther avait trouvé dans Frédéric le Sage ? Depuis son retour de la captivité d’Espagne, le roi, nous l’avons vu, paraissait céder à l’influence de sa sœur et au mouvement du siècle. Effleuré par le souffle nouveau, il écoutait quelquefois des sermons évangéliques, et lisait avec Marguerite des fragments des saintes Écritures. Un jour même, que la beauté de l’Évangile avait parlé à son cœur, il s’écria : « C’est une indignité que les moines osent appeler hérésie la doctrine même de Dieu ! » Mais la Réformation ne pouvait lui plaire ; la liberté, qui était un de ses éléments, répugnait au despotisme de ce prince ; et la sainteté, qui en était un autre, effrayait ses désordres.

L’opposition à la papauté devait cependant avoir quelques charmes pour François Ier, qui avait pour règle suprême d’abaisser ce qui portait atteinte à sa grandeur. Or il se rappelait que les papes avaient plus d’une fois humilié les rois de France, et que Clément VII était habituellement, dans l’intérêt de l’Empereur. Mais ce ne sont pas des motifs politiques qui amèneront jamais une vraie Réformation. Aussi il est peu de princes qui aient contribué autant que François Ier, à répandre au lieu de la vérité la superstition, au lieu de la liberté le servilisme, au lieu de la moralité la licence. Si la Parole de Dieu n’exerce pas son invisible puissance sur les nations, elles sont par là même privées des conditions nécessaires au maintien de l’ordre et de la liberté. Elles peuvent jeter un grand éclat, mais elles passent facilement du désordre à l’arbitraire, — semblables à un magnifique vaisseau, sur lequel flottent les plus glorieuses bannières, et qui est armé de gros canons ; mais qui, dépourvu du lest nécessaire, est habituellement ballotté entre deux rocs extrêmes, et vient échouer tour à tour contre Charybde et contre Scylla.

Tandis que François Ier usait de ménagements à l’égard de la Réforme, d’autres pouvoirs restaient en France ses irréconciliables ennemis. Les membres du parlement, hommes honnêtes la plupart, mais jurisconsultes avant tout, ne sachant pas reconnaître (et qui le savait alors ?) que les choses de l’ordre spirituel n’étaient pas de leur ressort, n’entendaient pas se borner à juger des délits temporels, et se faisaient les champions de la loi du royaume contre la loi de Dieu. Les docteurs de la Sorbonne, de leur côté, voyant que la double autorité de la sainte Écriture et de la conscience ruinaient la leur, s’opposaient de toute leurs forces à ce qu’on substituât l’élément religieux à l’élément clérical. « Ils se déchaînaient contre les réformateurs, dit Roussel, et s’efforçaient de soulever contre eux l’universk. » Plus le roi semblait à la paix, plus la Sorbonne demandait la guerre. Elle comptait ses bataillons et se préparait au combat. Le général qu’elle avait mis à sa tête, était, nous dit Érasme, « un monstre ayant un grand nombre de têtes qui répandaient de tous côtés leur veninl. » Beda (c’était le monstre), voyant l’âge de Lefèvre, la faiblesse de Roussel, l’absence de Farel, et ignorant Calvin, s’était dit que le Luther futur de la France serait Berquin, et c’était contre lui qu’il allait diriger tous ses coups.

k – « Inde adversarii ansam sumpsere debacchandi in nos et commovendi universos. » (Rufus Farello, manuscrit de Genève. Schmidt, p. 198.)

l – « Quotque capitibus afflaret venenum. » (Erasmi Ep., p. 1280.)

Louis de Berquin, délivré par le roi en novembre 1526, de la prison dans laquelle les bédistes l’avaient jeté, avait formé un dessein plein de hardiesse, celui de sauver la France des mains du pape. Agé alors de trente-six ans, il avait de la grâce dans le caractère, une pureté de vie que ses ennemis eux-mêmes ont admirée, une application infatigable à l’étude, une énergie indomptable, une ardeur opiniâtre, une ferme persévérance pour l’accomplissement de son œuvre. Toutefois il y avait en lui un défaut. Calvin, comme Luther, devait procéder par la méthode positive, en mettant en avant la vérité et en cherchant à opérer ainsi la conversion des âmes ; Berquin se donna trop quelquefois à la méthode négative. Cependant il était plein d’amour, et ayant trouvé en Dieu un père, en Jésus un Sauveur, il ne combattait les théologiens que pour donner aux âmes la paix et la joie qui faisaient son bonheur.

Berquin n’avança pas à l’aventure ; il avait tout calculé. Il s’était dit que dans un pays tel que la France, la Réformation ne pouvait s’accomplir contre la volonté du roi ; mais il croyait que François Ier laisserait faire, s’il ne faisait pas lui-même. Il avait des raisons de le penser. Quand, en 1523, il avait été mis en prison, le roi qui s’en allait en Italie, ne l’avait-il pas envoyé quérir par le capitaine de sa garde, pour lui sauver la viem ? Quand, en 1526, il avait été remis comme hérétique par la justice cléricale à la justice laïque, François ne l’avait-il pas de nouveau délivré ?

mJournal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, p. 170. Ibid., p. 277.

Mais l’âme noble de Berquin ne faisait pas dépendre le triomphe de la vérité, de l’appui des princes. Un siècle nouveau commençait alors. Dieu ranimait la société que la nuit du moyen âge avait engourdie, et Berquin croyait que Dieu ne manquerait pas à l’œuvre. C’est une parole de Calvin, « que la seule clarté de la puissance divine fait évanouir tous les enchantements stupides et les imaginations vaines. » Berquin ne discerna pas si clairement cette vérité ; mais il ne l’ignora pas. En même temps, sachant que nulle armée ne remporte la victoire sans la payer par la mort de plusieurs de ses soldats, il était prêt à donner sa vie. Au moment où presque seul il allait attaquer le colosse, il crut devoir en prévenir ses amis. « Sous le manteau de la religion, écrivit-il à Érasme, les prêtres cachent les passions les plus viles, les mœurs les plus corrompues, l’incrédulité la plus scandaleuse. Il faut déchirer le voile qui couvre ce hideux mystère, et accuser hardiment d’impiété la Sorbonne, Rome et tous leurs valets. »

A ces mots ses amis sont troublés, épouvantés, et cherchent à arrêter son dessein. « Plus le succès que vous vous promettez est grand, lui dit Érasme, plus je m’en effraye… O mon ami ! vivez dans la retraite, croyez-moi ; savourez les douceurs de l’étude, et laissez les prêtres s’agiter à leur aise. Ou bien, si vous croyez qu’ils machinent votre perte, usez de quelque ruse. Que les amis que vous avez à la cour obtiennent pour vous, du roi, quelque ambassade, et quittez la France sous ce prétexten. Pensez, ô Berquin ! pensez sans cesse à quelle hydre vous vous attaquez, et par combien de gueules elle jette son venin. Votre ennemi est immortel, car une faculté ne meurt pas. Vous commencerez par attaquer trois moines seulement, mais vous en soulèverez ainsi contre vous des légions, des légions nombreuses, riches, puissantes, perverses. Les princes sont à cette heure pour vous ; mais les délateurs sauront par d’habiles artifices vous aliéner leur affection. Pour moi, je vous le déclare, je ne veux rien avoir à faire avec la Sorbonne et ses armées de moines. »

n – « Curarent amici ut prætextu regiae legationis longius proficisceretur… » (Erasmi Ep., p. 1280.)

Cette lettre émut Berquin. Il la lisait, la relisait, et chaque fois son trouble augmentait. Lui un ambassadeur… lui représentant le roi dans les cours étrangères. Ah ! quand le démon voulut séduire Jésus, il lui offrit les royaumes du monde. Mieux vaut être un martyr sur la place de Grève, pour l’amour du Sauveur ! Berquin se séparera d’Érasme. « Son esprit, disait-on, ressemble au palmier ; plus on veut l’abaisser, plus il se redresse. » Une circonstance vint augmenter son courage.

Un jour Beda, syndic de la Sorbonne, ayant une affaire à traiter avec le roi pour sa compagnie, se rendit à la cour. Il avait quelque temps auparavant composé une réfutation des Paraphrases et Annotations d’Érasme, et François Ier, qui se glorifiait d’être le disciple de ce Roi des lettres, ayant appris l’attaque de Beda, s’était livré à un accès de colère. Aussi, à peine sut-il que Beda était dans le palais : « Qu’on l’arrête, dit-il, qu’on le garde prisonnier. » En effet, le syndic fut saisi, enfermé dans une chambre et gardé à vue. Il était indigné, et la haine qu’il portait à la Réformation se versait sur le roi. Quelques-uns de ses amis, ayant appris cette étrange aventure, conjurèrent François Ier de mettre le syndic en liberté ; il y consentit, le jour suivant, mais à condition que Beda se représenterait dès qu’on le demanderaito.

o – Chevillier, Origine de l'Imprimerie de Paris.

La Sorbonne, se dit Berquin, représente la papauté. Pour que Christ triomphe, il faut la vaincre. Il se mit d’abord à étudier les écrits de Beda, qui avait tant épilogué ceux de ses adversaires, et en tira douze propositions manifestement impies et blasphématoires, selon Érasme. Puis, muni de son manuscrit, il se rendit à la cour et le présenta au roi. « Je vais, dit ce prince, interdire les écrits polémiques de Beda. » François Ier lui souriant, le gentilhomme résolut d’aller plus loin ; d’attaquer la Sorbonne, la papauté, comme également dangereuses à l’État et à l’Église ; de faire connaître certaines propositions qui portaient atteinte au pouvoir des princes. Il s’approcha du roi et lui dit d’une voie plus basse : « Sire, j’ai surpris aussi dans les actes et papiers de la Sorbonne… des secrets importants pour l’État…, des mystères d’iniquitép. » Rien n’était plus propre à irriter François Ier : « Donnez-moi ces passages, » s’écria-t-il. En attendant, il dit au gentilhomme que les douze thèses du syndic de la Sorbonne allaient être examinées. Berquin sortit du palais plein d’espérance : « Je veux, disait-il à ses amis, poursuivre dans leurs trous ces redoutables frelons. Je veux me jeter sur ces babillards insensés du siècle et les frapper de verges sur leur fumier. » Quelques bourgeois qui l’entendaient croyaient qu’il avait perdu la tête : « Vraiment, disaient-ils, ce gentilhomme va se faire mettre à mort, et il l’aura bien gagnéq. »

p – « Deprehenderat quædam arcana in illorum actis. » (Erasmi Ep., p. 110.)

qJournal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, p. 170.

Tout semblait sourire au dessein de Berquin. François Ier prenait le rôle de Frédéric le Sage ; il semblait même plus ardent que ce protecteur modéré de Luther. Le 12 juillet 1527, l’évêque de Bazas, appelé par le roi, parut à la cour. Ce prince lui remit les douze fameuses propositions qu’il tenait de Berquin, et lui commanda de les porter au recteur de l’Université, avec ordre de les faire examiner, non pas simplement par les docteurs en théologie qu’il tenait pour suspects en cette matièrer, mais par les quatre facultés assemblées. Berquin se hâta de l’annoncer à Érasme, espérant encore le gagner par cette bonne nouvelle.

r – « Quos in hao materia suspectas habebat. » (Registres de la Faculté.)

Jamais Érasme ne fut saisi d’une telle épouvante ; il s’efforça d’arrêter Berquin dans sa folle entreprise. Les éloges que le chrétien fidèle lui prodiguait le remplissaient surtout de terreur ; il eût mille fois préféré des injures. « L’amour que vous me témoignez, lui écrivit-il, suscite partout contre moi une indicible haine. Votre démarche auprès du roi ne servira qu’à irriter les frelons. Vous voulez une victoire éclatante plutôt qu’une victoire sûre ; c’est pourquoi vous serez trompé dans votre attente ; les bédistes ourdissent quelque atroce complots … Prenez garde !… En vain votre cause serait-elle plus sainte que celle de Christ même, vos ennemis ont résolu de vous mettre à mort. Vous dites que le roi vous protège… ne vous y fiez pas ; la faveur des princes est éphémère. Vous ne vous souciez pas de votre vie, ajoutez-vous ; eh bien ! pensez du moins aux lettres et à nos amis, qui, hélas ! périront avec vous… »

s – « Satis odoror, ex amicorum litteris, Beddaicos aliquid atrox moliri… » (Erasmi Ep., p. 1052.)

Cette lettre désola Berquin. Le moment, selon lui, était unique. Si Érasme, François Ier et Berquin sont d’accord, nul ne pourra leur résister ; la France, peut-être l’Europe, sera réformée. Et c’est quand le roi de France lui tend la main, que le savant de Rotterdam retire la sienne !… Que faire sans Érasme !… Une circonstance vient pourtant rendre quelque espérance à l’évangéliste.

La Sorbonne, se souciant peu de l’opposition du roi, allait de l’avant dans sa guerre aux lettres ; elle interdit alors aux professeurs des collèges de lire à leurs élèves les Colloques d’Érasme, et elle excommunia ainsi dans les écoles le roi des écoles.… Érasme, vain, susceptible, colère, va s’unir à Berquin ; celui-ci n’en doute pas. « Le temps est venu ; écrivit aussitôt Berquin à l’illustre littérateur ; arrachons aux théologiens le masque dont ils se couvrent. » Mais plus Berquin poussait Érasme, plus Érasme reculait ; il voulait la paix à tout prix. En vain lui montra-t-on les coups dont la Sorbonne le frappait ; il lui plaisait d’être battu ; non par débonnaireté, mais par crainte du monde. Le vieillard, — il avait soixante ans, — s’impatienta ; mais ce ne fut pas contre ses détracteurs, ce fut contre son ami. Son fils voulait le mener comme s’il était son maître. — Vraiment, répondit-il avec tristesse et presque avec amertume, je vous admire, mon cher Berquin. Vous vous imaginez donc que, toute affaire cessante, je vais passer ma vie à me battre avec des théologiens… Ah ! j’aimerais mieux voir tous mes livres condamnés au feu que de batailler à mon âge. » Malheureusement, Érasme n’abandonnait pas seulement ses livres, il abandonnait la vérité ; et c’est en cela qu’il avait tort. Berquin ne désespéra pas de la victoire, et entreprit de la remporter tout seul. « Érasme, se dit-il, admire dans l’Évangile certains accords avec la sagesse de l’antiquité, mais il n’y adore pas la folie de la croix ; il est un doctrinaire et non un réformateur. » Dès lors, Berquin écrivit plus rarement et plus froidement à son illustre maître, et employa toutes ses forces à emporter de haute lutte la place à laquelle il donnait l’assaut. Si Érasme, comme Achille, se retirait dans sa tente, Marguerite, François lui-même, — et par-dessus tout la vérité, — ne combattaient-ils pas avec lui ?

Le parti catholique s’alarma, et résolut d’opposer à ces attaques une résistance vigoureuse. Le mot d’ordre fut partout donné. On répandait divers écrits, on menaçait de la prison et du bûcher, on évoquait même des revenants ; tous les moyens étaient bons. Une sœur Alix sortait des flammes du purgatoire et paraissait sur les bords du Rhône et de la Saône pour confondre la secte damnable des hérétiques. Chacun pouvait lire ce prodige dans la Merveilleuse histoire de l'Esprit de Lyon, publiée par un aumônier du roi. La Sorbonne comprenait pourtant que des fantômes ne suffisaient pas ; mais elle avait pour elle plus que des fantômes, elle pouvait opposer à Berquin des adversaires qui avaient chair et os comme lui, et dont le pouvoir semblait irrésistible : c’étaient une princesse et un homme d’État.

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