Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 2
Empoisonnement des réformateurs et conversion du chef des franciscains

(Printemps 1533)

9.2

Antoina – Les prêtres la gagnent – Antoina prépare le poison – L’empoisonnement – Antoina en fuite et ramenée – Impression dans Genève – Condamnation et exaltation de la vénéfique – Conséquences du crime – Deux affranchissements nécessaires – Conversion du supérieur des Franciscains – Il prêche pendant tout le carême – Que les chartes de l’Église prononcent – Le gardien demande une conférence publique

Les ultramontains, de leur côté, redoublaient de zèle. Plusieurs ne voulaient employer que des armes légitimes ; mais il y en avait aussi qui étaient peu scrupuleux sur les moyens à prendre pour vaincre les ennemis de Rome. Les fanatiques se forment une fausse conscience, et regardent alors comme très bonnes, des actions très coupables. L’empire échappait à l’Église ; il fallait à tout prix le lui rendre, se disaient, dans Genève, des catholiques romains exaltés. Le chanoine Gruet, en particulier, son famulus le prêtre Gardet, Barbier, attaché à l’évêque de Maurienne, pensaient que puisque ni duc, ni évêque, ni mameluks n’y pouvaient rien, il fallait arrêter par d’autres moyens, ce torrent furieux qui menaçait d’emporter la papauté, ses temples, ses prêtres et ses images. Des fanatiques, que les hommes sages du catholicisme sont unanimes à réprouver, complotaient dans les ténèbres et disaient tout bas que Farel, Viret et Froment étant logés tous les trois dans la même maison, on pourrait bien s’en défaire d’un seul coup. Il perça quelque chose de ces coupables propos, et l’on invita les réformateurs à se tenir sur leurs gardes ; mais ces projets ne les troublèrent pas. Quand nous serions morts tous les trois, dit Froment, Dieu saurait bien en susciter d’autres. Ne crée-t-il pas des pierres même, des enfants à Abraham ? » L’œuvre de ténèbres commenças.

s – Froment, Gestes de Geneve, p. 94.

Il y avait alors à Genève une femme mariée et mère de famille, nommée Antoina Vax, de sentiments vifs, d’un tempérament mélancolique, d’une imagination exaltée, faible, plus que dépravée. On faisait en ces temps grand usage du poison ; Bonivard avait souvent raconté « comment le pape Alexandre VI voulant avoir l’argent et les bénéfices de deux ou trois cardinaux, avait bu par mégarde du flacon dans lequel se trouvait le vin qui devait les empoisonner, et avait été pris au trébuchet qu’il avait lui-même tendu. » Antoina avait vu souvent employer le poison. Se trouvant en service à Lyon, neuf ans auparavant, elle avait remarqué que l’un de ses camarades avait toujours sur lui une petite boîte, recouverte pieusement d’un Agnus Dei : « C’est du poison sublimé » lui avait-il dit. Plus d’une fois dès lors, l’infortunée, esprit noir et rêveur, sentant des vapeurs lui monter au cerveau, s’était écriée : « Que je suis malheureuse ! que je voudrais être loin de ce monde ! Oh ! si j’avais du sublimé ! » A Bourg, elle avait vu sa maîtresse, d’accord avec un médecin espagnol, donner du poison à son mari ; plus tard, entrée dans la maison d’une famille illustre, le seigneur de Challe, neveu de l’évêque de Maurienne, elle crut voir son maître empoisonner l’époux de sa mère. De là, Antoina se rendit à Genève avec son mari et ses enfantst.

t – Froment, Gestes de Genève, p. 95. — Le curé Besson, Mémoires du diocèse de Genève et de Maurienne, p. 303. — Sommaire des aveux d’Antoina. (Archives de Berne.) Gaberel, I, Pièces, p. 80.

Barbier, un des principaux instigateurs du complot, avait connu Antoina quand elle servait chez M. de Challe ; à son retour d’un colloque tenu à Thonon, il jeta les yeux sur elle pour accomplir le coupable dessein formé par lui et ses complices. A Genève, comme en Angleterre, c’était une femme que des prêtres égarés choisissaient pour frapper le coup qui devait, espéraient-ils, détruire la Réformation. Ni l’une ni l’autre de ces malheureuses n’étaient dépourvues de tout sentiment moral ; mais l’imagination exaltée de la nonne du Kent et d’Antoina et leur sensibilité maladive, leur faisaient embrasser avec enthousiasme ce plan d’hommes méchants et rusés. Barbier aborda la femme Vax, lui parla des prédicants et des maux dont la sainte Église était menacée ; quand il crut s’être assez insinué dans son esprit, il lui représenta le grand service qu’elle rendrait à la religion, si elle débarrassait Genève de ces hérétiques. Si l’on s’aperçoit de quelque chose, ajouta-t-il, vous n’aurez qu’à vous retirer chez le chanoine Gruet, secrétaire de Mon seigneur de Maurienne. » Antoina hésitait. Des moines de l’abbaye d’Ambournay en Bresse, qu’elle avait connus et qui étaient alors à Genève, l’entourèrent de leurs « bonnets ronds » et entreprirent de lui persuader qu’une telle œuvre lui mériterait la gloire du ciel. Elle parut sensible à leur suasion ; et pourtant l’acte lui répugnait. Pour la décider, Barbier la conduisit chez un chanoine fort considéré, d’Orsière : « Fais, fais, hardiment, lui dit le chanoine ; ne te soucie ! » La malheureuse se renditu.

u – Sommaire de ce que la prisonnière a confessé entre les mains de la justice. (Archives de Berne.) Gaberel, Pièces, p. 80.

Il fallait maintenant préparer les voies ; on fit entrer Antoina chez Claude Bernard, dans la maison duquel Farel, Viret et Froment logeaient ; on la lui présenta comme ne pauvre femme réfugiée à Genève pour l’Evangile. Ceci toucha le cœur de Bernard ; il prit Antoina pour servir ses trois hôtes, qui mangeaient à part. Elle savait si bien faire sa mine, qu’elle était en effet estimée « l’une des plus ferventes de l’Évangile. » Se procurer du poison ne lui fut pas difficile ; elle avait demeuré quelque temps chez Michel Vallot, apothicaire, et avait gardé libre entrée chez lui. Un jour elle vint lui faire visite, et dans un moment propice, prit lestement du poison dans une boîte, et s’en alla.

Quand elle eut le poison dans ses mains, elle eut encore à ce qu’il semble un moment de trouble ; mais les malheureux dont elle était l’instrument, la pressèrent de délivrer Genève de l’hérésie. Le 8 mars, donc, Antoina prenant courage, prépare une soupe aux épinards, qu’elle fait bien épaisse, de crainte que le poisoa ne s’aperçoive, elle y jette le sublimé, et entrant dans la chambre où Farel, Viret et Froment sont à table, elle pose le potage mortel devant eux. Farel le regarde ; il le trouve trop épais à son goût, et quoiqu’il ne se doute de rien : « Donnez-moi de la soupe du ménage, » dit-il. Froment, moins difficile que Farel, prenait déjà la cuiller, et allait la porter à sa bouche, quand quelqu’un entra et lui annonça que sa femme et ses enfants venaient d’arriver à Genève ; il se leva précipitamment, « laissant le tout, » et courut les recevoir. Restait Viret, encore pâle et souffrant du coup d’épée qu’il avait reçu d’un prêtre, près de Payerne ; la perfide Antoina lui avait dit qu’elle lui ferait une soupe « bonne pour son estomac ; » il mangea donc tranquillement l’aliment qu’elle avait accoutré pour le faire mourirv. »

v – Sommaire de ce que la prisonnière a confessé entre les mains de la justice. (Archives de Berne.) Gaberel, Pièces, I, p. 80.

Le crime était accompli. Si la bonne providence de Dieu avait merveilleusement sauvé deux des évangélistes, le troisième du moins était perdu. En ce moment, la malheureuse fut soudain émue, sa conscience lui reprocha sa faute ; elle fondit en larmes et se sauva précipitamment à la cuisine, où elle se mit à sangloter. « Qu’as-tu donc ? » lui dirent ses camarades, mais elle ne répondait rien. Ne pouvant plus résister aux remords, et croyant que l’eau fraîche était un bon antidote pour ce poison-là, elle prit la résolution de sauver sa victime, versa de l’eau dans un verre, le monta promptement et demanda à Viret de la boire. Celui-ci, étonné, voulait au moins savoir la cause d’une telle demande ; elle refusa de la lui dire, mais ne cessa sa prière, que quand il eut bu. Froment fort irrité contre cette femme, n’a vu dans son émotion que des larmes de crocodile ; il le dit dans sa Chronique. Nous les croyons plutôt sincères.

Viret tomba malade, et ses amis étaient angoissés. « Hélas, dit Froment, nous attendons pour lui la mort et non la vie ! » On se demandait d’où ce mal soudain venait ; on soupçonna Antoina de n’y être pas étrangère ; elle fut saisie d’effroi. Elle se voyait déjà arrêtée, jugée. « Ah ! je sais bien que ce n’est pas jeu ! » se disait-elle. Son imagination s’exalta, elle se rendit à la maison où demeuraient ses enfants, et prenant le plus jeune dans ses bras, tenant un second par la main et les autres marchant autour d’elle, elle courut effrayée au bord du lac, voulant se sauver, et eux avec elle. « Conduisez-moi loin de la ville, » dit-elle aux bateliers. Ils la menèrent jusqu’à Coppet, à trois lieues environ. Claude Bernard et un ou deux de ses amis, qui avaient des raisons de se défier de cette femme, se jetèrent dans un bateau, et l’ayant trouvée la ramenèrent, sans pourtant l’accuser de rien. Mais sa conscience l’accusait ; pendant la traversée, son agitation ne cessait de s’accroître ; ses yeux hagards se fixaient sur son ancien maître, sur ses amis, sur les bateliers. « Vous me trahissez, disait-elle ; vous me jouez un tour ! » Enfin on arriva : Antoina sortit la première du bateau, et pendant que Bernard et ses amis s’occupaient à mettre dehors les petits enfants, elle se départit lestement, se jeta dans une allée obscure entre le Molard et la Fusterie, la traversa en toute hâte, monta la rue de la Pélisserie et arriva chez le chanoine d’Orsière, qui lui avait dit : « Fais, fais, ne te soucie ! — Sauvez-moi ! » s’écria-t-elle. Le chanoine la cacha dans sa cave. Mais on avait vu passer une femme qui précipitait ses pas ; la justice fit une descente chez le chanoine, saisit Antoina blottie dans un recoin obscur du caveau, et la conduisit en prison, où elle avoua tout.

Cependant Viret était en danger de mort, et comme il n’y avait point de femme chez Bernard pour le soigner, une pieuse chrétienne, dame Pernette, femme du conseiller Michel Balthasard, demanda qu’on le transportât chez elle, ce que l’on fit. Froment, qui venait souvent le voir, disait : « Vraiment, dame Pernette lui fait de grands services et de grandes humanités ! » — Un docteur le disait empoisonné ; un autre non. Toute la ville était remplie de cette affaire ; hommes et femmes s’assemblaient et poussaient des soupirs : « Faut-il que par une si misérable, disait-on, l’Église soit frustrée d’une telle perle !… Pauvre Viret, pauvres réformateurs ! Des coups d’épée par derrière, du poison par devant… Voilà les prébendes de ceux qui prêchent l’Évangile ! » Viret fut sauvé ; mais il se ressentit toute sa vie de cet empoisonnementw.

w – Froment, Gestes de Genève, p. 104, 105. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 31.

Le 13 avril commença le procès ; Antoina n’était pas de caractère à cacher son crime ; « la vénéfique, comme on appelait l’empoisonneuse, déclara ouvertement qu’elle avait été induite par les bonnets rondsx. » Les prêtres, le chanoine même, qui l’avaient perdue, furent saisis et menés en prison. — Un chanoine saisi par des laïques !… Tout le clergé s’émut ; Aimé de Gingins, vicaire général de l’évêque, représenta aux syndics qu’un chanoine ne devait être emprisonné par onc, n’étant pas sujet de l’État, mais seulement du chapitre. Les magistrats déclarèrent que la connaissance des causes criminelles leur appartenait, et les prêtres durent se résigner à être jugés selon le droit commun ; — grande innovation au seizième siècle.

x – Chron. msc. de Roset.

Antoina fut condamnée à avoir « la tête tranchée, le corps pendu au gibet de Champel, et sa tête fichée à un clou. » Au premier moment, elle demeura ferme. « Prenez garde, Messeigneurs, dit elle, que vos serviteurs ne vous empoisonnent. car il en est beaucoup qui pratiquent. » Mais quand elle fut de retour dans la prison, elle tomba dans un grand accablement. Pâle et muette, elle promenait autour d’elle des yeux égarés. Ce fut pis encore, quand elle fut conduite à la place de l’exécution. Son esprit se dérangea, on eût dit à la voir un de ces personnages dont parle l’antiquité, que poursuivaient, disait-on, les Furies. Quoiqu’une foule immense l’entourât, elle ne s’en apercevait pas et son regard fixe semblait arrêté sur des êtres mystérieux. Elle croyait voir les prêtres de Genève, les moines d’Ambournay, rangés autour d’elle. Leurs regards l’effrayaient : « Otez, ôtez ! » s’écriait-elle, en avançant la main ; et comme les hommes du guet montraient par leur air étonné qu’ils ne savaient ce qu’elle voulait dire : « Otez, reprenait-elle, en montrant du doigt ce qu’elle croyait voir, au nom du ciel ôtez vite ces bonnets ronds qui sont devant moi !… car ce sont eux qui sont cause de ma mort ! » Montée sur l’échafaud, elle cria de nouveau, dans une grande angoisse : « Otez, ôtez ! » et sa tête tombay. Elle paya chèrement sa faute, faute trop fréquente dans ces temps où des fanatiques croyaient devoir sauver par le crime la cause qu’ils disaient être celle de Dieu. Les adversaires de la Réformation, dans les contrées où elle parvint, ont eu trop souvent recours contre elle, aux armes de l’iniquité.

y – Registres du Conseil du 14 juillet 1535.— Archives de Berne. — Froment, Gestes de Genève, p. 95. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 31.

Le coupable projet de se défaire à la fois des trois réformateurs eut des conséquences contraires à celles que ses auteurs avaient espérées. L’atrocité de cet attentat augmenta l’amour du peuple pour la Réforme et « amoindrit fort la renommée des prêtres. » Les bruits les plus sinistres couraient sur leur compte. On disait qu’ils voulaient empoisonner le pain et le vin de la Cène pour faire périr d’un seul coup tous les réformés. » On se reculait quand ils passaient, comme si leur approche seule pouvait donner la mortz.

z – Registres du Conseil des 20 avril, 7 mai, 30 août 1535.

Tout fermentait dans Genève ; une transformation de ce petit peuple devenait imminente. Des papes ambitieux et des princes despotiques exerçaient alors une puissance absolue ; deux affranchissements étaient nécessaires à la chrétienté : celui de la nation et celui de l’Eglise, Les Genevois cherchaient l’un et l’autre ; les uns se rangeaient sous l’étendard de la foi, les autres sous celui de la liberté ; mais les plus éclairés comprenaient que ces saintes causes ne doivent jamais être séparées ; que le réveil politique d’un peuple ne peut aboutir qu’autant que le réveil des consciences vient prévenir de funestes désordresa. Nulle part peut-être ces deux mouvements ne furent aussi simultanés que dans Genève. Si certains phénomènes s’étudient dans d’imperceptibles animalcules, le phénomène moral qui peut être énoncé par ces mots : « celui qui veut être libre doit croireb, » pourrait s’apprendre dans l’histoire de cette imperceptible cité.

a – Nullum libertati publicæ, nisi in civibus evangelicis, præsidium. » (Geneva restituta, p. 77.)

b – Parole de M. de Tocqueville.

L’Évangile n’y triomphait pourtant pas encore. Tandis que les catholiques romains avaient toujours leurs paroisses, leurs églises et des prêtres nombreux, les réformés n’avaient qu’un lieu de culte et trois ministres. Cet état de choses ne pouvait longtemps durer. Un événement important vint hâter la victoire de l’Évangile et de la liberté.

Au même moment où un pieux réformateur descendait aux portes de la mort, le chef des franciscains, dans Genève, prenait le chemin nouveau « qui mène à la vie. » Les trois frères Bernard, l’aîné Claude, chez lequel les réformateurs recevaient une chrétienne hospitalité, Louis, prêtre de Saint-Pierre, et Jacques, gardien ou supérieur du couvent des Franciscains, étaient parmi les citoyens les plus notables de Genève. Les deux aînés avaient depuis quelque temps embrassé la Réformation, mais le troisième, le moine, était resté zélateur de la papauté. Bientôt il fut lui-même ébranlé. Voyant de près, chez son frère Claude, les trois ministres, il apprit, par leur vie, à estimer leur doctrine, et leurs vertus le frappaient d’autant plus qu’il avait eu lui-même, dans la papauté, une conduite peu réglée. Il se demanda sérieusement s’il ne ferait pas bien de quitter le monachismec. La lumière évangélique commençait à éclairer son cœur. Rien ne le frappait comme la pensée que Christ, dans son grand amour, avait procuré par sa mort, à tous les siens, une réconciliation parfaite avec Dieu. Le rôle que la papauté attribuait à la messe lui paraissait porter atteinte au prix infini de la passion du Sauveur. « Je suis convaincu, dit-il à Farel, à la suite d’une de ses conversations ; je suis des vôtres ! — Bien, répondit le réformateur ; mais si la foi s’est allumée dans votre cœur, il faut que cette flamme se montre au dehors. Confessez votre foi publiquement devant les hommes. » Jacques était décidé à ne pas se ménager et non seulement à se déclarer pour l’Évangile, mais encore à s’efforcer de le faire connaître à ses concitoyens. Il fit afficher, le 19 février 1535, que, pendant tout le carême, il prêcherait lui-même l’après-midi dans l’église de son couvent.

c – Bernardus cogitabat de exuenda cuculla. » (Farellus Calvino. Epp. Calv., p. 77.)

Ceci était nouveau ; une foule nombreuse remplit le temple. Hommes et femmes, catholiques et a luthériens accoururent, dit la sœur de Sainte Claire, et cela durant toute la première semaine. » Quelques-uns s’imaginaient que le gardien allait tonner contre la Réforme ; mais tous les doutes furent bientôt dissipés. Il parla, et l’étonnement fut universel. Les réformés étaient surpris de voir celui qui naguère repoussait si vivement la grâce de Christ se jeter comme un simple soldat au milieu du combat et la défendre. Les catholiques étaient encore plus ébahis : « Il ne fait le signe de la croix ni au commencement ni à la fin de son sermon, disaient-ils. Cela les scandalisa si fort, ajoute la nonne, que oncques n’y assistèrentd. » Il semblait impossible de s’entendre, et la confusion ne faisait que s’accroître.

d – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 106. — Lettre de Farel à Calvin.

Comment sortirait-on d’une lutte qui menaçait de ne jamais finir ? Il se présenta un moyen bien naturel et qui honore l’époque où l’on y eut recours. Les magistrats du seizième siècle, soit en Suisse soit ailleurs, quand il s’agissait d’établir ce qui est juste, étudiaient les chartes et se pénétraient des principes qui les avaient dictées. Mais leur amour du droit n’était pas un amour platonique, comme chez des jurisconsultes énervés. Ces hommes d’élite voulaient réaliser dans le gouvernement du peuple ce qui était dans sa constitution. Or si le livre des Libertés, franchises, immunités, us et coutumes de Genève était la charte de l’État, les saintes Écritures étaient celles de l’Église ; la Bible était le grand document des franchises spirituelles. Il fallait donc ne rien décider que par cette règle souverainee. Tandis que ces pensées occupaient les syndics, le même désir animait les réformateurs : « Nous nous offrons à la mort, disaient-ils, si nous ne prouvons par la sainte Écriture que ce que nous prêchons est véritable. » Une conférence, où la charte divine à la main, on établirait la foi, les devoirs, les droits des chrétiens, semblait le moyen le plus sage pour sortir de la difficulté.

e – Froment, Gestes de Genève, p. 131,135.

Une chose arrêtait les membres du conseil : ils répugnaient à ce que des étrangers, deux Français et un Vaudois, fussent à la tête de la dispute. Farel respectait cette susceptibilité, et désirait que ce fût le nom d’un vieux Genevois qui fût écrit le premier dans Genève sur le rôle de la Réformation. Il se rendit vers Jacques Bernard : « Mon frère, lui dit-il, il faut que votre changement de vie tourne à l’édification du peuplef. Couchez par écrit quelques propositions ; déclarez-vous prêt à répondre à tous dans une dispute publique, défendez vos thèses par des raisons claires et manifestes. On nous refuserait cette faveur, à nous étrangers ; mais vous, vous êtes citoyen de Genèveg, et supérieur d’un ordre considérable ; on vous accordera votre requête. » L’époque récente de la conversion de Bernard, son manque d’expérience chrétienne, les ennuis, les dangers auxquels il s’exposerait pouvaient l’engager à rejeter cette demande. Mais il savait que dans la vie nouvelle où il était entré, la règle était que chacun, s’oubliant soi-même, procurât le bien des autres ; et quant à son insuffisance, Dieu y pourvoirait. Le chef des cordeliers demanda au conseil la permission de soutenir publiquement la doctrine évangélique, dans une conférence où l’on inviterait tous savants, de la ville et de l’étranger. Les syndics qui voulaient que la Réforme fût accomplie par des raisons, et non par la force, accordèrent la requête, et tout se prépara pour cette action importante. Longtemps on avait vu dans Genève les partis, armés de pied en cap, croiser leurs glaives et leurs hallebardes ; maintenant les intelligences allaient se mettre en ordre de bataille, et ce combat spirituel déciderait, selon toute apparence, l’avenir de la Réformation.

f – Parum est nisi cum ædificatione majori id faceret. » (Farellus Calvino.)

g – Bernardus civis erat. » (Ibid.)

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