Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 6
Belles fins de Fisher et de Thomas More

(Mai à Septembre 1535)

8.6

Fisher proclamé cardinal à Rome – Fisher condamné à mort à Londres – Sa piété dans ses dernières heures – Sa mort chrétienne – More devant la cour du banc du roi – Il est condamné à mort – Il est ramené à la Tour – Sa rencontre avec sa fille – Émotion générale – Macérations de More – Le matin du 6 juillet – Ses dernières paroles – Sa mort – Sensation produite par ces deux morts – Effet de ces morts sur le continent – Bulle fanatique contre Henri VIII – Henri se fait justifier à Rome – Excuses non valables

Peu après la mort des chartreux, Cromwell se rendit vers Thomas More. Henri VIII aimait son ancien chancelier et désirait lui sauver la vie. « Je suis votre ami, lui dit Cromwell, et le roi est pour vous un bon et gracieux seigneur. » Puis il l’invita de nouveau à reconnaître l’acte du parlement qui proclamait la suprématie du roi ; la même démarche fut faite vis-à-vis de Fisher. L’un et l’autre se refusèrent à cette demande. Dès lors l’exécution de la sentence ne pouvait tarder. More le comprit, et à peine le secrétaire d’État s’était-il retiré, que saisissant un charbon il écrivit sur la muraille des vers qui exprimaient la paix de son âme.

Henri et son ministre semblaient pourtant hésiter ; il ne leur en avait pas beaucoup coûté de punir quelques papistes et quelques anabaptistes obscurs. Mais mettre à mort l’ancien chancelier du royaume et l’ancien gouverneur du roi, des personnages si illustres, si estimés de toute la chrétienté, c’était autre chose. Plusieurs semaines s’écoulèrent. Un acte du pape vint hâter la mort de ces deux hommes éminents. Vers le 20 mai, Paul III proclama un certain nombre de cardinaux, Jean Du Bellay, Contarini, Garacciolo, et enfin Fisher, évêque de Rochester. La nouvelle de cette élection éclata à Rome et à Londres, comme un coup de lonnere. — Da Casale, envoyé de Henri VIII auprès du pape, s’écria que c’était faire à son maître la plus vive injure ; toute la ville ne parlait que de cette affairea. « Jamais, dit Da Casale au pape, Votre Sainteté n’a a commis une faute si graveb. » Paul chercha à s’excuser : L’Angleterre désirant se réconcilier avec le Vatican, dit-il, il lui avait paru qu’il ne pouvait mieux faire que de nommer un Anglais cardinal. Fisher, en apprenant cette nouvelle, dit chrétiennement : « Si ce chapeau de cardinal était à mes pieds, je ne me baisserais pas pour le ramasser. » Mais Henri VIII ne prit pas la chose si tranquillement ; il vit un insolent défi dans l’acte de Paul III. Conférer les plus grands honneurs à un homme convaincu du crime de trahison, n’était-ce pas encourager les sujets à la révolte ? Henri avait l’air de penser qu’il ne fallait pas ôter la vie à un vieillard dont la fin ne pouvait être éloignée ; mais le pape l’irritait, le bravait. Puisqu’à Rome on place Fisher au nombre des cardinaux, on le mettra en Angleterre au nombre des morts. Paul peut, tant qu’il lui plaît, lui envoyer le chapeau ; quand le chapeau arrivera, Fisher n’aura plus de têtec.

a – « Qua de re tota urbe sermo fuit. » (State papers, VII, p. 604.)

b – « Nunquam alias gravius erratum fuisse. » (Ibid.)

c – « Eo maturius truncatur capite. » (Erasmi, Epp. I, p. 1543.)

Le 14 juin (1535), Thomas Bedell et d’autres officiers de justice se transportèrent à la Tour. L’évêque refusa de répondre à la demande de reconnaître le roi comme chef de l’Église. Thomas More cité à son tour, répondit : « Mon unique étude est de méditer sur la passion de Christd. — Reconnaissez-vous le roi comme chef suprême de l’Église ? reprit Bedell. La loi établit la suprématie royale. — Cette loi est un glaive à deux tranchants, dit l’ancien chancelier. Si je la reconnais, elle tue mon âme ; si je la rejette, elle tue mon corpse. »

d – Interrogatories, (State Papers, I, p. 432.)

e – « This law was like a two edged sword. » (More’s Life, p. 261.)

Trois jours après, l’évêque fut condamné à être décapité. Quand l’ordre de son exécution arriva, le prisonnier dormait ; on respecta son repos. Le lendemain, 22 juin 1535, à cinq heures du matin, Kingston, entrant dans sa chambre, le réveilla et lui dit que le bon plaisir du roi était qu’il fût mis à mort le matin même. Je remercie très humblement Sa Majesté, dit le vieillard, de ce qu’il lui plaît de me débarrasser de toutes les affaires de ce monde. Accordez-moi seulement encore une heure ou deux, car j’ai fort mal dormi cette nuit. » Puis se retournant contre la paroi, il se rendormit. Entre sept et huit heures, il appela son domestique, détacha la haire de crin et de poil qu’il portait sur la peau pour la mortification de la chair, et la donnant à cet homme : « Que personne ne la voie, dit-il. Maintenant, apportez moi mes meilleurs habits. — Votre Seigneurie, dit le serviteur étonné, ne sait-elle pas que dans deux heures, elle les posera pour ne jamais les reprendre ? — Précisément, répondit Fisher, ce jour est celui de mes noces ; il convient que je m’habille comme pour un jour de fêtef. »

f – Fuller, p. 203.

A neuf heures, le lieutenant parut. Le vieillard prit son Nouveau Testament, fit le signe de la croix et sortit. Sa taille était haute (il avait six pieds), mais son corps était courbé par l’âge, et sa faiblesse était telle qu’il pouvait à peine descendre l’escalier. On le plaça sur un fauteuil. Les porteurs s’étant arrêtés près de la porte de la Tour pour savoir si les schérifs étaient prêts, Fisher se leva, s’appuya contre la muraille, ouvrit son Testament, et levant les yeux au ciel, dit : « Seigneur ! je l’ouvre pour la dernière fois ; fais que j’y trouve une parole qui me console, en sorte que je te glorifie dans cette dernière heure ! » Les premiers mots qui le frappèrent furent ceux-ci : C’est ici la vie éternelle qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christg. Fisher ferma le volume, et dit : « C’est assez ; je n’ai pas besoin d’en savoir davantage jusqu’à la fin de ma vieh. »

g – Ce Testament était en latin. (Jean.17.3)

h – « Here is even learning enough for me, to my life’s end. » (Fuller, p. 204.)

Le cortège funèbre se mit en route. Des nuages voilaient le soleil ; le jour était sombre ; les lieux que l’on traversait paraissaient tristes et en harmonie avec les cœurs. Une troupe nombreuse d’hommes armés entourait le pieux vieillard qui répétait à voix basse les paroles de son Testament : Hæc est autrui vita æterna, ut cognoscant te solum Deum et quem misisti Jesum Christum. On arriva à Smithfield. « Nous vous aiderons à monter, lui dirent ses porteurs au pied de l’échafaud. — Non, Messieurs, répondit-il. Puis il ajouta d’un ton débonnaire : Allons, mes pieds ! faites votre devoir, vous n’avez plus que peu de chemin à fairei. » Au moment où il montait l’escalier, le soleil parut et illumina sa figure : L’a-t-on regardé, s’écria-t-il, on en est illuminé, et leurs faces ne sont point confuses (Psa.34.6). Il était dix heures. La noble apparence et la piété du vieil évêque saisissait de respect ceux qui l’entouraient. Le bourreau se mit à genoux devant lui et lui demanda de lui pardonner. « De tout mon cœur, » répondit-il. Ayant déposé sa robe et sa fourrure, il se tourna vers le peuple, et dit avec gravité et avec joie : « Chrétiens, je vais donner ma vie pour ma foi en la sainte Église catholique de Christ. Je ne crains pas la mort. Aidez-moi, cependant, de vos prières, afin qu’au moment où la hache me frappera, je demeure ferme. — O Dieu, sauve le roi et le royaume ! » — L’éclat de sa face frappa on ce moment tous les spectateurs. Il se mit à genoux, et dit : « Éternel, j’ai espéré en ta délivrance ! » Le bourreau s’approcha et lui banda les yeux. L’évêque leva les mains, poussa un cri vers le ciel et posa sa tête sur le billot. Le bourreau saisit sa pesante hache, et d’un seul coup lui trancha la tête. Henri la fit exposer sur le pont de Londres. Les soldats portèrent son corps au cimetière de Barking, et lui creusèrent une humble fosse en se servant pour cela de leurs hallebardes. On a révoqué en doute les détails de cette mort ; nous les croyons authentiques, et nous aimons, en les rapportant, à poser une couronne sur la tombe d’un évêque catholique romain, dont la fin fut celle d’un homme pieux.

i – « Eia podes, officium facite ; parum itineris jam restat. » (Sanders, p. 79.)

C’était maintenant le tour de Thomas More. Il fut cité, le 1er juillet 1535, devant la cour du banc du roi. L’ancien chancelier d’Angleterre sortit de la prison, couvert d’une robe de bure, que le cachot avait salie, et traversa à pied les rues les plus fréquentées de Londres, pour se rendre à Westminster. Son visage maigre et pâle, ses cheveux blanchis, sa démarche chancelante, son air de vieillesse, fruit non des années, mais du cachot et de la douleur ; le bâton sur lequel, pouvant à peine se soutenir, il s’appuyaitj, faisaient une impression profonde sur le peuple. Quand arrivé à la barre de ce tribunal, qu’il avait si souvent présidé, on le vit, affaibli par la souffrance, porter autour de lui un regard plein de douceur, l’émotion fut universelle. L’exposé des faits fut long et perplexek ; il était accusé du crime de lèse-majesté. Thomas More, s’efforçant de se tenir debout, dit : « Milords, les charges qu’on m’impute sont si nombreuses, que je crains, vu ma grande faiblesse, de ne pourvoir me souvenir de toutes. » Il s’arrêta ; tout son corps tremblait ; il était près de défaillir ; on lui apporta un fauteuil. S’étant assis, il continua : « Je n’ai jamais prononcé une seule parole opposée au statut qui proclame le roi chef de l’Église… — Si nous ne pouvons alléguer vos paroles, dit le procureur du roi, nous alléguons votre silence. — Nul ne peut être condamné pour son silence, reprit noblement More. Qui tacet consentire videtur, disent les légistesl. »

j – « He went thither leaning on his staff. » (More’s Life, p. 255.)

k – « Longa et perplexa accusatio. » (Polus, Pro Unitatis Defensione, p. 63.)

l – « Qui se tait est considéré comme consentant. » (More’s Life, p. 260.)

Rien ne pouvait sauver More ; le jury rendit le verdict de culpabilité. « Maintenant que tout est fini, dit l’accusé, je parlerai. Oui, le serment de suprématie est illégal. La grande charte établit que l’Eglise d’Angleterre est libre, que ses droits et ses libertés doivent être également maintenusm. — L’Église doit être libre, dirent les jurisconsultes ; elle n’est donc pas l’esclave du pape. — Oui, libre, reprit More, elle n’est donc pas l’esclave du roi. » Alors le chancelier prenant la parole déclara que Thomas More était condamné à être pendu, à Tyburn ; puis écartelé, encore vivant. » Henri fit grâce à son illustre sujet et ancien ami, de ce cruel supplice, et ordonna qu’il serait simplement décapité. « Dieu préserve tous mes amis de la grâce de Sa Majesté, dit More, et qu’il épargne de tels pardons à mes enfants ! — J’espère, Milords, dit l’ancien chancelier, en se tournant avec douceur vers ses juges, que quoique vous m’ayez condamné, nous nous rencontrerons dans la vie éternelle. »

m – « Ecclesia anglicana libera sit, et habent omnia jura integra, et libertates suas illæsas. » (Ibid., p. 268.)

Sir W. Kingston s’approcha ; les hommes d’armes entourèrent le condamné, et la triste procession commença. Un des gardes de la Tour marchait en avant, portant une hache dont le tranchant était tourné contre Thomas Moren ; c’était le signe qui devait annoncer au peuple le sort de l’accusé. Au moment où il franchissait le seuil du palais, son fils qui l’attendait se jeta à ses pieds, éperdu et tout en larmes : « Votre bénédiction, mon père ! s’écria-t-il, votre bénédiction ! » More le releva, l’embrassa tendrement et le bénit. Sa fille Marguerite n’était point là ; elle avait perdu connaissance au moment où elle avait appris la condamnation de son pèreo. On ramena le condamné à la prison, en descendant la Tamise, peut-être pour dérober cet homme innocent et illustre, traité comme un criminel, à la vue du peuple de Londres. Quand on fut près de la Tour, le gouverneur qui avait jusqu’alors contenu son émotion, se tourna vers More, et lui dit adieu, en versant quelques larmesp. — « Cher Kingston, lui dit le noble condamné, ne pleurez pas ; nous nous retrouverons dans le ciel. » — Oui ! dit le lieutenant de la Tour. Ah ! ajouta-t-il, c’est donc vous qui me consolez, quand c’est moi qui devrais le faire. » Une foule immense couvrait le quai, où devait aborder la barque. Au milieu de cette multitude, avide d’un si douloureux spectacle, se trouvait une jeune femme, émue et tremblante, qui attendait l’affreux cortège ; c’était Marguerite. Enfin, elle entendit le pas des gardes qui marchaient vers la Tour, et vit paraître More. Elle ne put s’avancer, les forces lui manquèrent ; elle tomba à genoux à la place même où elle se trouvait. Son père qui la reconnut de loin, cédant aux émotions les plus vives, leva les mains, au milieu des soldats, et la bénit. Ce n’était pas assez pour Marguerite. Cette bénédiction lui avait donné une forte émotion et avait rendu la vie à son âme. Sans avoir égard ni à son sexe, ni à son âge, ni à la foule qui l’entourait, cette faible femme, à qui dans ce moment suprême la piété filiale communiquait la force de plusieurs hommes, dit un de ses contemporainsq, se précipita vers son père, et passant au milieu des hommes d’armes, des hallebardes et des rapièresr, elle se jeta au cou du prisonnier, et l’embrassa en s’écriant : « O mon père ! mon père ! » Elle ne put en dire davantage, la douleur lui ôtait la voix ; il ne lui restait que des larmes, et elle en inonda la poitrine de son pères. Les soldats émus s’arrêtèrent ; More, pénétré à la fois du plus tendre amour et d’une inexprimable douleur, sentit comme une épée qui lui transperçait l’âmet. Il se remit pourtant ; il bénit son enfant, et lui dit d’une voix dont il cherchait à calmer l’émotion : « Je suis innocent, ma fille ; mais rappelle-toi que quelque dur que soit le coup dont je suis frappé, c’est de Dieu qu’il vient. Soumets la volonté au bon plaisir du Seigneur. »

n – « An axe being carried before him, with the edge towards him. » (More’s Life, p. 274.)

o – « Exanimata dolore. » (Polus, Pro Unitatis Defensione.)

p – « The tears appearing down his cheeks. » (More’s Life, p. 274.)

q – « Cui jam pietas multorum virorum robur addiderat. » (Polus, Pro Unitatis Defensione, p. 66.)

r – « Passing through the midst of the guards, who with bills and hatberts compassed him round. » (More’s Life, p. 276.)

s – « Lacrymis sinum ejus opplebat. » (Polus, Pro Unitatis Defensione, p. 66.)

t – « What a sword was this to his heart. » (More’s Life, p. 278.)

Le chef de l’escorte voulant faire cesser cette scène qui pouvait agiter le peuple, fit approcher deux soldats pour enlever Marguerite ; mais elle enlaçait More dans ses bras, qui étaient comme des barres de fer, et ce ne fut pas sans difficulté qu’on l’arracha du sein paternelu. A peine l’avait-on déposée par terre, à quelques pas de là, qu’elle se releva aussitôt, et repoussant ceux qui l’avaient éloignée de celui qu’elle aimait, elle perça de nouveau la foule, se jeta à son cou, et l’embrassa à plusieurs reprises avec un mouvement convulsif. L’amour filial avait chez elle toute la véhémence de la passion. More, que la sentence de condamnation n’avait pu émouvoir, était sans force et versait d’abondantes larmes. La foule, profondément émue, contemplait cette scène touchante, et des pleurs coulaient silencieusement sur de rudes et mornes visagesv. Les gardes eux-mêmes se refusaient à arracher de nouveau la fille des bras de son père, et pleuraient. Cependant, deux ou trois d’entre eux, plus impassibles, s’avancèrent et emportèrent Marguerite. Des femmes de sa maison, qui l’avaient accompagnée, l’entourèrent aussitôt et l’entraînèrent loin de ce spectacle d’une ineffable douleur. Le prisonnier entra dans la Tour.

u – « Ut vix ab eo divelli posset. » (Polus, Pro Unitatis Defensione, p. 66.)

v – « They were very few in all the troop, who could refrain from weeping, no, not the guards themselves. » (More’s Life, p. 277.)

More passa encore six jours et six nuits dans cette prison. Nous trouvons sans doute chez lui des paroles pieuses, mais les petites pratiques d’un ascète semblent trop le préoccuper. Ses macérations se multiplient ; il se promène dans sa chambre, n’ayant qu’un linceul autour du corps, comme s’il eût été déjà un cadavre prêt à être déposé dans la tombew.

w – « With a sheet about him like a corpse ready to be boried. » (More’s Life, p. 279.)

. Il se flagelle souvent, longtemps et avec une violence extraordinaire. Toutefois, il se livre en même temps à de pieuses méditations : « Je suis affligé, écrivait-il à un de ses amis, détenu dans un cachot ; mais bientôt Dieu, dans sa miséricorde, nous sauvera de ce monde de tribulations ; des murailles ne nous sépareront plus, et nous aurons ensemble de saintes conversations, que le geôlier ne viendra plus interromprex. » Le 5 juillet, voulant faire ses derniers adieux à sa fille, More prit un morceau de charbon (il n’avait pas autre chose), et lui écrivit : « C’est demain la Saint-Thomas, mon jour de fête ; aussi je désire extrêmement que ce jour soit celui de mon départ. O mon enfant, je ne vous ai jamais si tendrement chérie, que la dernière fois que vous m’avez embrassé. J’aime que la piété filiale ne s’embarrasse pas des convenances du mondey. — Adieu, fille bien-aimée, priez pour moi. Je prie pour vous tous, afin que nous nous retrouvions dans le ciel. » Ainsi, une des affections les plus intimes et les plus saintes, celle d’un père pour sa fille, et d’une fille pour son père, adoucit les derniers moments de cet homme illustre. More envoya à Marguerite sa haire et son fouet, qu’il désirait dérober aux yeux des indifférents. Quel héritage !

x – « Ubi non arcebit a colloquio janitor. » (Ad Ant, Bonvisum mercatorem Lucensem.)

y – « I like when daughterly love… have no leisure to look unto wordly courstesy. » (More’s Life, p. 280.)

Il eut cette nuit un sommeil paisible, et le lendemain matin, de bonne heure, le 6 juillet 1535, quinze jours après la mort de l’évêque, son ami, Sir Thomas Pope, vint lui annoncer que son exécution allait avoir lieu. « Je remercie le roi, dit More, de ce qu’en m’enfermant dans cette prison, il m’a mis ainsi en état de me bien préparer à la mort. La seule grâce que je lui demande, c’est que ma fille assiste à ma sépulture. » Pope sortit tout en larmes. Alors le prisonnier se revêtit d’une belle robe de soie, que son riche ami, le négociant de Lucques Bonvisi, lui avait donnée. « Laissez ici cet habit, dit Kingston, car celui à qui il doit échoir, selon l’usage, n’est qu’un geôlier. — Je ne puis regarder comme un geôlier, répondit More, celui qui va m’ouvrir les portes du ciel. »

A neuf heures, le cortège sortit de la Tour, More était calme, sa figure était pâle, sa barbe longue et touffue ; ses mains tenaient une croix, et ses yeux s’élevaient souvent en haut. Une foule nombreuse et sympathique regardait passer cet homme tant honoré naguère, cet ancien lord grand chancelier, chef de la justice et président de la chambre des pairs, que des gens d’armes menaient à l’échafaud. Au moment où il passait devant une maison de chétive apparence, une bonne femme qui était devant la porte s’approcha et lui offrit pour le fortifier une coupe pleine de vin. « Merci, dit-il avec bonté, merci, — Christ n’a bu que du vinaigre. » Arrivé au lieu du supplice : « Donnez-moi la main pour monter sur l’échafaud, » dit-il à Kingston, et il ajouta : « Quand il s’agira d’en redescendre, je n’aurai pas besoin de votre secoursz. » Il monta. Le roi lui avait fait demander, par Pope, de ne pas faire de discours ; ce prince craignait l’effet que cet homme illustre pourrait produire sur le peuple. More désirait pourtant prononcer quelques mots ; le schérif l’arrêta : « Je meurs, se contenta-t-il de dire, dans la foi à l’Église catholique et serviteur fidèle de Dieu et du roi ! », Puis s’étant mis à genoux, il récita le psaume cinquante et unièmea : O Dieu, aie pitié de moi selon ta gratuité, selon la grandeur de tes compassions efface mes forfaits, et ce qui suit. Comme il se relevait le bourreau lui demanda pardon : « Que parles-tu de pardon ! répondit More. Ah ! tu me rends le plus grand service que j’aie jamais reçu d’aucun homme. » Il l’invita à s’acquitter avec fermeté de son office, et lui fit remarquer que son cou était très court. Il lia lui-même sur ses yeux un tissu qu’il avait sur lui, puis il plaça sa tête sur le billot. Le bourreau tenant la hache, s’apprêtait à le frapper, quand More l’arrêta, et mettant soigneusement sa barbe de côté, dit : Un moment ! elle n’est pas accusée de haute trahison… ! » De telles paroles, presque plaisantes, étonnent sans doute en un tel moment ; mais on a vu quelquefois des hommes forts manifester ainsi la sérénité de leur âme. More craignait probablement que sa longue barbe n’embarrassât le bourreau, et n’amortit le coup. Enfin, cette tête, dans laquelle avaient roulé tant de belles pensées, tomba ; ce regard vif et spirituel s’éteignit ; ces lèvres éloquentes ne furent plus que celles d’un mort. La tête fut exposée sur le pont de Londres, et Marguerite s’acquitta du douloureux devoir que son père lui avait légué, en ensevelissant pieusement son corps.

z – For my coming down, let me shift for myself. » (More’s lift, p. 286.)

a – Le cinquantième dans la Vulgate : Miserere mei, Deus, etc.

C’est ainsi que cet homme éminent protesta au prix de sa vie contre l’égarement d’un prince cruel, qui usurpait le titre donné par la Bible à Jésus-Christ seul. Les nombreux martyrs évangéliques qui avaient été immolés en divers pays et qui le furent plus tard, montrèrent en général, plus que Fisher et More, un amour ardent du Sauveur, une espérance vive des biens éternels ; mais nul ne montra plus de calme qu’eux. Ces deux hommes de bien manquaient de discernement, quant à ce qui constitue le pur Évangile ; leur piété s’attachait trop, nous l’avons dit, à des pratiques monacales ; ils avaient dans les jours de leur puissance (surtout More) persécuté les disciples du Sauveur, et tout en rejetant les usurpations du roi, ils s’étaient montrés fanatiques partisans de celles du pape. Mais dans un moment où il y avait tant d’évêques rampants, de seigneurs serviles, où tous presque baissaient lâchement la tête devant la papauté insensée de Henri VIII, ils élevèrent fièrement la leur. Les More et les Fisher furent les compagnons d’infortune des Bilney et des Fryth ; ce fut la même royale main qui les frappa. Nos sympathies sont pour les victimes, et nos aversions pour les bourreaux.

La mort de ces deux hommes célèbres fit une sensation immense. En Angleterre, le peuple, les seigneurs même étaient frappés d’étonnement. On se demandait s’il était vrai que ce Thomas More, connu de Henri depuis l’âge de neuf ans, avec lequel il se livrait pendant la nuit sur la terrasse de son château à d’intimes conversations, à la table duquel il aimait à prendre place familièrement, celui qu’il avait choisi, quoique laïque et simple chevalier, pour succéder au puissant Wolsey, venait d’être, par ses ordres, frappé de la hache du bourreau ? — si véritablement l’évêque Fisher, ce vieillard vénérable de quatre-vingts ans, qui avait été son précepteur, le confident de sa grand’mère, auquel il devait les progrès qu’il avait faits dans les lettres, avait subi le même sort ? On commençait à comprendre que résister à Tudor, c’était l’échafaud. Chacun trembla, et ceux mêmes qui n’avaient pas connu les deux victimes ne purent retenir leurs larmesb.

b – « Lacrimas tenere non potuerunt. » (Polus, Pro Unitatis Defensione, p. 66.)

L’horreur que ces deux morts répandirent parmi les hommes éclairés du continent, se manifesta avec plus de liberté et d’énergie. « Je suis mort, s’écria Érasme, puisque Morus n’est plus ; car, comme parle Pythagore, nous n’avions à nous deux qu’une seule âmec. » — « O Angleterre ! patrie bien-aimée, dit Reginald Pole ; ce n’est pas seulement de Marguerite, c’est aussi de toi que Thomas More était le père ! » — « Cette année, dit le réformateur Mélanchthon, est fatale à notre ordre ; j’apprends que More a été tué et d’autres aussi. Vous savez combien de telles choses me serrent le cœurd. » — « On bannit de tels coupables, dit vivement François Ier à l’ambassadeur d’Angleterre, mais on ne les fait pas mourir. » — « Si j’avais de tels flambeaux dans mes royaumes, dit Charles Quint, j’aimerais mieux donner mes deux villes les plus fortes que de les laisser s’éteindre. » A Rome surtout, la colère fut terrible. On s’y flattait encore de voir Henri VIII revenir à ses anciennes sympathies ; mais maintenant plus d’espoir ! Le roi avait mis à mort un prince de l’Église, et comme il l’avait juré, le chapeau de cardinal n’avait plus trouvé la tête qui devait le porter. Un consistoire fut aussitôt convoqué ; on y lut une lettre pathétique du cardinal de Tournon ; tous en l’entendant furent émus jusqu’aux larmes. Les envoyés anglais embarrassés, interdits, ne savaient que faire ; et selon eux, on avait tout à craindre.

c – « In Moro mihi videor extinctus, adeo μία ψυχὴ, juxta Pythagoram, duobus erat. » (Epp., p. 1938.)

dCorp. Ref., 11, p. 918. L’ordre est celui des humanistes.

Nul peut-être ne fut saisi comme le pontife. Paul III était circonspect, prudent, réfléchi, temporiseur ; mais quand il croyait le moment arrivé, quand il pensait n’avoir plus rien à ménager, il n’hésitait plus et frappait avec force. Il avait, on le sait, deux jeunes parents que, dans son aveugle tendresse, il avait fait cardinaux, malgré leur âge et les représentations de l’Empereur. « Ah ! dit il, je me sens aussi mortellement offensé, que si mes deux neveux avaient été tués devant moie. » Ses partisans les plus dévoués et surtout un cardinal de sa création mis à mort !… Il y avait un mouvement désordonné dans son cœur ; il s’irritait ; il voulait frapper le prince, dont l’acte cruel l’avait si vivement blessé. Son courroux éclata par un coup de tonnerre. Le 30 août, il lança une bulle digne de Grégoire VII, et que les partisans les plus zélés de la papauté voudraient ôter du Bullaire romainf. « Que le roi Henri se repente de ses crimes, y disait le pontife, nous lui donnons quatre-vingt-dix jours, et à ses complices soixante pour comparaître à Rome. En cas de défaut, nous le frappons de l’épée de l’anathème, de la malédiction et de la damnation éternellesg ; nous le dépouillons de son royaume ; nous déclarons que son corps sera privé de la sépulture ecclésiastique ; nous lançons l’interdit sur ses États ; nous délions ses sujets du serment de fidélité ; nous requérons les ducs, marquis et comtes, de le chasser, lui et ses complices, de l’Angleterre ; nous déchargeons les princes chrétiens de leurs serments envers lui, leur commandons de marcher contre lui, et de le contraindre à rentrer dans l’obéissance due au saint-siège apostolique, leur donnant tous ses biens pour récompense, et le roi lui-même et les siens pour esclavesh. »

e – « Si videret ante se, occisos duos suos nepotes. » (State papers, VII, p. 621.)

f – Lingard, tome III, ch. 4

g – « Anathematis, maledictionis et damnationis æternæ mucrone percutimus. » (Bullarium Romanum, 3 calend. septemb. 1535.)

h – « Et eos capientium servos fieri decernentes. » (Bullarium Romanum, 3 calend. septemb. 1535.)

La colère avait eu pour le pontife les effets de l’ivresse ; il avait perdu l’usage de la raison, et s’était laissé entraîner à des menaces, des excès, dont il aurait eu honte, s’il était demeuré sobre. Aussi, à peine l’ivresse fut-elle passée, que le malheureux Paul se hâta de cacher sa bulle, et déposa soigneusement ses foudres dans son arsenal, quitte à les en sortir plus tard.

Henri VIII, plus calme alors que le pape, ayant appris son mécontentement, craignit de le pousser à bout ; et Cromwell, un mois après la rédaction de la bulle, chargea Da Casale de justifier le roi au Vatican. Fisher et More, devait-il dire, en étaient venus sur tous les points de la politique intérieure de l’Angleterre à des conclusions diamétralement opposées au repos et à la prospérité du royaume. Ils avaient eu des entretiens intimes avec certains hommes, connus pour leur audace, et avaient versé dans les cœurs de ces misérables le poison qu’ils avaient à l’avance préparé dans le leuri. Fallait-il permettre que leur crime, se communiquant de proche en proche, donnât le coup de mort à l’État ? Fisher et More seuls s’opposaient à des lois, acceptées par le consentement universel du peuple, et nécessaires à la prospérité du royaume. Notre très tendre souverain n’a pu tolérer plus long-temps une faute si atrocej. »

i – « In horum sinum, jam antea conceptum pectore venenum evomebant. » (State papers, VII, p. 634.)

j – Sustinere diutius non potuit mitissimus Rex istorum culpam tam atrocem. » (Ibid, p. 635.)

Ces excuses mêmes de Henri VIII l’accusent et le condamnent. Ni More, ni Fisher n’avaient tramé de complot contre l’État ; leur résistance avait été purement religieuse ; ils devaient être libres d’agir conformément à leur conscience. Il y avait peut-être quelque mesure de prudence à prendre dans un siècle peu fait encore à la liberté, mais rien ne pouvait excuser l’échafaud, dressé par l’ordre du souverain, pour des hommes entourés d’un respect universel.

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