Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 7
La visite, les scandales et la suppression des monastères

(Septembre 1535 à 1536)

8.7

La cuisine des moines – Dégoût des couvents – Conseil de Cranmer au roi – Des enfants de ténèbres pris dans un piège – Visite générale décrétée – Les laïques reparaissent – Les commissaires – Les universités – Cranmer sur Rome – La visite commence – Corruption des mœurs dans les couvents – Ruine morale de l’abbaye de Langdon – Vols, débauches et impostures – Le vase obscur ou transparent – Le crucifix de Boxley. Cruautés – Les commissaires assiégés à Norton – Les couvents de femmes – Apologistes et détracteurs – On accorde la liberté à plusieurs moines – Rapport des commissaires au conseil – Le conseil délibère – Effet du rapport sur le parlement –Trois cent soixante-seize couvents abolis – Les vraies maisons religieuses – Latimer et Cranmer – Avidité des seigneurs – Mauvais emploi des biens des couvents – Témoignages des moines – La mesure s’accomplit– Tristesse et désespoir – Nouvelles institutions – Prospérité de la nation – Développements sociaux et politiques – Transformation de la société

La mort de l’ancien gouverneur et de l’ancien ami du prince allait être suivie d’une mesure moins cruelle, mais beaucoup plus générale. Le pape qui traitait si rudement les rois, ne devait pas s’étonner si les rois traitaient sévèrement les moines. Henri connaissait, avait même vu de près leur vie oisive et souvent déréglée. Un jour qu’il chassait dans la forêt de Windsor, il s’égara, peut-être à dessein, et vint à l’heure du dîner frapper à la porte de l’abbaye de Reading. S’étant présenté comme l’un des gardes de Sa Majesté : Vous dînerez avec moi, » lui dit l’abbé ; et le roi s’assit à une table couverte de mets abondants et délicats. Ayant examiné tout avec soin : « Je m’en tiens à ce chevalier, » dit-il, en montrant un aloyau de bœufa, et il le dévora. L’abbé le regardait avec admiration : « Je donnerais cent livres sterling, s’écria-t-il, pour manger avec autant d’appétit que vous ; mais, hélas ! mon estomac faible et nauséabond peut à peine digérer l’aile d’un petit poulet. — Je saurai bien te rendre ton appétit, » pensa le roi. Peu après des sergents se présentent au couvent, enlèvent l’abbé, et l’enferment à la tour, où il est mis au pain et à l’eau. « Mais qu’ai-je donc fait, répétait-il sans cesse, pour mériter à un tel point la colère de Sa Majesté ? » Après quelques semaines, Henri vint à la prison d’État, et se cachant dans une antichambre d’où il pouvait voir l’abbé, il lui fit servir un aloyau de bœuf. Le moine affamé se jeta à son tour sur ce chevalier, rapporte la tradition, et l’engloutit. Alors le roi se montrant, lui dit : « Monsieur, je vous ai guéri de vos nausées ; payez moi mes honoraires ; vous savez, c’est cent livres sterling. » L’abbé paya, et retourna à Reading ; mais Henri n’oublia pas dès lors la cuisine des moines.

a – A Sir loyne of beaf, so knighted by this King Henry. » (Fuller, p. 299.)

L’état des couvents était un sujet de scandale ; la vie religieuse avait péri depuis plusieurs siècles dans la plupart de ces établissements. Les religieux vivaient en général dans la paresse, la gourmandise, la dissolution, et les monastères qui auraient dû être des maisons de saints, étaient devenus souvent les repaires de ventres paresseux et de convoitises impures. « La seule loi qu’on y reconnaisse, disait Luther en parlant des cloîtres, est celle des sept péchés capitaux. » L’histoire rencontre ici deux dangers ; l’un est celui de taire ce qui est essentiel, les faits scandaleux qui justifieront la suppression des monastères ; l’autre est celui de dire des choses qui ne peuvent pas être nommées. Il faut chercher à naviguer entre ces deux écueils.

Toutes les classes de la société avaient pris les monastères en dégoût. Les gens du peuple disaient aux moines : Nous travaillons péniblement, tandis que vous, vous menez une vie oisive et com mode ! » Les seigneurs portaient sur eux des regards envieux et ironiques qui menaçaient leurs richesses. Les hommes de loi les considéraient comme des plantes parasites, qui enlevaient aux autres la nourriture dont elles avaient besoin. Aussi les religieux effrayés s’écriaient : « Si nous n’avons plus le pape pour nous protéger, c’en est fait de nous et de nos monastères ! » Et ils se mettaient à l’œuvre pour empêcher que Henri VIII ne se séparât du pape ; ils répandaient partout de sourdes rumeurs, des chants séditieux, de triviales pasquinades, d’effrayantes prophéties et de mordantes satires contre le roi, Anne Boleyn et les amis de la Réforme. Ils avaient avec les mécontents de mystérieuses conférences, et épouvantaient les âmes faibles dans le confessionnal. La suprématie du pape, disaient-ils, est l’article fondamental de la foi, quiconque le rejette ne saurait être sauvé ! » On commençait à craindre une révolte générale.

Quand Luther avait appris que Henri VIII avait aboli dans son royaume l’autorité du pape, mais en y laissant subsister les ordres religieux, il avait souri de sa maladresse : « Le roi d’Angleterre, avait-il dit, maltraite le corps de la papauté, mais a en même temps, il en fortifie l’âmeb. » Cela ne devait pas durer longtemps.

b – « Des Pabstes Leib plaget er, aber seine Seele stærkt er. » (Luth., Opp., XXII, p. 1466.)

Cromwell était alors parvenu à de grands honneurs, et allait monter plus haut encore. Il croyait comme Luther que le pape et les moines ne pouvaient subsister ou tomber l’un sans l’autre. Après avoir aboli le pontife romain, il devait donc abolir les monastères. C’était lui qui avait engagé le roi à prendre la place de chef de l’Église ; or il voulait qu’il l’occupât réellement : « Sire, dit-il à Henri, nettoyez le champ du Seigneur de toutes les épines qui étouffent le bon grain, et répandez partout les semences de la vertuc. Déjà en 1525, 1528, 1531, 1534, les papes eux-mêmes vous ont prêté la main pour supprimer des cloîtres ; maintenant vous n’avez plus besoin de leur secours. N’hésitez pas, Sire, c’est dans les couvents que se trouvent les ennemis les plus fanatiques de votre autorité suprême. C’est là que sont englouties des richesses qui sont bien nécessaires à la prospérité de la nation. Les revenus des ordres religieux sont fort supérieurs à ceux de toute la noblesse d’Angleterre. Les écoles claustrales sont tombées en décadence, et les besoins du siècle en réclament de meilleures. Supprimer le pape et garder les moines, c’est écarter le général, et livrer à son armée les places fortes du pays. Imitez, Sire, l’exemple des protestants et supprimez les cloîtres ! »

c – « Ecclesiam vitiorum vepribus purgare, et virtutum seminibus conserere. » (Collyer’s Records, II, p. 21.)

Ces paroles alarmaient les amis de la papauté, et ils repoussaient avec énergie un dessein qui leur semblait sacrilège. « C’est au Dieu tout-puissant, disaient-ils au roi, que ces fondations ont été consacrées ; respectez donc ces retraites, où des âmes pieuses vivent dans la contemplationd. — La contemplation ! dit en souriant Sir Henry Colt ; demain, Sire, je me fais fort de vous produire des preuves du genre de contemplation auquel se livrent les moines. » Là-dessus, dit un historien, Colt, sachant qu’un certain nombre de religieux de l’abbaye de Waltham, aimant la conversation des dames, passaient la nuit dans le couvent de nonnes de Chesham, se rendit dans un passage fort étroit, que les moines devaient traverser à leur retour, et y fit tendre un de ces filets dont on se servait pour la chasse aux cerfs. Vers la fin de la nuit, les malheureux moines s’avancèrent en effet, une lanterne à la main, dans cette longue allée. Entendant tout à coup un grand bruit derrière eux, — il était fait par des hommes que Colt avait apostés, — ils soufflèrent aussitôt leur lumière et hâtant le pas, tombèrent dans le rets tendu pour les prendree. D’un seul coup de filet, Colt avait pris tous ces oiseaux nocturnes. Le lendemain matin, il les présenta au roi qui rit beaucoup, en voyant l’air piteux des moines : « J’ai vu souvent du meilleur gibier, s’écria-t-il ; mais du plus gras, jamais ! Certainement, ajouta-t-il, je puis faire un usage plus utile de l’argent que les moines emploient à leurs débauches. Il me faut fortifier les côtes de l’Angleterre, augmenter ma flotte et mon armée, bâtir des ports pour le commerce, qui prend chaque jour de nouveaux développementsf. Tout cela vaut bien la peine de supprimer des maisons impures. »

d – « For the benefit of a retired and contemplative disposition. » (Collyer’s Records, p. 102.)

e – « The monks, coming out of the nunnery… themselves into the net. » (Fuller, p. 317)

f – « He intended to build many havens. » (Burnet, I, p. 181.)

Les protecteurs des ordres religieux ne se découragèrent pas, et représentèrent que pour quelques couvents coupables, il ne fallait pas les fermer tous.

Un ancien officier de Wolsey, le docteur Leighton proposa un terme moyen : « Que le roi décrète une visite générale des couvents, dit-il, et il apprendra de cette manière s’il doit ou non les séculariser ; peut-être que la seule crainte de cette inspection disposera les moines à se prêter aux désirs de Sa Majesté. » Henri VIII chargea Cromwell d’exécuter cette mesure, et le nomma à cet effet son vice-gérant et vicaire général, muni de toute l’autorité ecclésiastique qui appartenait au roig. « Vous visiterez, dit-il, toutes les églises, mêmes métropolitaines, que le siège en soit ou a non vacant ; — tous les monastères tant d’hommes que de femmes, et vous corrigerez et punirez quiconque sera trouvé coupable. » Henri donna à son vicaire la préséance sur tous les lords, et décida même que ce laïque présiderait, à la place du primat, l’assemblée du clergé, surveillerait l’administration non seulement des évêques mais aussi des archevêques, confirmerait ou annulerait l’élection des prélats, les destituerait, les suspendrait, et assemblerait des synodes. C’était au commencement de septembre 1535. L’influence des membres laïques rentrait ainsi dans l’Eglise, mais non par la porte véritable. C’était au nom du roi et de ses ordonnances, qu’ils s’avançaient, tandis qu’ils eussent dû reparaître au nom de Christ et de sa Parole. Le roi fit savoir au primat, et par lui à tous les évêques et les archidiacres, que la visite générale allant commencer, ils ne devaient plus exercer aucune juridictionh. Les prélats étonnés firent des représentations ; elles furent inutiles ; ils devaient eux et leurs sièges être inspectés par de simples fidèles. Quoique le mandat de ceux-ci n’eût pas les conditions requises, savoir la délégation des troupeaux, cet acte était pourtant un signe assez évident que la réintégration des membres de l’Église dans leurs fonctions était alors pressentie, peut-être même regardée par plusieurs comme une des parties essentielles de la Réformation de l’Angleterre.

g – Wilkins, Concilia, III, p. 785. — Coll. Rec. 21.

h – « Nullus vestrum ea quæ sunt jurisdictionis exercere. » (Collyer’s Records, p. 22.)

Les moines commencèrent à trembler. La foi aux couvents n’existait plus, même dans les couvents. La confiance dans les pratiques monacales, dans les reliques, dans les pèlerinages s’était partout affaiblie, les poutres des monastères étaient vermoulues ; leurs murailles étaient près de s’écrouler, et l’édifice du moyen âge, chancelant sur sa base, était incapable de soutenir les coups vigoureux qu’on lui portait. Quand un archéologue curieux parcourt d’antiques sépulcres, il y rencontre des squelettes, en apparence bien conservés, mais qu’il suffit de toucher du bout du doigt pour qu’ils tombent en poussière ; de même la main puissante du seizième siècle n’avait qu’à toucher la plupart des institutions monastiques, pour les réduire en poudre. Le véritable dissolvant des ordres religieux ne fut ni Henri VIII, ni Cromwell ; ce fut le ver rongeur, que, depuis des années et des centaines d’années, ils portaient dans leur sein.

Le vicaire général choisit ses commissairesi ; puis il les assembla comme un commandant en chef réunit ses généraux. Au premier rang était le Dr Leighton, son ancien camarade dans la maison de Wolsey, homme habile qui connaissait bien le pays, et n’oubliait pas ses intérêts propres. Après lui venait le Dr London, doué d’une activité sans pareille, mais homme sans caractère, girouette tournant à tout vent. A côté de lui était un neveu du vicaire général, Sir Richard Cromwell, homme honnête, mais qui désirait profiter de l’influence de son oncle pour faire son chemin, et qui devait être l’aïeul d’un autre Cromwell, plus célèbre encore que le vice-gérant de Henri VIII. Plus loin étaient Thomas Legh, John Apprice, les plus audacieux des aides du ministre du roi, et d’autres d’une capacité reconnue. Le vice-gérant leur communiqua les instructions qui devaient les diriger, les questions qu’ils devaient poser aux moines, les injonctions qu’ils devaient faire aux abbés et aux prieurs ; et chacun partit pour sa mission.

i – Audley à Cromwell, 30 septembre 1535. (State papers, I, p. 450.)

Les universités ne furent pas oubliées par Henri et son représentant. Une réforme y était nécessaire. Depuis le temps où Garret, un des curés de Londres, répandait le Nouveau Testament à Oxford, on avait banni ce livre de cette ville, ainsi que la Supplique des mendiants et d’autres écrits évangéliques. Le sommeil avait suivi le réveil. Les membres de l’Université, surtout certains ecclésiastiques, qui, laissant leurs paroisses, venaient se fixer à Oxford, pour y jouir des délices de Capouej, y menaient une vie d’oisiveté et de sensualité. Les commissaires royaux les réveillèrent de cet assoupissement. Ils détrônèrent le docteur subtil, Duns Scot, qui y régnait depuis trois siècles, et les feuilles de ses écrits furent jetées au vent. La scolastique tomba ; de nouveaux cours furent établis ; la philosophie, les sciences naturelles, le latin, le grec, la théologie prirent de nouvelles forces et de nouveaux développements. Il fut défendu aux étudiants de fréquenter les tavernes, et les prêtres venus à Oxford pour y jouir de la vie, furent renvoyés dans leurs paroisses.

jSuppression of the monasteries, p. 71 et suiv.

La visite des monastères commença par ceux de Cantorbéry, église primatiale d’Angleterre. En octobre 1533, peu après la Saint-Michel, le visiteur Dr Leighton entra dans la cathédrale et l’archevêque Cranmer monta en chaire. Il avait vu Rome ; il avait l’intime conviction que cette cité exerçait une influence malfaisante sur toute la chrétienté ; il voulait, comme primat, profiter de cette occasion importante pour rompre publiquement avec elle. « Non, dit-il, l’évêque de Rome n’est pas le vicaire de Dieu. En vain me direz-vous, que le siège de Rome est appelé Sancta Sedes, que son évêque est nommé Sanctissimus Papa, — la sainteté du pape n’existe qu’en parolesk. La vaine gloire, la pompe mondaine, les convoitises déréglées, et des vices innombrables règnent dans Rome. J’ai vu cela de mes propres yeux. Le pape prétend par ses cérémonies remettre aux hommes leurs péchés, c’est une grave erreur. Une œuvre seule les efface, savoir, la mort de notre Seigneur Jésus-Christ. Tant que ce siège de Rome subsistera, il n’y aura pas de remède aux maux qui nous accablent. Depuis bien des années, chaque jour je présente à Dieu cette prière : Fais-moi voir de mes yeux, Seigneur, la puissance de Rome détruitel ! » Des paroles aussi franches devaient déplaire aux adhérents du pape ; aussi quand Cranmer mentionna cette énergique prière de chaque jour, le supérieur des Dominicains, subitement ému, tressaillit et s’écria : Quel manque de charité !

k – « For it was but a holiness in name. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 326.)

l – « These many years, I had daily prayed unto God, that I might see the power of Rome destroyed. » (Ibid., p. 347.)

Il n’était pas seul saisi d’indignation et de crainte. A peine le discours était-il fini, que tous les dominicains se réunirent pour empêcher l’archevêque d’accomplir son dessein. « Il faut soutenir la papauté, dirent-ils, mais la soutenir avec prudence. » Le prieur lut désigné, comme le plus éloquent, pour combattre Cranmer. Il monta en chaire et s’écria : « L’Église de Christ n’a jamais erré. Les lois qu’elle fait sont égales aux lois de Dieu même. Je ne sache pas un seul évêque de Rome, auquel quelques vices puissent être reprochésm. » Evidemment le prieur, s’il était éloquent, n’était pas savant dans l’histoire de l’Église.

m – « He knew no vices by none of the bishops of Rome. » (Cranmer’s Letters and Remains, p ; 327.)

La visite des monastères de Cantorbéry commença. L’immoralité de la plupart des cloîtres se manifesta par des scènes scandaleuses et donna même lieu à des questions que nous devrons supprimer. Les vices abominables qui y régnaient sont mentionnés par saint Paul, quand il décrit la corruption des païensn. Les commissaires étant entrés dans l’une des salles du couvent des Augustins, tous les moines s’y rendirent, les uns embarrassés, d’autres levant la tête, la plupart insensibles. Ils entendirent alors des questions assez étranges pour des hommes qui se disaient consacrés à la vie dévote et contemplative : « Y a-t-il parmi vous des frères qui, changeant d’habit, sortent du monastère et vagabondent ? dirent les commissaires. Observez-vous le vœu de chasteté, ou quelques-uns sont-ils convaincus d’incontinence ? Des femmes entrent-elles dans le couvento, ou même y résident-elles habituellement ? » Nous devons supprimer les questions qui suivent. Le résultat fut scandaleux ; huit frères furent convaincus de vices abominables. Les brebis galeuses ayant été mises à part pour être punies selon la règle, Leighton réunit tous les autres moines, et leur dit : « La vraie religion ne consiste pas dans la tonsure de la tête, le silence, le jeûne et autres observances ; mais dans la droiture de l’âme, la pureté de la vie, la sincérité de la foi en Christ, l’amour fraternel, le culte de Dieu en esprit et en vérité. Ne vous contentez donc pas de cérémonies, mais élevez-vous à des choses plus sublimes et convertissez-vous de tous ces exercices extérieurs, à des pensées intérieures et profondesp. »

n – Épître aux Romains, ch. Ier.

o – « By backways or otherwise. » (Wilkins, Concilia, III, p. 783.)

p – « Inward and deep considerations. » (Ibid., p. 791.)

Une visite plus affligeante encore succéda à celle-ci. Ce monastère des chartreux de Cantorbéry, dont quatre moines étaient morts pieusement, renfermait des membres gangrenés. Quelques-uns, prenant des habits laïques, sortaient du couvent pendant la nuit. Il y avait une maison pour les moines et une pour les nonnes ; le serrurier du monastère avoua qu’un moine lui avait demandé de limer un barreau de la fenêtre, qui séparait ces deux cloîtres. C’était aux moines qu’il appartenait de confesser les nonnes ; mais par l’un de ces raffinements de corruption, qui marquent le dernier degré du vice, la faute et l’absolution venaient souvent à la suite l’une de l’une. Des nonnes supplièrent les visiteurs de ne pas permettre que certains moines revinssent jamais dans leur maisonq.

qSuppression of the monasteries, p. 48. —Fuller, p. 318.

La visite continuant dans le Kent, les visiteurs arrivèrent le 22 octobre à l’abbaye de Langdon, près de Douvres. William Dyck, abbé du monastère de la sainte Vierge, jouissait d’une fort mauvaise réputation ; Leighton résolut de le surprendre, et ordonna à ses gens d’entourer l’abbaye de manière que personne ne pût en sortir ; puis il se rendit à la demeure de l’abbé. Elle donnait sur les champs et il s’y trouvait beaucoup de portes et de fenêtres par lesquelles on pouvait s’échapperr. Leighton se mit à heurter fortement ; personne ne répondit ; apercevant une hache, il en frappa la porte, la mit en pièces, et entra. Il y avait une femme avec le moine ; et les visiteurs trouvèrent dans un coffre des habits d’homme que cette personne mettait quand elle voulait se faire passer pour un jeune frère. Elle s’échappa ; mais l’un des serviteurs de Cromwell l’attrapa et la mena au maire de Douvres pour qu’on la mît dans une cage ; quant au saint père abbé, dit Leighton, on le mit en prison. Quelques moines signèrent un acte par lequel ils déclarèrent que leur maison étant menacée d’une complète ruine, temporelle et spirituelle, le roi seul pouvait y porter remède ; qu’en conséquence ils la cédaient à Sa Majestés.

r – « Like a cony clapper full of starting holes. » (Ibid., p. 75, 76.)

s – « Surrender of the monastery of Langdon. » (Burnet, Records. l, p. 133.)

L’abbé de Fountains avait ruiné son abbaye en entretenant publiquement six femmes. Il enlevait de nuit les croix d’or et les pierres précieuses du monastère et les vendait à vil prix à un joailliert. A Mayden-Bradley, Leighton trouva un autre père prieur, Richard, qui avait cinq femmes, six fils et une fille, dotés des biens du monastère ; ses fils, grands et forts jeunes hommes, l’entouraient et le servaient. Voyant que l’Église romaine s’opposait à ce que les ecclésiastiques obéissent au commandement de l’Écriture qui dit : Il faut que l’évêque soit mari d’une seule femme, ces malheureux en prenaient cinq ou six. Les impostures des moines pour extorquer l’argent des fidèles leur nuisirent encore plus que leurs débauches. A Bristol, Leighton trouva dans le couvent de saint Antoine une tunique du Seigneur, un cotillon de la Vierge, une partie du souper de la sainte Cène, un fragment de la pierre sur laquelle Jésus était né à Bethléemu. Tout cela rapportait beaucoup.

tSuppression of the monasteries, p. 100.

u – « Pars petræ super qua natus erat Jesus in Bethlehem. » (Strype, I, p. 391.)

Le sentiment religieux et moral se révolte à l’ouïe de tous les désordres et de toutes les fraudes des moines, et pourtant la vérité de l’histoire exige qu’on les fasse connaître. Voici l’un des moyens, vraiment blasphématoires, dont ils se servaient pour tromper le peuple. A Hales, dans le comté de Glocester, des moines prétendaient conserver dans un vase, le sang de Jésus-Christ. Celui à qui Dieu n’avait pas encore pardonné un péché mortel ne pouvait le voir, disaient-ils, tandis que le pécheur absous le voyait instantanément. Des milliers de pénitents accouraient de toutes parts. Si un riche se confessait au prêtre, et déposait son argent sur l’autel, le prêtre l’introduisait dans la mystérieuse chapelle, où sur un magnifique autel se trouvait le vase précieux. Le pauvre homme se mettait à genoux et regardait, mais ne voyait rien. « Votre péché n’est pas encore pardonné, » disait le prêtre. Nouvelle confession, nouvelle offrande, nouvelle introduction dans le sanctuaire ; mais en vain le malheureux ouvrait-il de grands yeux, il ne voyait rien, jusqu’à ce que la somme déposée satisfît les moines. Les commissaires s’étant fait apporter le saint vase, reconnurent qu’opaque d’un côté, il était transparent de l’autrev. « Voilà, messeigneurs, dit un frère un peu naïf, quand un riche pénitent se présente, nous tournons le vase du côté obscur ; cela, voyez-vous, ouvre son cœur et sa boursew. » Le côté transparent ne paraissait que quand il y avait une grosse somme sur l’autel.

v – « A crystall very thick on one side and very transparent on the other. » (Collyer’s Records, II, p. 149.)

w – « This, as it is said, was done to open his heart and his pocket. » (Ibid.)

Nulle découverte ne produisit en Angleterre plus de sensation que celle des pratiques mises en œuvre à Boxley (Kent). Il y avait là un fameux crucifix dont la figure, sculptée en bois, faisait un signe de tête affirmatif, si l’offrande était acceptée, clignait des yeux et inclinait tout son corps. Si l’offrande était trop minime, l’image indignée tournait sa barbe, et d’un mouvement de tête, faisait le signe nonx. Un des commissaires détacha le crucifix de la paroi et découvrit des tubes d’où sortaient des fils de fer, que tirait par derrière le prêtre mystagoguey. Alors faisant jouer la machine, il dit : « Voyez quel cas les moines ont fait de nous et de nos pères ! » Les religieux étaient tremblants de honte et d’effroi, et quelques spectateurs riaient, comme Ajax, dit le document, à gorge déployéez. Le roi fit venir cette machine et la fit jouer devant ses courtisans. L’image roulait les yeux, menaçait des lèvres, tordait ses narines, laissait tomber la tête, courbait le dos. Chacun riait : Vraiment, dit le roi, je ne sais si, plutôt que de rire, je ne dois pas m’attrister de a ce que depuis tant de siècles, on a ainsi trompé a. le pauvre peuple d’Angleterre. »

x – « Capite nutare, innuera oculis, barbam convertere, incurvare corpus. » (Records ou Documents dans Burnet, III, p. 131.)

y – « Occultæ passim fistulæ, in quibus ductile per rimulas ferrum a mystagogo trahebatur. » (Records ou Documents dans Burnet, III, p. 132).

z – « Aliis Ajacem risu simutantibus. » (Ibid.)

Ces viles supercheries étaient les moindres péchés de ces misérables. Les visiteurs trouvèrent dans plusieurs couvents des instruments pour frapper la fausse monnaiea. Dans d’autres ils découvrirent les traces d’horribles cruautés exercées par les moines d’une faction contre ceux de la faction contraire. Descendus dans de sombres cachots, ils aperçurent, à la lueur d’un flambeau, les ossements d’un grand nombre de malheureux, dont les uns étaient morts de faim, les autres avaient été crucifiésb. Mais la débauche était le cas le plus fréquent. Ces prétendus prêtres de Dieu qui a dit : Soyez saints, car je suis saint, se couvrant du manteau hypocrite de leur sacerdoce, se livraient à d’infâmes séductions. On découvrit un moine, qui, faisant de la confession auriculaire un usage abominable, avait porté l’adultère dans deux à trois cents familles. La liste en fut exhibée, et quelques-uns des commissaires à leur grande consternation, y trouvèrent, dit un auteur contemporain, les noms de leurs propres épousesc.

a – « The instruments for coining. » (Ibid., p. 182)

b – « Some crucified. » (Ibid.)

c – Some of the commissioners found of their own wives titled among the rest. » (W. Thomas dans Strype, I, p. 386. — Burnet, I, p. 182.)

Il y eut quelquefois des rixes, des sièges, des batailles. Les commissaires royaux étaient arrivés à l’abbaye de Norton, dans le comté de Chester, dont les abbés étaient connus comme ayant fait un scandaleux commerce avec l’argenterie du cloître. Le dernier jour de la visite, l’abbé envoya ses moines battre le rappel et réunit une troupe de deux à trois cents hommes, qui entourèrent le monastère, pour empêcher les commissaires de rien emporter, Ceux-ci se réfugièrent dans une tour, où ils se barricadèrent. Il était deux heures de la nuit ; l’abbé avait fait tuer un bœuf pour nourrir sa troupe, campée devant des feux, autour du couvent et dans la cour même. Tout à coup le juge de paix, Sir Piers Dulton, arrive et tombe avec ses gens au milieu des moines et de leurs défenseurs. L’effroi saisit les assiégeants, qui se sauvent à toutes jambes et se cachent derrière les étangs et les dépendances. L’abbé et trois chanoines, instigateurs de cette émeute, furent enfermés dans le château de Haltond.

d – Ellis, IIIe série, vol. III, p. 42.

Les commissaires du roi rencontrèrent heureusement des couvents d’un autre caractère. George Gifford, visitant les cloîtres du Lincolnshire, arriva dans une contrée solitaire, abondante en eaux, mais fort pauvre, où se trouvait le monastère de Woolstrope. Les habitants du pays louaient dans leur dénuement la charité des moines. Gifford étant entré dans le couvent y trouva un prieur honnête et des moines pieux, qui copiaient des livres, cousaient leurs habits, brodaient, sculptaient, peignaient et gravaient. Le visiteur demanda au roi le maintien de ce monastère.

e – « Standing in a wet ground, very solitary. » (Strype, I, p. 393.)

Les commissaires avaient pour les couvents de femmes des instructions particulières. Votre maison est-elle bien close ? disaient-ils à l’abbesse et aux nonnes. — Aucun homme ne peut-il y entrerf ? — Avez-vous l’habitude d’écrire des lettres d’amourg ? » A Lichfield les nonnes déclarèrent qu’il n’y avait aucun désordre dans le couvent ; mais une bonne vieille religieuse dit tout, et Leighton ayant reproché à la prieure son faux témoignage : « Oh ! dit-elle, notre religion nous y oblige. Nous avons juré, lors de notre admission, de ne jamais révéler les fautes secrètes qui se font parmi noush. » Il se trouva des maisons où presque toutes les religieuses foulaient aux pieds les devoirs les plus sacrés de leur sexe, et se montraient sans compassion pour les malheureux fruits de leurs désordres.

f – « An sint aliqua loca pervia, per quæ secrete intrari possit ? » (Wilkins, Concilia, III, p. 789.)

g – « Wether any of you doth use to write any letters of love or lascivious fashion. » (Ibid.)

hSuppression of the monasteries, p. 91.

Tels étaient fréquemment alors les ordres monastiques de l’Occident. Les apologistes éloquents, qui font, sans distinction, l’éloge de leurs vertus, et les critiques exagérés qui prononcent contre tous la même sentence de condamnation se trompent également. Nous avons rendu hommage aux moines qui étaient justes ; nous pouvons blâmer ceux qui étaient coupables. Ces scandales, hâtons-nous de le dire, ne provenaient point des fondateurs de ces ordres. Des sentiments, contraires sans aucun doute aux principes de l’Évangile, mais bien intentionnés, avaient présidé à la formation des monastères. Les ermites Paul, Antoine et autres du troisième et quatrième siècle se livraient à un ascétisme antiévangélique ; mais ils luttaient pourtant avec courage contre la tentation. Toutefois il faudrait être bien ignorant, pour ne pas reconnaître que la corruption sort finalement de l’institution monastique. Toute plante que mon pire céleste n’a pas plantée sera déracinée, est-il dit dans l’Évangile.

Nous n’exagérons pas. Les monastères étaient quelquefois un asile où des hommes, des femmes dont le cœur avait été brisé par les tempêtes de la vie, cherchaient un repos que le siècle ne leur avait pas offert. Ils se trompaient ; ils devaient vivre avec Dieu, mais au milieu des hommes. Et pourtant on aime à penser que derrière ces murailles qui cachaient tant de corruption, il y avait quelques âmes élues, qui aimaient Dieu. On en trouva de telles à Catesby, à Godstow près d’Oxford, et ailleurs. Les visiteurs demandèrent le maintien de ces maisons.

Si la visite des couvents fut pour plusieurs religieux une coupe d’amertume, elle fut pour un grand nombre une coupe de joie. Bien des moines et des nonnes avaient été mis au couvent dans leur enfance et y étaient retenus contre leur gré. Nul ne devait être forcé, selon les principes de Cromwell. Le jour où la visite avait lieu, les visiteurs faisaient savoir que tout moine au-dessous de vingt-quatre ans et toute nonne au-dessous de vingt et un ans pouvaient quitter le monastère. Presque tous ceux à qui l’on ouvrait ainsi les portes se hâtaient d’en profiter. On leur donnait un habit séculier, quelque argent, et ils partaient avec bonheur. Mais grande était la tristesse de plusieurs, dont l’âge dépassait la limite fixée. Se jetant à genoux, ils suppliaient les commissaires de leur obtenir une telle faveur. « La vie que nous menons, disaient-ils, est contraire à notre consciencei. »

iSuppression of the monasteries, p. 81.

Les commissaires revinrent à Londres et firent leur rapport au conseil. Ils étaient tristes, indignés. « Nous avons découvert, dirent-ils, non pas sept péchés mortels mais plus de sept cent millej !… Ces moines abominables, sont les loups ravissants dont Christ a annoncé la venue, et qui sous des habits de brebis, dévorent le troupeau. Voici les aveux des moines, des nonnes, signés de leur propre maink. Ce livre peut bien s’appeler le livre du jugement de Dieu. Les monastères sont tellement pleins d’iniquités qu’ils doivent s’écrouler sous un tel poids. S’il y a ici et là quelque cloître innocent, ces cygnes noirs sont en si petit nombre qu’ils ne peuvent sauver les autres. Notre cœur se fond et tous nos membres tremblent à la pensée des abominations dont nous avons été les témoins. O Seigneur ! que répondrez-vous aux cinq cités que vous avez consumées par le feu, quand elles vous rappelleront les iniquités de ces religieux, si longtemps supportées par vousl ? L’éloquence de Ptolémée, la mémoire de Pline et la plume de saint Augustin, ne seraient pourtant pas capables de nous donner la détestable histoire de ces abominations ! »

j – Not seven, but more than seven hundred thousand deadly sins. » (Strype, I, p. 385.)

k – « Their own confessions subscribed with their own hand, be a proof there of. » (Ibid., p. 387.)

l – « The iniqnities of those religious, whom thou hast so long supported » (Strype, I, p. 385.)

Le conseil entra en délibération, et plusieurs membres demandèrent la sécularisation d’une partie des monastères. Les partisans des ordres religieux prirent leur défense ; ils reconnurent qu’il y avait des réformes à faire. « Mais, ajoutèrent-ils, voulez-vous priver de toute retraite les âmes pieuses qui désirent quitter le monde et mener une vie dévote, pour glorifier leur Créateur ! » Ils s’efforcèrent même d’invalider en quelques points le témoignage des visiteurs ; mais ceux-ci déclarèrent que bien loin d’avoir enregistré à la légère des faits scandaleux, ils en avaient retranché plusieursm. « Nous n’avons point rapporté certains scandales publics, dirent-ils, parce qu’ils nous semblent contraires à la fameuse charte des moines : Si non caste, tamen caute ! » Des hommes influents appuyèrent les conclusions des commissaires ; quelques membres du conseil penchaient pour l’indulgence ; Cromwell lui-même semblait disposé à essayer la réforme de tout ce qui en était susceptible ; mais plusieurs croyaient tout amendement impossible. « Il faut surtout, dit le Dr Cox, diminuer les richesses du clergé, car tant qu’il n’imitera pas la pauvreté de Christ, le peuple ne voudra pas suivre ses enseignements. Je ne doute pas, ajouta t-il un peu ironiquement, que les évêques, les prêtres, les moines ne se déchargent très volontiers du pesant fardeau de biens de toute espèce qui leur rendent impossible l’accomplissement de leurs devoirs spirituelsn. » D’autres raisons furent mises en avant. Les revenus des monastères, dit un des conseillers, sont de 500 000 du cats, tandis que ceux de toute la noblesse de l’Angleterre ne sont que de 380 000o. Cette disproportion est intolérable ; on doit la faire cesser. Il faut que le roi, pour la prospérité de ses sujets et de l’Église, augmente le nombre des évêchés, des paroisses, des hôpitaux. Il faut qu’il accroisse la force de l’État et se prépare à résister à l’Empereur, dont les flottes et l’armée nous menacent. Demandera-t-il des subsides au peuple qui a déjà tant de peine à vivre, tandis que les moines continueront à consumer leurs richesses dans la débauche et dans l’oisiveté ? Ce serait une souveraine injustice. Les trésors que les couvents tiennent de la nation ne doivent pas être plus longtemps inutiles à la nation ! »

m – Nous supprimons les traits qu’ils citèrent alors. On en trouve dans Fuller, p. 318, et ailleurs.

n – Strype, I, p. 418.

oRelazione d’Inghitterra, par Daniele Barbaro, ambassadeur de Venise (Ranke, IV, p. 61).

Cette grande affaire fut portée en février 1536, devant le parlement. Cromwell, dont la main puissante frappait ces réceptacles de tant de souillures, Cromwell, qu’on appela « le marteau des moines » fut celui qui proposa aux chambres cette grande réforme. Il posa sur le bureau des Communes, le fameux Livre noir, où étaient inscrits les méfaits des ordres religieux, et ordonna qu’on le lût à la chambre. Ce livre n’existe plus ; il a été détruit sous le règne de Marie et de Philippe d’Espagne, par ceux qui avaient intérêt à le supprimer. Mais il fut alors ouvert devant le parlement d’Angleterre. Jamais lecture semblable n’avait été faite dans aucune assemblée. Les faits étaient nettement racontés, les énormités les plus abominables n’étaient point dissimulées ; les horribles confessions des moines, signées de leur main, étaient exhibées aux députés des communes. Cette lecture fit un effet extraordinaire ; on n’avait point eu l’idée de scandales si abominablesp. Toute l’assemblée était saisie d’horreur. De tous côtés on entendait ce cri : « A bas ! »

p – « When their enormities were first read in the parliament house, they were so great and abominable… » (Latimer’s Sermons, p. 123.)

La délibération commença. Personnellement, les membres étaient généralement intéressés au maintien des monastères ; la plupart d’entre eux avaient quelques rapports avec tel ou tel cloître ; des prieurs et d’autres chefs avaient dans la chambre des parents ou des amis. La réprobation nonobstant fut générale, et l’on disait des sanctuaires des moines, comme jadis de ceux des prêtres de Jésabel : « Démolissons leurs maisons et renversons leurs autelsq. » Il y eut pourtant quelques objections. Vingt-six abbés, chefs des grands monastères, siégeaient comme barons dans la chambre haute ; on les ménagea. Ces grands couvents étaient d’ailleurs moins mauvais que les petits. Cromwell se borna pour le moment à demander la sécularisation de trois cent soixante-seize cloîtres, dans chacun desquels il y avait moins de douze personnes. Les abbés, flattés de l’exception faite en leur faveur, se turent, et les évêques même ne défendirent guère des institutions qui dès longtemps s’étaient soustraites à leur autorité. « Ces monastères, dit Cromwell, étant le déshonneur de la religion, et des efforts, continués pendant plus de deux siècles, ayant montré que leur réformation est impossible, le roi, chef suprême de l’Église, après Dieu, propose aux lords et aux communes, et ceux-ci arrêtent, que les biens des dites maisons, cesseront de servir au maintien du mal et seront employés à de meilleurs usagesr. »

q – There was nothing but : Down with them ! » (Latimer’s Sermons, p. 123.)

r – « The possession… wasted for maintenance of sin should be converted to better uses. » (State papers, 27. Henry VIII, c. 28.)

Il y eut alors un grand bruit dans toute l’Angleterre. Les uns se réjouissaient, les autres pleuraient, la superstition s’agitait, les esprits faibles croyaient tout ce qu’on leur disait : « La Vierge, leur assurait-on, est apparue à des moines, et leur a ordonné de la servir, comme ils ont toujours fait. — Quoi ! plus de maisons religieuses ! s’écriaient plusieurs en versant des larmess. — Au contraire, répondait Latimer ; voyez cet homme, cette femme qui vivent en semble, pieusement, tranquillement, dans la crainte de Dieu, gardant sa parole et s’appliquant à l’œuvre de leur vocation, ils forment, eux, une maison religieuse, qui est vraiment agréable à Dieu. La religion pure ne consiste pas à porter le capuchon, mais à visiter les veuves et les orphelins, et à se préserver des souillures du monde. Ce que l’on a appelé jusqu’à présent vie religieuse était vie irréligieuset. — Ah ! disaient les dévots, les moines ont pourtant une plus grande sainteté que ceux qui vivent dans le monde ! » Latimer monta de nouveau en chaire, et dit : « Saint Antoine, le père du monachisme, vivant dans les déserts et se croyant le plus saint des hommes, demanda à Dieu qui serait son compagnon dans le ciel, s’il était possible qu’il en eût un ! — Va à Alexandrie, lui dit le Seigneur ; dans telle rue, telle maison ; tu le trouverasu. » — Antoine quitta le désert, chercha la maison, et y trouva dans une misérable boutique un chétif savetier, qui raccommodait de vieux souliers. Il s’établit chez lui, afin d’apprendre par quelles mortifications, il se rendait digne de grands honneurs célestes. Chaque matin le pauvre homme priait avec sa femme, puis allait à l’ouvrage ; l’heure du dîner arrivée, il s’asseyait à une table où se trouvait du fromage et du pain ; rendait grâces, prenait son repas avec joie, élevait ses enfants dans la crainte de Dieu, et remplissait avec fidélité tous ses devoirs. Saint Antoine, à cette vue, rentra en lui-même, eut le cœur contrit, et déposa son orgueil. Telle est la nouvelle espèce de maisons religieuses, ajouta Latimer, que nous voulons maintenant avoir ! »

s – Latimer’s Sermons, p. 391.

tIbid., p. 392.

u – « There be should find a cobler which should be his fellow in heaven. » (Ibid.)



Hugh Latimer

Et cependant, chose remarquable, ce même Latimer fut presque, parmi les évangéliques, la seule voix influente qui s’éleva en faveur des religieux. Il craignait que si les biens des couvents passaient aux mains avides des courtisans de Henri VIII, les fermiers, accoutumés au traitement débonnaire des abbés, ne se vissent pressurés par des seigneurs laïques, désireux de faire rendre aux fruits de leurs terres, jusqu’à la dernière goutte de leur jus. Doué d’un peu d’enthousiasme, l’évêque de Worcester désirait que quelques couvents fussent maintenus comme maisons d’étude, de prières, d’hospitalité, de secours et de prédicationv. Cranmer, qui avait plus de discernement et d’esprit pratique, n’espérait rien des moines. Satan, disait-il, habite dans les couvents, il y est content et à son aise, comme un gentilhomme dans son château, et les moines, les nonnes y sont ses très humbles serviteursw. » Toutefois le primat ne prit que peu de part à cette grande mesurex.

v – Strype, I, p. 400.

w – Satan like a gentleman takes his ease in his Inn. » (Cranmer’s Letters and Remains, p 64.)

x – « I will not take upon me to make any exposition. » (Ibid., p. 817.)

Le bill de suppression passa, le 4 février 1536, dans les deux chambres. Il donnait au roi et à ses héritiers tous les couvents dont le revenu n’était pas au-dessus de deux cents livres sterling par an. Environ dix mille religieux furent sécularisés. Cet acte ajouta aux revenus de la couronne une rente annuelle de trente-deux mille livres sterling, outre une recette immédiate de cent mille livres sterling en argent, joyaux et effets divers. Les biens employés jusqu’alors par quelques-uns à satisfaire leurs appétits charnels, semblaient devoir servir à la prospérité de toute la nation.

Malheureusement les honteuses convoitises des moines furent remplacées par d’autres d’une nature différente. Cromwell vit aussitôt les demandes pleuvoir de toutes parts. La sentence des Écritures s’accomplissait : Là où sera le corps mort, là s’amoncelleront les aigles. Thomas Cobham, frère de lord Cobham, représenta que le monastère des Cordeliers, à Cantorbéry, était dans une position commode pour lui ; que c’était la ville où il était né, où il avait tous ses amis. Il demanda, en conséquence, qu’on le lui donnât, et Cranmer, dont il avait épousé la nièce, appuya la demandey — « Mon bon seigneur, dit le lord chancelier Audley, mon seul salaire est celui de la chancellerie ; accordez-moi quelques bons couvents ; je vous donnerai mon amitié durant toute ma vie, et vingt livres sterling pour votre peine. — Mon très spécialement cher seigneur, dit Sir Thomas Eliot, j’ai été ambassadeur du roi, à Rome ; mes services méritent une récompense. Demandez pour moi à Sa Majesté quelques terres des couvents supprimés… Je donnerai à votre seigneurie le revenu de la première année. »

yIbid., p. 330.

L’histoire doit signaler des maux d’une autre nature. Quelques-unes des plus belles bibliothèques de l’Angleterre furent détruites, et des ouvrages de grande valeur furent vendus pour rien aux épiciers. Des amis des lettres, sur le continent, en achetèrent d’autres, et en chargèrent des navires. Tel devenait réformé pour un morceau de terre d’une abbaye. On vit le roi perdre au jeu les trésors dont il avait dépouillé les ordres monastiques, et se servir des couvents comme d’étables pour ses chevaux. Quelques-uns s’étaient imaginés que la suppression des monastères amènerait l’abolition des taxes et des subsides ; il n’en fut pas ainsi, et même la nation se vit, outre les impôts ordinaires, chargée d’une loi des pauvresz. Il y eut pourtant des cas plus respectables que ceux du roi et des courtisans. « Très redouté, puissant et noble prince, écrivit le lord maire de Londres au roi, ordonnez que les trois hôpitaux de la cité servent dorénavant non plus aux plaisirs de ces chanoines, ces prêtres et ces moines, dont les corps sales et dégoûtants encombrent nos rues ; mais à soulager les malades, les aveugles, les vieillards et les impotents. »

z – Latimer’s Sermons, pp. 93, 256. — Dean Hook, Life of the archbishops of Canterbury, passim.

Le bill du parlement s’exécutait ; des commissaires, le comte de Sussex, Sir John Saint-Clair, Antoine Fitz Herbert, Richard Cromwell, et plusieurs autres parcouraient le pays et annonçaient aux communautés religieuses la dissolution décrétée. Une parole de vérité sortit d’un petit nombre de monastères. Certes, dirent des franciscains du Lincolnshire, la perfection de la vie chrétienne ne consiste pas à porter un froc gris, à se déguiser d’une façon étrange, à faire des mouvements de corps et des signes de têtea, à se ceindre d’une ceinture pleine de nœuds. La vraie vie des chrétiens nous a été divinement manifestée en Christ ; c’est pourquoi nous nous soumettons d’un consentement unanime aux ordres du roi. » Les moines du couvent de Saint-André, à Northampton, avouèrent aux commissaires, qu’ils avaient pris l’habit de l’ordre pour vivre dans une molle oisiveté et non dans un vertueux travail, et s’étaient livrés à de continuelles ivresses, une gloutonnerie charnelle et des appétits voluptueuxb : Nous avons couvert d’opprobre l’Évangile de Christ, dirent-ils. Maintenant, découvrant l’abîme du feu éternel prêt à nous dévorer, poussés par l’angoisse de notre conscience, nous nous prosternons avec une repentance vive, et implorons notre pardon, nous abandonnant nous et notre monastère à notre souverain roi et seigneur. »

a – « Dolking and becking. » (Collyer’s Records, II, p. 159.)

b – « Voluptuos and carnal appetites. » (Ibid.)

Mais tous ne parlaient pas de même. C’était pour les couvents l’heure suprême. Il y avait dans les cloîtres un mouvement perpétuel, des accès de tristesse) de crainte, de colère, de désespoir. Quoi ! plus de monastères ! plus de pompes religieuses ! plus de causerie ! plus de réfectoire ! Ces salles, où pendant des siècles leurs devanciers avaient traîné leurs pas ; ces chapelles où, prosternés sur les dalles, ils avaient adoré, allaient être employées à des usages vulgaires ! Quelques couvents s’efforçaient de séduire Cromwell : « Si vous sauvez notre maison, dit l’abbé de Peterborough, j’offre deux mille cinq cents marcs au roi, et trois cents livres sterling à vousc ! » Mais Cromwell avait conçu une grande mesure nationale, et voulait l’accomplir. Ni l’éloquence des moines, ni leurs prières, ni leurs promesses, ni leur argent ne purent l’émouvoir.

c – Collyer’s Records, II, p. 156 à 159.

Quelques abbés se mirent en révolte ouverte contre le roi ; mais finalement il fallut bien se soumettre. Les vieilles salles, les longs corridors, les cellules étroites des couvents se vidaient de jour en jour. Les moines reçurent une pension en rapport avec leur âge. Ceux qui désiraient rester dans la vie religieuse étaient envoyés dans les grands monastères. Plusieurs étaient congédiés avec quelques shellings pour leur voyage et un habit neufd. « Quant à vous, disaient les commissaires aux jeunes moines au-dessous de vingt-cinq ans, gagnez votre vie en travaillant de vos mains. » La même règle était appliquée aux nonnes.

d – « A new gown of strong cloath. » (Fuller, Church History, p. 311.)

Il y eut alors de grandes misères. Ces habitants des cloîtres se trouvaient étrangers dans le monde, dans une terre inconnue, ne sachant quel chemin prendre. On voyait des religieux, des religieuses, errant de porte en porte, cherchant un asile pour la nuit. Plusieurs, qui étaient jeunes alors, vieillirent dans la mendicité. Le péché avait été grand, le châtiment ne le fut pas moins. Quelques-uns de ces moines tombaient dans une sombre tristesse, même dans un affreux désespoir ; le souvenir de leurs fautes les poursuivait ; le jugement de Dieu les effrayait ; la vue de leurs misères les irritait : « Je suis comme Ésaü, disait l’un d’eux, je serai éternellement damné ! » Il se pendit avec son collet. Un autre se poignarda avec son canif. Des personnes bienveillantes l’ayant mis hors d’état de se nuire, il s’écria avec rage : « Si je ne puis pas mourir de cette manière, j’en trouverai bien une autre. » Il prit un papier, y écrivit ces mots : Rex tanquam tyrannus opprimit populum suume ; et le plaça dans un livre d’église ; un des paroissiens l’ayant trouvé, appela, fort effrayé, ceux qui l’entouraient. Le moine, plein d’espoir d’être mis en justice, s’approcha, et dit : « C’est moi, oui, me voici ; qu’on me tue ! »

e – « Le roi opprime son peuple comme un tyran. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 319.)

Bientôt ces sombres nuées, qui semblaient annoncer un jour d’orage, parurent se dissiper. Sans doute, il y eut plus tard des tempêtes, mais en thèse générale, au lieu des maux, dont on la menaçait, l’Angleterre trouva dans cet acte énergique une des sources de sa grandeur. Au moment où des yeux avides commençaient à convoiter les institutions de Cambridge et d’Oxford, un souvenir du beau temps de sa jeunesse se ranima dans l’esprit de Henri. « Je ne permettrai pas aux loups qui m’entourent, dit-il, de se jeter sur les universités. » Les revenus de quelques couvents furent même employés à la fondation de nouvelles écoles, en particulier du collège de la Trinité, à Cambridge, et ces institutions contribuèrent à répandre en Angleterre les lumières de la Renaissance et de la Réformation. Une voix sortit de ces antiques collèges, et dit : « Elle est grande, ô prince très invincible ! l’œuvre que vous avez commencée. Christ avait jeté les fondements ; les apôtres avaient élevé l’édifice… Mais, hélas ! des plantes stériles l’avaient envahi ; la tyrannie papale avait courbé toutes les têtes sous son joug. Alors, vous avez rejeté le pape ; vous avez chassé le peuple des moines. Que demander encore ? Ah ! ce que nous demandons, c’est que ces maisons de cénobites, où bourdonnaient en tous sens des essaims de paresseux frelonsf, voient dans leurs salles académiques une jeunesse généreuse, avide d’apprendre, et des hommes savants pour l’enseigner. Que les lumières, qui nous ont été rendues, jettent leurs rayons dans tout l’univers, et allument de nouveaux flambeauxg, en sorte que les ténèbres cèdent dans tout le monde à la clarté d’un nouveau jour… »

f – « Ignarus facorum grex evolare solebat. » (Strype, Records, I, p. 136.)

g – « Novæ ut lampades, novique faces possint accendi. » (Strype, Records, I, p. 337.)

Ce ne furent pas les lettres seules qui gagnèrent à la suppression des couvents ; les revenus de la couronne, qui étaient d’environ sept cent mille ducats, augmentés de ceux des couvents qui étaient d’environ neuf cent mille, furent plus que doublés. Ces richesses, jusqu’alors inutiles, servirent à fortifier l’Angleterre et l’Irlande, à bâtir des forteresses sur les côtes, à réparer les ports, à créer une flotte imposante. Le royaume fit un pas dans le chemin de la puissance. La force morale de la nation gagna plus encore à la réforme des cloîtres, que la force matérielle. L’abolition de la papauté rendit au peuple cette unité nationale que Rome lui avait enlevée ; et l’Angleterre, débarrassée des sujets d’un pouvoir étranger, put opposer à ses ennemis, une puissante épée et un front d’airain.

L’économie politique, l’économie rurale, tout ce qui regarde la formation, la distribution des richesses, prit alors un élan que rien n’a pu arrêter. Les terres, enlevées à la mollesse des moines, produisirent des trésors. Le roi et les seigneurs, désireux de tirer des domaines qui leur étaient échus le plus grand gain possible, s’efforcèrent d’améliorer l’agriculture. Bien des hommes, jusqu’alors inutiles, électrisés par le mouvement des esprits cherchèrent des moyens d’existence. Cette Réformation, de laquelle on n’attendait que de pures doctrines, fit accroître la prospérité générale, l’industrie, le commerce, la navigation. Les pauvres se rappelèrent que Dieu avait commandé à l’homme de manger son pain, non à l’ombre des monastères, mais à la sueur de son front. C’est à cette époque qu’il faut placer l’origine de ces entreprises mercantiles, de ces voyages de long cours qui devaient être un jour la puissance de la Grande-Bretagne. Henri VIII fut vraiment le père d’Elisabeth.

Les développements moraux, sociaux et politiques, ne gagnèrent pas moins à l’ordre qui fut établi. Au premier moment, sans doute, l’Angleterre présenta l’aspect d’un vaste chaos : mais de ce chaos sortit un nouveau monde. Des forces, qui avaient été jusqu’alors perdues dans d’obscures cellules, furent employées au bien de la société. Ces hommes, stupidement couchés au dedans ou au dehors des murailles des cloîtres, qui avaient mis toute leur activité à tendre mollement une aumône, ou à mollement la recevoir, furent violemment secoués par le coup de marteau du Malleus monachorum ; ils se levèrent et firent des efforts, qui tournèrent au bien public. Leurs fils, leurs petits-fils surtout devinrent des citoyens utiles. Le tiers état parut. La population des cloîtres fut transformée en une bourgeoisie active et intelligente. Les richesses même, acquises un peu avidement par les lords, leur procurèrent une indépendance, qui les mit à même d’opposer aux prétentions de la couronne un salutaire contre-poids. La chambre haute où l’élément ecclésiastique avait dominé devint essentiellement laïque, par la retraite des abbés et des prieurs. Le public se forma. Une nouvelle vie anima d’antiques institutions, restées presque inutiles. Ce ne fut sans doute que plus tard que la puissante Angleterre, devenue décidément évangélique et constitutionnelle, s’assit victorieusement sur les deux grandes ruines de la féodalité et de la papauté ; mais un pas essentiel fut fait sous Henri VIII. Cette grande transformation étendit même son influence au delà des rives de la Grande-Bretagne. Le coup porté au système du moyen âge retentit dans toute l’Europe, et ébranla partout un échafaudage artificiel. L’Espagne et l’Italie restèrent presque seules immobiles au milieu de leurs ténèbres séculaires.

La suppression des monastères, commencée en 1535, fut poursuivie jusqu’en 1538, et terminée en 1539, par un acte du parlement.

Une voix sortit alors des couvents en ruines, et s’écria : « Louange et actions de grâces à Dieu ! Nul ne peut poser d’autre fondement que Jésus-Christ. Quiconque croit que Jésus est le pacificateur qui détourne de nos têtes les coups de la colère divineh, pose le vrai fondement ; et sur cette base solide, s’élèvera un édifice meilleur que celui dont les moines étaient les piliers ! » Cette prophétie de William Overbury ne manqua pas de s’accomplir.

h – « The pacifier of God’s wrath, the bearer of sins. » (Strype, Records, I, p. 307.)

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