Histoire de la Réformation du seizième siècle

11. Divisions – Suisse – Allemagne

1523 et 1527

11.1

Unité dans la diversité – Fidélité et liberté primitives – Formation de l’unité romaine – Un moine et Léon Juda – Thèses de Zwingle – La dispute de janvier

Nous allons voir paraître les diversités, ou comme on les a appelées, les variations de la Réforme. Ces diversités sont un de ses caractères les plus essentiels.

Unité dans la diversité et diversité dans l’unité, telle est la loi de la nature et telle est aussi celle de l’Église.

La vérité est comme la lumière du soleil. La lumière descend du ciel une et toujours la même ; et cependant elle revêt différentes couleurs sur la terre, selon les objets sur lesquels elle tombe. De même, des formules un peu différentes peuvent quelquefois exprimer la même idée chrétienne, envisagée sous des points de vue divers.

Que la création serait triste, si cette immense variété de formes et de couleurs, qui en fait la richesse, était remplacée par une absolue uniformité ! Mais aussi quel désolant aspect, si tous les êtres créés ne formaient pas une seule et magnifique unité !

L’unité divine a des droits : la diversité humaine en a aussi. Il ne faut dans la religion anéantir ni Dieu ni l’homme. Si vous n’avez pas d’unité, la religion n’est pas de Dieu ; si vous n’avez pas de diversité, la religion n’est pas de l’homme ; or elle doit être de l’un comme de l’autre. Voulez-vous rayer de la création l’une des lois que Dieu lui a imposées, celle d’une immense diversité ? Si les choses inanimées, qui rendent leur son, dit saint Paul, soit un hautbois, soit une harpe, ne forment des tons différents, comment reconnaîtra-ton ce qui est sonné sur le hautbois ou sur la harpe (1 Corinthiens 14.7) ?

Mais s’il est dans les choses religieuses une diversité qui provient de la différence d’individualité, et qui, par conséquent, doit subsister même dans le ciel, il en est une qui provient de la révolte de l’homme, et celle-là est un grand mal.

Il est deux tendances qui entraînent également dans l’erreur. La première exagère la diversité, et la seconde l’unité. Les doctrines essentielles au salut forment la limite entre ces deux directions. Exiger plus que ces doctrines, c’est porter atteinte à la diversité ; exiger moins, c’est porter atteinte à l’unité.

Ce dernier excès est celui d’esprits téméraires et rebelles, qui se jettent en dehors de Jésus-Christ, pour former des systèmes et des doctrines d’hommes.

Le premier se trouve dans diverses sectes exclusives, et en particulier dans celle de Rome.

L’Église doit rejeter l’erreur ; si elle ne le faisait pas, le christianisme ne pourrait être maintenu. Mais si l’on veut pousser à l’extrême cette pensée, il en résultera que l’Église devra prendre parti contre la moindre déviation, qu’elle s’émouvra pour une dispute de mots ; la foi sera bâillonnée, et le sentiment chrétien réduit en servitude. Tel ne fut point l’état de l’Église dans les temps du vrai catholicisme, de celui des premiers siècles. Il rejeta les sectes qui portaient atteinte aux vérités fondamentales de l’Évangile ; mais, ces vérités admises, il laissa à la foi une pleine liberté. Rome s’éloigna bientôt de ces sages errements ; et à mesure qu’une domination et une doctrine d’hommes se formèrent dans l’Église, on y vit aussi paraître une unité d’hommes.

Un système humain une fois inventé, les rigueurs s’accrurent de siècle en siècle. La liberté chrétienne, respectée par le catholicisme des premiers âges, fut d’abord limitée, puis enchaînée, puis étouffée. La conviction, qui, selon les lois de la nature humaine et de la Parole de Dieu, doit se former librement dans le cœur et dans l’intelligence de l’homme, fut imposée du dehors, toute faite et symétriquement arrangée par les maîtres de l’homme. La réflexion, la volonté, le sentiment, toutes les facultés de l’être humain, qui, soumises à la Parole et à l’Esprit de Dieu, doivent travailler et produire librement, furent comprimées dans leur liberté et contraintes à se répandre dans des formes, à l’avance déterminées. L’esprit de l’homme devint semblable à un miroir ou viennent se représenter des images étrangères, mais qui ne possède rien par lui-même. Il y eut sans doute encore des âmes enseignées immédiatement de Dieu. Mais la grande majorité des chrétiens n’eut dès lors que les convictions d’autrui ; une foi propre à l’individu devint chose rare ; la Réforme seule rendit à l’Église ce trésor.

Cependant il y eut pendant quelque temps encore un espace dans lequel il était permis à l’esprit humain de se mouvoir, certaines opinions que l’on pouvait admettre ou rejeter à son gré. Mais de même qu’une armée ennemie serre toujours de plus près une ville assiégée, contraint la garnison à ne plus se mouvoir que dans l’enceinte étroite de ses murs, l’oblige enfin à se rendre ; de même on a vu la hiérarchie rétrécir, chaque siècle et presque chaque année, l’espace qu’elle avait provisoirement accordé à l’esprit de l’homme, jusqu’à ce qu’enfin cet espace, envahi entièrement par elle, ait cessé d’exister. Tout ce qu’il faut croire, aimer ou faire, a été réglé et arrêté dans les bureaux de la chancellerie romaine. On a déchargé les fidèles de la fatigue d’examiner, de penser, de combattre ; ils n’ont plus eu qu’à répéter les formules qu’on leur avait apprises.

Dès lors s’il a paru, au sein du catholicisme romain, quelque homme héritier du catholicisme des temps apostoliques, cet homme, incapable de se développer dans les liens où il était retenu, a dû les briser, et montrer de nouveau au monde étonné la libre allure du chrétien, qui n’accepte d’autre loi que celle de Dieu.

La Réformation, en rendant la liberté à l’Église, devait donc lui rendre sa diversité originelle et la peupler de familles, unies par les grands traits de ressemblance qu’elles tirent de leur chef commun, mais diverses dans les traits secondaires, et rappelant les variétés inhérentes à la nature humaine. Peut-être eût-il été à désirer que cette diversité subsistât dans l’Église universelle, sans qu’il en résultât de sectes. Néanmoins il faut se rappeler que les sectes ne sont que l’expression de cette diversité.

La Suisse et l’Allemagne, qui s’étaient jusqu’alors développées indépendamment l’une de l’autre, commencèrent à se rencontrer dans les années dont nous devons retracer l’histoire, et elles réalisèrent la diversité dont nous parlons, et qui devait être l’un des caractères du protestantisme. Nous y verrons des hommes parfaitement d’accord sur tous les grands points de la foi, différant pourtant sur quelques questions secondaires. Sans doute la passion intervint dans ces débats ; mais tout en déplorant ce triste mélange, le protestantisme, loin de chercher à déguiser sa diversité, l’annonce et la proclame. C’est par un chemin long et difficile qu’il tend à l’unité ; mais cette unité est la vraie.

Zwingle faisait des progrès dans la vie chrétienne. Tandis que l’Évangile avait délivré Luther de cette profonde mélancolie à laquelle il s’était abandonné autrefois dans le couvent d’Erfurt, et avait développé en lui une sérénité, qui devenait souvent de la gaieté, et dont le Réformateur donna dès lors tant de preuves, même en face des plus grands périls ; le christianisme avait eu un effet tout contraire sur le joyeux enfant des montagnes du Tockenbourg. Arrachant Zwingle à sa vie légère et mondaine, il avait imprimé à son caractère une gravité qui ne lui était pas naturelle. Ce sérieux lui était bien nécessaire. Nous avons vu comment, vers la fin de l’an 1522, de nombreux ennemis semblaient se lever contre la Réforme. Partout on accablait Zwingle d’invectives, et souvent des disputes s’engageaient jusque dans les temples mêmes.

Léon Juda, de petite taillea, dit un historien, mais plein de charité pour les pauvres et de zèle contre les faux docteurs, était arrivé à Zurich, vers la fin de l’an 1522, pour remplir les fonctions de pasteur de l’église de Saint-Pierre. Il avait été remplacé à Einsidlen par Oswald Myconiusb. C’était une acquisition précieuse pour Zwingle et pour la Réforme.

a – Er war ein kurzer Mann. (Füsslin Beyträge. IV. 44.)

b – Ut post abitum Leonis, monachis aliquid legam. (Zw. Epp. 253.)

Un jour, peu après son arrivée, il entendit dans l’église où il venait d’être appelé comme pasteur, un moine augustin prêcher avec force que l’homme peut satisfaire par lui-même à la justice de Dieu. « Révérend père prieur, s’écria Léon, écoutez-moi un instant ; et vous, chers bourgeois, soyez tranquilles ; je parlerai comme il convient à un chrétien. » Puis il prouva au peuple la fausseté de la doctrine qu’il venait d’entendrec. Il en résulta une vive agitation dans le temple ; plusieurs attaquèrent aussitôt avec colère le « petit prêtre » venu d’Einsidlen. Zwingle se rendit devant le grand conseil ; il demanda à rendre compte de sa doctrine, en présence des députés de l’évêque ; et le conseil, désireux de voir finir ces discordes, convoqua une conférence pour le 29 janvier 1523. La nouvelle se répandit promptement dans toute la Suisse. « Il va y avoir à Zurich, disaient avec dépit les adversaires, une diète de vagabonds ; les coureurs de grand chemin y seront réunis. »

Zwingle, voulant préparer le combat, publia soixante-sept thèses. Le montagnard du Tockenbourg attaquait hardiment le pape aux yeux de la Suisse entière.

c – J. J. Hottinger, Helv. Kirch. Gesch. III. 605.

Telles étaient quelques-unes des paroles de Zwingle.

Le jeudi, 29 janvier, dès le matin, plus de six cents personnes étaient réunies dans la salle du grand conseil, à Zurich. Des Zuricois et des étrangers, des savants, des gens de distinction et des ecclésiastiques avaient répondu à l’appel du conseil. Qu’arrivera-t-il de tout cela ? » se demandait-ond. Nul n’osait répondre ; mais l’attention, l’émotion, l’agitation qui régnaient dans cette assemblée, montraient assez que l’on s’attendait à de grandes choses.

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d – Ein grosses Verwunderen, was doch uss der Sach werden wollte. (Bullinger Chronik. I. 97.)

Le bourgmestre Roust, qui avait combattu à Marignan, présidait la conférence. Le chevalier Jacques d’Anwyl, grand maître de la cour épiscopale de Constance, Faber, vicaire général, et plusieurs docteurs y représentaient l’évêque. Schaffouse avait envoyé le docteur Sébastien Hofmeister ; c’était le seul député des cantons, tant la Réforme était encore faible en Suisse. Sur une table au milieu de la salle était la Bible, et devant elle un docteur ; c’était Zwingle. « Je me suis agité et tourmenté de toutes parts, avait-il dit ; mais cependant je demeure ferme, appuyé, non sur ma propre force, mais sur le rocher qui est Christ, avec l’aide duquel je puis toute. » Zwingle se leva : J’ai prêché que le salut ne se trouve qu’en Jésus-Christ, dit-il, et à cause de cela on m’appelle dans toute la Suisse un hérétique, un séducteur, un rebelle… Maintenant donc, au nom de Dieu, me voicif. »

e – Immotus tamen maneo, non meis nervis nixus, sed petra Christo, in quo omnia possum. (Zw. Epp. p. 261.)

f – Nun wohlan in dem Namen Gottes, hie bin ich. (Bullinger Chronik. p. 98.)

Tous les regards se tournèrent alors vers Faber, qui se leva et répondit : « Je n’ai pas été envoyé pour disputer, mais seulement pour écouter. » L’assemblée surprise se mit à rire. « La diète de Nuremberg, continua Faber, a promis un concile dans une année ; il faut attendre qu’il ait lieu. »

« Quoi ! dit Zwingle, cette grande et savante assemblée ne vaut-elle donc pas un concile ? » Puis, s’adressant au conseil : « Gracieux seigneurs, dit-il, défendez la Parole de Dieu. »

Un profond silence suivit cet appel ; comme il se prolongeait, le bourgmestre le rompit. « S’il y a quelqu’un, dit-il, qui ait quelque chose à dire, qu’il le fasse !… » Nouveau silence. « Je conjure tous ceux qui m’ont accusé (et je sais qu’il y en a ici plusieurs), dit alors Zwingle, de s’avancer et de me reprendre pour l’amour de la vérité. » Personne ne dit mot. Zwingle renouvela une seconde et une troisième fois sa demande ; ce fut en vain. Faber, serré de près, sortit un instant de la réserve qu’il s’était imposée, pour déclarer qu’il avait convaincu de son erreur le pasteur de Filispach, retenu en prison ; mais il rentra aussitôt après dans son rôle. On eut beau le presser d’exposer les raisons par lesquelles il avait convaincu ce pasteur, il se tut obstinément. Le silence des docteurs de Rome impatientait les spectateurs. Une voix se fit entendre du fond de la salle, s’écriant : « Où sont donc maintenant ces vaillants hommesg, qui parlent si haut dans les rues ? Allons, avancez, voilà l’homme ! » Personne ne se présenta. Alors le bourgmestre dit en souriant : « Il paraît que cette fameuse épée, dont on a frappé le pasteur de Filispach, ne veut pas sortir aujourd’hui de son fourreau ; » et il leva la séance.

g – Les moines. Wo sind nun die grossen Hansen… (Zw. Opp. I. 124.)

L’après-midi, l’assemblée s’étant de nouveau réunie, le conseil déclara que maître Ulrich Zwingle, n’ayant été repris par personne, continuerait à prêcher le saint Évangile, et que tous les autres prêtres du canton n’enseigneraient que ce qu’ils pourraient établir par la sainte Écriture.

« Loué soit Dieu, qui veut faire dominer sa sainte Parole dans le ciel et sur la terre ! » s’écria Zwingle. Alors Faber ne put retenir son indignation : « Les thèses de maître Ulrich, diti il, sont contraires à l’honneur de l’Église et à la doctrine de Christ, et je le prouverai. — Faites-le ! » s’écria Zwingle. Mais Faber refusa de le faire ailleurs qu’à Paris, à Cologne ou à Fribourg. Je ne veux pas d’autre juge que l’Évangile, dit Zwingle. Avant que vous parveniez à ébranler une seule de ses paroles, la terre elle-même s’entrouvrirah. — « L’Évangile, dit Faber, toujours l’Évangile !… On pourrait vivre saintement, dans la paix et la charité, quand même il n’y aurait pas d’Évangilei. »

h – Es müss das Erdrych brechen. (Zw. Opp. I. 148.)

i – Man möcht denocht früntlich, fridlich und tugendlich läben, wenn glich kein Evangelium were. (Bull. Chron. p. 107; Zw. Opp. I. 152.)

A ces paroles, les assistants indignés se levèrent. Ainsi finit la dispute.

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