Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

3. Œuvres légales, exclues

B) — De l’opinion qui n’exclut que les œuvres légales, fruits d’une obéissance servile. — Sur quoi elle se fonde. — Représentation erronée de la doctrine de saint Paul : a) Sens large qu’ont pour lui les mots « œuvres » et « bonnes œuvres », qu’il ne limite jamais, à l’article de la justification ; b) Traits nombreux qui montrent qu’il exclut les fruits de la régénération. — Textes. — c) L’objection tirée de Rom. ch. 6 (Péchons afin que la grâce abonde) ne se conçoit pas s’il a enseigné que « justification » et « sanctification » sont même chose. — L’opinion qui n’exclut que les œuvres légales (formalisme moral) n’est pas plus fondée que celle qui n’exclut que les œuvres cérémonielles (formalisme religieux).

Nous avons eu occasion de dire que cette interprétation de la formule de saint Paul, ainsi que la dogmatique qu’elle étaye et dont la domination était naguère presque universelle, comptent de nos jours peu de partisans. Mais en reconnaissant (avec nous) que l’apôtre parle tout autant des œuvres morales que des œuvres cérémonielles, on suppose qu’il a en vue des œuvres extérieures, simplement légales ou purement naturelles, non les œuvres de la foi et de la grâce ou les fruits de l’Esprit, selon son expression (Galates 5.22) ; on soutient qu’il veut établir que ce qui nous rend agréable à Dieu, ce qui nous dispose pour le Ciel, ce n’est pas certaines actions ou observances religieuses qui peuvent exister sans le renouvellement du cœur, mais cet esprit nouveau qui transforme l’âme et la vie en transformant la disposition intérieure, élément constitutif de l’être moral. Nous nous trouvons en face d’opinions fort diverses, quoique d’accord sur le principe d’explication que nous avons à juger. Le Catholicisme oppose la nature à la grâce ou les réformes du libre arbitre aux opérations du Saint-Esprit ; l’ancien rationalisme opposait la piété réelle aux vaines apparences du formalisme ; les écoles actuelles opposent la foi à la loi, ou l’obéissance spirituelle qui naît de l’amour divin à l’obéissance servile qui dérive de la crainte et de l’espérance. A côté de ces différences et de bien d’autres, il reste que toutes ces opinions, en déniant la valeur justifiante à telles ou telles manifestations de la vie religieuse et morale, la reconnaissent à la vie chrétienne quand elle est profonde et pure, car elle est alors la régénération et la régénération est, suivant ces écoles, la justification elle-même. Saint Paul, dit-on, refuse à la loi le pouvoir de justifier, parce que ne produisant que des actes isolés de soumission, n’attachant au bien que par des mobiles peu élevés, n’atteignant que faiblement les dispositions intérieures, ou les comprimant sans les transformer, elle ne porte pas dans le cœur le principe de la sainteté ou de la justice véritable. Mais ce que la loi ne fait point et ne saurait faire, la foi le fait en imprimant à l’âme une nouvelle direction qui la consacre à Dieu en l’unissant à Jésus-Christ ; elle enracine dans l’homme la vie du Ciel, et l’homme est, dès lors, considéré et traité comme juste, parce qu’il l’est réellement aux yeux de Celui qui voit le fruit dans le germe. Voilà, assure-t-on, le sens spirituel et profond de la maxime que l’apôtre place à la base de son Évangile : « Justifié par la foi, et non par la loi ou par les œuvres de la loi, ou par les œuvres. »

Cette interprétation, vers laquelle tout incline aujourd’hui, relève une des données capitales du Nouveau Testament qui fait du cœur le siège de la vraie moralité comme de la vraie piété ; elle retient l’expression de saint Paul en dépouillant sa doctrine de son aspect paradoxal, mais en la dépouillant aussi, nous le croyons, de son fonds réel : assertion grave, que nous devons légitimerb.

b – Nous touchons là à l’un des points de séparation les plus radicaux entre l’ancienne et la nouvelle théologie.

Rappelons d’abord les principes et les arguments généraux de la théorie que nous avons à juger. Ce qui la caractérise sous ses diverses formes, c’est ceci : Par les œuvres qu’il déclare sans valeur justifiante, saint Paul entend ou les actes de piété que la seule force du libre arbitre peut produire hors de Christ et sans l’assistance de la grâce (Catholicisme, Puséysme), ou les calculs du formalisme religieux et moral qui espère gagner le Ciel par quelques sacrifices extérieurs (ancien rationalisme), ou l’obéissance servile qu’arrachent l’espérance et la crainte (point de vue actuel). Il veut montrer que l’Évangile fournit aux hommes le moyen de devenir saints ou justes par leur communion avec Dieu en Christ, ce à quoi ils ne pouvaient parvenir par la loi, qui prescrit le devoir sans régénérer les inclinations, comme une main de bois marque le chemin sans donner ni la volonté, ni la force d’y entrer et d’y avancer. En nous arrêtant à la dernière de ces opinions, qui caractérise ce qu’on a nommé la dogmatique du xixe siècle, nous nous retrouvons devant la maxime que nous avons si souvent rencontrée : « La rédemption, c’est la vie de Christ en nous ».

On fonde cette manière de voir sur la dénomination d’œuvres de la loi, dont se sert habituellement saint Paul en traitant de la justification. L’apôtre, dit-on, n’a point adopté sans motifs une semblable terminologie, et la raison s’en découvre aisément. La loi, par l’ordre de mobiles qu’elle fait agir, peut bien régler les actes, enchaîner la volonté, contenir les inclinations ; mais elle ne saurait opérer le renouvellement du cœur, qui est tout au fond. Elle peut sauvegarder les dehors en détournant du mal et en poussant au bien ; mais elle n’atteint pas jusqu’aux affections, où sont les sources réelles de la vie. Or, c’est au cœur que Dieu regarde, parce que c’est la disposition intérieure qui, en dernière analyse, régissant l’existence, constitue l’état moral ; et cette haute direction de l’âme et de la vie, caractère de la vraie justice ou de la sainteté, ne naît que de la foi ; la foi seule élève au-dessus du monde en pénétrant de l’amour divin. On ajoute que saint Paul, distinguant entre les œuvres de la loi et les œuvres de la foi, ne donne qu’à ces dernières le nom de bonnes œuvres. On fait remarquer encore qu’en déclarant les œuvres de la loi radicalement impuissantes pour la justification, il représente partout les bonnes œuvres comme indispensables au salut, selon cette sentence qui se fait sentir d’un bout à l’autre de son enseignement : Sans la sanctification personne ne verra le Seigneur.

De tout cela, l’on conclut que ce qu’il combat, c’est la tendance à mettre la religion dans des actes externes plus que dans l’adoration et l’obéissance spirituelle, c’est le formalisme qui calcule ce que le Ciel peut coûter et qui croit le payer par un certain nombre d’observances ou d’abstinences, en laissant le cœur attaché à la Terre. Cette déplorable erreur, dont le pharisaïsme fut, chez les Juifs, la plus haute expression, mais qui est de tous les temps et de tous les cultes, saint Paul veut, dit-on, la frapper dans sa racine en posant le grand principe que l’homme est justifié par la foi et non par les œuvres ou par la loi ; c’est-à-dire par la transformation de son être et non par une réforme superficielle, principe qui remplit l’Évangile, car le Christianisme est la substitution de la religion de l’esprit à la religion de la lettre.

Cette interprétation, spécieuse en elle-même, soutenue par de grands noms dans la double sphère théologique et exégétique, patronnée au dehors par la philosophie religieuse, accréditée par une apparence de profondeur qui attire et séduit, n’en est pas moins une représentation erronée de la doctrine fondamentale de saint Paul, et une grave altération du dogme central et vital de l’Évangile. Telle est notre ferme conviction, dont nous allons essayer de faire la preuve. Si nous avons tout contre nous dans, le mouvement actuel, nous avons pour nous l’Écriture : l’ultima ratio, à laquelle tout cède tôt ou tard.

Nous accordons pleinement, — il convient de le répéter pour prévenir une méprise aussi commune que fâcheuse, — nous accordons les faits sur lesquels s’appuie cette opinion, je veux dire la vanité des œuvres mortes du formalisme rituel et moral, la vertu vivifiante de la foi, la puissance régénératrice de l’Évangile, etc. Nous ne contestons que l’induction qu’on tire de ces faits et qui conduit à mettre sous l’expression de l’apôtre une autre pensée que la sienne. Nous reconnaissons que la foi est, dans le cœur, le germe de la charité et de la sainteté, la semence des vertus et des œuvres chrétiennes. Mais ce n’est pas par là qu’elle se pose comme condition fondamentale des promesses et des espérances évangéliques ; ce n’est pas par sa vertu propre, par sa valeur religieuse et morale qu’elle devient le moyen ou, selon l’ancienne terminologie, la cause instrumentale de la justification : elle l’est à un autre égard et à un autre titre. En excluant les œuvres, elle exclut tout ce qui est de l’homme, quel qu’en soit le principe ou le caractère, pour ne laisser que ce qui vient de Dieu en Christ, et qui s’offre comme une grâce toute gratuite ; elle exclut les actes de la piété la plus sincère aussi bien que les semblants d’une dévotion extérieure ; elle exclut les renoncements et les dévouements de la charité, non moins que les observances du formalisme rituel ou légal ; elle exclut tout ce dont l’homme pourrait se faire un mérite, un appui, un droit quelconque devant Dieu, afin de l’abattre au pied de la Croix et de le forcer à recevoir la vie éternelle comme un pur don de miséricorde. La doctrine de saint Paul se résume dans cette déclaration où il en marque si nettement l’intention et la fin providentielle : C’est par la foi, afin que ce soit par grâce. Il faut se souvenir que, d’après l’esprit comme d’après la lettre de son enseignement, la justification et la régénération, quoique inséparables, sont pourtant distinctes, et que, loin de représenter la première comme le fruit ou le complément de la seconde, il fait bien plutôt dépendre la seconde de la première. Sa formule porte donc, non sur l’opposition de la religion intérieure et vivante à la religion extérieure et morte, mais sur celle de la dispensation de grâce à la dispensation de justice. Ce qu’il établit, c’est que le pécheur croyant et amendé — il laisse à l’écart en cette matière les incrédules et les impénitents — n’est admis dans les saintes demeures qu’au nom de Christ, en vertu de la rédemption qu’il nous a acquise et qui est essentiellement un pardon. Sa pensée n’est pas que l’homme, qui ne saurait gagner le Ciel par des actes isolés d’obéissance, par des sacrifices partiels d’intérêt ou d’inclination, peut l’obtenir et l’obtient en effet par cette transformation radicale qui change son être moral en renouvelant son esprit, son cœur, sa volonté, en imprimant à toute sa vie une direction spirituelle et sainte. — Sans contredit, la réprobation du formalisme est dans saint Paul, car elle est partout dans le Nouveau Testament. Sans contredit, tout respire chez lui cette parole du Seigneur : « Nul, s’il ne naît de nouveau, n’entrera dans le Royaume de Dieu. — Cela ne fait pas question et ne peut en faire. — Mais il s’agit de savoir si c’est de cela que l’apôtre entend parler ici. Or, tout, dans la forme et dans le fond de son enseignement, force à la négative. Sa doctrine de la justification a manifestement une autre base et une autre portée. Ce qu’il pose, ce qu’il maintient, ce qu’il fait fondamental, c’est que l’être tombé ne peut, quoi qu’il fasse ou quoi qu’il devienne, être introduit dans le séjour de la sainteté parfaite que par une miséricorde qu’il doit adorer et confesser, c’est qu’il périrait, malgré son amendement, s’il était laissé à ce qu’il est en face des réclamations de la loi, et qu’il n’est sauvé qu’en se reconnaissant perdu par lui-même et en plaçant tout son recours et tout son espoir dans la clémence céleste. En résumé, le contraste de νομος et de πιστις sur lequel tout repose, est le même que celui d’οφειλημα et de χαρις Romains 4.4 ; par conséquent, il ne peut se résoudre dans la doctrine générale qu’on invoque, il ne peut se ramener à l’antithèse du spiritualisme pratique et du formalisme légal. Le fait reste en dehors du principe explicatif ; il tient donc à un autre ordre d’idées ; et si le point de vue de saint Paul n’est pas celui qu’on lui suppose, sa pensée ne saurait être celle qu’on lui attribue. Tout concourt dans ses enseignements à légitimer cette conclusion.

Nous avons à déterminer d’abord ce que saint Paul entend par les œuvres qu’exclut sa formule, étant admis, ainsi qu’on l’accorde généralement aujourd’hui, que ce sont des œuvres morales et non pas seulement les œuvres cérémonielles.

Rappelons que le mot œuvres a dans le langage biblique une signification plus étendue que dans le langage usuel. S’il désigne ordinairement les actes de la vie extérieure, il désigne aussi en bien des cas ceux de la vie intérieure ; il s’applique à tous les faits religieux et moraux, qu’ils se passent au dedans ou au dehors… Saint Paul suit cette large et profonde terminologie. Chez lui, comme chez les autres écrivains sacrés, le mot œuvres désigne d’un côté toutes les actions et les dispositions anormales, de l’autre toutes les actions et les dispositions saintes, (Galates 6.4 ; Romains 2.7, etc.). Et du sens du mot œuvres, celui de bonnes œuvres. Si le premier de ces termes n’indique pas uniquement, chez saint Paul, les actes d’une obéissance extérieure et contrainte, le second n’est pas non plus réservé aux actes de la foi et de la vie chrétienne. Saint Paul se sert du terme de bonnes œuvres dans deux acceptions principales, l’une plus restreinte, l’autre plus large. Il l’emploie pour désigner les fruits de la bienfaisance, suivant une signification spéciale que l’Écriture a faite à cette expression et que lui a conservée la langue de l’Église et du monde (Comp. 2 Corinthiens 9.8 ; 1 Timothée 6.18 avec Matthieu 26.10 ; Actes 9.36). D’un autre côté, il l’applique à tous les faits religieux ou moraux d’accord avec la règle du bien. Ainsi Romains 2.7-10 où la vie éternelle est annoncée à ceux qui persévèrent dans les bonnes œuvres, aux Juifs premièrement, puis aussi aux Grecs.

Il y a donc des bonnes œuvres en dehors de la foi évangélique, puisqu’il y en a jusque chez les païens. Pour saint Paul, les bonnes œuvres sont les actes, internes et externes, conformes à la loi morale révélée par la conscience ou par l’Écriture. Cela ressort de toute son argumentation dans le second chapitre des Romains. (Cf. Romains 2.7, 9-10, 26-27 où il représente le païen lui-même faisant le bien, εργαζομενον το αγαθον, et condamnant par là le Juif, et Romains 2.15 où le εργον νομου qu’il montre chez les Gentils ne peut être autre chose que le εργον αγαθον de Romains 2.7).

Saint Paul ne fait donc pas, entre les bonnes œuvres et les œuvres de la loi, la distinction qu’on lui attribue. Dans sa pensée réelle, les deux termes désignent également les actes internes ou externes d’accord avec la volonté divine. Il est bien vrai qu’il emploie spécialement le premier quand il traite de la sanctification, et le second quand il traite de la justification ; mais nous pourrons nous convaincre plus tard que ce n’est pas pour la raison qu’en donne la théorie qui nous occupe. Dès lors, cette théorie perd son argument capital ou, pour mieux dire, son principe et son fondement réel. Si saint Paul prend le mot œuvres dans le sens compréhensif que nous avons indiqué, si les bonnes œuvres et les œuvres de la loi sont en fait les mêmes pour lui, il suit qu’il les renferme indistinctement dans sa sentence générale, où d’ailleurs il emploie à plusieurs reprises le simple terme d’œuvres (Romains 3.26 ; 4.4 ; 11.6 ; Éphésiens 2.9).

Il y a là un point de première importance que nous ne saurions mettre trop de soin à bien éclaircir et à bien constater ; car, répétons-le, s’il est démontré que L’apôtre exclut de la justification les œuvres de toute sorte, celles qu’inspirent les motifs les plus purs comme celles qui dérivent de mobiles intéressés, la théorie se voit enlever son principal appui, son pivot fondamental. Elle n’est vraie qu’autant que l’est l’assertion de Néanderc : « Les œuvres, ou les œuvres de la loi ne sont pas égales mais opposées aux bonnes œuvres ». Elle croule si les deux termes sont foncièrement identiques. Poursuivons donc notre recherche, afin de nous mieux assurer encore qu’il en est réellement ainsi.

cSiècle apost. T. II, p. 64.

Je reprendrai deux textes déjà produits contre l’opinion d’après laquelle saint Paul n’aurait rejeté que les œuvres cérémonielles, mais qui peuvent nous fournir aussi quelques lumières vis-à-vis de l’opinion plus spécieuse et beaucoup plus accréditée maintenant qui, tout en accordant que la sentence de l’apôtre atteint les œuvres morales, la restreint à celles qu’inspire et caractérise ce qu’il est convenu d’appeler légalisme. Dans ces deux passages (2 Timothée 1.9 ; Tite 3.5), saint Paul déclare que Dieu nous sauve, non selon nos œuvres, mais par sa seule miséricorde. Ce terme absolu d’œuvres simplement opposé, comme partout ailleurs, à la grâce ou au don de Dieu en Jésus-Christ, peut-il ne désigner à cette place que des faits dépourvus d’un élément réel de piété et de moralité, que les produits superficiels et vains du formalisme légal ? n’embrasse-t-il pas dans sa généralité les divers actes de la vie religieuse, fruits de l’amour divin ou effets d’une crainte servile ? L’apôtre dit nos œuvres, les siennes, par conséquent, de même que celles de ses deux disciples et des chrétiens de son temps. Or, en supposant qu’il ne parle que de ce qui avait précédé leur entrée dans l’Église (quoique le texte ne porte nullement cette limitation), croira-t-on que tous les premiers chrétiens, que Timothée qui avait été élevé avec tant de sollicitude dans la connaissance et la vénération des Saintes Écritures, que saint Paul lui-même lorsqu’il était dans l’état décrit Philippiens 3.4-6, n’eussent jamais obéi à un vrai sentiment religieux et moral, jamais agi dans un esprit de gratitude et de soumission cordiale envers Dieu, jamais fait des bonnes œuvres au sens dont il s’agit, avant de recevoir l’Évangile ? Il serait, certes, difficile de se le persuader. Et puis, le second de nos textes nomme expressément œuvres de justice les œuvres qu’il exclut (εργων εν δικαιοσυνη). Or, que sont ces œuvres de justice, sinon des éléments ou des fruits de la justice même, sinon des bonnes œuvres telles qu’on les définit ?

Evidemment ces faits que l’apôtre dépouille de toute vertu justifiante dépassent le cercle du légalisme moral aussi bien que du légalisme rituel.

Le principe donné par ces deux textes se montre partout chez saint Paul. Il l’applique à Abraham et à David, ces hommes selon le cœur de Dieu, que l’Écriture propose en tant d’endroits pour modèles. Ainsi Romains 4.1-8 : La question que lui adressent là les Juifs, après qu’il a, dans les chapitres précédents, abattu le monde au pied de la Croix, la question qu’il résout négativement est celle-ci : Abraham, notre Père, n’a-t-il pas été justifié par ses œuvres ? Elle porte manifestement sur toutes les œuvres du patriarche. Les Juifs entendaient surtout parler de ce qu’il avait fait depuis sa vocation. Cette partie de sa vie, la seule connue, était aussi la seule importante à leur point de vue théocratique ; et la déclaration de la Genèse que cite saint Paul (Genèse 15.6) est de beaucoup postérieure à l’appel et à la promesse primitive, puisqu’elle suivit la défaite des rois. La question porte donc, je le répète, sur la vie entière d’Abraham et tout spécialement, si ce n’est uniquement, sur la période qui s’ouvre à sa vocation ; elle porte, par conséquent, sur les œuvres qu’il avait faites dans l’état de foi. Eh bien ! la négation de l’apôtre est générale et absolue. L’aurait-elle été, aurait-elle pu l’être, s’il avait réellement professé la doctrine qu’on lui attribue, s’il n’avait exclu de la justification que les œuvres dépourvues du véritable élément religieux et moral ? se serait-il ainsi exprimé au sujet d’Abraham, s’il n’eût voulu que battre en brèche le formalisme et le légalisme ? Sa sentence qui frappe toutes les œuvres du Père des croyants, frappant par cela même les œuvres les plus saintes, n’en résulte-t-il pas que l’opinion dont nous cherchons à nous rendre compte, loin d’être celle qu’il établit, est en réalité celle qu’il combat ? Elle pose ou maintient un fondement de propre justice, qui est en fait celui qu’il veut ruiner.

Tout, d’ailleurs, est inconciliable avec cette opinion dans le texte que nous avons devant nous (Romains 4.1-8). D’après ce texte, la justification est sans les œuvres, proprement sans œuvres, χωρις εργων (v. 6), sans titre ni droit d’aucune espèce de la part de l’homme, κατα χαριν μη κατα οφειλημα (v. 4) ; celui qui l’obtient n’a pas fait et ne fait point ce à quoi il serait tenu, μ εργαζομενος (v. 5) ; aussi consiste-t-elle dans la rémission des péchés (v. 6-8). L’expression imputer la foi à justice, qui s’échange contre celle d’imputer la justice sans les œuvres (v. 5-6), dit tout, à elle seule. N’emporte-t-elle pas, en effet, que la foi confère les privilèges de la justice, quoique la justice elle-même manque ; car si elle était là elle donnerait la vie. La pensée dominante et même la pensée unique de cet important passage est — nous l’avons vu à l’article de l’Expiation — celle de pardon, d’amnistie : pas un trait, pas un mot n’y révèle l’idée qui devrait en ressortir de partout, si la doctrine qu’on prête à l’apôtre eût été la sienne, s’il avait placé la vertu justifiante de la foi dans le renouvellement intérieur qu’elle produit. La justification qu’il proclame est un acte de miséricordieuse condescendance, un acquittement de grâce qui a sa raison dans l’ευδοξια divine, et non dans la régénération ou la sanctification de l’homme.

Le principe que saint Paul applique aux anciens justes, il l’applique également aux chrétiens. Il leur dit Éphésiens 2.8-10 : Vous êtes sauvés par grâce, par la foi ; et cela ne vient point de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les œuvres, afin que-personne ne se glorifie ; car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ pour les bonnes œuvres, afin que nous y marchions. A première vue, ce passage peut sembler favorable à l’opinion que nous combattons. Il est, en effet, un de ceux qu’elle invoque pour légitimer la distinction qu’elle attribue à saint Paul entre les œuvres et les bonnes œuvres, puisqu’en excluant les unes il recommande les autres. Cette considération peut frapper quand on reste à la superficie du passage ; mais si l’on s’attache à la pensée, au lieu de s’arrêter à la lettre, on reconnaît bientôt que les œuvres du v. 9 ne sauraient différer au fond des bonnes œuvres du v. 10. Car :

1°) si l’apôtre n’avait compris dans les premières que les œuvres légales au sens de l’hypothèse, son assertion, dans l’étendue qu’il lui donne, aurait manqué de vérité, la conclusion aurait dépassé les prémisses, l’argument n’aurait point porté. On aurait pu lui répondre : Nous accordons que cette piété et cette moralité extérieures dont vous parlez sont dépourvues de vertu justifiante, mais il nous reste la vie ou la justice de la foi, il nous reste l’obéissance spirituelle, fruit de notre communion avec Dieu en Christ, et c’est en elle que nous plaçons notre confiance et notre espoir.

2°) Il s’adresse à des personnes entrées depuis un temps plus ou moins long dans les voies de l’Evangile, qui devaient avoir déjà fait, par conséquent, de ces œuvres pour lesquelles le croyant est créé en Jésus-Christ ; et il leur dit : Vous êtes sauvés par grâce, par la foi, non point par les œuvres, sans distinguer aucunement entre ce qui avait suivi leur conversion et ce qui l’avait précédée, expression absolue que n’emploierait pas la théorie, objet de notre examen.

3°) Le motif ou le but de la déclaration achève d’en dévoiler ou d’en déterminer le sens : Ce n’est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. Ce trait, sur lequel nous aurons à revenir et qui constitue un des éléments intégrants de la doctrine de saint Paul, ne saurait laisser de doute sur sa pensée véritable ; car on peut, certes, se faire un sujet de gloire, c’est-à-dire un mérite, un titre, un appui, des bonnes œuvres, dans l’acception élevée du mot, non moins que des observances du formalisme légal. C’est même sur les premières qu’on court plus de risque de se reposer avec une complaisance et une assurance trompeuses, parce qu’elles ont plus de valeur réelle.

Et c’est bien à ce terme qu’aboutit la théorie, puisque la justification y sort en définitive de la sanctification ou qu’elle est la sanctification elle-même, suivant la maxime fondamentale où elle va se résumer : « La rédemption est la vie de Christ en nous ». Tout y descend de Christ, je le veux ; mais il en est de même dans le Catholicisme, et, comme dans le Catholicisme, on n’est autorisé à regarder au Sauveur avec espoir que lorsqu’on a le droit de regarder à soi avec confiance, dans le sentiment de ce qu’on est devenu en lui ou par lui. Or, selon saint Paul, la justification évangélique est incompatible avec toute disposition pareille. Elle annule d’entrée tout titre de ce genre. Sa déclaration est expresse dans le passage qui nous occupe et dans bien d’autres : Vous êtes sauvés par grâce, par la foi, et cela n’est pas de vous (ουκ εξ υμων). Cela n’a pas été de vous, d’abord lorsque la parole de réconciliation que vous ne cherchiez pas est venue vous chercher ; cela n’est pas de vous, encore, quoique la création nouvelle ait plus ou moins produit dans vos cœurs ses fruits de justice ; c’est le don de Dieu, c’est uniquement, c’est toujours le don de Dieu en Jésus-Christ ; ce n’est pas plus par les œuvres, lorsque la loi de l’Esprit de vie qui est en Christ a affranchi de la loi du péché et de la mort, que lorsqu’on s’écriait avec le Publicain : O Dieu, fais-moi miséricorde car je suis pécheur ! Il est évident que la pensée de l’apôtre, de même que son expression, embrasse les faits religieux et moraux de toute nature. Aussi, là et partout, oppose-t-il non la piété intérieure et réelle à la piété extérieure et apparente, mais la foi aux œuvres, ou la justification qui vient de Dieu en Jésus-Christ à celle qui, reposant à un degré ou à l’autre sur les dispositions ou les vertus de l’homme, viendrait en quelque manière de lui. Pour saint Paul, être sauvé par la foi, ou par grâce, ou par pure miséricorde, c’est une seule et même chose. C’est par la foi, afin que ce soit par grâce : expression ou détermination aussi nette que positive de sa doctrine, qui montre immédiatement combien s’en éloignent ces théories où la foi justifiante et la foi sanctifiante se confondent, où l’on établit pour cause efficiente de la justification la formation progressive de la vie spirituelle, c’est-à-dire l’ιδιαν δικαιοσυνην et, en définitive, cela même que l’apôtre veut écarter. Il y a chez lui deux choses : 1° Tout est grâce, car tout vient de Dieu en Jésus-Christ, foi et œuvres, justification et régénération. 2° Tout est grâce et grâce gratuite, car, après comme avant la conversion, le Ciel resterait fermé, s’il ne s’ouvrait, au nom de Jésus-Christ et par pure miséricorde, devant ceux qui l’acceptent à ce titre. De ces deux éléments du principe de saint Paul, les théories actuelles n’admettent réellement que le premier, et, par là, elles mutilent et faussent la pensée de l’apôtre. Tout y reste grâce, il est vrai, ainsi qu’elles le disent et le redisent ; mais, comme dans la mystique catholique, c’est la grâce régénératrice plus que la grâce réconciliatrice, c’est justement l’inverse de ce que veut saint Paul car, pour lui, l’objet primordial et fondamental de l’œuvre rédemptrice est la rémission des péchés, par conséquent la grâce réconciliatrice.

Le principe que saint Paul applique aux chrétiens fidèles comme aux anciens justes, il se l’applique à lui-même. Entendez-le s’écrier, vers le terme de sa carrière : Je regarde tout comme une perte, en comparaison de l’excellence de Jésus-Christ, mon Seigneur (Philippiens 3.8), paroles énergiques, où il ne laisse subsister comme fondement de ses espérances que Jésus-Christ et les mystérieuses vertus de sa mort et de sa résurrection, malgré les constants efforts qu’il fait pour parvenir à la perfection (Philippiens 3.9-12).

Ce principe, qui respire partout dans sa parole et dans sa vie, il le pose catégoriquement à la base de sa doctrine. Il est bien expressément donné, bien clairement exprimé dans cette déclaration d’Haba.2.4 sur laquelle il l’appuie à diverses reprises : Le juste vivra par la foi (Romains 1.17 ; Galates 3.12 Cf. Hébreux 10.38). Que dit cette sentence, dont saint Paul fait en quelque sorte son axiome dogmatique et comme l’Évangile anticipé ? que dit-elle, si ce n’est que l’homme qui marche religieusement dans la voie de la vérité et de la sainteté, subsiste en la présence du Seigneur, obtient les délivrances et les bénédictions célestes, non à cause de sa justice, mais en considération de sa foi, en d’autres termes non en raison de ce qu’il est ou de ce qu’il fait, mais par sa confiance aux miséricordes et aux promesses divines ? Cette sentence, qui est pour saint Paul la proclamation prophétique et le germe vivant de l’Évangile, rapprochée de sa formule générale : L’homme est justifié par la foi, sans les œuvres, donne bien le principe que nous cherchons à constater et que nous avons vu ressortir en tant de sens de ses enseignements théoriques et pratiques, savoir que le juste, comme le pécheur, est sauvé κατα χαριν et non κατα οφειλημα, parce que le juste est encore un pécheur devant Dieu.

On a voulu, à la vérité, joindre εκ πιστεως à ο δικαιος, et traduire : le juste par la foi, l’homme qui a reçu de la foi la vraie justice, cet homme vivra. Cette interprétation, adoptée, pour des motifs fort différents, par le rationalisme comme par le Calvinisme, et à laquelle se rattache la théologie nouvelle, changerait le contenu du texte et renverserait le principe qu’il nous fournit. Mais elle ne concorde ni arec le dessein de l’apôtre, ni avec la pensée du prophète, ni avec la forme grammaticale des textes. Elle ne va pas avec le raisonnement de saint Paul qui veut montrer, par l’état de culpabilité où se trouve l’homme, la nécessité d’un salut venant du dehors. Sans doute, la doctrine que donne le passage, ainsi construit, fait partie intégrante de l’enseignement de saint Paul, car, à ses yeux et à ceux de tous les écrivains du Nouveau Testament, la foi opère par la charité (Galates 5.6) et, sans la charité, elle n’est rien et ne sert de rien. Mais ici ce n’est pas comme racine vivante de la sanctification qu’il la considère, c’est comme canal de la grâce, et, en quelque sorte, comme la main qui saisit le don du Ciel. Qu’on examine de quelle manière la déclaration d’Habakuk est amenée, développée, prouvée dans les premiers chapitres des Romains où, ainsi que nous l’avons largement établi, tout représente la justification au point de vue judiciaire, en tant qu’opposée à la sentence de mort qui pèse sur nous et dont elle vient nous délivrer. Qu’on remarque aussi comment cette même déclaration est appliquée Galates 3.10-13. La loi ne promettant la vie qu’à une obéissance absolue, maudissant quiconque l’enfreint en un seul point, et tous les hommes l’ayant violée, nul ne peut être justifié par elle ; c’est pour cela qu’il est dit : Le juste vivra par la foi ; sa justice, quelle qu’elle puisse être, le laisserait encore sous la condamnation, puisqu’elle est toujours inadéquate à la règle éternelle. Evidemment, l’interprétation qui nous occupe n’est en rapport avec l’argumentation de saint Paul, ni dans l’une, ni dans l’autre des deux Épîtres.

Elle ne va pas non plus avec la pensée d’Habakuk, dont l’objet principal est d’exalter cette humble et ferme assurance religieuse qui se repose sur la promesse, alors même qu’elle semble se voiler ou s’éloigner : La vision est retardée jusqu’à un temps déterminé ; elle se manifestera à la fin et elle ne trompera point. S’il diffère, attends-le, car il viendra certainement. Voici l’âme de celui qui s’élève n’est point droite en lui, mais le juste vivra par la foi. Ce que le prophète fait ressortir dans la foi du juste, ce n’est pas son élément ou son effet moral, c’est la confiance en Dieu, l’abandon cordial à ses promesses, l’entière dépendance de sa parole et de sa grâce, malgré les improbabilités ou les impossibilités apparentes ; et c’est aussi ce qui est relevé par saint Paul dans la foi d’Abraham, quand il dit qu’elle lui fut imputée à justice et qu’il l’offre en exemple aux chrétiens.

Ajoutons que l’interprétation proposée ne va pas davantage avec la construction grammaticale du texte, soit en hébreu soit en grec. Pour qu’elle fût fondée, le prophète aurait dû dire, ce semble : tzaddik beèmounah irheiè et non, comme il le fait, beèmounathô ; car c’est sur la foi en elle-même, sur la foi en général ou, mieux encore, sur l’œuvre de la foi que porterait alors l’accent, le pronom serait une superfétation. L’apôtre aurait dû dire aussi : ο δικαιος ο εκ πιστεως ou ο εκ πιστεως δικαιος au lieu de dire : ο δικαιος εκ πιστεως ζησεται.

La version commune est donc la plus exacte ou même la seule exacte : tout la donne, le texte et le contexte. Mais est-il possible de douter dès lors que, dans sa sentence contre les œuvres, saint Paul embrasse tous les faits religieux et moraux. Il y enveloppe visiblement tous les actes, tous les sentiments constitutifs de la sanctification : car voici l’homme qui possède la vraie justice au témoignage du Scrutateur des cœurs, l’homme qu’on ne peut accuser conséquemment de s’en tenir à une religion extérieure, à une piété servile, à une moralité superficielle ; et cet homme a la vie, non à cause de ce qu’il est ou de ce qu’il fait, mais parce qu’il met sa confiance et son espoir dans la promesse divine.

La teneur de la formule de saint Paul, comme le fond de sa doctrine, comme les principes et les faits qu’il invoque, tout se trouve dans une corrélation frappante avec le sens qu’il donne au terme de justification ; tout conduit au point de vue dit externe ou forensique ; tout est par suite inconciliable avec les opinions qui s’attachent essentiellement ou même uniquement au point de vue moral. Elles bâtissent en réalité sur un fondement tout autre que celui que pose l’apôtre. La preuve est complète, ce me semble, pour qui regarde simplement à la forme et au fond de son enseignement général.

J’ajouterai cependant deux considérations qui méritent de n’être pas négligées.

1° Si la théorie explicative, objet de notre examen, était exacte, il s’ensuivrait que saint Paul croyait et enseignait, non moins que ses adversaires, que l’homme est justifié devant Dieu par sa piété ou sa sainteté personnelle, c’est-à-dire par ses œuvres, au sens large et profond des Écritures. Il n’aurait discuté avec eux que sur la nature des œuvres justifiantes, refusant cette valeur ou cette vertu aux œuvres purement légales qui, naissant de motifs intéressés, ne donnent qu’une justice apparente ou superficielle ; mais l’accordant aux œuvres de la foi qui, sortant d’un mobile aussi élevé que pur, donnent la véritable justification. Il aurait eu pour but de forcer les derniers retranchements du formalisme religieux et moral, cette ombre trompeuse de la piété, et d’établir sur ses ruines la sainte spiritualité, cette obéissance du cœur, à laquelle l’homme substitue si aisément celle des lèvres ou de la main. La justification se serait fondue pour lui dan la régénération.

Or, si c’est là sa doctrine, on se demande avec étonnement d’où vient qu’il ne l’a nulle part explicitement exprimée, qu’il n’existe dans ses écrits aucun passage qui la donne avec quelque certitude, et qu’il faille l’y supposer pour l’y trouver ? Comment ses déclarations sont-elles si nombreuses, si fortes, si absolues contre les œuvres en général (Romains 3.26 ; 4.6 ; 11.6, etc.) s’il n’entend exclure que les œuvres d’une certaine classe, s’il n’en veut réellement qu’à la piété et à la moralité sans profondeur du légalisme ? Comment n’a-t-il usé d’aucune précaution pour empêcher qu’on se méprit sur sa pensée positive, pour prévenir la grave erreur où ses expressions habituelles pouvaient et devaient même jeter ? Comment n’a-t-il jamais jugé nécessaire d’avertir, dans l’exposé même de sa doctrine, que si les œuvres ou les vertus que la loi produit ne justifient point, parce qu’elles ne sont que de vains dehors, il n’en est pas de même de celles qu’inspire l’Évangile et qui constituent la sainteté ou la vie spirituelle véritable ? Cette explication si simple, si naturelle, ne lui était-elle pas suggérée et, en quelque manière, imposée par les attaques dont sa doctrine était l’objet ? Et puis, comment, au lieu d’opposer œuvres à œuvres ou, si l’on veut, religion à religion, vie à vie, ainsi qu’il aurait dû le faire dans l’ordre d’idées qu’on lui attribue, ainsi que le font en effet ceux qui s’y placent, oppose-t-il toujours les œuvres à la foi ou à la grâce ?

2° Il est une autre considération, tout aussi frappante, qu’il importe de rappeler. Si la doctrine qu’on suppose chez, saint Paul eût été réellement la sienne, il serait difficile de comprendre qu’elle ait pu être accusée d’une tendance immorale. Sous quel prétexte, à quel titre, avec quelle ombre de raison en a-t-on extrait cette maxime : Péchons, afin que la grâce abonde ? (Romains 6.1 Cf. Romains 6.15 ; 3.8 ; Galates 2.17, etc.) Si, dans l’enseignement de l’apôtre, la justification n’était en définitive que la restauration de la vie spirituelle par la foi, qu’un autre nom de la régénération chrétienne, d’où pouvait sortir cette imputation qu’on lui adresse avec tant de persistance, et qu’il réfute si sérieusement ? (Rom. ch. 6 à 8). A qui pouvait venir la pensée qu’en combattant, avec les prophètes et le Seigneur, la disposition pharisaïque qui plaçait la sainteté dans des œuvres mortes ; qu’en n’attachant de valeur réelle qu’à ce qui sort d’un principe vivant de piété et de charité, il jetait les âmes dans une sécurité charnelle, qu’il les endormait dans le mal ? Et si cette inconcevable pensée était en effet venue à quelqu’un, un mot, un seul mot d’explication suffisait pour la réduire à néant. Or, ce mot si simple, si nécessaire, qu’appelait d’elle-même la discussion, saint Paul ne l’a point prononcé. Il n’avait qu’à dire : « Mais la justification que je prêche n’est autre chose que la sanctification que voua m’accusez de compromettre, c’est uniquement dans l’intérêt de la vraie sainteté que je ruine la légalité, son simulacre trompeur, et je ne veux qu’opérer plus profondément et plus pleinement ce que vous voulez. » Eh bien ! il ne dit jamais cela. En maintenant le dogme qu’on attaque, il entre, pour repousser l’objection, dans un ordre d’idées tout différent : il se rejette sur la nature mystique de l’union que la foi forme entre les âmes et Christ, sur l’influence morale comparative de la loi et de la grâce, sur la puissance vivifiante de l’Évangile tel qu’il l’a reçu et qu’il l’expose. S’il excluait de la justification toute espèce d’œuvres, s’il écartait la moralité la plus haute et la plus pure aussi bien que la fausse légalité, il était naturel qu’on lui adressât l’objection qu’il rencontre ; il était nécessaire qu’il y répondit comme il le faitd. Mais s’il ne récusait que les œuvres arrachées par la contrainte et dépourvues d’un vrai sentiment de piété et de charité, s’il n’avait d’autre but que de relever le principe interne de la vie religieuse et morale ; alors tout est étrange, je le répète, et dans l’objection et dans la réponse : ni l’une ni l’autre ne se conçoivent plus. Mais alors aussi il est manifeste que la pensée qu’on lui attribue ne peut avoir été la sienne.

d – Nous avons vu le retour du dogme de la justification par la foi, si longtemps oublié, soulever les mêmes attaques de la part des théologiens et des corps ecclésiastiques, comme de la part des philosophes et du monde. C’a été, de tout temps, le grand argument du Catholicisme contre le dogme protestant, et la réponse du Protestantisme a toujours été celle de saint Paul.

L’étude grammaticale et dogmatique de la formule de saint Paul conduit donc à reconnaître que l’opinion, si accréditée aujourd’hui, qui veut qu’il n’y réprouve que le légalisme, ne saurait être vraie. Elle a contre elle bien des données générales et bien des traits particuliers de son enseignement, qu’il peut être bon de récapituler.

a) Dans l’exposition de sa doctrine, saint Paul ne fait pas entre les réalités de la vie religieuse et ses ressemblances trompeuses, entre l’obéissance fidèle et l’obéissance servile, la distinction qui sert de base à cette opinion ; de sorte que si elle était fondée, il n’aurait touché nulle part le point capital, celui sur lequel portait essentiellement le débat et qu’il devait surtout éclaircir : omission inconcevable, pour dire le moins.

b) Ses déclarations sont généralement absolues, paraissant embrasser tout ce que l’Écriture désigne sous le nom générique d’œuvres, c’est-à-dire tout ce qui constitue la vie religieuse et morale : autre trait, qui concorde fort peu avec l’interprétation dont il s’agit.

c) Il oppose, non les œuvres de la foi aux œuvres de la loi ou la piété intérieure et vivante à une religion extérieure et morte, mais les œuvres de la loi à la foi et à la grâce : troisième fait, qui révèle dans sa parole un autre but et, par là même, un autre sens que celui qu’on veut y trouver.

d) Il place le salut dans la foi, afin qu’on en recueille l’entière gratuité. Sa doctrine a pour caractère et pour objet fondamental d’enlever à l’homme tout sujet de se glorifier, c’est-à-dire tout titre personnel à la faveur divine : point capital, que ne sauvegarde pas suffisamment la théorie, alors même qu’elle parle le plus de grâce, car ce mot est loin de rendre chez elle ce qu’il dit là chez saint Paul.

e) Tout cela se confirme et par la signification forensique qu’il attache au terme de justification, et par la citation d’Habakuk où il montre son principe prophétisé, et par ses assertions relatives aux anciens justes comme aux chrétiens, et par la nature des objections qu’il rencontre.

En réalité, l’opinion qui ne fait porter la sentence de saint Paul que contre les œuvres légales ou contre le formalisme moral, n’est pas plus fondée que celle qui ne la faisait porter que contre les œuvres cérémonielles ou le formalisme religieux. On adopte cette interprétation parce que la direction philosophico-théologique du moment l’a mise en vogue, et qu’elle semble rendre le grand dogme chrétien plus intelligible : on croit la trouver dans les écrits de saint Paul parce qu’on l’a déjà dans l’esprit. Ainsi en fut-il de l’explication rituelle pendant tout un siècle. Quoique passant à pieds joints sur tant de textes si formels, elle était reçue de confiance et tenue pour évidente, en raison de son accord avec les préoccupations de l’époquee. Le crédit de l’explication actuelle est du même genre. La base exégétique leur manque à l’une et à l’autre ; elles ne rendent intégralement, ni l’une ni l’autre, la vraie pensée de l’apôtre ou, pour mieux dire, elles en sont le renversement. Sans doute, celle qui règne est plus profonde, mais elle n’est pas mieux fondée.

e – Que de temps, de travail et j’ajouterai d’expérience religieuse et morale sur moi-même, pour me soustraire à son empire, et pour voir dans saint Paul ce qu’y voit immédiatement tout œil non prévenu !

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