Cette épître a des droits particuliers à notre étude par sa difficulté et par sa beauté.
D’abord, elle est belle par les instructions théologiques et morales qu’elle renferme, et en elle la beauté est unie à la simplicité, en sorte qu’elle peut être appréciée par chaque chrétien. Cependant, c’est une beauté qui demande à être approfondie, et même elle est d’une telle nature qu’on ne peut bien la saisir et la sentir que par la réflexion ; ce sont des pensées élevées qu’il faut méditer. De plus, cette épître est difficile : ces mêmes pensées, qui sont très belles et très élevées, sont aussi très profondes, et, par conséquent, on ne les saisit pas sans quelque difficulté ; il faut connaître les temps, les lieux, les doctrines, les rapports des Colossiens et de l’apôtre, pour bien comprendre ce qu’il a voulu dire et la portée de ce qu’il a dit.
De même que cette épître ne fut pas adressée aux seuls conducteurs de l’Eglise de Colosses mais à tous les membres de cette communauté, elle a été conservée dans le canon des Ecritures pour tous les fidèles et non pas seulement pour les docteurs. S’il y avait un livre de l’Ecriture qui ne fût pas pour tous les chrétiens, on prouverait facilement qu’il y en a un autre et encore un autre, et ainsi une grande partie du trésor des Ecritures serait ravie au commun des fidèles. Il n’y a aucun livre sacré qui ne soit pas pour tous. Rien, dans l’Ecriture, n’autorise à faire le triage entre ce qui est pour tous ou seulement pour quelques-uns. Si donc ce trésor des Ecritures n’est pas à quelques-uns, mais à tous, nous n’avons pas le droit de leur soustraire la lecture d’un livre quelconque ; tout ce qui peut être mis à la portée des fidèles d’une manière utile et édifiante, nous devons le mettre, et autant que nous sommes capables d’aider à l’intelligence de l’Ecriture, nous devons y aider autrui : Le devoir de ceux qui ont la clef de la connaissance (Luc 11.52) est de s’en servir pour ouvrir la porte et non pour la fermer. Si donc l’épître aux Colossiens présente des difficultés particulières, notre devoir est de les éclaircir autant que nous le pouvons selon nos moyens.
Dans ce discours, sans aborder l’intérieur de l’épître, nous nous attacherons à en envisager l’extérieur ou le cadre.
En premier lieu, l’épître est adressée aux fidèles de Colosses, ville peu considérable de la Phrygie, province qui faisait partie de l’Asie Mineure. Ce pays, célèbre par le caractère voluptueux et les mœurs molles et relâchées de ses habitants, fut un des premiers sols de l’antiquité chrétienne où s’imprimèrent les pas des apôtres et où brilla le flambeau de l’Evangile.
Colosses dont, sans cette épître, le nom serait parfaitement inconnu à la plupart d’entre nous, est devenue célèbre par le fait que saint Paul, qui lui-même était originairement un homme obscur, l’a nommée et a écrit à ses habitants. Cela suffit à sa gloire ; son nom en est devenu populaire, elle est dans la bouche de tous ceux qui font partie de la chrétienté, elle a été immortalisée. Que de fois cela arrive ! Il en est ainsi de tous les lieux et de tous les personnages qui ont été en quelque rapport avec les apôtres de Jésus-Christ et avec Jésus-Christ lui-même. Beaucoup de lieux et de personnages sont devenus célèbres par leurs relations avec le Sauveur ou avec les choses du christianisme, ou sont restés dans le souvenir de la chrétienté et ont vu se réaliser à leur égard la prédiction de Jésus-Christ relative à Marie au sujet des parfums qu’elle avait répandus sur les pieds de son Sauveur : En vérité, je vous dis que dans tous les endroits du monde où cet Evangile sera prêché, ce qu’elle a fait sera aussi récité en mémoire d’elle (Matthieu 26.13). Ce que dit Jésus de l’acte de Marie s’est aussi vérifié pour Colosses. La gloire de Jésus-Christ entraîne avec elle la gloire de tous ceux qui l’ont connu. Les chrétiens ne cherchent pas la gloire humaine, car autrement ils ne pourraient pas croire (Jean 5.44) et ne seraient pas chrétiens ; mais s’ils ne cherchent pas la gloire humaine, la gloire de Christ vient les chercher. Les chrétiens ont de la gloire malgré eux. La plupart des noms les plus généralement connus sont ceux des hommes que le christianisme a fait connaître ou qui se sont fait connaître à l’occasion du christianisme.
Cette ville de Colosses avait été instruite dans le christianisme par un disciple et compagnon d’œuvre de Paul, Epaphras (Colossiens 1.7), et non par Paul lui-même, et l’Eglise de cette ville s’était distinguée de bonne heure par sa piété et la pratique des vertus chrétiennes (Colossiens 1.3-8 ; 2.5). C’est ce qui l’honore parmi les villes à qui l’apôtre a adressé des lettres car, du reste, elle était moins considérable et elle est moins célèbre que beaucoup d’autres Eglises, moins connue qu’aucune de celles auxquelles saint Paul a écrit. Elle est nommée moins souvent ; son nom ne se trouve pas ailleurs dans le Nouveau Testament que dans cette épître (1.2). Rome, Ephèse, Corinthe, Philippes, Thessalonique sont dans l’histoire ecclésiastique plus importantes et plus célèbres que Colosses, mais ce qui est dit de celle-ci vaut mieux que ce qui est dit de la plupart des autres. Saint Paul la relève comme pratiquant selon la vérité les doctrines qu’elle a reçues d’Epaphras. Ajoutons que c’est dans cette ville que vivait et que présidait au culte chrétien un autre disciple, à qui Paul a adressé une lettre, Philémon, maître de l’esclave Onésime.
En second lieu, l’auteur de cette épître est saint Paul dont nous avons à examiner le caractère et la vie, pour autant que cela peut avoir un rapport particulier avec notre épître. Il écrit à cette Eglise comme apôtre et comme ami. Ceci n’implique point que, contre ses principes, il entre dans le travail d’autrui (Romains 15.20). Là où le ministère de la prédication avait été confié à un autre, il le laissait faire. Mais il gardait la surintendance, l’inspection supérieure des Eglises qu’il avait fondées ou qui avaient été formées sous sa direction, par ses disciples, quoiqu’il laissât agir ceux-ci avec une liberté suffisante. Aussi, dans cette lettre aux Colossiens, n’est-il question que de points de doctrine et de morale générale, mais on ne voit pas que Paul entre dans les détails d’organisation.
En troisième lieu, la position de saint Paul, au moment où il écrit cette lettre, est intéressante. Outre son âge et ses précédents travaux, car il avait déjà blanchi au service du Seigneur et il portait en son corps des stigmates glorieux de son dévouement à Jésus-Christ (Galates 6.17), il y avait dans sa position quelque chose qui rend cette épître particulièrement intéressante, comme du reste quelques autres de cette époque, c’est que Paul, quand il l’écrit, est dans les liens, selon la remarque de Chrysostome qui distingue, entre les épîtres de saint Paul, celles qu’il a écrites in vinculis. Toutes les lettres de saint Paul, dit-il, sont remarquables, mais il y a quelque chose de plus particulièrement remarquable dans les lettres qu’il a écrites dans ses liens. Il en est d’elles, selon lui, comme de celles qu’écrirait, entre deux victoires, un grand capitaine vainqueur tout couvert encore de poussière, depuis le champ de bataille et du milieu de ses trophées. Or les victoires et les trophées d’un apôtre, ce sont ses souffrances, et saint Paul est comme un général qui, dans sa gloire, dérobe un moment pour écrire à ses amis. Il était détenu alors à Rome ; c’était la première captivité, moins dure que la seconde ; il y avait été transporté à l’occasion de son appel à César. Mais quoique cette captivité fût assez douce et qu’il jouît alors d’une assez grande liberté d’annoncer l’Evangile, même jusque dans les rangs de ses maîtres et de ses ennemis, néanmoins il était captif. Si nous cherchons à nous rendre compte de l’impression que cette circonstance a pu faire sur les Colossiens, nous verrons trois choses :
D’abord, quelle autorité particulière avait saint Paul parlant du haut d’une telle tribune ? Si jamais tribune ne fut plus haute et plus éloquente que celle de la croix, la tribune de Paul était aussi une espèce de croix, en attendant la croix plus sanglante. Or, il était bien difficile que les Colossiens ne prissent pas au plus grand sérieux des paroles qui arrivaient d’un tel lieu et que garantissaient si bien la conduite et la vie de leur auteur, des convictions pour lesquelles il consentait à la souffrance et à la mort et qui étaient comme chargées d’abnégation et couvertes de la gloire de son martyre qui commençait. Jamais son apostolat n’avait été plus glorieux ; jamais il n’avait été en danger plus grand. Combien cela devait augmenter l’intérêt des Colossiens et l’impression qu’ils recevraient de ses paroles !
Mais il y a plus ; ne doivent-ils pas être touchés d’affection et de respect pour l’apôtre qui, au milieu de ses chaînes, au milieu des sujets les plus pénibles et les plus légitimes de préoccupation personnelle, ne montre réellement qu’une préoccupation, celle de l’intérêt d’autrui, de l’amour de ses frères, de leur salut, celle de l’intérêt de la vérité et du règne de Dieu ? Ils savent que saint Paul est dans les fers, mais lui ne le leur dit pas seulement, et s’ils ne savaient d’où il écrit, ils n’en sauraient rien. Il s’est oublié complètement : il n’a vu que les sujets qu’il allait traiter et ses frères qu’il voulait instruire. Combien ce silence, cette réticence doit paraître sublime aux Colossiens, leur ouvrir le cœur et les préparer à écouter et à recevoir les instructions de l’apôtre !
Enfin, ne seront-ils pas dans l’admiration pour le caractère du christianisme, et n’y feront-ils pas des progrès en voyant la force d’expansion de la charité, de cet esprit chrétien qui sort un homme prisonnier de l’enceinte où il est resserré, qui le répand au dehors, qui lui fait, malgré les obstacles, reculer indéfiniment les limites de son activité et qui le rend présent partout et veillant à tout ? Que, dans le temps de sa liberté, il prêchât l’Evangile et ne se donnât aucun relâche, c’est bien ; mais en prison il y a force majeure, il y a impossibilité, il y a au moins ralentissement. Mais Paul ne se prévaut pas des obstacles pour demeurer dans le repos ; il n’est pas si vite disposé à reconnaître cette impossibilité ; rien ne peut ralentir et suspendre son œuvre ; il ne s’arrêtera que devant une force invincible où il reconnaîtra la volonté de Dieu, quand il verra que sa main veut l’arrêter, quand il n’y aura plus aucun moyen pour lui : à la mort. Jusque-là il appartient à tous, il se donne à tous. Je me suis rappelé ce qu’on éprouvait, il y a trente ans, en lisant dans les journaux les décrets de Napoléon empereur, datés de Schönbrunn et de Berlin, d’où il réglait les plus petites choses, jusqu’à fixer, la veille d’une bataille, le traitement d’un acteur de Paris. Cela étonnait beaucoup de monde ; on disait alors : Quel grand homme, il prend soin de tout ! Mais alors, on le reconnut plus tard, Napoléon affectait de penser à tout, d’être présent partout. Mais la vraie vertu est sans affectation et ne se pique de rien. Or voici un homme qui n’affecte rien et ne se pique de rien, qui est présent partout. Et comment ? Par sa charité qui le guide. Ce n’est que par là qu’il cherche l’ubiquité. Au milieu de cette grande ville de Rome, dans la captivité, en face des souffrances, Paul pense à un petit troupeau d’une petite ville ignorée, à la petite Eglise, inconnue peut-être, des Colossiens ; il lui écrit une longue lettre, si grave, si profondément méditée, d’un ton où l’on sent qu’il est emporté au-dessus de lui-même, au-dessus de sa hauteur ordinaire. S’il en est ainsi, c’est qu’il y a là l’effet puissant de la charité qui seule multiplie l’âme, l’attache à ce qui est loin comme à ce qui est près, à ce qui est petit comme à ce qui est grand, l’étend, la transporte et la rend présente partout.
En quatrième lieu, il faut ajouter que, selon toute apparence, Paul ne connaissait pas les Colossiens, et comme saint Paul avait fait, avant cette épître, deux voyages dans la Phrygie — une première fois il avait seulement traversé cette province (Actes 16.6), et, une seconde fois, il l’avait parcourue pour fortifier ses disciples (Actes 18.23) — il pouvait donc avoir vu les Colossiens. Aussi ne dit-il pas expressément qu’il ne les ait pas vus. Cependant on peut le conclure du chapitre 2, verset 1, où l’apôtre parle du combat qu’il a pour les Colossiens… et pour tous ceux qui n’ont pas vu sa présence en la chair ; ce passage a fait croire à plusieurs que Paul ne les connaissait pas de vue. Il paraît cependant qu’il les visita plus tard, suivant ce que nous lisons dans l’épître à Philémon de Colosses : prépare-moi un logement (v. 22) ; mais jusqu’alors il ne les visita pas. On peut aussi le conclure de ce que, dans le contenu de l’épître, il ne dit rien qui puisse donner lieu de penser qu’il les avait vus, qu’il y avait une connaissance personnelle entre eux et lui. Il s’exprime bien autrement dans les épîtres adressées à des Eglises où il avait résidé ou qu’il avait visitées. On constate en effet, quand il a vu des personnes auxquelles il écrit, qu’il y fait au moins des allusions. En tout cas, à supposer qu’il eût été à Colosses et qu’il eût vu les Colossiens, cette connaissance dut être très superficielle.
Néanmoins Paul écrit à ces Colossiens inconnus avec abondance, avec étendue, avec sollicitude, avec affection, et il montre par là que le sentiment qui l’anime n’est pas l’amitié, l’affection naturelle, mais ce sentiment supérieur, cette affection divine qu’on nomme la charité. Elle n’a pas les mêmes exigences que l’affection naturelle. Elle nous attache à ceux que nous n’avons point vus. Sans doute la vue, la connaissance personnelle selon la chair, est quelque chose, même pour la charité. Saint Jean semble le reconnaître quand il dit : Celui qui n’aime point son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit point ? (1 Jean 4.20). C’est pourtant quelque chose pour des chrétiens (pour les plus spirituels) que de s’être vus, et c’est une grande douleur entre chrétiens que de ne plus se voir. Paul lui-même regarde comme une heure solennelle et douloureuse celle où il vit pour la dernière fois les anciens de l’Eglise d’Ephèse (Actes 20.25), et où il dut leur déclarer qu’ils ne verraient plus son visage, et ceux-ci fondirent tous en larmes, principalement affligés de cette parole qu’il leur avait dite qu’ils ne verraient plus son visage. (Actes 20.37-38). Mais s’il y a une grande douceur dans une connaissance personnelle, il ne faut pas que la charité dépende d’elle ; il faut pouvoir aimer sans voir, par charité pure. Si la charité trouve dans la vue de la joie et un stimulant, elle sait aussi se passer de la vue, elle ne veut pas dépendre de la vue. Paul lui-même a insisté ailleurs sur ce caractère de la charité. C’est dans 2 Corinthiens 5.16, qu’il déclare qu’il ne veut plus même connaître personne selon la chair. Cela ne signifie pas qu’il évitera de voir les gens ; cela signifie qu’il ne veut pas que l’affection humaine se substitue à la charité, à quoi l’on est toujours exposé. La connaissance individuelle et l’affection naturelle ne doivent pas prévaloir sur la connaissance spirituelle ni l’absorber ; il faut savoir aimer une personne indépendamment de toute raison subjective, par cela seul qu’elle existe et qu’elle a une âme. Quoi qu’il en soit, nous voyons Paul, dans cette occasion, plein d’affection pour des gens qu’il ne connaît pas ou qu’il connaît à peine.
Saint Paul a écrit à des Eglises qu’il avait visitées ; et il est remarquable qu’il leur écrit à la fois comme à des gens qu’il connaissait selon la chair et comme à des gens qu’il ne connaissait pas selon la chair. Cette pratique de Paul, c’est l’explication de fait, et par conséquent la meilleure, de son précepte. Il dit lui-même : Usez de ce monde comme n’en usant pas (1 Corinthiens 7.31), et de même : Connaissez vos frères selon la chair, comme ne les connaissant pas selon la chair. Et en effet, si l’on voit à certains détails, à des traits particuliers et plus sensibles, qu’il connaissait ceux à qui il écrit, on voit d’autre part à l’élévation de ses pensées et des sujets qu’il traite, à la gravité de son langage ou du ton qu’il prend, à l’exclusion de tout ce qui ne tend pas à l’édification, au soin de s’effacer lui-même ou de diminuer sa personnalité autant que possible, on voit que, dans un certain sens, il ne les connaissait pas selon la chair ; et ainsi, quoiqu’il les eût vus et pratiqués personnellement, il reste fidèle à sa maxime.
Mais, dira-t-on, si saint Paul ne les connaît pas, comment peut-il leur écrire des choses qui leur conviennent ?
Nous répondons d’abord qu’il suffisait à saint Paul, pour leur dire des choses utiles, qu’il les connût comme chrétiens ; or il les connaissait ainsi et il pouvait leur parler comme tels. Par cela seul qu’Epaphras les avait instruits d’après les directions de Paul, lui avait donné des détails sur eux et rendu compte de leurs progrès, ainsi que nous le voyons au commencement de l’épître, saint Paul les connaissait comme de pieux chrétiens, et il y avait entre lui et eux plus d’intelligence, plus d’intimité (de Bekanntschaft), de connaissance étroite, de familiarité qu’entre gens du monde qui se sont beaucoup vus, qui se connaissent, qui vivent ensemble, sans avoir entre eux le lien d’une foi commune. Rien n’unit comme la foi en Christ ; c’est un lien qui supplée à tous les autres ; l’expérience le prouve tous les jours. C’est à mesure qu’on s’élève aux grands intérêts de la nature et de la vie de l’homme et qu’on remonte vers Dieu qu’on se sent plus unis, que les barrières tombent et s’élèvent vers leur sommet commun, se rapprochent et finissent par se réunir. Par là Paul pouvait écrire utilement aux Colossiens.
Et puis, à supposer qu’il ne les eût connus que comme hommes, il pouvait leur écrire et être compris d’eux, lui chrétien, mieux encore que d’autres qui auraient longtemps vécu avec eux, et cela parce que la langue de l’Evangile est la langue de l’humanité. La vérité salutaire à tous est aussi intelligible à tous, et celui qui la connaît le mieux est aussi celui qui a le plus d’accès auprès de tous les hommes, qui est le plus compris de tous. Mettez en présence un chrétien et un idolâtre, et, que le premier parle de sa foi, il y a bientôt un rapport entre eux, et il y aura bientôt entre eux un un langage. Le sauvage comprendra les paroles du chrétien qui sont tout humaines parce qu’elles sont divines ; mais de plus, ces paroles feront naître et surgir chez le sauvage des pensées qui se trouvaient cachées en lui, et elles le révéleront à lui-même.
Ensuite, la preuve de fait est dans la lettre même que nous avons sous les yeux. Son sort renverse l’objection. En effet, à travers la différence des lieux et l’espace des siècles, cette épître, écrite il y a longtemps, par occasion, à une population antique, que d’ailleurs Paul lui-même ne connaissait pas ou ne connaissait que peu, nous convient et nous profite à nous-mêmes, peuple moderne, et dans de tout autres circonstances que les Colossiens, ayant bien moins qu’eux de points de rapport avec Paul et à qui la lettre n’a pas été adressée. Comment douter qu’elle n’ait convenu et profité à l’Eglise de Colosses elle-même que Paul connaissait mieux qu’il ne nous connaissait et à qui elle fut adressée ? Cette lettre, convenable et utile primitivement à ces chrétiens, est devenue comme une circulaire à toutes les Eglises de tous les siècles : elle a édifié, encouragé des générations entières.
Enfin, il n’est pas vrai de dire que saint Paul ne connaissait pas ou ne connaissait que peu les Colossiens, car il les connaissait par Epaphras. Il a appris de lui leur position, leur situation morale, leurs besoins, en un mot, ce qu’il fallait savoir, et cela non accidentellement : il s’est informé d’eux auprès de lui afin de leur écrire en conséquence plus utilement ; et nous voyons qu’ayant à peu près les mêmes sujets à traiter dans cette épître que dans celle aux Ephésiens, il a écrit aux Colossiens en particulier ; et pourtant il aurait pu se borner à leur faire parvenir et communiquer la lettre à l’Eglise d’Ephèse qui n’était pas loin ; cela aurait été facile. Mais non, Paul leur écrit une lettre à part, différente, parce que d’ailleurs il est informé de leurs particularités, des sectes, des hérésies qui se trouvaient dans leur Eglise.
Des choses même qui nous paraissent dans cette épître d’une nature très générale peuvent être adaptées, sans qu’il y paraisse, aux besoins particuliers des Colossiens, car il y a, pour l’apôtre comme pour le poète, un art de dire les choses tout à fait générales d’une manière qui les rend propres à des circonstances particulières. — Proprie communia dicere.
Venons-en maintenant aux instructions pratiques.
La première, c’est que l’exemple de saint Paul dans ses rapports avec les Colossiens nous apprend à user et à ne pas abuser de l’autorité qui nous est confiée, dans quelque sphère que ce soit. Paul use de son autorité, de son droit ; c’était son devoir puisqu’il avait été établi pour cela, et il aurait tort de ne pas le faire ; il doit en répondre, mais il n’en abuse pas ; il ne s’immisce point sans nécessité dans l’administration intérieure et l’organisation de l’Eglise de Colosses, quoique probablement il les connût ; il reste fidèle à son principe de ne pas entrer dans le travail ou l’œuvre des autres. Ses préceptes sont de charité, de prudence chrétienne, mais toujours généraux, sans prescrire rien de particulier. Il n’y a d’allusions particulières que celles qui ont rapport aux doctrines qui circulent dans cette Eglise et dans les Eglises de l’Asie Mineure ; mais il ne va pas plus loin, il n’entre pas dans les détails qu’Epaphras peut donner. S’il en eût senti la nécessité, il l’aurait fait ; mais il a confiance dans l’Eglise elle-même et dans les guides dont elle est pourvue. Il laisse à cette Eglise, il respecte, il ménage la liberté et il a raison, car la liberté c’est la vie ; il le sait, et il sait aussi que ne pas ménager la liberté, la gêner, c’est étouffer la vie, et il ne veut pas l’étouffer. D’ailleurs la confiance qu’il a en Epaphras, le conducteur immédiat de l’Eglise, lui fait un devoir de laisser aussi la liberté à ce disciple fidèle qui jusqu’alors avait bien conduit son troupeau, et de ne pas empiéter sur son domaine.
Une deuxième instruction pratique à recueillir, c’est que, puisqu’en tant que chrétiens nous sommes tous, en quelque manière, appelés à être apôtres comme Paul, il nous faut, comme lui, donner à notre apostolat le sceau d’une vie pure et d’un entier renoncement à nous-mêmes, d’une vie dévouée, toujours animée et dirigée par l’amour. Il faut nous montrer les amis tendres de ceux à qui nous annonçons la vérité, comme voulant leur communiquer non pas des spéculations, mais « un trésor » (2 Corinthiens 4.7). Il ne s’agit pas de leur faire adopter la vérité par complaisance pour nous. Sans doute la sympathie et le respect pour quelqu’un produisent souvent une adhésion anticipée à une opinion.
Mais saint Paul ne le veut pas ainsi : il agit par conviction. Il n’agit pas non plus par fanatisme pour faire adopter ses idées à toute force ; il veut que ses disciples examinent ce qu’il dit ; il leur parle comme à des personnes intelligentes (1Corinthiens 10.15), disant : Jugez vous-mêmes de ce que je dis et si ce que je dis est vrai. Mais il faut la vérité avec la charité ; il faut dire, montrer et recommander, comme lui, la vérité par la charité (Ephésiens 4.15), car la vérité ne peut être séparée de la charité que sous peine d’être faussée ; ne pas donner ou refuser à la vérité le concours, l’appui de la charité, c’est la dépouiller de ce qui lui appartient, car la charité est une partie de la vérité.
Comme troisième leçon, sachons, comme Paul, aimer même ceux que nous n’avons pas vus et que nous ne connaissons pas selon la chair ; et quant à ceux que nous voyons et que nous connaissons selon la chair, ne prenons pas le change ; efforçons-nous de ne pas les connaître seulement selon la chair, tâchons de les aimer autrement que par l’affection de la nature ; cherchons à les aimer aussi par la charité. Dans l’amour de nos proches et de nos amis, la tendresse excessive paraît remplacer souvent la charité parce qu’elle la déborde, mais quelque grande que soit notre tendresse, si la charité n’est pas là, cette tendresse cloche, elle n’est pas le véritable amour ; pour qu’elle le soit, il y faut toujours la charité. Il faut quelquefois nous mettre à l’épreuve, éprouver notre amour naturel et nos amitiés et réduire ceux que nous aimons naturellement à leur qualité d’hommes, voir en eux purement leur âme immortelle, l’amour de Dieu pour eux, ses recommandations en leur faveur, et enfin la gloire de Dieu qui n’est pas servie par des affections naturelles, mais qui est servie par la charité.
Quatrième observation pratique : puisqu’il est question ici d’une lettre, pesons avec conscience tout ce que nous disons ou écrivons. Que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nos paroles auront une immense portée. La voix d’un simple homme, la parole même la plus involontaire du plus obscur d’entre nous, peut aujourd’hui avoir plus de retentissement et d’écho que celle de saint Paul, dans ce siècle si retentissant et plein d’échos. Notre temps demande qu’on pèse ses paroles. Mais on dira peut-être : Tout le monde parle ou imprime, et il y a tant de bruits simultanés et confus que ceux-ci s’amortissent et s’effacent les uns les autres et que la parole individuelle a peu d’importance, fait peu d’effet. Mais non, c’est une fausse idée. Notre parole a peu de conséquence lointaine peut-être, mais elle a beaucoup de conséquence, d’influence prochaine. Mille choses font retentir la moindre parole. Ce retentissement est grand surtout pour peu qu’on soit dans une position élevée ou délicate. Combien ne recueille-t-on pas avec avidité les paroles de certains hommes placés un peu haut, des hommes d’autorité par exemple ! Le pasteur qui parle dans un temple retentissant, ou dans une salle pleine d’échos, s’il ne ménage sa voix, produit un bruit confus. Aussi ménageons notre voix dans le vase du monde. Que nos paroles n’abondent pas, mais qu’elles soient pesées ! Tâchons que notre parole équivaille à une action et porte coup ; que nos paroles soient toutes des actions, des coups, mais des coups bien ajustés ! Que nos paroles soient toujours en édification pour tous, que non seulement elles ne disent jamais rien de mauvais, mais que toutes elles édifient !
Recueillons une cinquième instruction pratique de la manière dont la lettre fut transmise aux Colossiens :
Les difficultés pour saint Paul rien que pour faire parvenir cette épître à destination ; ces deux hommes envoyés qui la portèrent, la peine, les fatigues, les traverses que ces messagers durent sans doute endurer, surtout quand on réfléchit à la différence énorme entre les moyens de communication alors et maintenant ; puis aussi les traverses de saint Paul que ces deux hommes nous rappellent : ses fatigants voyages pour porter l’Evangile d’un lieu à l’autre, sa navigation, ses dangers sur cette Méditerranée d’alors si différente de celle d’aujourd’hui ; tout cela doit nous porter à admirer et nous engager à bénir la patience et la persévérance de ces premiers apôtres qui, dans leur message, rencontraient partout des difficultés et trouvaient de la force dans tous ces obstacles ! De plus, rendons grâces à Dieu de la facilité actuelle des communications, des progrès de la civilisation, et profitons-en. Chacun dans le monde, suivant son intérêt personnel, rapporte les progrès de la civilisation, ses découvertes, ses conquêtes à un certain but qui lui est particulier. Le commerçant, le savant, le politique et d’autres disent chacun que c’est pour lui que sont ces progrès ; mais nous, chrétiens, nous avons le droit de dire que c’est pour nous que la Providence a amené ces grands changements ; pour nous que les pays sont sillonnés de canaux et de chemins de fer, pour nous que les isthmes sont coupés, pour nous que les prodiges de la vapeur, de l’industrie et de la presse se multiplient, que l’art de l’association se développe, que les barrières des nations s’abaissent. Mais non, ne disons pas que c’est pour nous, disons plutôt que c’est pour l’Evangile que notre âge voit ces choses, pour Jésus-Christ, pour la gloire de Dieu, et profitons-en afin que nous étendions cette gloire. Nous serions bien aveugles de ne pas voir ces changements du monde, et bien ingrats et bien infidèles de ne pas en profiter. Il faut que les messagers de bonnes nouvelles deviennent une grande armée (Psaumes 68.12) et qu’ils se répandent de tous côtés, selon le dessein de la Providence dont on doit hâter l’accomplissement.
Enfin remercions Dieu de ce que cette belle épître de saint Paul aux Colossiens, cette épître envoyée par occasion à une petite communauté chrétienne obscure, cette épître si riche en instructions sublimes et en exhortations touchantes, se soit multipliée et se soit conservée sans le secours de la presse, qui semble préserver de la destruction tous les écrits qu’on lui confie. Il est difficile de savoir combien de fois il a fallu que ce petit écrit fût copié et recopié, il y a dix-huit siècles, pour qu’un petit nombre de copies en restât et que cette épître ne se perdît pas, mais nous parvînt à travers tous les obstacles, tous les pillages et toutes les révolutions. Conservons-la, nous aussi, cette épître, non pas dans un sens matériel, mais dans un sens spirituel, c’est-à-dire conservons-la en nous ; que ce qu’il y a en elle, en cette parole de Dieu, incorruptible, immortelle (1 Pierre 1.25), de sève divine, devienne notre propre sève et notre vie !