Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 17
Premiers essais de Calvin à Paris

(1529)

2.17

Calvin se tourne vers la carrière chrétienne – Ses anciens protecteurs – Prédications et auditeurs de Calvin – Il se décide à aller à Paris – Foyer de lumière – Coiffard l’invite – Le professeur Cop vient le voir – Visite à un couvent de nonnes – Une partie à cheval. Il se donne à la théologie – Il parle dans les assemblées secrètes – Mouvement dans le quartier latin – Écrits mis en circulation – Calvin essaye de relever Briçonnet – Il remplit des vases d’un vin précieux – Efforts pour ramener un jeune étourdi – Beda attaque les docteurs dm roi – Principe scripturaire de Calvin – Petits commencements d’une grande œuvre

Calvin ayant dit adieu aux villes, aux bourgades et aux châteaux du Berry, était arrivé au milieu des plaines, des collines, des verts pâturages et des belles forêts qui s’étendent sur les deux rives de l’Oise. Il s’approchait de cette petite ville de Noyon, qui avait été quelque temps la capitale de l’empire de Charlemagne, et où le chef de la troisième race, Hugues Capet, avait été élu roi. Mais il pensait à tout autre chose ; il pensait à son père. En découvrant cette belle cathédrale gothique au pied de laquelle il avait été élevé, il se disait que ses dalles ne seraient plus foulées par les pieds de son père. Jamais il n’était revenu à Noyon avec des émotions si profondes. La mort de Berquin, la mort de son père, l’avenir de l’Église et son propre avenir, tout l’accablait. Il trouva des consolations dans les affections de la famille, surtout dans l’amitié dévouée de son frère Antoine et de sa sœur Marie, qui devaient un jour l’accompagner dans son exil. Pressé de tant d’afflictions, il eût succombé sous le fardeau, « comme un homme demi-mort, si Dieu ne lui eût rendu le courage en le redressant par sa consolationa. »

a – Calvini Opusc.

Son père, ce vieillard d’un esprit si entier, d’une main si ferme, et dont il vénérait l’autorité, n’était plus là pour le conduire. Calvin était libre. Gérard avait décidé que son fils se consacrerait à la jurisprudence, et parviendrait ainsi à une position élevée dans le monde. Calvin aspirait, il est vrai, à un autre avenir, mais par obéissance il avait renoncé à ses désirs les plus vifs. Maintenant, se sentant libre, il se tourna vers cette carrière chrétienne, où il devait être avec Luther le plus grand athlète des temps modernes. « Les pères terriens, disait-il un jour, ne doivent pas empêcher que le souverain et seul Père de tous, ait son droitb. »

b – « Unico omnium patri suum jus integrum maneat. » (Calvin, in Matth.)

Cependant Calvin ne pensait point encore à devenir un réformateur dans le même sens que Luther. Il eût alors voulu que toute l’Église fût transformée, plutôt que de se mettre à part et d’en faire une nouvelle. La vérité qu’il voulait annoncer, c’était l’antique vérité chrétienne, prêchée à Rome par saint Paul. Les scribes y avaient substitué de fausses traditions humaines, mais c’était un motif de plus pour prêcher dans l’Église la doctrine qui avait fondé l’Église. Après la première phase de la vie chrétienne, où l’homme ne s’occupe que de Christ, en vient d’ordinaire une seconde, celle où le chrétien ne se mêle pas volontiers à des assemblées contraires à ses convictions. Calvin était alors dans la première de ces phases. Il ne pensait qu’à prêcher l’Évangile. Ne possède-t-il pas dans ces lieux mêmes une chaire, et son devoir n’est-il pas d’y glorifier Jésus-Christ ? Il l’eût fait, s’il l’eût pu, dans Saint-Pierre de Rome ; pourquoi donc ne le ferait-il pas dans sa propre église ?

Calvin avait des amis en Picardie, même parmi les dignitaires du clergé. Ces hommes, attachés dès longtemps à leur jeune compatriote, l’avaient reçu avec joie ; ils l’avaient trouvé plus savant, plus pieux, et n’avaient rien remarqué en lui qui fût contraire à la vérité chrétienne. Ils pensaient qu’il pourrait devenir l’un des soutiens de l’Église. La circonstance qu’il avait étudié le droit ne les arrêtait pas, elle le rendait à leurs yeux plus propre encore à soutenir les intérêts de la foi… et du clergé. Bien loin de le repousser, ses anciens protecteurs cherchaient donc à se l’attacher toujours plus. Le noble ami de son enfance, Claude de Hangest, de Mommor, devenu abbé de Saint-Éloy, lui offrit de lui faire donner la cure de Pont-1’Évêque en échange de celle de Saint-Martin de Marteville. Calvin, voyant dans cette offre la facilité de prêcher dans le lieu même où ses ancêtres avaient vécu, accepta ; puis il résigna en faveur de son frère Antoine la chapelle de la Gésine dont il était depuis huit ans le titulaire. L’acte est du 30 avril 1529c.

c – Desmay, Vie de Calvin, p. 40 à 42, — Drelincourt, Défense de Calvin, p. 167, 168.

Les mêmes amis qui présidèrent à ces diverses mutations encourageaient Calvin à prêcher. Quand un jeune homme, qui a fait des études pour le ministère de la Parole, revient dans sa ville ou dans son village, chacun désire l’entendre. La curiosité était encore plus vivement excitée dans le cas de Calvin, car sa réputation l’avait devancé dans les lieux de sa naissance, et quelque petite inculpation d’hérésie, de temps en temps hasardée, ne faisait qu’augmenter l’empressement général. Chacun veut entendre le fils du secrétaire épiscopal, le petit-fils du tonnelier… Ceux et celles qui l’ont connu se dirigent vers l’église ; on y vient même de Noyon. Le lieu saint se remplit. Enfin un jeune homme d’une taille médiocre, d’une figure pâle et maigre, dont le regard révèle une ferme conviction et une vive ardeur, Calvin, monte dans la Chaire et explique les saintes Écritures à ses compatriotesd. Les effets de cette prédication furent très divers. Plusieurs se réjouissaient d’entendre enfin une parole vivante sous ces voûtes qui avaient retenti de tant de paroles vides et inutiles. De ce nombre étaient sans doute certains hommes notables qu’on voyait se presser alors autour du prédicateur : Laurent de Normandie, qui jouissait dans le pays d’une grande considération, Christophe Lefèvre, Lancelot de Montigny, Jacques Bernardy, Corneille de Villette, Nicolas Néret, Labbé, dit le Balafré, Claude Dupré, Nicolas Picot, beau-frère d’Antoine Calvin. Tous furent plus tard accusés d’avoir embrassé la nouvelle doctrine, et condamnés par le parlement de Paris à être traînés sur la claie et brûlés sur la place de Noyon ; mais déjà ils avaient quitté le royaumee.

d – « Quo loco constat Catvinum… ad populum concionea habuisse, » (Bezæ Vita Calvini.)

eArchives générales, X, 8946. - France Protestante, article Normandie.

La parole du jeune prédicateur ne communiquait pas simplement des connaissances nouvelles, elle opérait une transformation du cœur et de la vie ; or il y avait là des esprits tout prêts à recevoir certaines idées évangéliques, mais qui n’entendaient changer ni leur vie, ni leur cœur. La même parole faisait ainsi naître la foi chez les uns et l’opposition chez les autres ; elle séparait la lumière des ténèbres (Gen.1.4). Quelques bigots, quelques prêtres s’élevaient surtout contre la prédication du jeune homme, au regard grave et passionné : « On baille les brebis à garder au loupf ! » s’écriaient-ils.

f – Desmay, Vie de Calvin, p. 41. — Drelincourt, Défense de Calvin, p. 168.

Calvin ne séjourna que deux ou trois mois à Noyon. Peut-être une opposition naissante l’engagea-t-elle à partir. Il désirait d’ailleurs poursuivre l’étude des lettres grecques ; mais au lieu de retourner à Orléans ou à Bourges, il résolut de se rendre à Paris. Le moment était favorable. L’enseignement des humanités prenait alors de grands développements dans la capitale. François Ier, à la demande de Budé et de J. Du Bellay, venait de fonder (1529)] diverses chaires pour l’enseignement des lettres latines, grecques et hébraïques. C’était une véritable révolution, et tout était en mouvement à Paris’quand Calvin y arriva. Le bizarre échafaudage que les scolastiques, théologiens, jurisconsultes et philosophes avaient élevé pendant le moyen âge, s’écroulait au milieu des rires et des quolibets, et la science nouvelle s’élevait aux applaudissements unanimes de la génération naissante. Pierre Danès, élève de Budé et de Lascaris, plus tard évêque, enseignait les lettres grecquesg ; François Vatable introduisait de jeunes savants dans la connaissance des Écritures hébraïques, sans savoir y trouver lui-même le conseil de Dieuh ; d’autres illustres professeurs complétaient cet enseignement précieux. Paris était un foyer d’où la lumière rayonnait, et c’était la raison qui avait porté Calvin à quitter Noyon, Bourges, Orléans même et à précipiter ses pas vers la capitale.

g – « Crévier, Hist. de l'Université de Paris, V, p. 245.

h – « Quo alios introduxisti, nunquam ipse ingressus. » (Bezæ Icones.)

Le voyage fut très pénible ; Calvin, à cheval ou à pied, je l’ignore, arriva à Paris vers la fin de juin, abîmé de fatigue. « Impossible, dit-il le lendemain, que je mette le pied hors de la maisoni ; » il n’en sortit pas de quatre jours. Mais la nouvelle de son arrivée s’étant bientôt répandue, ses amis, ses admirateurs accoururent à l’hôtellerie, et pendant ces quatre jours sa chambre ne désemplit pasj. Toute l’agitation des écoles y semblait transportée.

i – « Lassus de itinere pedem extrahere domo non potui. » (Calvinus Danieli. Msc. de Berne.)

j – « Proximos quatuor dies, cum me ægre adhuc sustinerem. » (Ibid.)

On parlait de Budé, de Vatable, de Danès, de grec, d’hébreu, du soleil des lettres qui éclairait enfin la vieille Lutèce… Calvin écoutait et se mettait au courant de l’état des esprits. Un des premiers qui accourut à lui fut son ancien condisciple à Orléans, Coiffard, et même il amenait son père avec lui. On se disputait l’étudiant de Noyon, déjà illustre : « Venez demeurer chez nous, » dit le jeune Parisien ; Calvin refusant : « Je vous en conjure, dit Coiffard de l’accent le plus affectueux, accordez-moi cette faveurk. » Le père insistait encore plus ; ce bon bourgeois de Paris sachant quel ami solide, son enfant, un peu léger, trouverait dans l’étudiant picard, disait : « Il n’y a rien au monde que je désire comme de vous associer à mon filsl ! — Venez, venez, reprenait le fils, soyez mon compagnon. » Calvin était touché de cette affection ; mais il craignait les distractions de cette demeure, et n’avait qu’un but, le travail. « Certes, dit-il, c’est des deux mains que j’embrasserais votre offrem, mais j’ai l’intention de suivre les cours de grec de Danès, dont l’école est fort éloignée de votre maison. » Le père et le fils se retirèrent très contrariés.

k – « Multis precibus iisque non frigidis sæpe institit. » (Calvinius Danieli. Msc. de Berne.)

l – « Nihil magis appetere quam me adjungi filio. » (Ibid.)

m – « Nihil unquam magis ambabus ulnis complexus sum, quam hanc amici voluntatem. » (Ibid.)

Peu après arriva dans la chambre, un homme plus considérable, Nicolas Cop, professeur de Sainte-Barbe. Son père, originaire de Bâle, venait d’être nommé médecin du roi. Le père et le fils étaient fort soupçonnés d’être « dans les sentiments nouveaux ; » mais alors François Ier ne s’en souciait guère. Cop père avait traduit Galien, Hippocrate ; le roi lui confia les soins de son corps. Une étroite amitié unit bientôt Calvin et le fils. Celui-ci, quoique professeur à l’Université, écoutait l’étudiant de Noyon, comme un disciple écoute son maître ; c’est ici l’une des marques de cette supériorité de Calvin, que chacun devait à l’instant reconnaître. Il montrait à son ami « comment Christ fait office de médecin, puisqu’il est envoyé du Père pour vivifier les morts. »

Les conversations que ces deux jeunes hommes eurent alors ensemble devaient avoir plus tard pour résultat, un événement qui exerça une certaine influence sur les destinées du réformateur et de la Réforme elle-même.

Un autre objet moins important les occupa ; ce fut ici la première occupation de Calvin à Paris, et le récit qu’il en fait jette un certain jour sur les mœurs du temps. L’habitude d’enfermer dans un couvent de jeunes personnes qui avaient quelque tendance vers l’Évangile, avait déjà commencé. « Notre ami commun, l’avocat Daniel, dit Calvin à Cop, a l’une de ses sœurs dans un cloître de Paris ; elle doit y prendre le voile ; or Daniel désire savoir si c’est de son plein gré. — Je vous y accompagnerai, dit le professeur. » En effet, le dimanche suivant, Calvin étant remis de ses fatigues, les deux amis se rendirent au monastère. Déjà alors le futur réformateur était opposé aux vœux monastiques, surtout à la contrainte. Il s’y prit habilement pour savoir si l’on ne portait pas atteinte à la liberté de la jeune fille. « Parlez avec l’abbesse, dit-il à Cop, en se rendant au monastère, et faites en sorte que je puisse m’entretenir en particulier avec la sœur de notre ami. » L’abbesse, suivie de la jeune fille, parut au parloir. Nous lui avons accordé, dit la première, la grâce de faire solennellement ses vœuxn. » Alors, conformément à sa consigne, Cop se mit à entretenir la supérieure de divers sujets qui n’avaient aucun rapport avec le cas dont il était question. Pendant ce temps, Calvin, qui croyait avoir devant lui une victime, profita de l’aparté. « Est-ce volontairement, dit-il, à la sœur de Daniel, que vous prenez ce joug, ou le met-on de force sur votre têteo ? Confiez-moi sans crainte les pensées qui vous agitent. » La jeune fille regarda Calvin d’un air étourdi, et lui répondit avec une grande volubilité : « Le voile est tout ce que je demande, et le jour où je ferai mes vœux ne viendra jamais assez tôt. » Le futur réformateur était fort étonné : il avait devant lui une jeune personne légère, à qui on avait fait croire qu’elle s’amuserait beaucoup au cloître. Vraiment, disait Calvin, chaque fois qu’elle parle de ses vœux, on dirait qu’elle joue avec sa poupéep. » Il voulut pourtant lui adresser quelque parole sérieuse : « Mademoiselle, lui dit-il, je vous invite à ne pas vous confier trop en vos propres forces ; je vous conjure de ne rien promettre comme si de vous-même vous pouviez l’accomplir. Appuyez-vous plutôt sur la force de Dieu, dans lequel nous avons l’être et la vieq. » Peut-être Calvin pensait-il qu’en parlant à cette jeune fille si sérieusement, elle abandonnerait sa folle entreprise. Il se trompait.

n – « Eam obtinuisse ex solemni more voti nuncupandi potestatem. » (Calvinus Danieli. Msc. de Berne.)

o – « Num jugum illud molliter exciperet ? num fracta potius quam inflexa cervix ? » (Ibid.)

p – Diceres eam ludere cum puppis, quoties audit voti nomen. » (Ibid.)

q – « Omnia reponeret in Dei virtute, in quo sumus et vivimus. » (Calvinus Danieli. Msc. de Berne.)

Il retourna à son hôtellerie ; et le lendemain ou surlendemain (25 juin), il écrivit à Daniel le récit de sa visite au couvent. L’ayant fini, il commençait une autre lettre adressée à un chanoine d’Orléansr, quand arriva un de ses amis, qui venait le prendre pour faire un tour à cheval. Nous pourrions supprimer ce détail comme étant sans aucune importance ; mais c’est peut-être un trait inattendu dans les habitudes de Calvin. On ne se le représente guère que plongé dans ses livres ou reprenant les déréglés. Et pourtant il n’était pas étranger aux délassements honnêtes de la vie ; il savait monter à cheval, et prenait plaisir à cet exercice. Il accepta la proposition de Viermey (son ami) : « Je finirai ma lettre au retour, » dit-ils, et les deux étudiants partirent pour faire leur promenade dans les environs de Paris. Quelques jours après, Calvin prit une chambre dans le collège de Fortret, où il se trouvait près de ses professeurst, et se mit à étudier de nouveau les lettres, le droit, la philosophie. Calvin voulait savoir. Ayant reçu la connaissance des choses divines, il voulait obtenir la vraie intelligence du monde.

r – « Habeo litteras inchoatas ad canonicum. » (Ibid.)

s – « Viermæeus cum quo equum ascendo. » (Ibid.)

t – « In collegio Forterestano domicilium habuit. » (Flor. Rémond, Hist. de l'Hérésie, II, p. 246.)

Mais l’appel d’en haut retentit bientôt plus fort que jamais dans son âme. Quand il était dans sa chambre, entouré des recueils de jurisprudence, la voix de sa conscience lui criait qu’il devait étudier la Bible. Quand il sortait, tous ceux de ses amis qui avaient de l’amour pour la pure religionu, le suppliaient de se donner à l’Évangile… Calvin était l’une de ces forteresses qui ne se prennent pas du premier assaut. Lorsqu’il revoyait ses livres, épars dans sa chambre d’études, il ne pouvait se résoudre à les abandonner. Mais toutes les fois que dans le cours de sa vie Dieu lui parla clairement, il fit taire ses plus vifs désirs. Sollicité, au dedans et au dehors, il se rendit. Je renonce aux autres sciences, dit-il, et je me donne tout entier à la théologie et à Dieuv. » Cette nouvelle se répandit dans les assemblées secrètes des fidèles, et tous en eurent un grand contentement.

u – Théod. de Bèze, Vie de Calvin, en français, p. 12. — « Omnibus purioris religionis studiosis. » (Ibid., en latin.)

v – « Ab eo tempore sese Calvinus, abjectis reliquis studiis, Deo totum consecravit. » (Ibid.)

Il y avait eu un puissant mouvement dans l’âme de Calvin ; mais, il faut le comprendre, il n’y avait point de plan dans son esprit. Calvin était sans ambition, sans art, sans rôle ; mais il faisait avec une forte volonté ce que Dieu plaçait devant lui. Le temps qu’il passa alors à Paris fut celui de son apprentissage. S’étant donné à Dieu, il se mit à l’œuvre, avec la décision d’un caractère énergique, et la fermeté d’un esprit persévérant. Il étudiait la théologie avec enthousiasme. « La science de Dieu est la maîtresse, disait-il ; les autres ne sont que ses servantes. » Il donnait de la consistance à cette petite troupe d’élite qui, au milieu de la foule des lettrés, se tournait avec amour vers la sainte Écriture. Il entraînait de jeunes et nobles esprits ; il étudiait avec eux et cherchait à résoudre leurs difficultés.

Il fit plus. La mort de Berquin avait frappé de terreur tous ses amis. « S’ils ont brûlé ce bois vert, disait-on, ils n’épargneront pas le bois sec. » Calvin, sans se laisser arrêter par ces terreurs, se mit à parcourir cette ville devenue si dangereuse, se joignit aux assemblées secrètes, qui, à l’ombre de la nuit, se formaient dans des quartiers reculésw ; et y expliqua les Écritures, avec une clarté et une énergie, dont on n’avait pas eu d’exemple. C’était surtout sur la rive gauche de la Seine que ces réunions avaient lieu, dans cette partie de la ville que les catholiques appelèrent plus tard la petite Genève, et qui est au contraire à cette heure le siège du catholicisme parisien. Un jour les évangéliques se rendaient mystérieusement dans quelque maison relevant du domaine de l’abbaye de Saint-Germain des Prés, dont Briçonnet avait été abbé ; un autre jour on était sur le territoire de l’Université, le quartier latin de nos jours. Il y avait là quelques bancs de bois, sur lesquels venaient se placer de pauvres gens, quelques écoliers, souvent aussi quelques lettrés. Ils aimaient ce jeune homme si simple, qui faisait si bien entrer dans leur esprit et dans leur cœur les choses qui sont dans la Bible. « La Parole de Christ est toujours un feu, disaient-ils, mais ce feu se montre en elle, quand celui-ci l’explique, d’une manière non accoutumée. »

w – « Qui tune Lutctiæ occultos cœtus habebant. » (Beza ; Vita Calvini.)

De jeunes hommes se formaient sur son modèle ; mais plusieurs, au lieu de chercher comme Calvin l’édification, se jetaient dans la controverse. On voyait dans tout le territoire qui relevait du recteur magnifique, des élèves de Daniel et de Vatable, tenant en mains leurs Testaments hébreu et grec, disputer avec tout le monde : « C’est ainsi que porte le texte hébreu, disaient-ils, c’est ainsi qu’il y a dans le grec. » Calvin pourtant ne dédaignait pas la polémique ; suivant la pente naturelle de son esprit, il attaquait les erreurs, il accusait les coupables. Quelques-uns s’étonnaient de ses discours. « N’est-ce pas là le curé de Pont-l’Évêque ? disait-on, l’ami de Monseigneur de Saint-Éloy ? » Mais sans se laisser arrêter par ces paroles, il confondait à la fois les papistes superstitieux et les novateurs incrédules. Il était tout entier à la théologie et à Dieu, au grand contentement de tous les fidèlesx. »

xVie de Calvin, texte français, p. 12. — « Summa piorum omnium voluptate. » (Ibid., texte latin.)

Déjà l’on commençait à voir se dessiner en lui, en quelques traits du moins, le caractère de chef de la Réforme. Doué d’une grande facilité de correspondance, il s’instruisait et instruisait les autres de tout ce qui se passait dans le monde chrétien. Il fit alors un recueil de pièces, de documents, qui se rapportaient aux faits les plus récents de la Réformation, et les envoya à Ducheminy ; mais non pour que Duchemin les gardât. Je te les envoie à cette condition, lui écrivait Calvin, que selon ta bonne foi et aussi selon ton devoir ces pièces passent par tes mains, pour être transmises aux amisz. » Il joignit à cet envoi un Epitomea, des commentaires, des recueils de notes faits probablement par Roussel, durant son séjour à Strasbourg. Il se proposait d’y ajouter un appendiceb : « Mais, dit-il, le temps m’a manquéc. » Calvin voulait que tous les amis du saint Évangile profitassent des lumières qu’il avait lui-même. Il mettait en circulation les idées et les écrits nouveaux. Appliqué à l’étude, évangéliste infatigable, ce jeune homme de vingt ans était, par son coup d’œil étendu, presque un réformateur.

y – « Mitto ad te rerum novarum collectanea. » (Calvinus Chemino. Msc. de Berne.)

z – « Hac tamen lege ut pro tua fide officioque, per manus tuas ad amicos transeant. » (Ibid.)

a – « Mitto Epitomem alteram G. nostri. » (Ibid.)

b – « Cui velut appendicem assuere decreveram. » (Ibid.)

c – « Nisi me tempus defecisset. » (Ibid.)

Il ne bornait pas ses travaux à Paris, à Orléans, à Bourges, à Noyon ; la ville de Meaux le préoccupait. Meaux, qui avait accueilli Lefèvre et Farel, qui avait entendu le premier martyr Leclerc, possédait encore Briçonnet. Cet ancien protecteur des évangéliques ne voulait plus les voir, il est vrai, et paraissait absorbé par les honneurs et les séductions de la prélature. Mais quelques-uns croyaient qu’au fond du cœur il aimait l’Évangile. Quel triomphe si la grâce de Dieu venait à refleurir dans son âme ! Daniel avait des amis à Meaux ; Calvin le pria de lui ouvrir la porte de cette ville, ou plutôt, selon son expression, la fenêtre. Au nombre de ces amis se trouvait un certain Mécène. Le jeune docteur, écrivant de Meaux, fait de ce personnage un portrait qui convient parfaitement à l’évêque. Il ne nomme pas Briçonnet ; mais souvent, il supprime les noms, ou emploie soit des lettres initiales, soit des pseudonymes ; on pourrait presque dire qu’ici le nom n’était pas nécessaire. Daniel écrivit donc au Mécène ; mais celui-ci répondit avec une grande froideurd. Je ne puis aller avec ces gens-là, disait-il, je ne saurais conformer mes manières aux leurse. » Daniel insista, mais tout fut inutile ; le craintif Mécène ne voulut à aucun prix entrer en rapport avec Calvin. Briçonnet, on nous l’apprend, était entouré de gens qui ne cessaient de lui répéter : « Un évêque ne doit avoir aucun commerce avec des gens suspects de nouveautésf. » Calvin qu’avait animé la plus noble ambition, celle de ramener à Dieu une âme qui s’en éloigne, se voyant éconduit chaque fois qu’il se présentait à la porte de ce grand personnage, renonça à la fin à sa généreuse entreprise ; et secouant la poussière de ses pieds : Eh bien, dit-il avec sévérité, puisqu’il ne veut pas être avec nous, qu’il se délecte donc en lui-même, et que le cœur tout plein, ou plutôt gonflé de sa propre importance, il ne pense qu’à choyer son ambitiong. »

d – « Supinum illum Mæcenatem. » (Calvinus Danieli Aureliano, Idibus septembris 1529. Msc. de Genève.) Calvin emprunte cette expression a Juvénal, I, 65 : « Multum referens de Mæcenate supino. »

e – « Non potest mores suos nobis accommodare. » (Ibid.)

f – Maimbourg, Histoire du Calvinisme, livre II.

g – « Sit assentator suus, et pleno, seu verius turgido pectoro foveat ambitionem. » (Calvinas Danieli. Msc. de Genève.)

Calvin n’échoua pourtant pas entièrement à Meaux. « Vous m’avez donné un secours prompt et efficace, écrivit-il à Daniel ! Vous m’avez ouvert une fenêtre, et m’avez ainsi donné la liberté d’être à l’avenir un solliciteur indiscreth. » Il profita de cette ouverture pour répandre l’Évangile. « Je le ferai, dit-il, sans imprudence, et sans précipitation. » Et se rappelant que la doctrine de Christ est comme le vin vieux qui ne jette point d’écume, mais qui toutefois donne nourriture au corpsi, » il se mit à remplir des vases de ce vin précieux : « Je prendrai soin, écrit-il à Daniel, que l’intérieur soit bien rempli de ce vinj. » Il finit sa lettre en disant : « J’ai besoin de l’Odyssée d’Homère que j’ai prêtée à Sucquet ; veuillez le lui direk. » Luther avait emporté au couvent Plaute et Térence ; Calvin demandait Homère.

h – « Apertam esse fenestram, ne post hæc simus verecundi petitores. » (Ibid.) Expression imitée de Suétone, lib. XXVIII.

i – Calvin., in Lucam, chap. V, v. 39.

j – « Interim tamen penum vino instruendum curabo. » (Calvinus Danieli. Msc. de Genève.) Ce passage présente quelque difficulté. Penus » signifie dans Perse garde-manger ; dans Festus et Lampridius, le sanctuaire du temple.

k – « Odysseam Homeri quam Sucqueto commodaveram, finges a me desiderari. » (Ibid.)

Bientôt il revint à Paris qui lui présentait un vaste champ de travail. Le 15 janvier 1530, il écrivit à Daniel une lettre qu’il data de l’Acropole, comme si Paris était pour lui la citadelle du catholicisme ou le Parthénon de la Francel. Il cherchait toujours quelque brebis perdue à sauver ; une telle pensée le préoccupait le 15 janvier. Il attendait ce jour-là deux amis à dîner. L’un de ses invités, Robert Daniel, frère de l’avocat d’Orléans, jeune homme enthousiaste, brûlait du désir de voir le monde. Calvin, qui avait déjà fait ce qu’il pouvait pour le gagner, se flattait ce jour-là de réussir ; mais l’étourdi se douta peut-être de ce qui l’attendait, il ne vint pas. Calvin envoya un messager à l’auberge de Robert : « Il a décampé, dit l’hôte ; il est parti pour l’Italie. » A Meaux, Calvin avait voulu gagner un grand personnage ; à Paris, un jeune aventurier ; dans l’un et l’autre cas il avait échoué. « Hélas ! disait-il, je suis un bois sec et inutile ! » Et il cherchait de nouveau en Christ toute sa vigueur.

l – « Calvin’s Letters, I, p. 30, Philadelphia, édit. J. Bonnet.

Cependant la Sorbonne, fière de la victoire qu’elle avait remportée, quand elle avait fait brûler Berquin, était décidée à poursuivre ses triomphes. La guerre allait recommencer. Ce fut Beda, dont Érasme avait dit : « Dans le seul Beda il y a trois mille prêtres, » qui commença le combat. Il ne s’en prit point à Calvin, par dédain, ou plutôt par ignorance. Il visait plus haut, et ayant triomphé d’un gentilhomme du roi, il s’en prit aux docteurs que ce prince avait appelés à Paris pour l’enseignement des lettres. Danès, Vatable et d’autres ayant été cités devant le parlement, le fougueux syndic se leva : « Les docteurs du roi négligent Aristote, dit-il, et n’étudient que les saintes Écritures… Si l’on continue à s’occuper du grec et de l’hébreu, c’en est fait de la foi. Ces gens veulent expliquer la Bible, et ils ne sont pas même théologiens !… Les livres grecs ou hébreux de la sainte Écriture viennent la plupart des Allemagnes, où l’on peut certes les avoir altérés. Plusieurs de ceux qui font imprimer des livres en hébreu, sont juifs… Ce n’est donc pas un argument suffisant que de dire : C’est ainsi que porte l’hébreum. Il faut défendre à ces docteurs de s’occuper dans leurs cours, de la sainte Écriture, ou du moins leur ordonner de se soumettre d’abord eux-mêmes à l’examen de l’Université. » Les docteurs du roi ne firent pas défaut à la cause des lumières. Ils prirent hardiment l’offensive. « Si l’université de Paris, dirent-ils au parlement, est maintenant en petite estime parmi des nations étrangères, c’est parce qu’au lieu de s’attacher à l’étude des saints évangiles et des anciens Pères, des Cyprien, des Chrysostome, des Jérôme, des Augustin, ses théologiens substituent à cette science véritable un art sophistique, et une dialectique subtile. Ce n’est point ainsi que Dieu veut éclairer son peuple. Il faut étudier les saintes lettres, et puiser librement dans tous les trésors de l’esprit humainn. » Beda avait été trop loin. A la cour et dans le parlement même des voix nombreuses s’élevèrent en faveur des lettres et des lettrés. Le parlement repoussa les accusations du syndic de la Sorbonne.

m – « Ita habent Hebræa. » (Actes du Parlement.)

n – Crévier, Hist. de l’Université de Paris, V, p. 249.

Beda, indigné, mit alors toute son éloquence à faire condamner les professeurs par la Sorbonne elle-même. « Les nouveaux docteurs, s’écria-t-il, chose horrible à dire, prétendent que la sainte Écriture ne se peut entendre sans la langue grecque que, la langue hébraïque et autres semblables ! » Le 30 avril 1530, la Sorbonne condamna en effet, comme téméraire et scandaleuse, la thèse que Beda lui avait dénoncéeo.

o – « Hæc propositio temeraria est et scandalosa. » (D’Argentré, Collectio judiciorum de noms erroribus, II, p. 78.)

Calvin suivait avec intérêt, dans toutes ses phases, cette lutte entre ses maîtres et les docteurs de la Sorbonne. Tous les étudiants étaient aux aguets ; Calvin l’était lui-même dans son collège ; et quand la décision du parlement y arriva, elle fut accueillie par de grandes acclamations. Tandis que la Sorbonne se mettait du côté de la tradition, Calvin se plaçait toujours plus décidément du côté de l’Écriture. Il croyait que l’enseignement oral des apôtres ayant cessé, leur enseignement scripturaire était devenu son substitut indispensable. Les écrits de Matthieu, de Jean, de Pierre, de Paul, étaient selon lui la parole vivante de ces grands docteurs, leur enseignement pour les siècles qui ne peuvent ni les voir ni les entendre. Il paraissait aussi impossible à Calvin de réformer l’Eglise sans les écritures des apôtres, qu’il l’eût été au premier siècle de la former sans leur prédication. Il comprenait que si l’Église devait être renouvelée, il fallait que ce fût par la foi et par l’Écriture, double principe qui n’en forme qu’un.

Mais le moment n’était pas encore venu où Calvin proclamerait ces grandes vérités avec l’autorité d’un réformateur. Modeste et dévoué, il accomplissait alors une œuvre plus humble dans les rues les plus reculées, dans les maisons les plus solitaires de la capitale. On l’eût pris pour le plus insignifiant des êtres, et pourtant déjà alors il était un conquérant. La lumière des Écritures, dont son intelligence était inondée, devait un jour, comme l’éclair, se faire voir, de l’Occident jusqu’en Orient ; et nul homme, depuis saint Paul, ne devait tenir aussi haut et aussi ferme le flambeau évangélique. Quand l’étudiant, maigre, pâle, obscur, d’une apparence chétive, d’une tournure timide, passait dans la rue Saint-Jacques ou dans celle de la Sorbonne, quand il longeait d’un pas silencieux les maisons et se glissait inaperçu dans quelques-unes d’elles, pour y porter une parole de vie, il n’y avait pas même une vieille femme qui le regardât. Et pourtant il devait venir un temps, où François Ier, sa politique, ses conquêtes, ses prêtres, sa cour, ses fêtes ne seraient plus qu’un souvenir frivole ou dégoûtant, tandis que l’œuvre que ce pauvre écolier commençait alors par la grâce de Dieu, croîtrait de jour en jour pour la prospérité des peuples et s’avancerait tranquillement, mais sûrement à la conquête de l’univers.

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