Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 14
La mort du grand réformateur de l’Angleterre

(De 1533 à Octobre 1536)

8.14

Tyndale à Vilvorde – Ses travaux – Rogers devient son aide – Le legs de Tyndale – La Bible va paraître – Une lumière qui luit devant les hommes – On intercède près du roi pour Tyndale – Activité de Poyntz pour le sauver – Poyntz poursuivi par Philips – Fermeté de Tyndale – Tout se réunit contre Tyndale – Son grand délit – Paroles de Tyndale – Tyndale dégradé – Il est conduit au supplice – Il meurt en priant pour le roi – Demande de répandre la Bible entière – Le roi l’accorde – Conséquences de cet acte – Comment la Bible est reçue – Puissance intérieure de l’Écriture

La plupart des réformateurs, Luther, Zwingle, Calvin, Knox et d’autres, se sont acquis ce nom par leurs prédications, leurs écrits, leurs luttes, leurs actions ; il n’en est pas ainsi du principal réformateur de l’Angleterre ; toute son activité se concentra dans la sainte Écriture. Tyndale est moins apparent que les autres organes de Dieu, suscités pour relever l’Église. On dirait que, connaissant l’impuissance de l’homme, il se retire et se cache, pour laisser agir seule la Parole du Ciel. Il l’étudie, il la traduit, il l’imprime, il l’envoie au delà des mers ; c’est à elle à faire son œuvre. N’est-il pas écrit : « Le champ c’est le monde, et la semence c’est la Parole de Dieu ? » Mais il y a un autre caractère, ou plutôt un autre fait qui le distingue d’eux. Nous avons à le raconter.

Tandis que les nouveaux adversaires de Henri VIII, Pole et le parti papiste, s’agitaient sur le continent, celui que le roi avait si longtemps poursuivi sans pouvoir l’atteindre, Tyndale, était en prison à Vilvorde, près de Bruxelles. En vain était-il entouré de toutes parts des épaisses murailles de ce vaste et fort château, Tyndale était libre. « Il y a une captivité, pouvait-il dire, il y a des liens ; mais Christ m’en a racheté, il m’en a sortia. Son sang, sa mort, sa patience à endurer les châtiments et les reproches, ses prières, son obéissance, ont rompu les chaînes qui me serraient si fort. » Ainsi Tyndale était véritablement libre à Vilvorde, comme Paul l’avait été à Rome. Il se sentait pressé d’accomplir un vœu, fait bien des années auparavant. « Si Dieu me conserve la vie, avait-il dit, je ferai en sorte que même un valet de ferme, qui conduit paisiblement sa charrue, connaisse l’Écriture aussi bien que moi. » Le vrai christianisme se démontre par l’attention que l’on donne aux petits. Il était temps, pour Tyndale, d’acquitter sa promesse. Il se mit dans sa prison, à préparer pour les humbles habitants des campagnes de Gloucester, et des contrées environnantes, une édition où il employa le langage et l’orthographe usités dans cette partie de l’Angleterreb. Près de sa fin, il revenait avec amour à la langue de son enfance ; le grand réformateur écrivait dans l’idiome des paysans, pour sauver les paysans, et mettait pour la première fois des titres aux chapitres de l’Écriture, afin d’en faciliter l’intelligence à ses humbles compatriotes. Deux autres éditions du Nouveau Testament parurent encore pendant la première année de sa captivité. Il faisait plus ; il avait traduit l’Ancien Testament sur le texte hébreu et allait s’occuper de l’impression au moment de la trahison de Philips. La crainte de voir ce travail perdu l’attristait plus que sa captivité même ; un ami se chargea de l’œuvre qu1il ne pouvait plus faire.

a – « Captivity and bondage, whence Christ delivered us, redeemed and losed us. » (Tyndale, Doctr. Treat., p. 18.)

b – « The Newe Testament dylygently corected and compared with the Greke, by Willyam Tyndale, and finished in the yere of our Lord God M. D. anno xxxv. » Il y en a un exemptaire dans la bibliothèque de Cambridge. Dans cette édition, Tyndale écrit Faether, maester, sayede, » etc., au lieu de « Father, master, said, » etc.

Il y avait alors à Anvers, comme chapelain des marchands anglais de cette ville, un jeune homme du comté de Warwick, nommé John Rogers, élevé à Cambridge, et âgé d’un peu plus de trente ans. Rogers était savant, mais soumis aux traditions romaines. Tyndale ayant fait sa connaissance, lui avait demandé de l’aider dans la traduction des Écritures, et Rogers avait saisi avec joie cette occasion d’employer son grec et son hébreu. Le contact intime et constant avec la Parole de Dieu accomplit peu à peu en lui cette grande transformation, ce renouvellement total de l’homme, qui est le but de la rédemption. « J’ai trouvé dans l’Évangile la véritable lumière, dit-il un jour à Tyndale ; je vois maintenant la souillure de Rome, et je jette de dessus mes épaules le joug pesant qu’elle m’avait imposéc. » Tyndale reçut dès lors de Rogers le secours que lui avait jadis donné John Fryth, ce pieux martyr, dont Rogers devait suivre l’exemple, en endurant, le premier sous Marie, le supplice du feu. Les saintes Écritures ont été écrites en anglais, avec le sang des martyrs, si l’on peut ainsi parler, — le sang des Fryth, des Tyndale, des Rogers ; c’est pour cette traduction une auréole de gloire. Au moment de la perfide arrestation de Tyndale, Rogers avait heureusement sauvé le manuscrit de l’Ancien Testament et il résolut d’en commencer aussitôt l’impression. Cette nouvelle, apportée au réformateur dans son donjon de Vilvorde, vint illuminer ses derniers jours et remplir son cœur de joie. La Bible entière, tel était le legs qu’en mourant Tyndale voulait laisser à son peuple. Il se plaisait dans son obscur cachot à suivre en pensée cette divine Écriture, de ville en ville et de cabane en cabane ; son imagination lui révélait les combats qu’elle aurait à livrer, mais aussi ses victoires. « La Parole de Dieu, disait-il, ne peut exister sans persécution, — pas plus que le soleil ne peut être sans feu. — De quel droit le pape défend-il à Dieu de parler en anglais ? Pourquoi les paroles des apôtres, prononcées dans la langue maternelle de ceux qui les entendaient, ne seraient-elles pas écrites maintenant dans la langue maternelle de ceux qui les lisent ? » Tyndale ne pensait pas à prouver la divinité de la Bible par des dissertations savantes. « L’Écriture tient son autorité de Celui qui l’envoie, disait-il. Voulez vous connaître la cause pour laquelle les hommes croient l’Écriture ? — C’est l’Écriture. — Elle est elle-même l’instrument qui du dehors porte les hommes à croire, tandis qu’au dedans l’Esprit de Dieu lui-même, parlant par l’Écriture, donne la foi à ses enfantsd. » Nous ne savons pas au juste dans quelle ville Rogers imprima la Bible anglaise grand in-folio. On a nommé Hambourg, Anvers, Marbourg, Lubeck et même Paris. Il fallait des précautions inouïes pour empêcher que les persécuteurs n’envahissent la maison, où des hommes avaient la hardiesse d’imprimer la Parole du Ciel, et ne brisassent les presses. Tyndale eut donc la grande consolation que toute la Bible allait être publiée, et que les prophètes, les apôtres, Christ même allaient après sa mort parler par ellee.

c – « Cast of the heavy yoke of popery. » (Fox, Ads, VI, p. 591.)

d – Tyndale, Works.- (Parker Soc), vol. I, p. 131, 161, 148 ; vol. III, 136, 139.

e – Christopher Anderson, qui montre à la fois tant de science et de discernement dans son ouvrage intitulé The Annals of the English Bible, ne se prononce pas lui-même sur le lieu de l’impression. Il remarque seulement que si l’on examinait bien les lettres capitales, initiales, etc., on devrait pouvoir maintenant déterminer l’imprimerie d’où ce volume sortit.

Cet homme si actif, si savant, si vraiment grand, dont les œuvres se répandaient au dehors avec puissance, avait en même temps au dedans de lui une lumière pure et bienfaisante, — l’amour de Dieu et des hommes, — qui répandait tout à l’entour de doux rayons. L’intimité de sa foi, le charme de sa conversation, la droiture de sa conduite touchaient tous ceux qui l’environnaientf. Le geôlier aimait à lui apporter sa nourriture, afin de s’entretenir avec lui, et souvent sa jeune fille l’accompagnait et écoutait avec avidité les discours du pieux Anglais. Tyndale parlait de Jésus-Christ ; il lui semblait que les richesses de l’Esprit divin allaient transformer la chrétienté, que les enfants de Dieu allaient être manifestés, que le Seigneur allait assembler son armée en une sainte pompe. « La grâce est là, l’été est proche, avait-il coutume de dire, les arbres fleurissentg. » En effet de jeunes arbrisseaux et même de vieux arbres, longtemps stériles, fleurissaient dans les murs mêmes du château. Le geôlier, sa fille, et d’autres membres de leur maison étaient convertis à l’Évangile par la vie et par la parole de Tyndaleh. Quelque noires que fussent les machinations de ses ennemis, elles ne pouvaient obscurcir la lumière divine, allumée dans son cœur, et qui luisait devant les hommes. Il y avait dans ce chrétien une force invincible. Plein d’espérance dans la victoire finale de Jésus-Christ, il mettait avec courage sous ses pieds les tribulations, les épreuves et la mort elle-même. Il croyait au triomphe de la Parole. « Je suis lié comme un malfaiteur, disait-il, mais la Parole de Dieu n’est pas liée. » L’amertume de ses derniers jours était changée en une grande paix et une divine douceur.

f – Fox, Acts, V, p. 127.

g – « Summer is nigh ; the trees blossom. » (Tyndale, Opp. (Parker Soc), I, p. 83.)

h – « He converted his keeper, the keepers daughter and other of his household. » (Fox, Acts, V, p. 127.)

Ses amis ne l’oubliaient pas. Parmi les négociants anglais d’Anvers il s’en trouvait un, dont l’affection lui avait souvent rappelé que l’amitié est l’assemblage de toutes les vertus, » comme parle un sage de l’antiquitéi. Thomas Poyntz, dont un ancêtre était venu de Normandie en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, avait peut-être connu le réformateur dans la maison de lady Walsh, qui appartenait aussi à cette ancienne famille. Pendant près d’une année, le négociant avait reçu dans la sienne le traducteur des Écritures, et une confiance mutuelle et sans bornes s’était établie entre eux. Quand Poyntz vit son ami en prison, il résolut de tout faire pour le sauver. Le frère aîné de Poyntz, John, qui s’était retiré dans son château de North-Okendon, en Essex, avait en 1520 accompagné le roi au Champ d’Or, et quoiqu’il ne fût plus à la cour, il jouissait encore de la faveur de Henri VIII. Thomas résolut d’écrire à John : « Très bien aimé frère, lui dit-il, William Tyndale est en prison, et si le roi ne lui accorde son gracieux secours, il sera condamné à mort. Il a vécu neuf mois dans ma maison, et de tous les sujets du roi, il n’en est pas un seul, je le sais, qui ait pour Sa Majesté un cœur plus vrai et plus fidèlej. Quand le pape a donné à Sa Majesté le nom de Défenseur de la foi, il a prophétisé comme Caïphe. Les papistes pensaient que notre prince serait le défenseur de leurs abominations ; mais Dieu l’a fait entrer dans la bonne bataille. Que le roi sache que si cet homme était mis à mort, ce serait pour nos adversaires le comble du bonheur. Si Sa Majesté se déclare en sa faveur, le Brabant pourra être bientôt affranchi du pape. Intercédez donc auprès d’elle. »

i – Pythagore dans Epicteti Enchir., p. 334.

j – « The king has never a truer hearted subject. » (Anderson, Bible Annals, I, p. 427.)

John ne perdit pas de temps ; il parvint à intéresser Cromwell au réformateur, et le 10 septembre 1535, un messager apporta à Anvers deux lettres du vicaire général, l’une pour le marquis de Berg-op-Zoom, l’autre pour l’archevêque de Palerme, Carondelet, président du conseil de Brabant. Hélas ! le marquis était parti deux jours auparavant pour l’Allemagne, où il accompagnait la princesse de Danemark. Thomas Poyntz monte à cheval ; il atteint l’escorte à quinze milles de Maëstricht ; le marquis lit à la hâte la dépêche de Cromwell, et répond : « Je n’ai pas le temps d’écrire ; la princesse s’apprête à partir. » — Je vous suivrai jusqu’au prochain relais, dit l’infatigable ami de Tyndale. » — A la bonne heure, » répliqua Berg-op-Zoom.

Arrivé à Maëstricht, le marquis écrivit à Flegge, à Cromwell, à son ami l’archevêque, président du conseil de Brabant, et remit ces trois lettres à Poyntz. Celui-ci présenta au président les lettres de Cromwell et du marquis, mais l’archevêque et le conseil de Brabant se montrèrent opposés à Tyndale. Aussitôt Poyntz partit pour Londres, et remit la réponse du conseil à Cromwell, en le conjurant d’insister pour que Tyndale fût mis immédiatement en liberté, car le danger était grand. La réponse se fit attendre un moisk. Poyntz la remit à la chancellerie de Brabant. Chaque jour, ce vrai, ce généreux ami, s’y rendait : « On vous accordera votre demande, » lui dit le quatrième jour l’un des employés. Poyntz tressaillit de joie ; Tyndale est sauvél.

k – « Let not to take pains with loss of time in his own business. » (Fox, Acts, V, p. 124.)

l – « Master Tyndale should have been delivered to him. » (Ibid.)

Cependant le traître Philips, qui l’avait livré à ses ennemis, était alors à Louvain. Il s’était enfui d’Anvers, sachant que les marchands anglais étaient irrités contre lui, et il avait vendu ses livres, dans le dessein de se sauver à Paris. Mais les prêtres de Louvain, qui avaient encore besoin de lui, le rassurèrent ; et restant dans cette forteresse du catholicisme romain, il se mit à traduire en latin les passages des écrits de Tyndale qu’il jugeait les plus propres à offenser les catholiques. Il en était là quand la nouvelle de la prochaine délivrance de Tyndale le remplit d’effroi, lui et ses amis. Que faire ? Il crut que le seul moyen d’empêcher que le prisonnier ne fût libéré, était de mettre en prison le libérateur lui-mêmem. Aussitôt Philips se rendit vers le procureur général : « Cet homme, dit-il, Thomas Poyntz, est tout autant hérétique que Tyndale. » Deux sergents d’armes gardèrent dès lors Poyntz dans son logis. Six jours de suite, il fut examiné sur cent articles divers. Au commencement de février 1536, il apprit qu’il allait être conduit en prison ; il comprit ce qui devait s’ensuivre, et prit une prompte résolution. Une nuit, les sergents d’armes fermant les yeux, il se sauva, et quitta la ville de grand matin, au moment où l’on ouvrait les portes. Des cavaliers furent envoyés à sa recherche, mais Poyntz qui connaissait le pays leur échappa, s’embarqua, et arriva sain et sauf chez son frère, au manoir de North-Okendon.

m – « He knew no other remedy but to accuse Poyntz. » (Fox, Acts, V, p. 124.)

Quand Tyndale apprit cette fuite, il comprit ce qu’elle lui annonçait ; mais il n’en fut point accablé, et, presque au pied de l’échafaud, livra courageusement de rudes combats. Les docteurs de Louvain entreprirent de lui faire abjurer sa foi, et lui représentèrent qu’il était condamné par l’Église. « L’autorité de Jésus-Christ est indépendante de l’autorité de l’Église, » répondit Tyndale. Ils lui demandèrent d’être soumis au successeur de l’apôtre Pierre : « L’Écriture sainte, dit-il, est le premier des apôtres, et le maître dans le royaume de Christn. » En vain ces docteurs romains l’assaillaient-ils dans sa prison, il leur montrait qu’ils étaient entortillés dans des traditions vaines, de misérables superstitions, et il renversait tout leur échafaudage.

n – « The ruler in the kingdom of Christ. » (Tyndale, Works. (Parker Soc), II, p. 195,251.)

Pendant ce temps, Poyntz travaillait de toutes ses forces en Angleterre à détourner le coup dont son ami allait être frappé. John aidait Thomas, mais tout était inutile. Henri faisait alors de grands efforts pour faire saisir quelques-uns de ses sujets, que leur dévouement au pape avait jetés hors de l’Angleterre. « Couvrez d’espions toutes les routes, afin de vous emparer d’eux, » écrivait-il aux magistrats allemandso ; mais pas un mot pour Tyndale. Le roi se souciait fort peu de ces évangéliques. Sa religion consistait à rejeter le pontife romain et à se faire pape lui-même ; quant à ces réformateurs, qu’on les brûle en Brabant ! ce sera lui en éviter le souci. Toute espérance n’était pourtant pas perdue. On avait confiance dans le vice-gérant, le marteau des moines. Vaughan écrivit d’Anvers à Cromwell, le 13 avril : « Si vous m’envoyez une lettre pour le conseil privé, je puis encore sauver Tyndale du feu ; seulement pressez-vous ; si vous remettez de le faire, ce sera trop tardp. » Mais il y avait des cas où Cromwell ne pouvait agir sans le roi ; or celui-ci faisait la sourde oreille. Il avait alors des motifs spéciaux pour sacrifier Tyndale ; le mécontentement qui éclatait dans le nord de l’Angleterre lui faisait désirer de se concilier les Pays-Bas. Charles-Quint, même, vivement attaqué par François Ier, demandait à son très-bon frère (Henri VIII) de s’unir à lui pour le bien public de la chrétientéq. La reine Marie, gouvernante des Pays-Bas, écrivait de Bruxelles à son bel oncle, le suppliant de se rendre à cette demande, et le roi était tout prêt à abandonner Tyndale pour plaire à de si puissants alliés. Marie, d’un cœur droit, mais d’un caractère faible, cédait facilement aux impressions étrangères, et était alors très mal entourée. « Ces animaux (les moines), disait Érasme, sont tout puissants à la cour de Bruxelles. Marie n’est qu’une marionnette placée là par notre nation ; Montigny est le jouet des franciscains ; le cardinal-évêque de Liége est un esprit dominateur et plein de violence, et quant à l’archevêque de Palerme, c’est un donneur de paroles, et rien autrer. »

o – You will use such care by spies, both of the public and private roads. » (Ibid.)

pState papers, VII, p. 662, 663, 665.

qIbid., IX, p. 662 à 664.

r – Lettre à Cholerus. Érasme mourut peu après, le 12 juillet 1536.

C’est au milieu de tels personnages et sous leur influence que le tribunal se forma et que le procès du réformateur de l’Angleterre commença. Tyndale refusa de se choisir un avocat. « Je répondrai moi même à mes accusateurs. » dit-il. Voici la doctrine pour laquelle il était mis en cause : « L’homme qui rejette l’existence mondaine qu’il a eue loin de Dieu, et reçoit par une foi vivante la rémission complète de tous ses péchés que la mort de Christ lui a acquise, est introduit, par une glorieuse adoption, dans la famille même de Dieu. » C’était certes un crime pour lequel un réformateur pouvait mourir avec joie. Tyndale parut devant la cour ecclésiastique (août 1536). « Vous êtes accusé, lui dirent ses juges, d’avoir violé le décret impérial qui défend d’enseigner que la foi seule justifies. » L’accusation ne manquait pas de vérité. L’Injuste Mammon de Tyndale venait de paraître à Londres avec son nom, et sous ce titre : Traité de la Justification par la foi seulement. » Chacun pouvait y lire le délit dont on l’accusait.

s – Fox, Acts, V, p. 127. Urkunden des Augsborg Reichtages, II, p. 719.

Tyndale avait ses raisons quand il avait déclaré qu’il plaiderait lui-même. Ce n’était pas sa cause qu’il s’agissait pour lui de défendre, c’était celle de l’Évangile ; un avocat du Brabant l’eût fort mal soutenue. Il avait à cœur de proclamer solennellement, avant de mourir, que si toutes les religions humaines font venir le salut des œuvres des hommes, la religion divine le fait procéder d’une œuvre de Dieu. « L’homme, dit-il, que le sentiment de ses fautes a troublé, perd toute confiance et toute joie. La première chose à faire pour le sauver, est donc de le décharger du pesant fardeau sous lequel sa conscience est affaissée. Il faut qu’il croie à l’œuvre parfaite de Christ qui le réconcilie complètement avec Dieu, alors il a la paix, et Christ lui communique par son Esprit une sainte régénération. — Oui, s’écria-t-il, mes péchés n’existent plus devant Dieu, à cause de la foi. Dieu me déclare à cause d’elle propre à posséder son royaume. Quand un enfant est tombé dans quelque faute et que son père lui dit : Va, je te pardonne ! le cœur de cet enfant est en paix. Et si un charlatan, fût-ce même un prêtre ou un moine, lui disait : Combien veux-tu me donner, et j’obtiendrai le pardon de ton père ? cet enfant, soyez-en sûrs, n’achèterait pas d’un rusé renard ce que son père lui a donné gratuitementt. »

t – « He will not buy of a wily fox that which his father hath given him freely. » (Tyndale, Works, I, p. 294.)

Tyndale avait parlé à la conscience de ses auditeurs, et quelques-uns commençaient à croire que sa cause était celle de l’Évangile. Véritablement, s’écria le procureur général, comme jadis le cen tenier près de la croix, véritablement, cet homme est bon, savant et pieuxu ! » Mais les prêtres ne voulaient pas se laisser arracher une proie si précieuse. Tyndale fut déclaré coupable de propositions erronées, captieuses, téméraires, mal sonnantes, dangereuses, scandaleuses, hérétiques, et fut condamné à être solennellement dégradé, puis livré aux mains du pouvoir séculierv. On voulut le faire passer par tous les usages, même toutes les momeries, usités en pareille circonstance ; le cas était trop beau pour en rien retrancher. Le réformateur fut revêtu des habits sacerdotaux, les vases sacrés et la Bible furent placés dans ses mains, et il fut conduit devant l’évêque. Celui-ci ayant fait connaître le crime de l’accusé, lui ôta les ornements de son ordre, enleva la Bible au traducteur de la Bible, ensuite un barbier lui ayant rasé entièrement la tête, l’évêque le déclara privé de la couronne du sacerdoce et chassé, comme un fils ingrat, des héritages du Seigneur.

u – « Homo doctus, pius et bonus. » (Fox, Acts, V, p. 127.)

v – John Hutton (agent anglais) à lord Cromwell, l2 août 1536 (State papers, VII, p. 665.)

Un jour pouvait suffire pour retrancher de ce monde celui qui en était l’ornement, et ceux qui marchaient dans les ténèbres du fanatisme attendaient l’heure fatale avec impatience ; mais le pouvoir séculier hésita quelque temps, et le réformateur resta encore près de deux mois en prison, toujours plein de foi, de paix et de joie. « Ah ! disaient ceux qui l’entouraient au château de Vilvorde, si celui-ci n’est pas un bon chrétien, nous n’en connaissons pas un sur la terre. » Le courage religieux était personnifié dans Tyndale. Jamais il ne s’était laissé arrêter par aucune difficulté, aucune privation, aucune souffrance ; il avait résolument rempli la vocation qu’il avait reçue, qui était de donner à l’Angleterre la Parole de Dieu. Rien ne l’avait épouvanté, rien ne l’avait abattu ; avec une persévérance admirable, il avait poursuivi son œuvre, et maintenant il allait donner sa vie pour elle. Ferme dans ses convictions, il n’avait jamais sacrifié la moindre vérité à la prudence ou à la crainte ; ferme dans son espérance, il n’avait pas douté que le travail de sa vie ne portât des fruits, car ce travail avait les promesses de Dieu. Cet homme pieux et intrépide a été l’un des plus beaux exemples de l’héroïsme chrétien.

Le faible espoir que quelques amis de Tyndale avaient conçu, en voyant les délais de la justice, fut bientôt anéanti. Le gouvernement impérial s’apprêta enfin à exécuter la volonté des prêtres. Le vendredi 6 octobre 1536 devait être le jour qui terminerait la vie misérable mais glorieuse du réformateur. Les portes de la prison s’ouvrirent, la cohorte franchit les fossés et les ponts sous lesquels dormaient les eaux de la Sennew, traversa la grande enceinte et dépassa les fortifications. Avant de quitter le château, Tyndale, ami reconnaissant, avait confié au geôlier une lettre qu’il destinait à Poyntz ; le geôlier la porta lui-même peu après à Anvers ; elle n’est pas parvenue jusqu’à nous. Le réformateur, arrivé au lieu du supplice, y trouva une foule nombreuse. L’autorité avait voulu montrer au peuple la punition d’un hérétique, mais le peuple ne vit que le triomphe d’un martyr. Tyndale était calme. « Je prends Dieu à témoin, pouvait-il dire, que je n’ai jamais altéré, contre la voix de ma conscience, une seule syllabe de sa divine Parole. Non, je ne l’eusse pas fait, quand on m’eût donné tous les plaisirs, tous les honneurs et toutes les richesses de la terrex. » La joie de l’espérance remplissait son cœur ; toutefois une idée pénible le préoccupait. Mourant loin de sa patrie, abandonné par son roi, il se sentait attristé en pensant à ce prince, qui avait déjà persécuté tant de serviteurs de Dieu, et qui demeurait obstinément rebelle à cette lumière divine qui l’entourait de tous côtés. Tyndale n’eût pas voulu que cette âme pérît par sa nonchalance. Sa charité ensevelissait toutes les fautes du monarque ; il demandait que ces péchés fussent effacés devant la face de Dieu ; il eût voulu à tout prix sauver Henri VIII. Tandis que l’exécuteur le liait au poteau, le réformateur s’écria d’une voix haute et suppliante : Seigneur ! ouvre les yeux du roiy ! » Ce fut sa dernière parole. Cela dit, le bourreau l’étrangla, et les flammes consumèrent la dépouille du martyr. Son dernier cri fut porté jusque dans l’Ile britannique et répété dans toutes les assemblées des chrétiens. Une grande mort avait couronné une grande vie. Telle est, dit le vieux chroniqueur John Fox, l’histoire de ce fidèle martyr de Dieu, William Tyndale, qui, vu ses travaux et ses souffrances, doit être appelé l’Apôtre de l’Angleterre en ces derniers tempsz. »

w – On sait que la prison actuelle est construite sur l’autre bord de la rivière.

x – « I never altered one syllabe of God’s Word. » (Fox, Acts, V, p. 129.)

y – « Lord open the king of England’s eyes. » (Fox, Act., V, p. 127.)

zIbid., p. 114.

Son peuple profita de l’œuvre de sa vie. Déjà, en 1526, plus de vingt éditions du Nouveau Testament de Tyndale avaient été répandues dans tout le royaume. D’autres y étaient dès lors arrivées. C’était comme un fleuve, le Rhin ou l’Escaut, qui apporte sans cesse à la mer des eaux nouvelles. La mort du réformateur les tarirait-elle subitement ? Non ; une plus grande œuvre encore devait s’accomplir ; la Bible entière était prête. Mais pourrait-on la répandre ? Le roi avait refusé son consentement à la circulation de la Bible de Coverdale ; ne ferait-il pas ici de même, et à plus forte raison ? Un puissant protecteur pouvait seul assurer la libre circulation des Écritures. L’imprimeur Richard Grafton arriva à Londres pour demander la liberté de mettre en vente le précieux volume, et avec l’intention de s’adresser à Cranmer.

Cranmer le protégera-t-il ? Le roi et Cromwell s’étaient prononcés contre Tyndale, et le primat avait laissé faire ; c’était assez sa coutume. Son esprit essentiellement prudent, la conviction où il était qu’il ne pouvait faire du bien à l’Église que s’il conservait la place qu’il occupait, peut-être son amour de la vie, le portaient à céder à la volonté despotique de son maître. Tant que Henri VIII était sur le trône d’Angleterre, Cranmer, nous l’avons dit, était, humainement parlant, le seul réformateur possible. Un Jean Baptiste, un Knox, eussent été brisés du premier choc. Le sceptre était alors une hache ; pour sauver sa tête, il fallait la baisser. Le primat baissa donc souvent la sienne. Il se cachait pendant la colère royale ; mais l’orage passé, il reparaissait. Le primat fut la victime d’une erreur. Il avait dit que le roi devait commander dans l’Église, et chaque fois que l’ordre du tyran se faisait entendre, il paraissait croire que Dieu lui-même lui ordonnait d’obéir. Cranmer fut l’image de son Église, qui, sous le poids de ses grandeurs et avec bien des faiblesses cachées sous son manteau, a toujours pourtant porté en elle un principe puissant de vérité et de vie.

L’imprimeur Grafton parut devant l’archevêque, à Forde, dans le Kent ; il lui présenta la Bible du martyr et lui demanda d’en procurer la libre circulation. L’archevêque prit le livre, l’examina, en fut ravi. La fidélité, la clarté, la force, la simplicité, l’onction, tout se trouvait dans cette traduction admirable. Cranmer avait beaucoup d’entrain pour proposer ce qu’il croyait utile. Il envoya le volume à Cromwell en lui demandant de le présenter à Sa Majesté et d’obtenir d’elle la permission de le faire vendre, jusqu’à ce que nous, évêques, ajouta-t-il, nous parvenions à publier une meilleure traduction, — ce qui, je pense, n’arrivera que le lendemain du Jugement derniera. »

a – « Which I think will not be till a day after doomsday. » (Cranmer’s Letter’s and Remains, 4 août 1537, p. 344.)

Henri parcourut le livre ; le nom de Tyndale ne s’y trouvait pas, et la dédicace adressée à Sa Majesté était fort bien faite. Le roi regardant, et non sans raison, la sainte Écriture comme l’engin le plus puissant pour détruire le système papal, crut que cette traduction l’aiderait à émanciper l’Angleterre de la domination romaine et prit une résolution inattendue ; il autorisa, dans tout le royaume, la vente et la lecture de la Bible. Prince inconséquent et bizarre, il faisait à la fois publier, imposer dans tout le royaume, les doctrines du catholicisme romain, et y répandre sans obstacle la Parole sainte qui les renverse ! On dirait que le sang d’un martyr, précieux aux yeux du Roi suprême, ouvrit à la sainte Écriture les portes de l’Angleterre. Cromwell ayant averti l’archevêque de la décision royale, celui-ci s’écria : « Ce que vous venez de faire me cause plus de joie que si vous m’aviez donné mille livres sterling. Les fruits que cette sainte Écriture portera dans les temps futurs manifesteront l’importance de l’acte que vous venez d’accomplir. Soyez sûr, Milord, de la récompense de Dieu et du souvenir perpétuel de la postéritéb. »

b – Cranmer’s Letters and Remains, p. 346.

Il y avait déjà des siècles que le peuple anglais attendait une telle permission ; cela remonte jusqu’avant Wycleff ; aussi la Bible se répandit promptement. On eût dit toutes les portes d’une vaste écluse se levant à la fois, en A’oyant l’impétuosité avec laquelle les eaux vives se précipitaient, et entraînaient tout ce qu’elles rencontraient sur leur passage. Ce grand événement, plus important que les divorces, les traités, les guerres du roi, fut la prise de possession de l’Angleterre par la Réformation. C’était une chose merveilleuse à voir, » dit un ancien historienc. Quiconque en avait les moyens achetait le Livre, et le lisait ou se le faisait lire par d’autres. Plusieurs personnes âgées apprirent l’A, B, C, pour étudier la sainte Écriture de Dieu. Il y avait en divers lieux des séances de lecture ; de pauvres gens, réunissant leurs économies, achetaient une Bible, et se retirant dans quelque partie reculée d’une églised, ils s’y formaient modestement en cercle, et lisaient entre eux le saint Livre. Une foule d’hommes, de femmes, de jeunes gens, dégoûtés de la pompe stérile des autels et du culte des images muettes, se groupait autour d’eux pour savourer les précieuses promesses de l’Évangile. Dieu lui-même parlait sous les voûtes de ces vieilles chapelles ou de ces antiques cathédrales, où n’avaient retenti longtemps que des messes et des litanies. Ils voulaient, au lieu des chants criards de leurs prêtres, entendre la douce voix de Jésus-Christ, celle de Paul, de Jean, de Pierre, de Jacques. Le christianisme des apôtres reparaissait dans l’Église.

c – Strype, Cranmer Mém., p. 64.

d – « Several poor men… on Sunday sat reading in the lower end of the church. » (Strype, Cranmer Mem., p. 64.)

Mais avec lui revenait la persécution, selon cette parole du Maître : Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant. Un père, irrité de ce que son fils, jeune encore, se joignait à ces saintes lectures, le saisit par les cheveux et lui attacha une corde au cou pour le pendree. Mais Dieu fut le plus fort ; dans toutes les campagnes et les cités de la patrie de Tyndale s’ouvraient les pages saintes, et les lecteurs ravis y trouvaient les trésors de paix et de joie qu’avait connus le martyr. Plusieurs s’écriaient comme lui : « Nous savons que cette Parole est de Dieu ; comme nous savons que le feu brûle ; — non pas qu’un autre nous l’ait dit, mais parce qu’un feu divin embrase notre cœur. — O éclat de la face de Moïse ! O splendeur de la gloire de Jésus-Christ, qu’aucun voile ne recouvre ! O puissances intérieures de la Parole divine, qui nous obligent, avec tant de douceur, à aimer et à faire ! O temple de Dieu au dedans de nous, dans lequel le Fils de Dieu habitef ! » Tyndale avait voulu mettre le feu sur la terre, par la Parole de son Maître, et ce feu était allumé.

e – « Taking his son by the hair of his head. » (Ibid., p. 65.)

f – Tyndale’s Works. — Parker’s Soc, I, p. 27, 317, 373, 463 ; II, p. 210, 250 ; III, p. 26.

La dissémination universelle de toutes les saintes Écritures est une époque importante dans la Réformation de l’Angleterre. Il y a là comme une de ces colonnes qui séparent un territoire d’un autre ; et c’est près d’elle que pour le moment nous suspendons notre marche, et nous reposons quelques instants, pour tourner ensuite nos pas vers d’autres contrées.

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