Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, aux douze tribus qui sont dans la dispersion, salut ! Regardez comme étant à tous égards un sujet de joie, mes frères, les tentations diverses auxquelles vous pouvez être exposés, sachant que l’épreuve de votre foi produit la patience. Mais que la patience ait une œuvre parfaite, afin que vous soyez parfaits et accomplis, ne manquant en rien.
Mes frères,
Celui qui écrit ces lignes c’est Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, comme il s’appelle lui-même. D’après l’opinion généralement reçue dans l’Église, ce Jacques serait le frère du Seigneur. Nous savons par l’histoire évangélique qu’il ne crut pas, comme du reste ses autres frères, à la vocation messianique de Jésus pendant la vie terrestre de celui-ci. Ce ne fut qu’après la résurrection de son frère et après avoir été gratifié d’une vision de sa part qu’il se convertit et prit rang dans la phalange de ses disciples. Sa parenté étroite avec lui, non moins que la haute distinction dont il donna des preuves manifestes lui assurèrent une influence prépondérante dans l’Église de Jérusalem, sa voix était toujours respectueusement écoutée et ses directions docilement suivies. Ce qui nous montre l’estime dont il jouissait : c’est le fait que Saint-Paul le nomme, même avant Saint-Pierre, parmi les trois colonnes de l’Église et le surnom de Juste qui, d’après l’historien Josèphe, lui fut donné par ses coreligionnaires. Eh bien ! c’est lui Saint-Jacques qui écrit cette épître, à laquelle j’ai emprunté mon texte de ce jour, il l’adresse aux douze tribus de la dispersion, c’est-à-dire non pas aux Juifs de la dispersion comme tels, mais aux Juifs chrétiens de son Église et de son diocèse, dont le centre est à Jérusalem, et il commence d’abord par les entretenir des souffrances qui les attendent : « Considérez, leur dit-il, comme le sujet d’une parfaite joie les diverses épreuves qui vous arrivent, sachant que l’épreuve de votre foi produit la constance, mais il faut que l’ouvrage de la constance soit parfait, afin que vous soyez parfaits et accomplis, en sorte qu’il ne vous manque rien. »
C’est sur ce sujet que je voudrais attirer votre attention ; ai-je besoin du reste de la réclamer ? la souffrance n’est-elle pas dans ce monde l’actualité la plus vivante, la réalité la plus poignante, qui nous saisit parfois à l’improviste d’une étreinte violente et tenace ? Je me propose de vous montrer dans ce discours l’attitude que le chrétien doit avoir en face des afflictions qui lui arrivent, ensuite les motifs qui la justifient à ses yeux.
Considérez, dit Saint-Jacques, comme le sujet d’une parfaite joie les diverses épreuves qui vous arrivent. Comme vous l’entendez par cette parole, l’Évangile commande à l’homme la joie dans l’épreuve. C’était là un langage inconnu à l’antiquité. Si vous interrogez cette dernière dans ses penseurs les plus marquants, dans ses philosophes les plus distingués, vous ne trouvez en résumé que deux attitudes recommandées par eux en face de la souffrance : l’indifférence ou la dissipation. Dominer la souffrance par un effort surhumain de la volonté, de telle sorte qu’elle paraisse aux yeux des hommes comme n’étant pas une réalité, ou s’étourdir pour oublier les misères qu’elle amène avec elle, les cris qu’elle nous arrache : voilà le résumé des enseignements de l’antiquité sur cet important problème. Sans doute, il est quelques voix isolées qui se sont élevées plus haut et qui ont vu dans l’épreuve une œuvre éducatrice de la Providence à l’égard de l’homme, mais il ne s’agissait là que de quelques idées jetées dans les livres et qui ne trouvaient pas d’application dans la vie. En Israël, nous remarquons un changement complet dans la manière de comprendre la douleur ; celle-ci n’est plus pour le Juif une fatalité comme pour les païens, mais elle est une loi mystérieuse de Dieu qu’il faut savoir accepter, en s’en remettant à Celui dont la sagesse est plus grande que la nôtre. Nous trouvons sur ce thème des accents sublimes dans le livre de Job et dans les Psaumes, mais, comme la lumière de la Révélation n’a pas encore paru dans son merveilleux resplendissement, les écrivains sacrés ne peuvent donner de ce problème une solution définitive et recommandent comme attitude à tenir en face de la souffrance : la résignation ou la confiance, « c’est l’Éternel, qu’il fasse ce qui lui semblera bon ». « L’Éternel l’avait donné, l’Éternel l’a ôté, que le nom de l’Éternel soit béni. » (1 Samuel 3.18 ; Job 1.21)
C’est donc bien l’Évangile qui a posé comme un principe la joie dans l’épreuve : Considérez, dit Saint-Jacques, comme un sujet de joie parfaite les épreuves diverses qui vous arrivent. Remarquez-le, Saint-Jacques n’est pas une voix isolée qui ait ainsi parlé sur ce sujet, mais le Seigneur lui-même avait déjà, dans le cours de son enseignement, recommandé cette attitude comme convenant à ses disciples : « Vous serez heureux, leur disait-il, lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera et qu’on dira toute sorte de mal de vous à cause de moi. Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, car votre récompense sera grande dans les deux » (Matthieu 5.11-12). Ses disciples ne font que reproduire et développer sa pensée. Saint-Paul écrivait aux Romains : « nous nous glorifions même dans les afflictions, » (Romains 5.3) nous nous glorifions et non pas nous nous attristons, nous nous en faisons un sujet de gloire, c’est-à-dire de joie. Il envoyait aux Colossiens cette parole significative qui nous montre que ses principes étaient réellement vécus par lui : « je me réjouis maintenant dans mes souffrances pour vous et ce qui manque aux souffrances de Christ, je l’achève en ma chair, pour son corps, qui est l’Église (Colossiens 1.24). » Citons encore le beau passage de l’auteur de l’épître aux Hébreux : « Il est vrai que tout châtiment semble au premier abord un sujet de tristesse et non pas de joie, mais il produit ensuite un fruit paisible de justice à ceux qui ont été ainsi exercés (Hébreux 12.11). »
Il est donc vrai que l’Évangile a posé comme un principe nouveau dans l’humanité l’attitude de la joie dans l’épreuve. Ah ! sans doute, il ne s’agit pas, est-il besoin de le dire, d’une joie débordante qui s’exprime en mouvements bruyants. L’Évangile ne la connaît pas, mais il s’agit d’une joie calme qui se manifeste extérieurement dans la sérénité du regard et intérieurement dans la tranquillité d’une conscience paisible. Et ici qu’on ne me dise pas que la chose est impossible, car je vous montrerai par des exemples l’application de ce principe. Pour le moment, je ne me préoccupe pas de savoir comment il a pu et peut encore se réaliser, je me borne à constater des faits.
Nous sommes au commencement de l’ère chrétienne, peu de temps après la Pentecôte. Les apôtres, animés du Saint-Esprit, annoncent partout en Israël la bonne nouvelle du salut, et, sous le souffle de leur parole ardente, les multitudes accourent vers eux et se convertissent. Mais voici bientôt l’opposition qui se fait sentir ; saisis par les chefs du peuple, parmi lesquels se trouvaient sans doute quelques-uns de ceux qui avaient poursuivi Jésus de leur haine implacable et qui l’avaient fait mourir sur la croix, les apôtres sont jetés en prison comme de vulgaires malfaiteurs, tramés à la barre du tribunal, frappés de verges et finalement relâchés sur l’intervention de Gamaliel avec la défense formelle de parler au nom de Jésus. Ils sont délivrés de la prison, mais désormais quelle triste position que la leur ! Leur défendre de parler au nom de Jésus, c’était l’épreuve la plus pénible qu’on pût leur infliger, plus pénible que de cruelles souffrances, plus pénible que la mort elle-même. Leur défendre de parler au nom de Jésus, c’était la ruine à brève échéance de leur ministère… aussi quelle est leur attitude ? Celle de la tristesse. Ecoutez plutôt le récit de l’évangéliste : « pour eux, ils se retirèrent de devant le sanhédrin joyeux d’avoir été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus ! » (Actes 5.41)
Nous sommes au iie et au iie siècle de l’ère chrétienne. L’Évangile fait de rapides conquêtes dans le vaste empire romain et ébranle le paganisme tant et si bien que, comme l’écrivait Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, à l’empereur Trajan, les temples des dieux étaient déserts et les victimes ne trouvaient plus d’acheteurs. Mais voici du même coup l’orage qui gronde, voici la tempête qui éclate : c’est le tonnerre de la persécution dont les roulements formidables ébranlent la barque fragile de l’Église. On ne peut relire l’histoire tragique de cette époque sans éprouver un frémissement douloureux en pensant aux souffrances de ces pauvres victimes et sans être saisi pour elles d’une pitié profonde. Ces chrétiens, les meilleurs citoyens de l’empire, sont jetés en prison comme coupables de haute trahison, et de là envoyés à Rome pour servir de pâture à la curiosité romaine dans des combats odieux contre des bêtes féroces, dans le vaste amphithéâtre du Colysée, ou bien ils sont liés sur un bûcher allumé exprès pour eux, où leur existence s’achève au milieu d’horribles souffrances et des sarcasmes d’une foule ameutée. C’est ainsi que s’éteignent dans les flammes ou sous la griffe des bêtes féroces les Ignace, les Justin Martyr, les Polycarpe, ces illustres colonnes de l’Église et tant d’autres avec eux dont l’histoire ne nous a pas conservé le nom. Au milieu des larmes sans doute, avec des protestations justifiées contre les horreurs dont ils sont les victimes ? Non. Avec une joie sereine, paisible qui les poussait, au milieu même des flammes qui consumaient leur corps, à rendre grâce à Dieu de les avoir jugés dignes de souffrir pour le nom de Jésus-Christ. Dieu leur a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses afflictions qui leur arrivent et ils sont joyeux dans la souffrance !
Nous sommes en France, au xviie siècle. Sur le trône est assis l’un des plus grands despotes qui aient jamais régné sur le monde : Louis XIV, et dans ce pays, catholique jusqu’à la moelle, se trouve une minorité de protestants. Hommes tranquilles et actifs à la fois, distingués par le sérieux de leurs principes et de leur vie, ils ne demandent qu’une chose : la libre manifestation de leurs convictions religieuse. Modeste exigence ! La liberté de conscience n’est-elle pas le premier droit de l’homme ? Détrompez-vous, nous ne sommes pas au xixe siècle, mais au xviie, dans une époque où la force prime le droit. D’ailleurs, le grand roi ne peut dormir tranquille, tant qu’il sent dans son royaume une minorité d’hommes qui adorent Dieu autrement que lui. Celui qui a dit : « l’Etat, c’est moi » n’est pas satisfait de gouverner les hommes en maître absolu, il veut, ô sacrilège ! régner sur les consciences et dominer les âmes. C’est alors que commence en France une longue ère de persécutions dirigées contre les réformés. Ils sont poursuivis, chassés de leurs temples que l’on ferme, il n’est pas de châtiment que l’on n’invente pour les pousser à l’abjuration. Quelle est leur attitude au milieu de ces horreurs ? … Ils gémissent. Ah ! sans doute, que de soupirs dut leur arracher ce drame sanglant, mais ces persécutions n’abattent pas leur courage, au contraire, elles stimulent leur énergie, elles fortifient leur foi, elles éveillent dans leur âme une joie profonde, celle de pouvoir souffrir quelque chose pour le nom de Jésus-Christ ! Dieu leur a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui leur arrivent et ils sont joyeux dans la souffrance !
Je viens, mes frères, de citer quelques exemples d’hommes qui ont été joyeux dans l’épreuve, je n’ai parlé en fait d’afflictions que des persécutions. Ce n’est pas sans raison, c’était surtout à elles que Saint-Jacques faisait allusion. Quel était, en effet, à ce moment-là le grand danger qui menaçait les chrétiens ? L’hostilité du monde à l’égard de l’Évangile. On sentait venir de toute part l’orage qui grondait : c’était la grande souffrance du moment ; d’ailleurs, la persécution avait déjà fait plusieurs victimes. Etienne avait été lapidé par la foule irritée, Jacques, l’apôtre, avait été mis à mort en 44, par Hérode Agrippa Ier, et dans ces circonstances douloureuses, on pouvait craindre des défections. On comprend que cette sombre perspective absorba l’esprit de l’écrivain sacré et qu’il vit avant tout dans les afflictions qui devaient atteindre les chrétiens les persécutions dirigées contre eux, mais restreindre ainsi sa pensée ne serait pas exact, d’autant plus qu’il parle lui-même de diverses afflictions : par où l’on peut entendre les souffrances corporelles, les luttes, les difficultés que nous rencontrons dans le monde avec nos frères, les moqueries que notre profession de chrétien nous attire, les deuils qui fondent sur nous en brisant notre cœur, en un mot, toutes les épreuves physiques et morales qui sont ici-bas le partage de l’homme. Dans ces épreuves diverses, le chrétien sera joyeux, et n’est-ce pas un fait dont nous pouvons constater la réalité de nos propres yeux ? L’Évangile ne s’est pas borné à poser des principes, mais il a réussi à les implanter dans la conscience humaine. La joie dans l’épreuve, mais Christ l’enfante chaque jour.
Voici un malade que la paralysie empêche de faire aucun mouvement. Triste existence, direz-vous, que la vie en effet est pénible dans une pareille situation ! Ne pas pouvoir faire usage de ses membres, y pensez-vous, vous que Dieu a si admirablement protégés jusqu’à présent ? Y a-t-il une épreuve comparable à celle-là et la mort ne serait-elle pas préférable à une vie qui doit forcément s’écouler dans l’inactivité et l’isolement ? Mais pourquoi les lèvres de cet infirme ne laissent-elles échapper aucune plainte, aucun regret ? Pourquoi l’entendons-nous glorifier Dieu des bienfaits dont il l’a comblé ? Pourquoi la joie règne-t-elle dans son cœur, si bien que devant un tel spectacle nous sommes émus ? Dieu lui a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent et il est joyeux dans la souffrance !
Et quand enfin, sur un lit de mort, nous voyons un frère, auquel la souffrance arrache des cris de douleur, le corps brisé par la maladie qui ne fait plus de lui qu’une prison retenant à peine son âme, la figure amaigrie, portant sur ses traits l’empreinte des ravages du mal, quand nous voyons cet être faire entendre à cette heure des paroles non de découragement, mais de joyeuse espérance, donner des preuves d’une patience admirable et laisser échapper de ses lèvres, dans les instants où la souffrance lui accorde quelque répit, un sourire idéal et céleste, ne me demandez pas d’où vient chez cette âme cette attitude étrange de la joie dans l’épreuve ! Dieu lui a commandé de regarder comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent et elle est joyeuse même dans la mort !
Je viens de vous montrer la joie dans l’épreuve comme un principe posé par l’Évangile et réalisé par des hommes que la nature a faits tels que nous ? Comment cela est-il possible, comment expliquer que la souffrance puisse rendre l’homme joyeux ? Ne serait-ce pas le contraire qui devrait avoir lieu ? Non pourtant, car d’après Saint-Jacques, il y a des motifs qui justifient cette attitude : Sachant, dit-il, que l’épreuve de votre foi produit la constance. Voilà pourquoi le chrétien peut supporter l’épreuve, peut même la recevoir avec joie : il sait que la souffrance vient de Dieu et a pour résultat de produire la constance chez l’homme. Le chrétien sait que la souffrance vient de Dieu, non pas sans doute que Dieu en soit directement l’auteur, la souffrance est loin d’être un bien en elle-même, elle est un mal, preuve en est notre révolte soudaine, quand notre corps est frappé par ses premières atteintes. D’après la Bible, elle est la conséquence du péché, nous souffrons parce que nous péchons, parce que l’humanité depuis Adam est sous l’empire de cette triste réalité, mais Dieu, qui est l’amour suprême, se sert de la souffrance pour le bien de cette humanité déchue ; d’un mal qu’elle était à son entrée dans le monde, il en fait un bien, un moyen de constater notre foi, de se rendre compte si nous lui appartenons réellement et dans ce cas on peut dire que Dieu est l’auteur de la souffrance, qu’elle vient de Lui. Dès lors, si l’attitude de la tristesse ou de la révolte s’explique chez les païens de l’antiquité, ainsi que chez ceux qui, de nos jours, ne reconnaissent pas dans la Bible la révélation de Dieu, parce que pour eux la souffrance est une énigme désespérée, en face de laquelle ils restent déconcertés, elle ne convient pas au chrétien : il sait par l’Évangile que la souffrance vient de l’Etre Tout-Puissant qui habite dans les profondeurs des cieux, que dis-je, d’un Père qui l’aime tendrement, qui l’a aimé jusqu’à donner son Fils unique pour le sauver, et qui, pour le ramener à lui, pour l’empêcher de se perdre au sein des frivolités du monde, lui envoie dans un but d’amour les mystérieuses dispensations de la souffrance. Comment ne regarderait-il pas comme un sujet de joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent ?
Mais il y a un motif plus puissant qui doit rendre sa joie parfaite. Le chrétien sait que la souffrance, qui est l’épreuve de la foi, a un but direct pour l’homme qu’elle produit en lui la constance, et cette constance se manifeste en ceci : c’est que d’abord la souffrance fortifie ses convictions. Il est un fait certain : une cause n’est jamais plus chère à l’homme que lorsqu’il a souffert pour elle. Or cet axiome qui s’applique à toutes les causes, est vrai aussi de la foi. A l’heure de l’épreuve, le chrétien sent fortement le besoin de Dieu. Dans la santé, dans la prospérité matérielle, il croit bien souvent d’une foi vague, il est tenté d’oublier Dieu, car le monde réagit sur lui et infiltre dans son cœur quelque chose de son incrédulité, ses convictions religieuses sont vacillantes. Mais l’affliction arrive. Le frappe-t-elle, lui et les siens, à coups redoublés, il ouvre les yeux, il lui semble que le sol s’effondre sous ses pas, il fait l’expérience d’une façon décisive de la nécessité de la foi et cette réalité qui peut-être n’avait touché jusqu’alors qu’imparfaitement son cœur devient, grâce à la souffrance, une partie intégrante de sa vie, son trésor le plus précieux sur la terre et il saura, s’il le faut, sacrifier pour elle son repos, ses intérêts les plus chers, tout jusqu’à sa vie. C’est là ce qui nous explique pourquoi l’Église n’a jamais été plus puissante et n’a fait preuve d’une foi plus constante que dans le baptême de la persécution, c’est là ce qui nous explique pourquoi nous, chrétiens, nous ne sommes jamais plus croyants qu’à l’heure ténébreuse de la souffrance !
Ce n’est pas seulement sur les convictions de l’homme que la souffrance, l’épreuve de la foi, agit, mais aussi sur sa volonté. Celle-ci est enlacée dans les liens du mal, qui l’enchaînent dans un inextricable réseau et le chrétien, malgré son désir de les briser, ne peut les rompre. Il retombe toujours dans cet esclavage affreux qui le rend malheureux ; mais ce que la volonté humaine est incapable d’opérer, la souffrance le réalise. Sous sa discipline austère, l’homme attaque le péché corps à corps, il réduit son empire et devient parfois un héros dans le combat de la vie. Si la souffrance n’était pas là comme un aiguillon qui pénètre notre conscience, notre volonté s’engourdirait dans sa lutte contre le mal : c’est la douleur qui ramène sans cesse notre attention sur notre être moral et nous force à recommencer le combat. Aussi, sous son influence, comme notre volonté s’aiguise, comme elle devient persévérante ! C’est l’histoire de chacun d’entre nous. Chaque épreuve reçue dans l’esprit de Jésus-Christ a pour conséquence de stimuler notre énergie morale et d’augmenter sa constance.
Enfin, c’est sur le cœur que la souffrance agit. L’homme tel qu’il est, souillé par le péché, est de nature encore aimant, il a une âme qui est ouverte à la sympathie, il veut le bien et le désire pour ses frères, mais dans le cours de la vie, il se heurte à l’égoïsme naturel au cœur humain. Désillusionné dans ses espérances, il manque de constance et tombe à son tour dans l’égoïsme. Ce que le cœur naturel ne peut opérer, la souffrance l’accomplit. Sous sa divine influence, l’homme est amené à penser aux autres, à ceux qui souffrent comme lui et dans lesquels il reconnaît désormais des frères en Christ, des rachetés du même Sauveur ; il s’identifie avec eux, il participe à leurs souffrances, et chaque épreuve qui fond sur lui ne fait que rendre plus ardente, plus constante sa puissance d’aimer. Cela est si vrai que ceux qui dans le monde consolent le plus et le mieux sont, règle générale, des affligés. David n’a pu écrire ces hymnes magnifiques où l’humanité viendra toujours chercher la consolation éternelle que parce que son cœur a été labouré par l’épreuve. Jésus-Christ n’aurait jamais attiré à Lui tant d’âmes travaillées et chargées, s’il n’avait pas été l’homme de douleur, et qui a su ce que c’était que la langueur. Comme l’aiguille aimantée se dirige toujours du côté du nord, notre cœur, si la souffrance n’existait pas, s’en retournerait de lui-même du côté du nord, c’est-à-dire à son égoïsme naturel, à la mort. Il suffit pour changer la direction de l’aiguille aimantée d’un courant électrique. Ainsi il n’est besoin pour le cœur que de la douleur pour l’incliner à la piété et développer en lui la vie sacrée de l’amour !
Le chrétien peut donc regarder avec une joie parfaite les diverses épreuves qui lui arrivent, puisqu’elles produisent en lui la constance, mais pour que la souffrance réalise complètement son œuvre, il faut qu’elle rende parfaite sa constance ; c’est là ce que Saint-Jacques nous fait comprendre dans les dernières paroles de notre texte : mais il faut que l’ouvrage de la constance soit parfait, afin que vous soyez parfaits et accomplis, en sorte qu’il ne vous manque rien. Ici, direz-vous, cela est-il possible ? Saint-Jacques ne présume-t-il pas trop de nos forces ? On peut répondre que l’écrivain sacré, qui connaissait mieux que nous la nature humaine, savait aussi ce dont elle est capable, quand elle est placée sous l’influence de la grâce divine. Nous avons des exemples d’hommes qui ont consacré leur vie à ce but et qui se sont efforcés de tendre à la perfection : ainsi, par exemple, Saint-Paul, et pourtant l’épreuve ne lui a pas été épargnée, à lui qui a passé toute sa carrière dans les luttes et dans la souffrance. Cependant elles n’ont fait que fortifier sa constance, qu’augmenter son désir d’être parfait et accompli, comme dit Saint-Jacques, si bien que de Rome où il est dans les chaînes et où il a le pressentiment de sa fin, il écrit aux Philippiens ces paroles : « Ce n’est pas que j’aie déjà atteint le but ou que je sois parvenu à la perfection ; mais je fais mes efforts pour y parvenir, et c’est pour cela aussi que Jésus-Christ m’a pris à Lui. Mes frères, pour moi, je ne me persuade pas d’être encore parvenu au but ; mais ce que je fais, c’est qu’oubliant les choses qui sont derrière moi, et m’avançant vers celles qui sont devant moi, je cours vers le but, vers le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ ! » (Philippiens 3.14) Ah ! sans doute, ce n’est pas sans luttes que la constance arrive à cette hauteur où elle ne subit plus de défaillances et de chutes ; il y a en nous le vieil homme que nous croyons mort et qui reparaît toujours ; il y a en nous bien des illusions que nous caressons et que les coups de l’épreuve doivent détruire ; il y a des espérances terrestres que notre cœur entretient dans son sein et qui doivent se transformer, par le moyen de la souffrance, en espérances célestes et éternelles ; il y a des dispensations inexplicables à notre intelligence bornée qui nous confondent et nous retiennent par leur énigme dans l’attitude de la tristesse ; il y a, en un mot, pour nous bien des obstacles qui nous empêchent d’être parfaits et accomplis, et pourtant nous devons y tendre, ne le sentez-vous pas ? Si aujourd’hui, tenant compte de la faiblesse inhérente à la nature humaine, je vous recommandais non la joie dans l’épreuve, mais la résignation à la volonté de Dieu, si je vous prêchais un christianisme au rabais et non celui de Christ qui conduit l’homme par la voie de la communion avec Dieu à la hauteur sublime de la perfection, si je vous disais que nous devons prendre de l’Évangile ce qui est compatible avec notre nature humaine, en laissant de côté ce qui nous parait irréalisable, chimérique, que diriez-vous ? Vous feriez entendre des protestations (et vous auriez raison) au nom de l’Évangile que vous prétendez servir, non d’après les déformations que les hommes lui ont fait subir, mais dans sa pureté et dans son intégrité, au nom de la conscience enfin qui, quand nous la consultons sincèrement, nous dit que nous devons tendre à la perfection, que c’est là l’idéal que nous devons avoir tans cesse devant les yeux. Idéal que nous réaliserons ou que nous ne réaliserons pas ici-bas ; n’importe, il doit être poursuivi par nous chrétiens durant noire passage sur la terre et nous devons savoir lui consacrer la meilleure part de notre vie. Est-ce que d’ailleurs il ne vaut pas la peine de vivre pour cet idéal ? Je vois aujourd’hui des hommes, animés de pensées élevées, employer leurs jours à la poursuite d’idéaux d’un autre ordre ; je vois, par exemple, des artistes saisis par les scènes grandioses et touchantes qu’ils ont sous les yeux, essayer de reproduire quelque chose de cette nature dont la beauté a pénétré leur âme ; je vois des savants consacrer toute une existence aux recherches scientifiques, sonder les mystères de la nature à laquelle ils voudraient arracher ses secrets, pour faire faire quelque progrès à la science qui leur est plus chère que la vie ; je vois des artistes, épris d’harmonie, cherchera nous donner, à l’aide de la musique, l’illusion d’un monde plus beau, plus heureux que notre monde actuel et s’efforcer de reproduire, dans leurs élans admirables, quelque chose de ces concerts que fait retentir autour du trône de Dieu la voix céleste des séraphins. Et tous ces hommes, je les vois travailler sans relâche, rencontrer mainte difficulté sur leur route, éprouver maint découragement, remporter maint succès, et pourtant jamais satisfaits, recommençant toujours leur tâche, parce que dans l’œuvre accomplie, ils ne voient pas encore la perfection et mourir ensuite, après une carrière de travail harcelant et sans trêve, éclairés par la céleste vision de la beauté suprême, sans avoir réalisé leur idéal ! Et nous chrétiens, qui avons devant les yeux un idéal plus grand à réaliser que celui de la beauté artistique ou scientifique, nous ferions preuve de moins d’énergie, de constance que ces héros de l’art et de la science ? Nous reculerions devant les difficultés à vaincre, devant les obstacles à surmonter ? Serait-ce là notre attitude, à nous qui nous réclamons du titre de disciples de Jésus-Christ, c’est-à-dire de cet Etre qui a été dans son humanité la réalisation parfaite de la Beauté morale et qui nous appelle à la réaliser à notre tour ? Oublierions-nous du reste que cet idéal a été depuis dix-huit siècles passés poursuivi par des milliers d’âmes qu’il a saisies et enflammées ? Oublierions-nous que c’est à lui qu’ont tendu tant de glorieux témoins du Crucifié, les Saint-Pierre, les Saint-Jean, les Saint-Jacques, et qu’ils ont sacrifié pour lui leurs aises, la tranquillité d’une situation personnelle jusque là respectée, tout jusqu’à leur vie ? Oublierions-nous que pour l’atteindre, tant de martyrs dans les premiers siècles, et au xviie siècle les victimes de Louis XIV montaient sur l’échafaud et rendaient l’âme, un sourire divin sur les lèvres, entourés d’une foule subjuguée par leur héroïsme ? Oublierions-nous qu’il donne à la vie son but, qu’il explique notre destinée et que sans lui l’histoire de l’humanité ne serait plus qu’une pitoyable comédie ? Oublierions-nous qu’il est aujourd’hui encore l’auteur de toutes les nobles actions, et que s’il venait jamais, par impossible, à être arraché de la conscience humaine, le monde s’en irait rapidement à la décadence, et finalement à la mort ? A l’œuvre donc, chrétiens, à la poursuite de l’idéal religieux et moral, à l’œuvre sur les traces du divin Modèle, notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Ne laissons pas tomber de nos mains l’héritage sacré du passé, montrons par notre constance que nous sommes les dignes descendants de ces ancêtres dans la foi et la vie chrétienne ; pourquoi hésiterions-nous à lui consacrer nos efforts et notre cœur ? Ah ! s’il ne s’agissait que d’un idéal artistique ou scientifique, dont la réalisation ici-bas n’est toujours qu’une vaste chimère, des hésitations seraient légitimes, mais il s’agit pour nous de l’idéal religieux et moral que l’Évangile, c’est-à-dire Dieu Lui-même, nous assigne comme raison d’être de notre activité, comme condition de notre salut, il s’agit de l’idéal religieux et moral dont la poursuite sera pour ceux qui l’auront recherché ici-bas la source, dans le ciel, d’une béatitude infinie.
Puisque c’est par la souffrance qu’il peut être atteint, puisque c’est par elle que l’on gravit péniblement, mais sûrement les cimes élancées du ciel, la souffrance peut être envisagée comme un sujet de joie parfaite, car sa raison suprême est, en dernière analyse, la gloire magnifique du Royaume de Dieu ! Amen.
Charles Leidecker
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