Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 5
Lumière des deux côtés

(1534 et 1535)

8.5

Franchise et misère de Thomas More – Mêlée en Angleterre – Caractère de Cranmer – Œuvre de Cranmer – La Bible sera traduite en anglais – Joie de Cranmer – La traduction par les évêques échoue – Prédicateurs papistes et séditieux – Le roi ordonne aux chartreux le rejet du pape – Les chartreux se décident à mourir – Menaces de révolte – Incompatibilité de la papauté et de la liberté – Les chartreux sont condamnés – Supplice des trois prieurs des chartreux – Henri frappe à droite et à gauche

Il était réservé à l’Angleterre, aux catholiques, comme aux évangéliques, de donner au monde, au milieu de beaucoup de misères, des exemples remarquables de vertus chrétiennes. Des martyrs, tels que Bilney, Tewkesbury, Fryth, avaient donné avec joie leur vie pour l’Évangile. Il y eut aussi des martyrs romains. Deux armées étaient en présence ; plusieurs tombaient des deux côtés ; mais il y avait une différence sensible entre cette guerre spirituelle et les guerres des peuples. Ceux qui mordaient ici la poussière, ne tombaient pas sous les coups de l’armée ennemie ; c’était un troisième pouvoir, le roi-pape, qui s’établissait entre les deux corps de bataille, et portait ses coups tantôt à droite et tantôt à gauche.

Thomas More, en prison, cherchait à éloigner des pensées pleines d’angoisse, et écrivait une histoire de la passion de Jésus-Christ. Un jour comme il était arrivé à ces mots de l’Évangile : S’étant approchés, ils mirent les mains sur Jésus, et le saisirent, la porte s’ouvrit, et Kingston, le lieutenant de la Tour, accompagné de Rich, avocat général, parurent : « Monsieur More, dit Rich, si un acte du parlement ordonnait que tous les Anglais me reconnussent pour roi, me reconnaîtriez-vous ? — Oui, Monsieuru. — Et si un acte du parlement ordonnait que tous les Anglais me reconnussent pour pape ? — Le parlement, répondit More, n’a pas le droit de le faire. » Thomas More pensait qu’un décret du parlement suffirait pour détrôner un roi d’Angleterre. C’est d’un arrière-petit-fils de More que nous tenons cette parole, qu’un arrière-petit-neveu de Cromwell mit en pratique un siècle plus tard. Henri VIII fut-il irrité de ce que More disposait si librement de sa couronne ? Peut-être ; quoi qu’il en soit, les rigueurs de sa prison s’accrurent. La misère précéda le martyre. L’illustre humaniste fut réduit à chercher de petits morceaux de papier, sur lesquels il écrivait quelques pensées éparses, avec un charbonv. On alla plus loin : « Je n’ai pas de chemisew, écrivit-il au premier secrétaire d’État, et mes habits sont misérablement déchirés. Soyez un bon maître pour moi. Je me contenterai de quelques lambeaux, si seulement ils tiennent au chaud mon pauvre corps. Mon estomac, vu mon âge avancé, ne supporte qu’un petit nombre d’aliments ; ma santé décline ; mon corps s’en va… De grâce, obtenez les soulagements que ma vieillesse réclame. Sortez-moi de cette froide a prison ; envoyez-moi un prêtre pour me confesser et des livres pour m’édifier. Le Seigneur vous donne un heureux Noël ! — à la Tour, le 23 décembre. » — On aime à croire que ce scandaleux abandon provenait de négligence, et non de cruauté. Les demandes furent accordées.

u – Yes, sir. » (More’s Life, p. 252.)

v – « He would get little pieces of paper in which ne would write with a coal. » (Ibid., p. 253.)

w – « I have neither shirt nor sute. » (Strype, 1, Records, p. 270.)

Tandis que ces tristes scènes se passaient à la Tour, il y avait dans toute l’Angleterre une grande mêlée, où s’agitaient les partis les plus divers. Le joug traditionnel étant brisé, chacun levait sa bannière. Les amis de More et de Fisher voulaient restaurer la papauté de l’évêque romain ; Henri VIII, Cromwell et les courtisans ne pensaient qu’à établir celle du roi. Stokesley, Gardiner et presque tous les évêques consentaient à sacrifier la suprématie italienne, mais voulaient garder ses enseignements ; les évangéliques demandaient que Jésus-Christ fût le seul Sauveur et prince de l’Église ; enfin, Cranmer et quelques hommes de la même trempe, cherchaient à naviguer entre tous ces écueils, et prétendaient, sous le drapeau de la royauté, introduire le règne de la sainte Écriture. Ce combat de forces si différentes, compliqué des passions de Tudor, était un drame terrible qui devait se terminer, non par une seule catastrophe, mais par plusieurs. Des coups répétés allaient frapper d’illustres victimes, prises indistinctement dans tous les partis, et les jeter pêle-mêle dans la même fosse.

Le prudent Cranmer vivait dans une pénible anxiété. Entouré d’ennemis qui épiaient tous ses pas, il craignait de perdre la cause de la vérité en entreprenant des réformes aussi étendues que celles du continent. La timidité naturelle de son caractère, les ménagements dont il croyait devoir user envers la hiérarchie, sa crainte de Henri VIII, sa modération, sa douceur, la flexibilité de son esprit, et en quelque mesure de ses principes, l’empêchaient de se mettre à l’œuvre avec la décision d’un Luther, d’un Calvin ou d’un Knox. Tyndale, s’il avait joui de l’influence qui lui était due, eût accompli une réforme semblable à celle de ces grands docteurs. L’avoir pour réformateur eût été, dans la patrie de Wiclef, la source d’une grande prospérité ; mais il était un homme impossible ; son pays, au lieu d’une chaire, lui donna l’exil. Cranmer n’avançait que lentement ; il tempérait une démarche évangélique par une concession cléricale. Quand il avait fait un pas en avant, il s’arrêtait soudain, reculait même en apparence ; non par lâcheté, mais parce que son extrême prudence le lui conseillait. La hardiesse d’un Farel, ou d’un Knox, est plus noble à notre avis ; et pourtant ce fut cette extrême modération, qui sauva Cranmer et le protestantisme avec lui. A côté d’un trône, tel que celui de Henri VIII, il n’y avait qu’un homme de précautions extrêmes, qui pût se tenir d’une manière permanente sur le siège de Cantorbéry. Que Cranmer aille se heurter contre le sceptre de Tudor, et il éprouvera aussitôt que ce sceptre est un glaive. Dieu donne à chaque peuple et à chaque époque l’homme qui lui est nécessaire. Cranmer fut cet homme pour l’Angleterre, au moment où elle se séparait de la papauté. Malgré ses ménagements, l’archevêque n’abandonna jamais les grands principes de la Réformation ; malgré ses concessions, il profita de toutes les occasions pour encourager ceux qui partageaient sa foi à marcher vers un meilleur avenir. Le primat d’Angleterre tenait à la main un flambeau qui n’avait pas tout l’éclat de celui de Luther et de Calvin ; mais le vent de tempête qui souffla sur lui pendant quinze ou vingt années ne parvint jamais à l’éteindre. Quelquefois, il était saisi de terreur ; entendant rugir le lion, il baissait la tête, il s’effaçait, il cachait la vérité dans son sein, mais chaque fois il se relevait et présentait de nouveau à l’Église la lumière, qu’il avait sauvée des fureurs du tyran. Il fut un roseau et non un chêne, un roseau qui pliait trop facilement, mais par cette faiblesse même il put faire ce qu’un chêne avec toute sa force n’eût jamais accompli. La vérité triompha.



Thomas Cranmer

Cranmer se crut alors en état de faire un pas, à ses yeux le plus important de tous ; il entreprit de donner la Bible aux laïques. La convocation du clergé et le parlement étant réunis, il proposa que les saintes Écritures fussent traduites en anglais par quelques hommes honnêtes et savants, puis répandues parmi le peuplex. Présenter la sainte Écriture comme règle suprême, à la place du pape, était un acte hardi, et qui décidait l’établissement d’une réformation évangélique. Stokesley, Gardiner et les autres évêques du parti catholique se récrièrent contre un dessein si inouï : « L’enseignement de l’Église suffit, disaient-ils ; il faut interdire le Testament de Tyndale et les livres hérétiques qui nous viennent d’outre-mer. » L’archevêque comprit qu’il ne pouvait obtenir sa demande qu’en cédant quelque chose ; il consentit à un compromis. La convocation résolut, le 19 décembre (1534), de présenter au roi la demande de Cranmer, mais en ajoutant que l’Écriture traduite en langue vulgaire serait distribuée aux sujets du roi, « selon leur degré de connaissance, » et que tous ceux qui possédaient des livres suspects seraient tenus de les remettre aux commissaires royaux. D’autres eussent appelé cette résolution une défaite ; Cranmer la regarda comme une victoire. La sainte Écriture ne serait plus introduite dans le royaume furtivement, comme une marchandise de contrebande ; elle paraîtrait au grand jour avec la sanction royale. C’était quelque chose.

x – Cranmer’s Memorials, p. 24.

Henri accorda les demandes de la convocation, mais il s’empressa d’en profiter. Son idée fixe était de détruire en Angleterre la papauté romaine, non pas sans doute à cause de ses erreurs, mais parce qu’il sentait qu’elle enlevait aux princes l’affection et souvent l’obéissance de leurs sujets. « Si j’accorde à mes évêques ce qu’ils désirent, dit-il, je leur demande à mon tour de prêter le serment de ne jamais permettre qu’aucune juridiction soit restituée à l’évêque romain dans le royaume ; de ne jamais l’appeler pape, évêque universel, très saint seigneur, mais seulement évêque de Rome, collègue, frère, selon l’antique coutume des plus anciens évêquesy. » — Tous les prélats s’empressèrent d’obéir au roi ; mais l’archevêque d’York, dévoué secrètement à l’Église romaine, ajouta, pour l’acquit de sa conscience qu’il faisait ce serment, afin de sauver l’unité de la foi et de l’Église catholiquez. »

y – Lee to Cromwell. » (State papers, I, p. 428.)

z – « Bishop of Rome and fellow brother. » (Witkins, Concilia, III, p. 780.)

La victoire qu’il venait de remporter remplit Cranmer de joie : « Si nous possédons les saintes Ecritures, dit-il, nous avons sous la main une médecine pour tous les maux. Assiégés, comme nous le sommes, de tribulations, de tentations, où trouver des armes pour les vaincre ? Dans l’Écriture. Elle est le baume qui guérira nos plaies, et placée dans nos maisons, elle y sera un joyau plus précieux que l’argent ou l’ora. » Il s’occupa donc aussitôt de la réalisation du dessein qui lui tenait tant à cœur. Prenant pour base une traduction déjà existante (sans doute celle de Tyndale), il divisa le Nouveau Testament en dix parties, les fit transcrire chacune à part et les remit aux évêques les plus savants, en leur demandant de les lui renvoyer avec leurs remarques ; il crut même ne pas devoir exclure des catholiques décidés, tels que Stokesley et Gardiner.

a – « A better jewell in our house than either gold or silver. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 120.)

Le jour fixé pour la remise et l’examen de ces divers travaux étant arrivé (juin 1535), Cranmer se mit à l’œuvre ; mais il s’aperçut que les Actes des apôtres manquaient ; c’était à l’évêque de Londres qu’ils étaient échus. Le secrétaire du primat étant venu lui réclamer ce manuscrit : « Je ne puis comprendre monseigneur de Cantorbéry, répondit Stokesley de fort mauvaise humeur. En donnant au peuple la sainte Écriture, il le jettera dans l’hérésie. Je ne consacrerai certainement pas une heure à un tel travail. Tenez, reportez ce livre à monseigneur. » Le secrétaire s’étant acquitté de son message : « Monseigneur de Londres, dit en souriant un des docteurs de Cranmer, Thomas Lawness, ne veut pas prendre la peine de sonder les Écritures, persuadé qu’il n’y a rien pour lui dans le Testament de Jésus-Christ. » Plusieurs des travaux envoyés par les autres évêques étaient pitoyables. L’archevêque comprit qu’il lui fallait des collaborateurs mieux disposés.

Cranmer eut bientôt à remplir une autre fonction. Le papisme et la révolte étant ouvertement prêchés dans les évêchés de Winchester et de Londresb, le métropolitain annonça son intention de les visiter. Les deux évêques poussèrent de grands cris et Gardiner courut au roi : « Sire, dit-il, voici un nouveau pape ! » Tous ceux qui avaient quelque chose à craindre se mirent à reprocher au primat d’aspirer aux honneurs et à la domination : « Que Dieu ne me reçoive pas en grâce, dit-il naïvement, s’il est au monde quelque titre que j’estime plus que la pelure d’une pommec. Les sceaux de notre épiscopat ne sont pas des parchemins munis de plomb et de cire, mais la vie chrétienne des membres de nos troupeaux. » Le roi soutint Cranmer, il savait que certains clercs prêchaient la soumission au pape. La visite se fit, même à Londres. Il se trouva des prêtres, qui avaient prêté le serment demandé par Henri VIII, et qui pourtant faisaient du pontife romain un Dieud, mettant même sa puissance et ses lois, au-dessus de celles du Seigneur. « J’ordonne, dit le roi, qu’on saisisse tous ceux qui répandent ces pernicieuses doctrines. »

b – « They rather preached sedition than edification. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 296.)

c – « The paring of an apple. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 305.)

d – « Making him a God. » (The king’s letter. Strype, Records), p. 208.)

François Ier suivait de loin ces rigueurs. Il craignait qu’elles ne rendissent impossible une alliance entre la France et l’Angleterre. Il envoya donc Bryon, grand amiral de France à Londres, pour réconcilier le roi et le pape, pour resserrer les liens qui unissaient les deux pays ; et, en même temps, il fit engager Paul III à retirer le décret de Clément VII contre Henri VIIIe. Mais le succès ne couronna pas ses efforts ; le roi d’Angleterre n’avait pas grande confiance dans la sincérité du pape et du roi de France ; il se trouvait bien de ne plus rencontrer dans son royaume une autorité étrangère, et savait que son peuple n’abandonnerait pas la Réforme. Au lieu de se réconcilier avec le pontife romain, il trouva plus convenable de l’imiter et de sévir contre ceux de ses sujets qui refusaient de le reconnaître, lui, le roi, comme chef de l’Église.

e – Voir dans les State papers, VII, les lettres et documents de Cromwell, Henry VIII, Da Casale, Bryon, François Ier ; mars à juin 1535.

Il s’attaqua d’abord aux chartreux, le plus respectable des ordres religieux de l’Angleterre, et qu’il tenait pour le plus dangereux. Là où il y avait plus de vertu il y avait aussi plus de force ; et cette force donnait de l’ombrage au despotique Tudor.

La vie monacale, abominable dans ses abus, était, même dans son principe, contraire à l’Évangile. Mais, il faut le reconnaître, il y avait eu une certaine harmonie entre les besoins de la société du moyen âge et les établissements monastiques. Bien des motifs divers poussaient dans les couvents la foule qui les remplissait, et si plusieurs furent condamnables, il y en eut aussi dont il faut apprécier la valeur. C’étaient ces moines sérieux qui, en défendant la royauté du pape, rejetaient le plus vivement la papauté du roi ; ceci suffisait pour attirer sur eux les vengeances royales. Un jour, un envoyé de la cour apporta à la Chartreuse de Londres l’ordre de rejeter l’autorité romaine. Les moines, réunis par leur prieur, restèrent muets à l’ouïe de ce message, et leurs traits seuls décelèrent le trouble de leurs âmesf. « Mon cœur, dit alors le prieur Haughton, est plein de tristesse. Que faire ? Si nous résistons au roi, notre maison sera fermée, et vous, jeunes gens, vous serez jetés au milieu du monde, en sorte qu’après avoir commencé ici par l’esprit, vous finirez là par la chair. Mais, d’un autre côté, comment obéir ? Hélas ! je ne puis sauver ceux que Dieu a confiés à ma charge ! » A ces mots, les chartreux fondirent en larmesg ; puis, prenant courage en face du péril : « Nous mourrons en semble dans notre intégrité, dirent-ils, et le ciel et la terre crieront contre l’injustice qui nous op prime ! — Ah ! plût à Dieu qu’il en pût être ainsi, reprit le Père ; mais voici ce qu’ils feront. Ils me mettront à mort, moi et les plus âgés d’entre nous, et ils rendront les plus jeunes à un monde a qui leur enseignera ses œuvres mauvaises. Je suis prêt à donner ma vie pour vous sauver. Mais, si une seule mort ne suffit pas au roi, eh bien ! mourons tous ! — Oui, mourons tous, s’écrièrent les frères. — Maintenant donc, préparons nous-y par une confession générale, dit le prieur, afin que le Seigneur nous trouve prêts. »

fHistor. Martyrum Angl. — Strype, Records, I. p. 302. Ce récit repose essentiellement sur le témoignage d’un chartreux qui, quoique partial, a cependant un caractère de vérité.

g – « They all fell a weeping. » (Strype, Records 1, p. 391.)

Le lendemain les portes de la chapelle s’ouvrirent et tous les moines y entrèrent l’un après l’autre. Leur démarche grave, leur visage pâle, leur regard fixe semblaient annoncer des hommes qui attendaient leur dernier moment. Le prieur monta en chaire, et lut le psaume soixantième : O Dieu, tu nous as rachetés ! et les paroles qui suivent. « Mes frères, dit-il alors, il nous faut mourir dans l’amour. Pardonnons-nous donc les uns les autres. » A ces mots, Haughton descendit de chaire, se mit à genoux successivement devant tous les frères en disant : « O mon frère, je vous demande pardon de toutes mes offenses ! » Les autres moines firent, chacun à son tour, cette confession suprême.

Deux jours après, ils célébrèrent la messe du Saint-Esprit. A peine l’élévation avait-elle eu lieu, que les moines crurent entendre le bruit d’un vent subtilh. Leur cœur fut rempli d’une tendre affection, ils crurent que le Saint-Esprit descendait sur eux, et le prieur, touché de ces grâces étonnantes, fondit en larmes. L’enthousiasme mêlait des imaginations extraordinaires à leurs pieuses émotions.

h – « There was heard a small hissing wind. » (Vitus à Dotker. Hist. Mart. Angl. — Strype, Records, I, p. 302.)

Le roi n’avait évidemment pas beaucoup à craindre de ce côté-là. De plus redoutables ennemis menaçaient le trône de Tudor. Il se trouvait, surtout dans le Lincolnshire et le Yorkshirei, de hardis partisans de la papauté qui s’efforçaient de soulever le peuple ; et des milliers d’Anglais dans le nord étaient prêts à les appuyer, les armes à la main. L’Irlande, en même temps, voulait faire passer à ses soldats le canal Saint-George et précipiter le roi de son trône. La décision avec laquelle Fisher, Thomas More, les chartreux résistaient à Henri, n’avait pas pour but immédiat l’insurrection, mais elle encourageait la multitude à la révolte. Le gouvernement crut donc qu’il était temps de frapper ; les chartreux reçurent l’ordre positif de reconnaître la suprématie royale.

i – Coverdale, Remains, p. 320. — Cranmer’s Letters and Remains, pp. 351, 352, 354.

Il n’y avait alors, au fond, de liberté ni d’un côté ni de l’autre. Rome, en ne la donnant pas, est conséquente avec elle-même ; le protestantisme ne l’est pas quand il la refuse. La Réformation ne reconnaissant d’autre souverain Seigneur et docteur que Dieu, doit nécessairement remettre les consciences à ce Maître suprême, sans que les hommes aient à s’en mêler. Mais l’Église romaine reconnaissant pour chef un homme, honorant le pape comme représentant de Dieu ici-bas, c’est avec lui que les âmes ont à compter. En vain lui diront-elles qu’elles sont d’accord avec Dieu et avec sa Parole ; ce n’est pas de cela qu’il est question. La grande affaire, c’est d’être d’accord avec le pape. Ce vieillard, assis au Vatican sur les traditions de l’Ecole et sur les bulles de ses prédécesseurs, est votre juge ; vous êtes tenus de suivre exactement sa ligne, sans aller ni de ça, ni de là. Si vous rejetez un article, un trait d’une constitution papale, vous devez être retranché. Ce système, ennemi de toute liberté, même des plus légitimes s’élevait au seizième siècle, comme une haute muraille, qui devait séparer Rome et les générations nouvelles. Il menaçait de perdre, dans l’avenir, cette puissance, qui avait triomphé dans le passé.

Après les fêtes de Pâques (1535), les chefs de deux autres chartreuses, Robert Lawrence, prieur de Belville et Augustin Webster, prieur d’Axholm, obéissant à l’ordre qui leur avait été intimé, arrivèrent à Londres, et se joignant au prieur Haughton, ils se rendirent chez Cromwell. Comme ils refusaient de reconnaître la suprématie royale, ils furent conduits à la Tour. Huit jours après, ils consentirent à prêter serment, mais en ajoutant : « Pour autant que la loi divine le permet. — Point de restriction ! » répondit Cromwell. Le 29 avril, ils furent conduits devant la cour. « Jamais, dirent ils, nous ne croirons rien de contraire à la loi de Dieu et à la doctrine de notre sainte mère l’Église. » Les juges exprimèrent d’abord quelque intérêt pour eux ; mais Haughton aggrava inutilement sa situation : « Vous ne pouvez produire en faveur de votre opinion, que le parlement d’un seul royaume, dit-il aux juges ; moi, je peux produire pour la mienne toute la chrétienté. » Le jury déclara les trois prieurs coupables de haute trahisonj. Puis on en vint à des accusés plus éminents.

j – Strype’s Memorials, I, p. 305.

Fisher et Thomas More, enfermés dans une même prison, étaient alors traités avec égardk. On disait pourtant que ces illustres prisonniers cherchaient, du fond de la Tour, à soulever le peuple. Le roi et Cromwell ne le croyaient sans doute pas, mais ils s’imaginaient que si ces deux chefs cédaient, leur exemple entraînerait les récalcitrants ; ils furent donc soumis à une nouvelle enquête. Mais ils se montrèrent aussi opiniâtres et peut-être plus habiles que leurs adversaires. « Je n’ai plus, disait More, à m’occuper des titres qu’il faut donner aux papes et aux princes, je ne pense plus qu’à Dieu seull. »

k – « Tractabantur humanus atque mitius quam par fuisset pro eorum demeritis. » (State papers, I, p. 634.)

l – More’s Life, p. 256.

On espérait intimider ces personnages éminents par l’exécution des trois prieurs, à laquelle on procéda le 4 mai 1535. Marguerite accourut vers son père. Bientôt la procession défila sous les fenêtres et cette tendre fille mit tout en œuvre pour distraire Thomas More de ce spectacle ; mais il n’en détourna pas les yeux. Quand tout fut fini, se retournant vers sa fille : « Meg, lui dit-il, vois-tu ces bienheureux pères ; ils vont joyeusement à la mort, comme des époux qui vont à leur nocem. »

m – « As if they were bridegrooms going to be married. » (More’s Life, p. 246.)

Les condamnés marchaient en effet avec calme ; ils étaient revêtus de leurs habits cléricaux, la cérémonie de la dégradation n’ayant pas eu lieu, sans doute pour montrer qu’une consécration du pape ne pouvait protéger des coupables. Le prieur de la Chartreuse de Londres, Haughton, monta le premier l’échelle : « Vous tous qui m’entendez, dit-il, je vous conjure de rendre témoignage au jour terrible du jugement, que si je désobéis au roi, ce n’est ni par obstination ni par rébellion, mais par crainte de Dieu. » On lui passa la corde autour du cou : « Saint Jésus ! s’écria-t-il, aie pitié de moi ! » et il rendit l’esprit. Les autres prieurs s’avancèrent alors. « Dieu nous fait une grande faveur, dirent-ils, en nous appelant à mourir pour la défense de la doctrine catholique. Non, le roi n’est pas chef de l’Église d’Angleterre… » Peu de temps après, les corps de ces moines, couverts de la robe de leur ordre, étaient suspendus à la potence et s’agitaient dans les airs. Ce fut là un des crimes commis quand l’illégitime tiare des pontifes romains fut placée illégitimement sur la tête d’un roi d’Angleterre. D’autres chartreux furent encore exécutés plus tard.

Cependant Henri VIII désirait garder l’équilibre entre papistes et hérétiques. Les tribunaux romains ne frappaient que d’un côté, mais ce prince étrange tenait à gloire de frapper des deux à la fois. L’occasion se présenta de le faire. Quelques anabaptistes, arrivés des Pays-Bas, furent jugés le 25 mai ; deux d’entre eux furent menés à Smithfield et douze autres envoyés dans diverses villes où ils subirent le supplice du feu. Tous ces hommes marchèrent à la mort d’un cœur joyeuxn.

n – Tyndale, I, p. lxx. — Latimer, I, p. 60. — Collyer, II, p. 99.

Le tour des deux illustres captifs allait arriver.

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