Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Livre 9
Réformation de Genève par le ministère de Farel et arrivée de Calvin dans cette ville après son séjour en Italie

Chapitre 1
Luttes et martyrs de la Réforme dans Genève

(Janvier à Juin 1535)

9.1

La liberté est-elle un bien ? – Les Suisses abandonnent Genève – Les magistrats élus sont amis de la Réforme – Le parti réformé s’accroît – Un moine offre de prêcher l’Évangile – Opposition à Saint-Germain – Le conseil veut que le moine prêche – Émeute dans l’église – La communion de Pâques – Un chevalier de Rhodes prêche l’Évangile – Les brigands de Peney – Cruel supplice de Gaudet – Constance du martyr – Les Genevois attaquent le château – Retraite et courage

La Réformation de Genève, préparée par le rétablissement de la liberté civile, commencée par la lecture de la Parole de Dieu et les enseignements de divers évangélistes, allait être définitivement opérée par le ministère dévoué de Froment, de Viret, mais surtout de Farel. Plus tard Calvin, d’accord avec les conseils qui ne renonçaient jamais à leur intervention, devait en affermir les fondements, l’organiser et en couronner le faîte. La puissance civile et la puissance ecclésiastique avaient, surtout depuis les jours d’Hildebrand, lutté l’une contre l’autre dans les divers pays de la chrétienté et suscité des haines, des divisions, des guerres. Un meilleur état de choses devait remplacer ces troubles perpétuels. L’Église et l’État ne seraient sans doute pas toujours d’accord à Genève ; mais ils montreraient plus de modération dans leurs rapports, auraient le plus souvent la même pensée, et marcheraient ensemble vers une indépendance mutuelle, qui toutefois ne les rendrait pas étrangers l’un à l’autre.

Au commencement de 1535, l’opposition à la Réforme était encore vive dans cette ville et l’on y débattait cette importante question : La liberté est-elle un bien, est-elle un mal ? Les partisans du pape et de la Savoie s’efforçaient de démontrer à ceux des citoyens, qui étaient connus comme amateurs de liberté civile et de réforme religieuse, que leur état irait de mal en pis, s’ils n’acceptaient pas la souveraineté de leur évêque, le protectorat d’un prince voisin, et la suprématie du pape ; trois maîtres pour un. Les fruits de cette indépendance, dont ils étaient si épris, seraient, leur disait-on, l’agitation, les désordres, les violences, la misère. Le parti féodal était sincèrement convaincu que le chemin de la liberté est raboteux, dangereux ; que quiconque le prend y bronche, y tombe, et s’y casse le cou ; qu’il faut à un peuple, grand ou petit, un pouvoir absolu et énergique, qui le maintienne dans l’ordre. Il conseillait aux Genevois de laisser là leurs belles théories, leurs vieux parchemins, leurs antiques franchises ; — de prendre un maître, s’ils voulaient voir la paix, la richesse, les plaisirs, la prospérité abonder dans leurs murs.

Les citoyens repoussaient ces discours. Ils croyaient que les libertés qu’ils possédaient venant de leurs pères, ils ne pouvaient en priver leurs enfants. Ils savaient que l’indépendance a des dangers, des privations, des peines, auxquels il faut se soumettre. Mais la vie, n’en a-t-elle pas et serait-ce une raison pour se l’ôter ? Si Dieu a enrichi l’homme de nobles facultés, ce n’est pas pour qu’il les mutile, qu’il les étouffe, mais pour qu’il les développe, les règle et les accroisse. Un homme, digne de ce nom, n’accepte pas volontairement des lois à la confection desquelles il n’a aucune part. L’arbitraire, la violence, les comités secrets ne sauraient se substituer chez un peuple à l’indépendance, à la justice, à la publicité. Le despotisme amoindrit l’homme, la liberté l’agrandit. Vouloir, pour prévenir les abus, la lui ôter, c’est changer l’œuvre et le plan du Créateur.

Et pourtant tout semblait annoncer que la liberté et la Réforme allaient être détruites dans Genève. Une assemblée des cantons suisses, réunie, nous l’avons vu, à Lucerne, le 1er janvier 1535, s’était occupée de Genève, et le seul canton qui voulût quelque bien aux Genevois, Berne, avait consenti à ce que l’évêque et le duc fussent réintégrés dans les droits qu’ils prétendaient avoir, pourvu que la religion demeurât libre ; « car, avaient ajouté les Bernois, la foi est un don de Dieu. » Mais les envoyés de Savoie avaient demandé la reconnaissance pure et simple de l’autorité absolue du duc et de l’évêque ; cela seul pouvait, selon eux, faire cesser toute haine et toute effusion de sanga. La diète l’avait ainsi décrété, en sorte que la Réformation et l’indépendance de Genève allaient être annulées par les Suisses eux-mêmes.

aArchives générales du royaume d’Italie à Turin. Genève, paquet 14.

Mais c’est quand les hommes s’éloignent, que le secours est le plus proche. Si tous étaient décidés, hors de Genève, à détruire sa Réformation, la petite phalange de ses citoyens ne l’était pas moins au dedans à la maintenir. Trois partis la demandaient également. Les anciens huguenots la réclamaient immédiate, violente même s’il était nécessaire ; les magistrats la désiraient légale, lente, diplomatique ; les évangéliques la voulaient spirituelle et pacifiquement accomplie par la Parole de Dieu. Il y avait, soit dans les maisons de quelques notables, soit dans d’obscurs réduits, des âmes pieuses qui criaient à Dieu nuit et jour, pour le triomphe de la bonne cause. La petite cité de douze mille âmes avait résolu de résister aux puissances qui voulaient l’écraser. Sans hésitation, sans peur, Genève se confiait en Dieu et marchait en avant. L’époque où l’on élisait chaque année les magistrats étant arrivée, les Genevois portèrent avec décision, le 7 février, à la première charge de l’État, des amis de l’indépendance et de la Réformeb. Parmi les conseillers se trouvèrent aussi quelques-uns des huguenots les plus décidésc. Avec de tels hommes, avec Farel, Viret et Froment dans ses murs, avec la protection divine, la transformation de Genève semblait imminente, malgré les efforts de la Suisse, du Piémont, de l’Empereur et du pape.

b – A. Chiccand, l’intrépide huguenot Ami Bandière, Hudriod du Molard, Jean Philippin ; le dernier seul, élu par un sentiment d’équité, penchait du côté catholique.

c – A. Porral, J. Philippe, F. Favre, S. Coquet, d’Adda, Cl. Savoye, J. Lullin, Et. de Chapeaurouge.

Le parti gouvernemental ne voulait rien précipiter, il entendait ménager les opinions contraires et chercher un certain milieu qui satisfit tout le monde ; mais la cause de la Réformation et de la liberté bouillonnait dans les cœurs. Ces eaux que les magistrats eussent voulu voir immobiles étaient vivement agitées, et le navire romain, déjà démâté, pouvait être subitement englouti. Presque chaque jour un citoyen, une femme, un moine même, sortaient de l’Église du pape et passaient dans celle de l’Évangile ; ou bien quelque chrétien étranger, qui avait tout abandonné pour obéir à sa conscience, entrait dans la libre cité, principalement par la porte de France. Ces pieux réfugiés étaient reçus comme des frères. On les entourait, on les contemplait, on les questionnait. Ils racontaient comment ils avaient soutenu une guerre âpre, enduré « de vilains reproches, » beaucoup pleuré et beaucoup gémi. Mais les fâcheries qu’ils avaient souffertes, ajoutaient-ils, leur semblaient légères, maintenant qu’ils trouvaient la délivrance et la liberté. Les chrétiens de Genève étaient fortifiés par la foi de ces nobles confesseurs de Jésus-Christ. Le torrent réformateur grossissait, on le voyait se précipiter contre les digues affaiblies de la superstition. En vain, les catholiques romains du dedans et du dehors s’efforçaient-ils de l’arrêter, il allait enfoncer les poutres vermoulues de la papautéd. Le conseil cependant semblait immobile. L’ardent Bandière poussait eu avant, le catholique Philippin retenait en arrière ; mais l’opinion moyenne du premier syndic et de Du Molard avait finalement le dessus.

d – Registres du Conseil des 7 et 8 février 1535. — Froment, Gestes de Genève, p. 131.

Le parti modéré se disait pourtant qu’il fallait faire quelque concession au parti évangélique, si l’on voulait en rester maître. Une bonne occasion se présenta pour réaliser ce plan. On découvrit un cordelier qui offrait de prêcher la Parole de Dieu en gardant le capuchon de Saint-François. Donner un Évangile mitigé, sous une forme romaine, tel est le plan qu’ont choisi d’ordinaire ceux qui ont mis la paix avant la vérité. Un ou deux jours après l’élection des syndics, ce « certain cordelier » qu’appuyait le conseil, demanda au chapitre « une place pour prêcher. » Les chanoines, un peu défiants, l’examinèrent ; il avait bien la robe brune de Saint-François et une corde lui servait bien de ceinture ; toutefois ils craignaient qu’il eût autre chose par-dessous. « Allez vers M. le vicaire épiscopal qui réside à Gex, » lui dirent-ils. Le « moine évangélique, » se rendit donc dans cette ville. Le vicaire le regarda aussi d’un œil inquiet. « Mr l’évêque, répondit-il, doit venir bientôt à Genève ; il amènera avec lui tel prédicateur qu’il voudra. » Le pauvre franciscain revint annoncer au conseil que partout on le congédiait. Deux conseillers se rendirent vers Messieurs du chapitre, pour appuyer la demande du moine. Ceux-ci qui menaient une vie de chanoines, oisive autant qu’on peut l’imaginer, se trouvèrent tout à coup avoir à faire par-dessus les bras. « Il nous faut dire l’office, répondirent-ils, et il est si long !… et puis, — autre travail, — il y a la procession, où il nous faut marcher en ordre. Nous n’avons pas le temps de nous occuper de prêche ; pourvoyez-y du mieux que vous pourrez ! » Le conseil fut indigné. Hurler des litanies, voilà ce qui presse ! mais faire prêcher la Parole de Dieu, est œuvre surérogatoire… « Eh bien, dirent au moine les syndics mécontents, nous vous donnerons, nous, une place ; » et ils lui assignèrent l’église de Saint-Germain, située dans un quartier adonné au catholicisme. C’était le samedi 12 février, veille du dimanche des Brandonse.

e – Registres du Conseil du 12 février 1535.

Le bruit de cette décision bouleversa les catholiques de la paroisse et il y eut dans plusieurs ménages des scènes violentes. Les femmes étaient hors d’elles ; elles apostrophaient leurs maris, les appelaient des lâches ; leur enjoignaient de s’opposer aux sermons du moine. L’une d’elles nommée Pernette, se distinguait dans cette opposition. Petite, grosse, les jambes courtes, la tête dans les épaules, elle ressemblait assez à une boule, en sorte qu’on l’appelait dans la ville : la Toute ronde. Mais un esprit agitateur animait ce petit corps et il en sortait une grosse voix. Pernette se remuait, intriguait dans les maisons ; criait sur la place publique ; et elle se rendit enfin chez M. le curé.

Le prêtre de Saint-Germain, procureur fiscal de l’évêché, Thomas Vandel, frère de Robert, de Pierre et de Hugues, avait un caractère indécis ; il était disposé à marcher comme ses frères, dans la voie de l’indépendance, mais des liens étroits l’attachaient à l’évêque, et il hésitait. Double de cœur, il était sans cesse poussé çà et là par des sentiments contraires.

Pour le moment, grâce aux efforts de quelques chanoines, et de quelques dames notables, le vent, à la cure, soufflait dans le sens de la papauté. Toutefois certains huguenots parlaient alors à voix forte ; Vandel résolut de ne se prononcer ni pour un côté ni pour l’autre, et jetant le fardeau sur les principaux membres de sa paroisse, il les invita à présenter une requête au conseil.

Le dimanche matin, avant l’heure où le moine devait prêcher, la députation se rendit à l’hôtel de ville. Ces messieurs au fond parlaient pour leurs femmes. Il ne fut donc pas question d’hérésie : « Nous craignons, dirent-ils, qu’on ne fasse du bruit ; c’est pourquoi nous demandons qu’on nous laisse notre office ordinaire. » Les syndics répondirent : « Vous entendrez le prédicateur. S’il dit bien, il demeurera ; mais s’il prêche quelque chose de nouveau, contraire à l’Écriture sainte, on le chassera. » En conséquence, le curé fit annoncer dans l’église que le moine y prêcherait, selon l’ordre du conseil. Les femmes et quelques hommes rentrèrent à la maison fort irrités. Aussitôt une insurrection s’organisa ; un clérical réunit autour de lui, dans la rue, une partie des paroissiens, et s’écria : « Fermez l’église au cordelier ! » Pernette, qui était là, rentra dans sa maison, saisit avec impétuosité un grand pilon de bois avec lequel elle pilait son self, et le brandissant comme une massue, marcha violemment au combat. Un grand nombre de femmes, parmi lesquelles il s’en trouvait dont les mœurs étaient un peu suspectes, l’entouraient et s’écriaient : « Les luthériens veulent nous donner un prédicateur ! Oh ! oh ! chiens ! chiens ! » Pernette levait sa massue, et déclarait qu’elle assommerait le premier hérétique qui oserait s’approcher de la chaire. Ses belliqueuses compagnes la suivirent, entrèrent dans l’église, se rangèrent en bataille, et attendirent l’ennemi. Au moment où le cordelier parut, elles se mirent à faire un grand vacarmeg, se jetèrent au-devant du moine en criant et agitant leurs bras et leurs armes. Pernette monta sur une chaise, et tenant son pilon, l’agita au-dessus des têtes. Les réformés, de leur côté, qui avaient franchi les portes, se serraient autour du prédicateur, et disaient : « En avant, courage ! » Ils faisaient place au moine qui, peu à peu, parvint au pied de la chaire. « Alors, dit la sœur Jeanne de Jussie, cet apostat de Saint François, qui portait encore l’habit de la sacrée religion, se mit à prêcher à la mode hérétiqueh. » Mais au moment où le franciscain ouvrit la bouche, Pernette donna le signal en levant son pilon, et soudain, les dévotes et les dévots firent un tel bruit que le cordelier dut se taire.

f – « Unum pictonem nemoreum. » (Latin de chancellerie. — Registres du Conseil du 14 février 1535.)

g – Registres du Conseil du 14 février 1535.

hCommencement de l’hérésie dans Genève, p. 105.

Le conseil n’entendait pas qu’on bravât ses ordres, il fit instruire contre les émeutiers et les émeutières ; l’ami des prêtres qui avait provoqué l’insurrection, perdit sa bourgeoisie ; Pernette fut condamnée à quelques jours de prison au pain et à l’eau, et l’on chassa de la ville deux autres femmes qui avaient une mauvaise conduite. Dès lors le cordelier prêcha paisiblement ; et le curé voyant de quel côté venait le vent, le reçut gracieusement dans sa propre maison. Bientôt même il commença à goûter les sentiments de ce moine, et parut se décider dans le sens de l’Évangilei.

i – Registres du Conseil des 13, 14, 21 février et 6 mars.

Cette victoire précipita dans Genève, comme cela était naturel, le mouvement de la Réformation. Le jour de Pâques fut célébré avec ferveur par les amis de l’Évangile. Ils se rendirent en nombre considérable à la table du Seigneur, dressée dans le couvent de Rive. Les maris y allaient avec leurs femmes ; les jeunes gens guidaient les vieillards. Quelques huguenots, qui n’étaient probablement pas du nombre des communiants, voulant prouver aux catholiques que, quoique l’on fût aux derniers jours de la semaine sainte, les cloches n’avaient pas fait le voyage de Rome, comme les prêtres le faisaient croire au peuple superstitieux, les sonnèrent à toute volée le jeudi, le vendredi et le samedi saints, dit la sœur Jeannej. Les adversaires fanatiques de la Réformation, irrités de ces progrès, allaient en tirer une cruelle vengeance.

jCommencement de l’hérésie dans Genève, p. 106 et 108.

L’ancien chevalier de Rhodes, le pieux Gaudet, de Saint-Cloud près Parisk, voyait avec joie ce vif mouvement de réforme. Aussi avait-il quitté son oncle, le commandeur de Rhodes, le sire Loys Brusnis de Compésières, homme tout dévoué au pape, et était venu s’établir à Genève, lui, sa femme et son ménage. La cité des huguenots était particulièrement propre à offrir un refuge aux exilés. Il n’y avait pas, alors du moins, d’aristocratie exclusive ; toute individualité avait sa place au soleil. Chacun pouvait par son intelligence et son énergie s’asseoir au milieu des notables. Gaudet était touché de ces mœurs libérales, édifié du zèle avec lequel Farel et les autres ministres semaient la vraie doctrine du Fils de Dieu, au milieu de grandes difficultésl, vivait heureux dans Genève, jouissait du bonheur domestique, entendait prêcher, et prêchait lui-même, ce qui semblait extraordinaire dans un chevalier de Rhodes. Un jour, un Genevois catholique-romain, faisant visite au commandeur de Compésières, lui raconta ce que faisait son neveu. Quand le sire Loys apprit que le chevalier de Rhodes se faisait hérétique et même prédicant, il résolut de le faire sortir d’une ville aussi dangereuse, et remit à cet effet au visitant une lettre dans laquelle il invitait Gaudet à aller à Gex, où il trouverait des nouvelles importantes de Paris. Gaudet partit. Ce n’était pas chose facile alors que de faire ce trajet. Des mameluks genevois, des gentilshommes savoyards et d’autres condottieri, remplissaient le château de Peney. Perchés sur leurs murailles, ils épiaient du regard les contrées environnantes ; et dès qu’ils apercevaient quelque voyageur, ils fondaient sur leur proie et l’emportaient dans leur aire. Leurs brigandages étaient le grand sujet de conversation des contrées d’alentour. Le 9 février de cette année, disait-on à Genève, trois cordeliers et deux imprimeurs, tous disciples de l’Évangile, venant de France, et se dirigeant de nos côtés, ont été enlevés dans l’auberge où ils s’étaient arrêtés, par douze arquebusiers de Peney. Un peu plus tard, un autre Français a été pris, torturé et pendu. Du 1er au 5 avril, plusieurs Genevois ont été conduits au château, les mains liées derrière le dos comme des criminels. Un huguenot, accusé sans preuve d’avoir contribué à faire sortir l’évêque de Genève, a été tiré à quatre chevaux dans la cour de Peney et écartelé. La garnison de ce château fait jour et nuit force alarme, dérobe bestiaux, meubles, voire petits et jeunes enfants, hommes et femmesm. » Ces actes sauvages étaient de nature à empêcher Gaudet de se rendre à l’invitation de son oncle ; mais un chevalier de Rhodes n’a pas peur. Arrivé à Gex, le 22 juin, sans encombre, il en repartit le lendemain. Il avançait sans crainte, quand des hommes armés fondirent sur lui, et le menèrent au château de Peney.

k – Voir vol. IV, 7.10.

l – Crespin, Actes des Martyrs, art. P. Gaudet, p. 114.

m – Froment, Gestes de Genève, p. 172.

Les fanatiques qui y avaient élu domicile, cherchèrent d’abord à ramener Gaudet à la doctrine de Rome ; mais leurs efforts étant inutiles, ils s’y prirent d’une autre manière, qui n’entrait pas sans doute dans les instructions de l’oncle. Ils le tinrent environ cinq jours en grand tourmentn. Si vous voulez vous révoquer, lui disaient-ils, on vous sauvera la vie. » Mais l’ancien chevalier savait que nous avons à batailler continuellement, et il avait gravé trop vivement dans son cœur la doctrine du salut, pour la perdre. « Il demeura constant, disent les chroniqueurs, soutenant le parti de l’Evangile. » Messieurs de Peney ne s’y étaient pas attendus ; la fermeté de Gaudet était à leurs yeux une obstination criminelle, ils résolurent de le faire mourir de la mort la plus cruelle, dont oncques on ouyt parler en ce pays. » Ils décidèrent qu’il serait brûlé, tout vif, à petit feu, pour s’être fixé à Genève avoir été au sermon, ouï et prêché l’Évangile. » C’était son crime. Voulant faire jouir leurs voisins d’un spectacle si digne d’être vu, les gentilshommes y invitèrent les paysans des environs, hommes, femmes et enfants. On sortit Gaudet de son cachot, on le conduisit dans la cour du château, remplie de spectateurs, on l’y attacha. Un des Peneysans apporta un petit feu et le lui mit « gentiment » sous les pieds ; quand les plantes des pieds furent brûlées, le petit feu fut placé ailleurs, et promené successivement sur diverses parties du corps. Mais le chevalier chrétien demeurait ferme. Il savait que quand Dieu met son Saint-Esprit dans un homme, il ne peut défaillir, encore que le ciel tombât. Ses cruels bourreaux montraient tout autant de constance. Ils se disaient que Gaudet était membre de cet ordre fameux de Saint-Jean de Jérusalem, fondé dans la Terre sainte, mis sous la protection du saint-siège, et qui avait défendu avec tant de gloire la Croix contre le Croissant. La pensée qu’un de ses chevaliers se joignait aux hérétiques, qu’il devenait même prédicant, les transportait de fureur. Voyant que leurs charbons ardents n’y faisaient rien, ils attachèrent le disciple de l’Évangile à une colonne, se groupèrent en armes autour de lui, et plus cruels que des Peaux-Rouges, se mirent à le piquer de leurs lances et de leurs hallebardes, tantôt ici et tantôt lào. Gaudet, plein de douceur, bénissait ses ennemis : « Vous me faites mourir, disait-il, parce que j’ai prêché la Parole de Dieu. Je crie à Dieu miséricorde, et le prie qu’il vous pardonne la tyrannie que vous faites en moip. »

n – Crespin, Martyrologue, p. 114.

o – Froment, Gestes de Genève, p. 173.

p – Lettre du Conseil de Genève à Porral, ambassadeur à Berne, 29 juin 1535.

Le martyr s’affaiblissait à vue d’œil, mais il ne cessait d’invoquer le nom de Christ ; et « cette invocation, dit le chroniqueur, lui donnait allégement en ses âpres tourments. » Il avait mis son espérance dans la fidélité du Dieu invisible. Ce supplice et la joie du martyr eurent sur les paysans un effet contraire à celui qu’on avait attendu. Ils étaient saisis d’horreur, poussaient de profonds soupirs, et « s’en alloynt, plourant et gémissant en leurs maysons, estant marrys d’ung tel oultraige. » Enfin Gaudet épuisé rendit à Dieu son âme, deux jours après avoir été attaché à la colonne. Genève qui avait eu des martyrs de la liberté avait maintenant des martyrs de la foiq.

q – Registres du Conseil du 29 juin 1535. — Crespin, Actes des martyrs, p. 114. — Froment, Gestes de Genève, p. 173.

Une action si cruelle révolta tous les cœurs. Les prêtres disaient : « Cela va nous faire plus de tort que vingt sermons de Farel. » Les huguenots s’écriaient qu’il fallait détruire ce nid de brigands. Les parents des citoyens qui y étaient prisonniers, redoutaient pour eux le sort du Parisien et demandaient leur délivrance. Le conseil s’assembla un soir, après souper, les portes de la ville étant déjà fermées, et l’attaque de Peney fut proposée. En vain rappela-t-on qu’il y avait là de vieux soldats bien exercés à la guerre, et que le château était fort et bien fourni d’artillerie. » Le cruel supplice de Gaudet enleva le vote : l’avis de l’attaque prévalut. Le héraut parcourut les rues au milieu des ténèbres, publiant que tout homme, portant les armes, se rendît à sa place respective, sans tarder ; la troupe partit. Il y avait environ cinq cents hommes, et deux pièces d’artillerie. A une heure après minuit, la petite armée était sous la forteresse. Tout y était tranquille ; chacun dormait. Malheureusement les échelles n’étaient pas encore arrivées ; les Genevois craignant d’être aperçus, s’ils retardaient l’attaque, braquèrent leurs canons, et lancèrent un boulet. Les hommes d’armes du château se réveillent ; au premier moment, « ils croyent être pris, pour un coup, » dit le chroniqueur. Mais bientôt ils se remettent ; les uns sonnent à grande volée la cloche, pour appeler leurs amis ; et les autres courent aux murailles. Alors renonçant à escalader le château, les Genevois braquent leurs canons contre la porte et l’enfoncent ; aussitôt les Peneysans en dressent une autre ; balles et boulets pleuvent sur les assaillants ; les murailles semblent en feu. Quelques Genevois tombent sur place, d’autres se sentant blessés se retirent en chancelant hors de la portée des boulets, et s’asseyent tristement sur le chemin. Dans ce moment on annonce que M. de Lugrin, qui commandait à Gex, arrive avec sa troupe ; les Genevois vont se trouver pris entre deux feux ; les chefs ordonnent donc la retraite.

Toute la ville s’assembla aux portes pour recevoir la troupe. Quel désastre ! quels gémissements ! les femmes cherchaient leurs maris ; les mères leurs enfants. « Quel remède trouver aux maux qui nous accablent ! » s’écriait-on. La voix des réformateurs releva les esprits et dit : « Dieu veut faire d’autres choses, et de plus grandes. Il vous délivrera de vos ennemis, mais par d’autres moyens, que vous n’entendez pas, afin que l’honneur lui soit entièrement rendu, et non à vos humaines entreprises et à vos artilleriesr. Les Genevois ne négligeaient rien pour leur défense. Ils prenaient les cloches des couvents et en coulaient des canons ; ils rasaient les murailles des faubourgs qui subsistaient encore ; ils établissaient une troupe permanente pour protéger les campagnes et querir des vivres ; enfin ils éloignaient les traîtres qui se trouvaient dans la cité. Ils se confiaient en Dieu, mais ils voulaient être prêts pour la bataille.

r – Registres du Conseil des 4, 7,10,17, 18 mai 1535. — Froment, Gestes de Genève, p. 177,178. — Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 114, 115.

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