Histoire de la prédication au dix-septième siècle

Pierre Du Moulin

 1568-1658 

Pierre Du Moulin, né en Normandie en 1568, mort à Sedan en 1558, fit ses études en Angleterre. Il fut professeur de philosophie à Leyde pendant quelques années. De retour en France en 1599, il devint chapelain de Catherine de Bourbon, sœur de Henri IV, alors qu’il était déjà pasteur de l’église de Paris, à laquelle il fut attaché en cette qualité pendant vingt-deux ans. Devenu célèbre par ses écrits, il fut appelé en Angleterre en 1615 par le roi Jacques Ier, qui espérait opérer par son moyen la réunion des deux branches de l’Église protestante. Ses relations avec le monarque anglais furent plus tard, vers 1620, l’occasion de son exil. « Il avait écrit à Jacques Ier, dans la vaine espérance de le pousser à quelque acte de vigueur dans la défense du Palatinat, et dans sa lettre il avait parlé comme si l’Europe protestante voyait en ce prince son chef suprême. Soit accident, soit trahison, cette lettre tomba au pouvoir de la cour de France et parut si criminelle que, si Du Moulin n’eût été averti à temps, il l’aurait payée de sa vie. Il prit la fuite, au moment où l’ordre de son arrestation était déjà rendu[e]. » Il se réfugia auprès du duc de Bouillon[f], à Sedan, où il professa la théologie, sans abandonner la prédication. Il y mourut, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

[e] Smedley, History of the reformed religion in France, tome III, page 173.

[f] Le duc de Bouillon était le père de Turenne. Du Moulin dédie à ce denier la septième décade de ses sermons et, dans son épître dédicatoire, le met en garde contre les séductions qui devaient, vingt ans plus tard, amener son abjuration.

Du Moulin a composé plus de soixante-quinze ouvrages, la plupart de controverse et de circonstance. La position de l’Église réformée exigeait beaucoup de ses ministres. Jusqu’à la prise de La Rochelle en 1628, elle avait été forcément un parti politique, et, malgré ses tendances intérieures qui la poussaient vers la démocratie, elle était, à certains égards, aristocratique. La démocratie était dans sa constitution, dans son calvinisme, l’aristocratie dans ses circonstances. Elle avait eu jusqu’alors des chefs empruntés la plupart à la caste féodale, pour qui la Réforme était le dernier refuge de la féodalité. Depuis la prise de La Rochelle, l’Église réformée n’est plus qu’un parti religieux, quoique l’habitude lui soit restée de se rattacher aux grands noms et aux personnages considérables. Elle se montre, d’ailleurs, éminemment loyale et française, attachée par patriotisme au gouvernement du roi. Depuis cette époque, les ministres sont plus ostensiblement ses chefs. Ils avaient eu déjà auparavant de l’influence, mais leurs attributions s’étendent, et ils font eux-mêmes désormais ce qu’auraient fait autrefois leurs patrons. Ils ne sont pas seulement pasteurs, mais hommes d’État de la religion. Les affaires partagent leur temps avec la théologie, et leur théologie est encore de l’action, étant presque toute polémique. La polémique envahit, pénètre leurs sermons. Il ne s’agit pas purement d’édifier, mais de combattre. On peut rappeler ici Néhémie 4.17 : « Ceux qui bâtissaient la muraille et ceux qui chargeaient les portefaix, travaillaient d’une main et de l’autre tenaient l’épée. » A ne considérer que la masse et l’intensité du travail, c’étaient des héros.


Pierre Du Moulin

Néanmoins, la précipitation du travail se fait peu sentir dans ces ouvrages, qui, bien qu’oubliés pour la plupart, ont été pour l’Église de ce temps de puissants boulevards. Leur crédit fut de longue durée. Plus de soixante ans après la publication du livre de Du Moulin sur la Vocation des pasteurs, Fénelon le jugeait digne d’une réfutation en forme. Ce livre est plein de force et de verve. L’Église catholique regarda longtemps Du Moulin comme son adversaire le plus redoutable, et l’Église réformée lui aurait dû sans doute un grand accroissement s’il avait converti tous ceux qu’il avait convaincus. Racan nous a naïvement révélé la raison de ce peu de succès dans cette épigramme, où sans doute il exprime la secrète pensée d’un très grand nombre de catholiques :

Bien que Du Moulin, dans son livre,
Semble n’avoir rien ignoré,
Le meilleur est toujours de suivre
Le prône de notre curé, etc.

C’est à Sedan que Du Moulin a publié successivement ses dix décades de sermons. La dixième a paru cinq ans avant sa mort. Chacun de ces recueils est précédé d’une dédicace, suivant l’usage du temps et l’esprit de la Réforme, qui, dès son origine, s’est attachée aux princes et aux personnages haut-placés, dont elle regardait l’appui comme une protection providentielle. Ces dédicaces n’épargnent pas les louanges ; mais Du Moulin y mêle parfois de bonnes et vertes leçons.

Une des plus remarquables est celle de la huitième décade, adressée à ses trois fils, Pierre, Louis et Cyrus, dont deux étaient ministres de l’Évangile. C’est moins une dédicace qu’un testament moral, un adieu, que Du Moulin, âgé de plus de quatre-vingts ans et sortant d’une maladie très grave, pouvait bien croire le dernier. Il vécut pourtant encore neuf ans. Cette pièce est fort belle. En voici quelques extraits :

« Dieu m’a visité depuis peu d’une maladie extrême et désespérée selon le jugement des hommes. J’ai cru qu’en bref vous n’auriez plus de père en la terre. En cette extrémité j’étais plein de joie et de confiance en la promesse de Dieu. Ce néanmoins ce m’était un regret de mourir sans vous voir et vous donner en présence ma bénédiction. Mais mon heure n’était point encore venue. Dieu m’a relevé, contre toute apparence, et m’a rendu la vie, en sorte toutefois que mon corps, affaibli par la grandeur du mal, me fait espérer que bientôt Dieu me délivrera. C’est pourquoi, pendant qu’il me reste encore quelque reste de vigueur, j’ai cru être de mon devoir de vous faire mes dernières exhortations, afin de parler encore à vous après ma mort.

Vous êtes enfants d’une mère qui a été un rare exemple de piété, de zèle et de charité envers le pauvre. Elle vivait comme il faut mourir.

… Pour dormir doucement, il n’y a point d’oreiller plus doux que de remettre ses soucis et ses craintes sur la providence de Dieu, en disant : Dieu y pourvoira. Il veille pour nous pendant que nous dormons. Il nous couvre de sa main. Lui qui n’a point épargné son propre Fils, mais l’a livré à la mort pour nous tous, comment ne nous élargirait-il aussi toutes choses avec lui ?… Dieu aime une probité gaie, une joie non insolente, une simplicité prudente, une piété franche et sans feintise, qui ne tâche point de complaire aux hommes, mais tâche de plaire à Dieu, par laquelle un homme est bon en dedans et en dehors, comme une étoffe à deux endroits.

… Pensez souvent à la mort, de peur qu’elle ne vous surprenne, et afin que, quand elle viendra, elle vous trouve préparés. En bien vivant, vous apprendrez à bien mourir. Vous quitterez volontiers cette terre, si vous en avez quitté l’amour avant la mort ; à l’exemple d’Élie, vous laisserez avec joie tomber à terre cet habit, pour monter à Dieu.

En attendant cette dernière heure, travaillez et vous occupez avec fidélité et diligence à la vocation à laquelle Dieu vous a appelés. Rachetez le temps, car les jours sont courts et mauvais. N’y ayant rien plus cher que le temps, il n’y a rien dont les hommes soient plus prodigues. Ils reculent et retardent leur amendement, estimant qu’il y a assez de temps de reste pour y penser ; comme s’ils disaient à Dieu : Tu nous presses trop ; il n’est pas encore temps de penser à ton service.

Or, pour ce que vous êtes déjà avancés en âge, et êtes pères de plusieurs enfants, vous devez conduire vos familles avec piété et prudence, vous donnant garde de faire ou dire devant vos enfants chose en laquelle Dieu soit offensé. Sans doute ils se formeraient sur votre exemple. Il n’y a rien qui s’imprime si avant ès esprits tendres que ce qu’ils ont ouï et vu en leurs pères et mères. Il faut que ces enseignements entrent les premiers qui doivent demeurer les derniers… Plusieurs forment la contenance de leurs enfants, sans former leur conscience à la piété et vertu ; plusieurs travaillent à amasser des biens à leurs enfants, mais ne leur enseignent pas à se servir de ces biens comme il faut et à les perdre volontiers pour la cause de Dieu.

Surtout est nécessaire d’imprimer ès esprits de vos enfants la haine du mensonge ; car le mensonge sert de couverture à tous les autres vices. L’Apôtre, disant : Dépouillez le mensonge[g], parle du mensonge comme d’un manteau. Celui qui s’astreint à ne mentir jamais s’abstiendra de toutes actions qu’il faudrait couvrir en mentant…

[g] Version moderne : Renonçant au mensonge. (Ephésiens 4.25)

Il faut aussi tâcher de rabattre l’orgueil de vos enfants ; car de tous les vices l’orgueil est le plus naturel, et où l’homme a une plus forte inclination… Il faut empêcher vos enfants d’être oisifs ; car par l’oisiveté les esprits s’engourdissent et le corps se relâche d’une paralysie volontaire, et ce mal va toujours en croissant. Les hommes oisifs deviennent pervers et insolents, comme chevaux trop reposés qui deviennent indomptables. N’ayant rien à faire chez eux, ils s’enquièrent des affaires d’autrui et en médisent.

Il faut aussi nourrir vos enfants sobrement. Ils en seront plus vigoureux et propres au travail. S’ils tombent en pauvreté, ils seront accoutumés à se passer à peu.

Faites qu’en vos familles la lecture de l’Écriture soit ordinaire, que les louanges de Dieu y retentissent, que la prière y soit comme le parfum du soir et du malin… Bref, il faut que vos familles soient des petites Églises, et vos maisons comme petits temples, où Dieu soit soigneusement servi…

Mais pour ce que de vous trois il y en a deux que Dieu a honorés du saint ministère de l’Évangile, j’ai aussi particulièrement des conseils sur ce sujet à vous donner.

Vous savez que la pauvreté et le mépris et la haine des adversaires sont attachés à cette vocation. Vous digérerez aisément toute cette amertume par la considération de l’honneur que Dieu vous fait de vous employer à une œuvre si sainte et si salutaire, à laquelle rien n’est comparable en la terre, et que le Fils de Dieu même a exercée. Si vous n’êtes soutenus de cette sainte gloire, votre vie vous sera déplaisante, et serez les plus misérables d’entre les hommes.

Par une sérieuse et soigneuse étude, tâchez d’acquérir le savoir qui vous est nécessaire. Pour l’intelligence des saintes Écritures, la connaissance de la langue hébraïque est fort utile. L’Apôtre veut que l’évêque ne soit point nouvel apprenti, de peur qu’il ne soit exposé au mépris et à la médisance des adversaires. Ce saint apôtre avait une science infuse et acquise sans étudier, laquelle toutefois il tâchait d’augmenter par l’étude, car il avait des livres et des parchemins. (2 Timothée 4.13) Timothée avait reçu des dons extraordinaires par l’imposition des mains de saint Paul (2 Timothée 1.6) ; ce néanmoins ce même apôtre lui dit : Sois attentif à la lecture. (1 Timothée 4.13).Les dons de Dieu ne doivent pas être cause de négligence. Nous sommes en un temps auquel un grand savoir est requis, et auquel les adversaires ne nous laissent point sans exercice. Dieu ne se sert plus d’une mâchoire d’âne pour vaincre les adversaires.

Je ne fais pas consister le vrai savoir à élaborer et embellir son langage de beaucoup d’ornements. La simplicité est plus persuasive et a plus d’efficace. Les paroles qui ont plus de lustre et d’éclat ont ordinairement moins de solidité. La vraie éloquence en paroles s’apprend de celui qui est la Parole même, à savoir du Fils de Dieu, qui a parlé en toute simplicité. Un père aurait mauvaise grâce qui exhorterait et tancerait ses enfants en termes figurés et avec fleurs de rhétorique. Or nous devons parler au peuple que nous instruisons comme un père parle à ses enfants, et être touchés envers lui d’une affection paternelle. Vous devez avoir pour but, non pas de vous faire admirer, mais de sauver les âmes qui vous sont commises et former les cœurs à l’obéissance de Dieu.

Notre devoir est, non pas de chatouiller les oreilles, mais de poindre les consciences, ce que vous ferez si à une saine doctrine et conforme aux saintes Écritures, vous ajoutez des vives exhortations et répréhensions, lesquelles sont la pointe de cette épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu. Celui qui enseigne sans exhorter et tancer les vicieux rend ses auditeurs plus savants, mais ne les rend pas meilleurs. Il les apprend à parler et non pas à bien vivre. Il ressemble à un qui verse de l’huile en une lampe, mais ne l’allume pas, et à la lune qui éclaire sans échauffer.

Mais en vain parlons-nous, et nos exhortations sont sans fruit, si notre vie et nos actions ne s’accordent avec nos enseignements. Jamais le peuple a ne croira que nous parlons à bon escient, si nous lui montrons un chemin et en prenons un autre.

Ne vous mêlez point des affaires d’État. Dieu ne vous a point appelés à cela. Votre vocation demande un homme tout entier… Travaillez à votre vocation sans bruit, remettant les événements sur la providence de Dieu, le suppliant que parmi les confusions civiles, son Église soit conservée et son pur service maintenu. Si vous faisiez autrement, vous nuiriez à vous-mêmes et à vos amis et ne profiteriez à personne.

Ce sont là, mes chers enfants, les choses que je demande à Dieu pour vous, toutes et quantes fois que par mes prières je fais de vous une offrande à Dieu, lui disant avec Ésaïe : Me voici et les enfants que tu m’as donnés. Et crois que Dieu m’a exaucé en mes demandes ; car, autant que je puis connaître, nul de vous ne s’est abandonné aux vices, nul de vous n’a tant soit peu varié en la profession de la vraie religion ; et Dieu vous ayant épars et écartés en divers lieux, vous n’avez laissé de vous entr’aimer. L’éloignement n’a point relâché les liens de votre union fraternelle, ce qui me fait espérer que Dieu continuera envers vous le cours de ses grâces et qu’après mon décès vous serez des exemples de son soin paternel.

Au reste, ne pensez pas qu’en vous faisant ces exhortations je me propose pour exemple ; car je me confesse être fort éloigné des perfections que je requiers en vous ; mais il vaut mieux nous condamner nous-mêmes en proposant des règles auxquelles nous ne pouvons atteindre, que de nous flatter en diminuant notre tâche, et dissimuler ou rogner quelque chose des devoirs que Dieu requiert de nous.

Je sais aussi que vous n’ignorez rien des choses que je vous ai proposées, et que vous pouvez apprendre d’ailleurs choses pareilles ou meilleures ; mais l’amour que je vous porte m’a dicté ces choses : en cela j’ai satisfait à l’affection paternelle plus qu’à votre besoin et nécessité. Joint que nous goûtons avec plus de plaisir les fruits cueillis en notre jardin que ceux qu’on nous a apportés d’ailleurs.

Vous recevrez donc avec gré ce présent, qui vous est fait par votre père, qui vous aime cordialement, pour ce que vous êtes ses enfants, mais beaucoup plus pour ce que vous êtes enfants de Dieu ; et qui, étant rassasié de jours, étant entré en l’an octante-deuxième de sa vie, n’a plus rien à faire en ce monde qu’à penser à en sortir, et à mourir en la grâce de Dieu. C’est à quoi j’aspire de tout mon cœur. Après que Dieu nous aura séparés, il nous rassemblera et nous mettra au lieu où les liens charnels ne seront plus et les affections paternelles et filiales seront éteintes et englouties par la force et ardeur de l’amour de Dieu, qui rassasiera tous nos désirs et exclura toutes nos craintes, et nous remplira de lumière par l’irradiation de sa face. En attendant ce temps, Dieu vous couvrira de l’ombre de ses ailes, vous adressera par son Esprit et par sa providence, et vous a ayant délivrés de toute mauvaise œuvre, vous sauvera en son royaume céleste. A lui soit louange et gloire es siècles des siècles ! »

Il est impossible de ne pas remarquer que cette sagesse, si vivement empreinte de christianisme, est en même temps humaine, plus humaine que celle qu’on nous prêche aujourd’hui au nom du christianisme le plus pur. Il s’y mêle ce qu’on pourrait appeler de la philosophie pratique, une sorte de stoïcisme naturel, sanctifié par la piété. Ce n’est pas du tout le puritanisme. Ces héros chrétiens savaient vivre comme ils savaient mourir.

Le grand controversiste Du Moulin se montre dans ses sermons tout autre qu’on ne s’y attendait. Il y apporte peu de la poussière de l’école. Cependant la controverse n’y manque pas ; elle remplit même quelquefois des sermons entiers[h] ; mais elle n’y vient guère que sous la forme de conclusions anti-catholiques des doctrines précédemment exposées : « Telle chose est ainsi enseignée dans l’Écriture, ou se déduit de l’Écriture ; donc… » Ou bien : L’Écriture enseigne telle chose, or voici ce que font ceux de Rome ;… elle ordonne telle chose, or voici comme ils lui obéissent… »

[h] Par exemple, le sixième de la deuxième décade, sur ce texte : Vous serez bienheureux quand on vous aura injuriés et persécutés. Du Moulin en fit son point de départ pour réfuter les calomnies des catholiques.

Citons un exemple de cette controverse, tiré du cinquième sermon de la deuxième décade :

« Ceci nous donne occasion de vous dire quelque chose touchant la façon d’ensuivre l’exemple de Dieu qui se pratique en l’Église romaine. Pour imiter Dieu, qui a créé l’homme, les prêtres, par cinq paroles prononcées tout bas, sous une oublie ronde prétendent créer Dieu, et les docteurs disent que le prêtre crée son Créateur[i]. Dieu a fait l’homme à son image et semblance. Pour imiter Dieu et lui rendre la pareille, les hommes font Dieu à l’image et semblance de l’homme, peignant Dieu le Père en vieillard habillé en pape, tellement que Dieu devient imitateur du pape, puisqu’il emprunte son habit. »

[i] Du Moulin renvoie ici à Gabriel Biel, première et quatrième leçons sur le canon de la messe. (Éditeurs.)

Cette controverse est toujours animée, édifiante ; elle n’est jamais aride. Du reste, Du Moulin tend constamment à l’instruction positive et à l’édification, et y arrive par le plus court chemin.

Ses sermons n’affectent point la forme qui a été usitée depuis. Il ne prêche pas, il parle. Ses plans ne sont pas savants, mais très simples et peu variés. Il ne cherche pas l’art de multiplier ou d’étendre la matière par une analyse subtile : un entretien sérieux, mais familier, d’un père avec son fils ne serait pas autrement ordonné.

Voici l’analyse d’un de ses sermons, le cinquième de la deuxième décade, sur ce texte : Soyez saints, car je suis saint (1 Pierre 1.16).

Il entre en matière par celle idée : Dieu étant parfait, c’est une chose excellente que de lui ressembler ; mais on ne peut lui ressembler qu’en l’imitant, et c’est à quoi nous exhorte l’Apôtre en ce passage, qui se trouve aussi plusieurs fois au livre du Lévitique. Du Moulin, à son sujet, parlera de deux choses :

  1. De la sainteté de Dieu.
  2. De son imitation.

1. Le nom de saint, appliqué à différentes personnes ou à différents objets, s’applique d’une manière excellente à Dieu. Dieu est appelé le Saint, parce qu’il est pur, juste et véritable, et aussi parce qu’il est la source et l’origine de toute sainteté en ses créatures. — Un coup, en passant, à l’évêque de Rome, « qui ne se contente pas d’être appelé le Saint-Père, mais aussi se fait appeler la Sainteté. »

Ce nom de Saint, donné à Dieu, nous avertit de plusieurs choses :

1.1. Que c’est avec respect qu’il faut penser à lui et parler de lui. — Excursion sur les blasphèmes et les blasphémateurs.

1.2. Que nous devons nous appuyer sur Dieu. Lorsque l’Église est opprimée, l’homme craignant Dieu se dit : « Dieu est saint, partant il ne souffrira point que la profanité règne à toujours. » (Voilà un chef de subdivision que l’analyse n’a pas donné.)

2. Mais Dieu est surtout appelé saint, pour que nous imitions sa sainteté. Et l’auteur entre dans sa seconde partie.

L’Écriture nous propose plusieurs exemples à imiter. Il en cite quelques-uns : Tout ainsi qu’on conseille aux femmes enceintes d’avoir devant leurs yeux des portraits de beaux petits enfants, afin que l’enfant qu’elles ont conçu en tire de la ressemblance, ainsi il faut que nous ayons assiduellement devant nos yeux les exemples des saints serviteurs de Dieu, afin d’en concevoir de saintes pensées et produire de semblables actions. »

Mais nous ne devons les imiter que parce qu’ils imitent Dieu, et nous devons nous-mêmes l’imiter. C’est pour cette fin que l’Écriture sainte nous appelle enfants de Dieu.

On ne peut imiter Dieu en toutes choses. Ainsi, par exemple, en ce qu’il lance le tonnerre, etc. Mais on peut l’imiter dans sa sainteté. Ainsi celui qui hait le mensonge imite Dieu ; ainsi l’homme charitable imite Dieu. Longue suite d’exemples plus ou moins développés. Du Moulin mêle à l’imitation proprement dite l’imitation par analogie ou par emblèmes. Il pose même en principe, page 413, que toutes les œuvres de Dieu dans la nature offrent des leçons dans ce genre.

En recommandant cette imitation, Du Moulin reconnaît qu’elle est nécessairement imparfaite. « Nous imitons la sainteté de Dieu en même façon que les aiguilles des cadrans, par leur mouvement tardif, imitent le mouvement du soleil, duquel la vitesse est incompréhensible. »

Il est cependant des choses où Dieu agit saintement et justement et où nous ne pouvons point suivre son exemple.

2.1. Ainsi, Dieu veut que nous pardonnions à ceux qui nous ont offensés, chose que lui-même ne fait pas toujours.

2.2. La règle de faire aux autres ce que nous voudrions qu’ils nous fissent est bonne entre les hommes, non de Dieu à nous.

2.3. Dieu permet les maux du monde qu’il pourrait empêcher ; nous ne pouvons ni ne devons l’imiter en cela.

(Ici agression contre l’Église romaine, qui veut bien que le pape permette la paillardise à Rome, pour éviter les adultères ; — qui confère au prêtre la puissance de créer Dieu, comme Dieu a créé l’homme[j] ; — qui appelle le pape Sainteté.)

[j] Voir plus haut la citation de ce morceau.

« Mais pour ce que la perfection de Dieu est infiniment au-dessus de la portée de nos esprits, et que, quand nous nous proposons sa parfaite sainteté en exemple, sa justice vengeresse des péchés nous vient au-devant et nous effraye, Dieu a mis a devant nos yeux un exemple de sainteté familier et accessible, et où Dieu se montre favorable et clément, à savoir l’exemple de la sainteté de Jésus-Christ. » C’est celui que les apôtres ont voulu imiter. « Saint Paul appelle Jésus-Christ l’image de Dieu invisible, pour ce qu’en lui apparaissent clairement toutes les vertus de Dieu qui sont salutaires. »

L’auteur énumère tous les exemples que nous trouvons en Jésus-Christ : obéissance, charité, humilité, patience, clémence, mépris du monde, assiduité à la prière, usage de la Parole de Dieu contre les tentations, soumission aux autorités même païennes, soumission à l’Église, soumission à son père putatif. — Outre ces exemples, qui sont pour tous les hommes, il en a donné de particuliers aux ministres : « Ajoutez que Jésus-Christ, prêchant en a une nacelle parmi l’agitation des vagues, pendant que les pharisiens enseignaient au temple de Jérusalem, est un exemple de notre condition. Car pendant que les pharisiens de ce siècle prêchent sous des voûtes azurées et en des temples superbes, nous avons à prêcher parmi l’agitation et la contradiction des peuples, que l’Écriture sainte compare à des grosses eaux, au soixante-cinquième Psaume et au dix-septième chapitre de l’Apocalypse. »

« Mais la superstition, semblable aux limaçons qui souillent les roses de leur écume, a corrompu l’imitation des œuvres du Rédempteur par des imitations absurdes et extravagantes, auxquelles la Parole de Dieu ne nous oblige pas, » Ici la controverse est un peu chicanière : imitation du jeûne de quarante jours ; lavement des pieds par le pape, « pour ce que Jésus-Christ a lavé les pieds à ses disciples ; mais il n’imite pas Jésus-Christ en faisant baiser ses pieds aux rois ; » crosse, en forme de houlette, portée par les évêques, parce que Jésus-Christ a dit : Je suis le bon berger ; autel de pierre, parce qu’il est écrit que la pierre était Christ ; cierges allumés, parce que Jésus-Christ a dit : Je suis la lumière du monde ; titres que le pape emprunte ou dérobe à Jésus-Christ.

L’auteur termine par une exhortation. Dieu, en nous appelant ses enfants, nous oblige à imiter sa sainteté. Soyons donc saints, c’est-à-dire séparés pour un usage saint. Représentons de jour en jour mieux l’image de Dieu dans notre conduite. Sans cela, le titre de saints, que nous avons en qualité de chrétiens, nous tournerait à déshonneur, « comme un manteau royal mis sur les épaules d’un mendiant. »

Du Moulin a traité une grande variété de sujets ; mais, chose remarquable chez un controversiste de profession, les particularités de la morale et le détail de la vie commune l’attirent et le retiennent facilement. Il leur consacre des discours entiers ; il y revient souvent dans les autres. C’est ainsi que, faisant un sermon sur la vision de Jacob, il s’arrête longuement et d’une manière intéressante sur la simplicité de mœurs du patriarche, qui couche sur la dure et dort à la belle étoile[k] :

[k] Neuvième sermon de la quatrième décade.

« Voilà donc Jacob, fils d’un père riche et opulent, qui sort comme fugitif de la maison de son père, avec un bâton en la main, sans train, sans serviteurs, sans commodité, pour faire à pied un chemin de quelques quatre cents lieues, et passer par un pays où courent les lions et qui est infâme de brigandages. Chose de quoi s’ébahir, qu’Abraham, envoyant son serviteur en Mésopotamie, pour trouver une femme à son fils, l’envoya avec train de chameaux, suivi de serviteurs et chargé de riches présents ; et qu’Isaac, qui n’était point inférieur à son père en richesses, ait envoyé loin de soi son fils, héritier de la promesse, en si pauvre équipage, comme si c’eût été quelque pauvre étranger.

On pourrait dire que Jacob est sorti à la dérobée, pour se cacher de son frère, lequel, comme aîné et violent, avait plus de puissance en la maison d’Isaac. Mais j’estime plutôt qu’Isaac en cela a suivi le conseil de Dieu, et ne l’a point fait sans consulter la bouche de l’Éternel, Dieu voulant par ce moyen humilier Jacob, afin de l’élever puis après, et le faire passer par de grandes difficultés, pour lui rendre plus sensible son assistance, afin que, Dieu l’ayant béni après cela, il ne pût dire : C’est mon père Isaac qui m’a amassé ces biens, mais qu’il les tînt simplement et nûment de la bénédiction de Dieu. Comme de fait, retournant du pays où il avait été serviteur et étranger, et figure de Jésus-Christ, lequel, en servant comme.étranger, s’est acquis une épouse, à savoir son Église, il parle ainsi à Dieu : J’ai passé ce Jourdain avec un bâton ; mais maintenant je suis avec deux bandes. (Genèse 32.10)

S’étant donc mis en chemin, à peine étant éloigné de quinze ou dix-huit lieues de la maison de son père, il s’endort au soir, étant harassé du chemin. Il était couché sur la dure ; pour remuer son lit, il eût fallu un tremblement de terre ; son chevet était une pierre, le ciel sa couverture, et outre cette couverture, une autre meilleure, à savoir la providence de Dieu. Alors on ne savait que c’est de coucher sur trois matelas, et toutes les délicatesses qui ont affaibli les corps et amolli les courages n’étaient encore inventées. Dont ne se faut ébahir si des personnes endurcies à la peine étaient excellentes en vertu ; car la vertu s’accommode mieux avec l’austérité et avec la simplicité. Elle endurcit le corps par abstinence ; elle néglige les curiosités ; elle se contente de satisfaire à la nature, laquelle se contente de peu ; mais la convoitise n’a point de limites et va à l’infini. C’est un grand mal quand la curiosité et vanité a rendu nécessaires les choses superflues ; car par ce degré les choses mauvaises deviennent enfin nécessaires.

Lorsque Boos, abondant en richesses, couchait au bout d’un tas de blé, et que les filles de Jéthro, prince et sacrificateur de Madian, menaient abreuver les troupeaux, et qu’un patriarche avait une pierre pour son chevet, c’était le temps auquel Dieu parlait du ciel aux hommes, et de ce siècle-là se prennent les grands exemples de vertu et de familière communication avec Dieu. Jamais tels songes que celui de Jacob ne sont advenus à un homme couché sur le duvet. Ainsi, en l’histoire romaine, on appelle ce siècle-là le siècle des vertus, lorsqu’on prenait de la charrue les généraux d’année, lesquels avaient des durillons aux mains, comme s’ils eussent marché sur les mains. Alors la terre était plus fertile, comme se glorifiant d’être labourée par une charrue triomphale et par des dictateurs couronnés de victoires. La vertu ne peut vivre sous l’empire des voluptés, ni entrer en un esprit qui sert à son ventre, et qui discerne mieux les vins et les sauces que les bonnes doctrines. Un père et une mère qui accoutument leurs enfants à délicatesse, et qui leur donnent tout ce qu’ils demandent, en recevront en fin de l’affliction.

Ce que je dis, non pas que j’estime qu’un homme soit plus agréable à Dieu pour être mal couché, ou mal vêtu, ou mal nourri. Je sais qu’il est loisible de se servir des commodités que Dieu donne, et que tous les corps ne souffrent pas un pareil traitement. Dieu ne requiert point de nous que nous traitions nos corps avec cruauté. Celui serait insensé ou hypocrite qui, pouvant coucher en un lit, aime mieux coucher sur la dure, ou qui se ceint d’une corde, pouvant avoir une courroie, ou qui, comme font quelques moines, couche sur des planches et a une tête de mort pour son chevet ; car en telles austérités artificielles, les païens peuvent surmonter les chrétiens, et toutes les disciplines des Capucins et Feuillants n’approchent point de celles des prophètes de Baal, qui s’ensanglantaient et se déchiquetaient le corps de lancettes pour le service de leur Dieu. Seulement je dis que la simplicité et austérité en la vie est louable quand elle procède du mépris de ce monde et du désir de mater sa chair et tenir en bride sa convoitise, et non point de scrupule superstitieux, ou d’affectation et ostentation, et quand l’homme se sert avec sobriété des biens que Dieu donne, sans y apporter artifice, ni délicatesse, ni curiosité, et quand il est aussi content de coucher sur la paille en cas de nécessité que s’il était couché en un bon lit. L’homme qui craint Dieu est aussi content d’être vêtu de drap que de soie ; il se sert de vaisselle d’argent avec autant de mépris que si elle était de terre, et de vaisselle de terre avec autant de contentement que si elle était a d’argent. Par exercice il a endurci son corps, et par sobriété il l’a accoutumé à s’accommoder à tout et à se passer à peu. Ayant parmi les richesses imité la pauvreté, quand la pauvreté vient, il la reçoit gaiement ; car il s’est déjà familiarisé avec elle, se souvenant de Jésus-Christ qui n’avait pas où reposer son chef, et de Jean-Baptiste, né en une illustre maison, qui vivait de sauterelles et de miel sauvage, et de saint Paul, qui, gagnant sa vie à coudre des pavillons, n’eût pas voulu changer de condition avec l’empereur romain.

Or Jacob étant ainsi mal couché et logé à l’enseigne de l’étoile, ne laisse pas de dormir profondément et de jouir d’un doux sommeil. Au contraire, vous trouverez des hommes qui ne peuvent dormir en un bon lit. D’où vient cette différence ? Cela vient de ce que Jacob avait la conscience à repos et se fiait en Dieu, sur lequel il déchargeait ses soucis avant que s’endormir, ayant Dieu pour conducteur et cheminant en sa vocation. »

Tout ce passage, qui nous retient si longtemps au pied de l’échelle de Jacob, peut bien passer pour disproportionné en un tel sujet : c’est proprement une digression ; mais cela tient au genre de Du Moulin, qui ne fait pas tant des sermons selon toutes les règles, que des discours familiers et libres. Quelquefois il a l’air de diviser et de distinguer, et vous voyez, sous des chiffres plus ou moins nombreux, se succéder des analogies ou des similitudes, qui ne sont au fond que les différentes formes d’une même idée. Ces similitudes lui plaisent, et il en donne autant qu’il en trouve ; souvent ainsi une vérité présente à l’esprit ses différentes faces et finit par être entièrement connue. C’est la méthode du Sauveur.

Par l’attention qu’il donne aux choses de la nature, Du Moulin se rattache au seizième siècle. Le dix-septième siècle semble se renfermer dans le monde social ; son langage devient beaucoup moins, métaphorique, et les métaphores se meuvent dans un cercle beaucoup plus étroit.

Du Moulin avait, au reste, converti sa méthode en système : « Que si nous passons la vue sur toutes les créatures, dit-il, nous trouverons que Dieu a empreint es créatures des images de vertus, et parle à nous par les choses inanimées, desquelles si nous en suivons les enseignements, nous sommes imitateurs de Dieu en quelque façon. Pour exemple, Dieu a fait que nous perdons la clarté du soleil par l’interposition de la lune, pour nous enseigner que les âmes perdent la clarté du Soleil de justice par l’interposition des choses inférieures sujettes à changement. Il a fait que le soleil échauffe beaucoup plus les basses vallées que le sommet des montagnes, pour nous enseigner qu’il fait sentir beaucoup plus sa grâce salutaire aux humbles qu’aux hautains. Il a créé l’homme la stature droite pour élever ses pensées en haut[a]. »

[a] Deuxième décade de sermons. Sermon V.

Du Moulin considère donc la nature comme une vaste parabole elle n’est pas seulement pour lui une chose, mais un livre, dont chaque ligne nous instruit. En voici un exemple, tiré du cinquième sermon de la quatrième décade, sur la prudence chrétienne :

« La prudence humaine sera une bonne servante quand, es choses qui concernent le salut et le service de Dieu, elle ne parlera jamais la première. Après que le fidèle aura appris de la Parole de Dieu la fin où il doit tendre et les moyens légitimes pour y parvenir, la prudence humaine pourra apporter ses conseils, qui serviront à éviter les empêchements et à s’aplanir le chemin ; mais si cette servante veut contrôler sa maîtresse et parler avec autorité, il faut faire ce que Sara fit à Agar et la chasser de la maison et lui dire : Va arrière de moi, Satan, car tu comprends les choses qui sont des hommes et non celles qui sont de Dieu.

Qui plus est, tout ainsi que les Israélites consacrèrent à la structure et à l’ornement du tabernacle les vaisseaux d’or et d’argent qu’ils avaient emportés d’Egypte, ainsi la prudence chrétienne se pourra utilement servir des conseils de la prudence humaine et des exemples des païens dont la prudence est louée, les faisant servir à l’édification de l’Église et à l’œuvre de notre salut.

Pour exemple, l’homme prudent, qui cherche à colloquer son argent, tâche de le mettre en main sûre et où il y ait du profit. L’homme craignant Dieu se servira de ce conseil, et pour s’inciter à charité envers le pauvre ; car il dira en soi-même : Celui qui donne au pauvre prête à usure à Dieu. Pourrais-je consigner mon argent en meilleure main et où il profite davantage qu’ès mains de Dieu, qui se constitue soi-même débiteur de nos aumônes, qui est fidèle débiteur, et qui tire le bien qu’il nous fait d’un trésor inépuisable ? De tout le bien que nous avons au monde, rien n’est nôtre que ce que nous aurons ainsi donné.

Voici encore un autre conseil de prudence humaine : c’est qu’en matière d’acquérir des héritages, on aime mieux acheter des prés que des vignes, pour ce que la prairie ne craint point la gelée blanche, ni la coulure, ni le fracassement qui se fait par la grêle, et est sujette à beaucoup moins d’inconvénients. Tout homme doué de prudence chrétienne imitera cet exemple ; car, reconnaissant l’incertitude des biens de ce monde, il tâchera d’acquérir des biens qui ne puissent être ravis par la guerre, qui ne soient point sujets à être dérobés, qui ne puissent être évincés par procès, qui ne soient sujets à confiscation, qui entrent avec nous en prison, et que nous puissions emporter ès pays étrangers, quand nous sommes bannis du nôtre. Telles sont les vertus chrétiennes, à savoir l’amour et crainte de Dieu, la charité envers nos prochains, le mépris de ce monde, le zèle pour la cause de Dieu, qui sont ornements spirituels que nous ne dépouillerons pas quand même nous dépouillerons ce corps, et, pour parler avec l’Écriture, aurons nos âmes pour dépouille.

C’est aussi un conseil de prudence humaine de ne se mêler point de beaucoup de métiers, mais en avoir un bon et qu’on entende bien. C’est le conseil que Jésus-Christ donnait à Marthe, sœur de a Lazare, au dixième chapitre de saint Luc, disant : Marthe, Marthe, tu as souci et te travailles après beaucoup de choses ; mais une chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part qui ne lui sera point ôtée. Ce qu’il disait pour ce que, pendant que Marthe était active au ménage, Marie, sa sœur, était assise aux pieds de Jésus écoutant sa parole.

Cette même prudence humaine donne conseil aux voyageurs de ne se charger pas de fardeaux inutiles, et de se hâter et gagner pays pendant qu’il fait jour, de peur d’être surpris par la nuit, et de ne s’amuser point à ivrogner ès hôtelleries, mais se servir du temps pour avancer chemin. Tous ces conseils sont utiles aux fidèles ; car aussi ils se reconnaissent voyageurs et passants, tendant et aspirant au ciel, où est le vrai pays et la demeure des enfants de Dieu. Auquel chemin quiconque veut s’avancer, il se doit donner garde de se charger de sollicitudes terriennes, qui sont fardeaux qui retardent et empêchent l’homme de s’avancer en ce chemin et rabattent son allégresse. Ce sont lambeaux de cet habit que l’Apôtre veut que nous dépouillions, disant : Dépouillez le vieil homme quant à la conversation précédente ; car les convoitises charnelles et les soucis de ce monde sont comme lambeaux de ce vieil habit traînant, par lesquels Satan arrête les hommes, pour les empêcher de s’avancer au chemin de salut.

A cela même tend le conseil de se hâter en ce chemin et d’employer le temps pendant que la Parole de Dieu nous éclaire ; car le temps de la vie est court et le jour de la mort incertain, sinon qu’il est certain qu’il ne peut être guère éloigné ; et la tâche de notre régénération est pénible, en laquelle nous avons à résister à nous-mêmes ; et Satan est perpétuellement en embûches, et le monde nous est contraire et fait un grand bruit tout à l’entour de nous ; et la nuit de l’ignorance s’avance et un siècle ténébreux nous talonne de près : ce qui nous oblige à nous hâter et à racheter le temps, car les jours sont mauvais, et à tâcher à fortifier notre foi par la méditation de la Parole de Dieu et par la prière assiduelle et par l’exercice des bonnes œuvres, faisant un trésor d’aumônes, pendant que nous avons le temps, disant à Jésus-Christ, avec ces deux disciples dont est parlé au dernier chapitre de saint Luc : Seigneur, demeure avec nous, car le soir approche et le jour est décliné.

Ceci aussi est de la prudence d’un qui entreprend un voyage en pays éloigné, d’envoyer devant soi son argent. C’est ce que doit faire tout homme craignant Dieu, et c’est un des principaux conseils de la prudence chrétienne ; car nous faisons tous profession de tendre et aspirer au royaume des cieux, qui est un voyage long et plein de difficulté. Cependant nous mettons tout notre travail à amasser des richesses et nous charger d’espèces qui n’ont point de cours au royaume de Dieu. Mais l’amour de Dieu et sa vraie connaissance, la pureté de conscience, le mépris de ce monde, la charité envers les pauvres, sont biens qu’il faut envoyer devant nous et que Dieu met en réserve, et dont il est le rémunérateur, et que nous retrouverons après la mort, selon que Jésus-Christ dit, au seizième chapitre de saint Luc : Faites-vous des amis des richesses iniques, lesquels, quand vous défaudrez, vous reçoivent ès tabernacles éternels. »

Du Moulin est le plus populaire des orateurs protestants de son époque, et sa popularité ne se montre pas seulement dans les images, mais dans les tours et dans les mouvements, dans les idées et dans les raisonnements. Il a la parole franche, incisive, jamais véhémente ni emportée, et nul ne tombe moins dans l’exagération. Sa rondeur, son âpreté (Derbheit) se contiennent toujours dans le vrai, et il est remarquable par un bon sens, souvent spirituel, cum grano salis. Sa phrase généralement assez brève, vive, pressée[b], arrêtée court, a une forme de saillie et une honnête brusquerie, sans affectation, qui sent son seizième siècle, et qui rappelle parfois Montaigne et Charron, dont la vieillesse fut contemporaine de sa jeunesse. On aime à entendre dans la chaire, qui va devenir polie et rhétoricienne chez les uns, sévère et triste chez les autres, ces derniers accents de la langue gauloise qui s’en va[c] ; car personne, après Du Moulin, ne parlera comme lui. Il a encore le caractère viril et quelque peu rétif de la langue qu’on parlait avant lui. Ses successeurs immédiats auront déjà la phrase cicéronienne, telle du moins que le dix-septième siècle la comprenait ; ils auront de la grandeur, mais une grandeur soumise : la soumission atteint le style avant le caractère.

[b] « Légère et court vêtue, elle allait à grands pas. » (La Fontaine)

[c] « Entendez les derniers accents de notre liberté mourante. »

La liberté du langage de Du Moulin, liberté toute gauloise, est généralement honnête. Il ne passe point, ce nous semble, les bornes de l’honnêteté, lorsqu’il dit : « Combien se trouveront en cette ville de familles où les maris sont oisifs, débauchés et ivrognes, dont les femmes travaillent incessamment pour nourrir des ventres et des hommes inutiles, lesquelles ne reçoivent autre salaire de leur travail que des battures et des outrages ? Ce mal est si commun parmi le menu peuple de ce lieu, qu’il semble que le terroir le porte et que, par une constellation sinistre, ce pays soit le pays des mauvais maris, tellement que si quelqu’un hors d’ici a été bon a mari, il est à craindre qu’étant arrivé en ce lieu il ne change d’humeur, étant atteint de cette contagion[d]. » Ou encore : « Là-dessus le mari, irrité de ses crieries, la charge de coups ou d’injures ; en ce seul point il fait du courageux, étant au reste lâche à toutes bonnes actions[e]. »

[d] Première Décade de Sermons. Sermon V.

[e] Ibid.

Je ne voudrais pas en dire autant de ce passage du même sermon : « De vrai, il y a des femmes perverses et impudentes et déloyales à leurs maris, et y en a de si inventives en malices que le diable, par manière de dire, y serait apprenti[f]. »

[f] Ibid.

On doit attribuer, non à l’auteur, mais à son siècle, la grossièreté de certaines images :

« Un tel homme (le blasphémateur) ressemble à celui qui souffle dans la poussière et se remplit les yeux, ou à celui qui crache contre le ciel, et le crachat lui retombe sur la face[g]. »

[g] Deuxième Décade. Sermon V.

« Une plus forte crainte chasse les moindres craintes, comme quand une fièvre ardente fait sécher les gratelles[h]. »

[h] Première Décade. Sermon III.

Les évêques portent une croix d’or flottante sur le ventre, pour ce que Jésus-Christ a porté sa croix sur ses épaules ; mais ce ventre est ennemi de la croix de Christ[i]. »

[i] Deuxième Décade. Sermon V.

« Tout ainsi qu’il est malaisé d’habiter avec des meuniers sans être enfariné, ainsi les vices se communiquent par la hantise[j]. »

[j] Troisième Décade. Sermon V.

« Tout ainsi que pour guérir la fièvre on applique des herbes au poignet, ou des épithèmes et applications extérieures sur la région du foie ; mais ces remèdes sont légers au prix d’une saignée ou d’une potion de rhubarbe, pour ce qu’elles déchargent et purgent l’intérieur et prennent le mal par la racine : il est le même des remèdes qu’on emploie pour détourner l’homme des vices. La sapience humaine se sert d’applications extérieures et a égard à la réputation et à la bienséance et aux incommodités que les vices apportent en la société civile ; mais la crainte de Dieu purge l’intérieur, change les cœurs et apaise le brasier des convoitises, plantant en l’homme d’autres affections, de nouvelles pensées et des inclinations contraires à notre corruption naturelle[k]. »

[k] Première Décade. Sermon III.

Mais ces images, qui du reste ne choquaient point alors, sont moins nombreuses chez Du Moulin que les traits d’un style énergique et noble en même temps, tels que ceux-ci :

« Il faut aussi considérer le lieu où nous sommes, à savoir la maison de Dieu, où il se communique à nous et nous informe de sa volonté : un lieu que les anges environnent, que le monde hait, que les diables circuisseut comme loups autour de la bergerie du Seigneur[l]. »

[l] Première Décade. Sermon I.

« En sa mort, il a laissé son argent à Judas, son corps à la terre et son âme à son Père, pour nous apprendre à avoir, en mourant, moins de soin de notre argent et de notre sépulture que du salut de nos âmes[m]. »

[m] Deuxième Décade. Sermon V.

« Semblable est la déception de ceux qui, ayant outragé leur prochain de fait ou de parole, disent, pour se justier, que leur prochain les a premièrement offensés. Pour ce que leur prochain les a offensés, ils se vengent contre Dieu en violant ses commandements[n]. »

[n] Quatrième Décade. Sermon II.

Il nous semble que les traits énergiques et touchants se suivent et se lient de manière à faire un tableau saisissant dans le passage suivant :

« Avant que, par l’induction de Satan, le péché fût entré au monde, il y avait une paix générale : l’homme jouissait en paix de la faveur de Dieu, le ciel riait à la terre, les animaux obéissaient à l’homme par un instinct et inclination naturelle, et toutes les créatures servaient à l’homme par un concert et accord général. Mais depuis que par le péché le mauvais ménage s’est mis entre Dieu et l’homme, tout cela s’est changé. Car l’homme alors a commencé de trembler à la voix de Dieu et d’être effrayé par sa présence. Le ciel a commencé à brûler l’homme, et l’air à le morfondre et le battre d’orages. Les astres regardent la terre d’un sinistre aspect. La mer s’émeut de tempêtes. La terre ingrate se hérisse le dos d’épines contre le labeur de l’homme. Les bêtes sauvages cherchent sa vie, les domestiques tâchent à secouer son joug et se rebellent contre lui ; laquelle rébellion est fort juste, car il est juste que les créatures se rebellent contre celui qui s’est rebellé contre Dieu. Elles vengent la querelle de leur maître et de leur créateur. Les vassaux ne doivent plus d’hommage à leur seigneur féodal, quand il est coupable de crime de lèse-majesté[o]. »

[o] Deuxième Décade. Sermon I.

Terminons par l’analyse d’un sermon de Du Moulin. Nous choisissons le neuvième de la seconde décade, sur ce texte : Éternel, toutes tes œuvres te célébreront, et tes bien-aimés te béniront. (Psaume.145.10) Ce sermon nous fera connaître la théologie de l’auteur et celle de l’époque.

Analyse. — Nous ne pouvons connaître Dieu, si lui-même ne nous éclaire. Or il le fait de deux manières, par ses œuvres et par sa Parole : par ses œuvres, qui nous révèlent son caractère, et par sa Parole, qui nous déclare sa volonté. L’orateur traitera :

I. De la vertu de Dieu, qui reluit en toutes ses créatures ;

II. Des effets de son amour, qu’il fait sentir à ceux qu’il aime et qui l’aiment.

« Le fondement de cette méditation est que Dieu, étant souverainement bon et parfait, s’aime soi-même d’un amour infini. Cet amour qu’il se porte à soi-même est la première source de tout le bien qu’il a fait à sa créature. Étant souverainement beau, il a voulu se représenter soi-même au monde comme en un grand tableau où il a tiré les linéaments et imprimé les traces de sa vertu. Étant souverainement bon, il a jugé convenable qu’il y eût des créatures auxquelles il fît sentir les effets de sa bonté. Tout ainsi qu’un grand roi, ayant bâti tout de neuf une grande ville et superbe, plante au milieu de la place publique sa statue en bronze : ainsi Dieu, ayant bâti le monde, a posé au beau milieu une créature formée à son image, à savoir l’homme. Non pas une image immobile et inanimée, comme celle des rois, mais une image parlante et mouvante, qui a des yeux pour contempler ses œuvres, et un entendement pour les comprendre, et une langue pour publier et annoncer sa vertu.

I. Toutes les créatures nous enseignent, et n’y a rien de muet en la nature, … Nous que Dieu instruit par sa Parole, ne devons point être honteux d’être disciples du ciel et de la terre…

Que si Adam n’eût point péché, c’eût été là la seule étude de l’homme. »

Ici vient, mais sans beaucoup d’ordre, une contemplation des merveilles de Dieu dans la nature. Il s’arrête d’abord au détail des créatures répandues sur la surface de la terre, puis à la terre dans son ensemble ; de là il passe aux cieux et à l’univers. Il relève le parfait rapport de toutes ces choses entre elles. « Les astres tempèrent les éléments ; les éléments nourrissent les plantes ; les plantes nourrissent les animaux ; les animaux nourrissent l’homme et lui servent, afin que l’homme serve à Dieu. » Et ce qui met le comble à l’admiration, c’est que Dieu a tiré tout cela de rien. La cause même qui éteint notre admiration est un nouveau motif à l’admiration, c’est que ces merveilles se voient tous les jours. Non seulement Dieu a créé, mais il gouverne[p] et fait tout concourir à un même but.

[p] « Il paît les mondes, » dit saint Bernard.

Toutes ces merveilles ont surtout un sens et du prix pour les bien-aimés de Dieu, à qui sa Parole sert de lunettes pour lire dans le livre de la nature.

Combien ces merveilles ne sont-elles, pas plus merveilleuses à celui qui les considère du point de vue de l’Évangile : « Le prophète David ayant considéré la providence de Dieu, qui a préparé la mamelle aux petits enfants, qui a formé la lune et les étoiles, et a assujetti à l’homme les oiseaux et les poissons, prend de là occasion d’humilier l’homme, disant : Qu’est-ce que l’homme, que tu aies souvenance de lui ? et d’exalter la bonté de Dieu, lequel a couronné l’homme d’honneur et l’a établi sur les œuvres de ses mains. Combien plus eût-il admiré la bonté de Dieu, s’il eût considéré, non seulement l’homme, mais aussi sa perversité ; s’il eût parlé, non seulement de la création des cieux, mais aussi de la possession des cieux que Dieu a préparée à ses enfants ; s’il eût considéré, non les fontaines des mamelles, mais la source de vie éternelle ; s’il eût arrêté son esprit, non sur la domination sur les bêtes, mais sur la société avec les anges ? »

La terre soutenue par la parole puissante de Dieu, la succession régulière des jours et des nuits, le soin général que Dieu prend de ses créatures, sa libéralité envers les plus vils animaux, deviennent autant de gages de sa fidélité et de sa sollicitude envers ses bien-aimés.

La contemplation de la nature aide aussi au disciple de l’Évangile à reconnaître la petitesse de l’homme au prix de toute la terre : « Il est comme une fourmi en un grand pays. Et cette terre est fort peu de chose au prix de la grandeur du soleil. Et le soleil est fort petit, au prix de la grandeur de son ciel. Et le ciel du soleil est peu de chose, au prix de la grandeur du ciel souverain. Et tout cela ramassé ensemble est comme un rien en la présence de Dieu ; car du fini, quelque grand qu’il soit, à l’infini, il n’y a nulle proportion. Après cela l’homme est si dépourvu de sens que de venir à s’enorgueillir en la présence de Dieu, comme quand un vermisseau se recoquille devant le soleil. »

L’admiration des fidèles s’accroît par cette considération : « C’est que eux seuls possèdent en bonne conscience les biens terriens, eux seuls en sont justes possesseurs, eux seuls mangent le pain de leur père. »

Enfin, pour eux surtout, la nature est un ample recueil d’images instructives et de sérieuses leçons. Après une énumération : « Plût à Dieu, s’écrie l’orateur, que ces créatures servissent seulement à nous enseigner, et non à nous accuser ! »

II. Outre ces enseignements, tirés de la nature, Dieu en donne, par sa Parole, de plus clairs et de plus exprès à ses enfants. A quoi se rapportent ces paroles du texte : Ses biens-aimés le béniront.

1. Différences entre l’amour de Dieu pour ses enfants et les amours humains :

  1. Ceux-ci sont mêlés de trouble : ce sont des passions ;
  2. Notre amour pour nos amis ne les rend pas meilleurs ;
  3. Nous aimons les choses que nous croyons bonnes, et parce que nous les croyons bonnes ;
  4. Le fondement des amitiés humaines n’est pas ferme, ni toujours légitime. « Dieu aime ses bien-aimés à cause de soi-même. »

2. Effets de cet amour :

  1. C’est à cause de son Eglise que Dieu a créé le monde ;
  2. A cause d’elle qu’il le conserve (jusqu’à ce que le nombre des élus soit accompli, et alors il n’y aura plus de motif de conserver le monde) ;
  3. A cause de son Église que Dieu a évangélisé à Adam ;
  4. A cause de ses bien-aimés que Dieu a envoyé son Fils au monde ;
  5. A cause d’eux qu’il a envoyé ses apôtres et qu’il envoie ses anges.

« Quoi plus ? Dieu en son conseil a jugé ce ciel a tant luisant et magnifique n’être pas assez beau pour y loger ses enfants ; il renversera ces cieux pour bâtir à ses bien-aimés une plus belle maison. Il viendra, au dernier jour, parmi l’embrasement du monde, pour nous mettre à sauveté, comme quand un père entre en une maison qui brûle pour en arracher ses enfants. »

Outre ce qui est commun à tous les fidèles, preuves particulières d’amour, données à chacun selon son besoin particulier.

La source de cet amour, c’est l’élection.

Nous en sentirons les derniers et suprêmes effets, lorsque Dieu, le combat étant achevé, couronnera ses enfants de gloire et d’immortalité. « Là les bien-aimés de Dieu le béniront d’une tout autre façon que nous le bénissons en cette vie. » — Explication de ce que c’est que bénir, selon que c’est Dieu qui bénit l’homme, ou l’homme qui bénit Dieu.

Mais c’est peu de chose de bénir Dieu par nos paroles, si nous ne le bénissons par nos œuvres. « Tout homme qui s’adonne à choses saintes, justes et honnêtes, glorifie Dieu, quand même il ne parlerait point. »

En résumé, quel est notre jugement sur Du Moulin, considéré comme prédicateur ? — Ce n’est pas un orateur du premier rang. Le génie lui manque. Il a une doctrine ferme, une piété solide, vraie, simple ; la piété des vieux âges, ni subtile, ni roide, ni sentimentale ; mais il n’a ni des pensées bien profondes, ni beaucoup de sensibilité, ni beaucoup d’onction. Sa logique, quoique en général irréprochable, n’est pas parfaite pour la méthode. Son style n’est pas très correct, mais il a de la verve et de la couleur. Du Moulin a aussi prodigieusement d’esprit.

Il est, du reste, plus éloquent là où la circonstance l’a animé ; ainsi dans le livre du Combat chrétien, épître de consolation et d’exhortation adressée de Sedan, où il venait d’arriver, à son Église de Paris, alors sous le coup de la persécution qui suivit la rupture du traité de Montauban. Il n’y a rien de bien original dans cet ouvrage ; mais tout y est excellent, et le style en est plein de vigueur et de verve.

Les sermons et les écrits de Du Moulin paraissent plus éloquents lorsqu’on connaît sa vie. Il n’a rien écrit qu’il n’ait fait, rien recommandé qu’il n’ait pratiqué. S’il manque un peu, la plume à la main, de suavité et d’onction, au moins n’a-t-on pas à lui reprocher d’en avoir mis dans ses écrits plus qu’il n’y en avait dans sa vie. Il nous présente un exemplaire complet de ces champions de l’Évangile au dix-septième siècle, de ces membres de l’Église militante qui, s’ils n’ont pas toutes les grâces que le christianisme produit dans les temps paisibles, possèdent à un haut degré la fidélité, l’intégrité et la charité. C’est un héros. Au moment de mourir, à quatre-vingt-dix ans, épuisé par une longue maladie, qui éteignait même ses affections pieuses : « Éveillez-moi, dit-il à ses amis, éveillez-moi ! » Ainsi, mourir est pour lui une action. Un empereur veut mourir debout, un chrétien veut mourir vivant. C’est un de ces mots qui suffisent à garantir toute une vie[q].

[q] Du Moulin a rappelé lui-même le mot de Vespasien, « qu’il faut qu’un empereur meure debout. » Il l’applique au pasteur fidèle, dont la mort, dit-il, doit servir à sa vocation. » (Première décade. Sermon IV.)

༺༻

Ajoutons ici, en forme d’appendice, quelques extraits du livre intitulé : Le Combat chrétien[r].

[r] Du Combat chrestien, ou des Afflictions. A Messieurs de l’Église réformée de Paris, par Pierre Du Moulin, ministre de la Parole de Dieu à Sedan et professeur en théologie. — La première édition est de Sedan, 1623 ; les suivantes ont été revues et augmentées. La septième est de Genève, 1670.

Voici le commencement de la dédicace :

« A l’Église de Dieu, qui est à Paris, et à tous ceux qui aiment Jésus-Christ et souffrent pour son nom. Grâce vous soit et paix de par Dieu notre Père, et de par le Seigneur Jésus-Christ.

Messieurs et frères, nous commençons ordinairement à reconnaître combien valent les choses quand nous les avons perdues. C’est ce que vous expérimentez en ce temps calamiteux, auquel, vos saintes assemblées étant dissipées, vous reconnaissez l’excellence des biens que Dieu vous a ôtés, et regrettez avec une sainte altération cette grâce inestimable.

C’est ce qui m’a incité à vous départir ce que je puis de consolations spirituelles, et à tâcher de contribuer quelque chose à alléger votre douleur. Car combien que la tristesse rebouche la pointe de l’esprit et rende les conceptions plus languissantes, si est-ce que j’ai espéré que Dieu subviendrait à ce défaut par l’assistance de son Esprit, et que le manquement que la tristesse m’apporte serait suppléé par l’affection et par l’amour cordial qu’un fidèle pasteur porte à son troupeau.

Car Dieu m’est témoin combien vos afflictions me cuisent, combien elles m’arrachent de soupirs à toutes heures, combien ma vie m’est amère depuis ma séparation, m’étant impossible d’avoir la main ailleurs que sur cette plaie et de penser à autre chose qu’à votre affliction. C’est cette tristesse qui m’a mû à vous tracer ce traité de consolations, écrites de larmes et interrompues de soupirs. »

Dans un premier livre, l’auteur traite des afflictions communes à tous les hommes. L’homme craignant Dieu ne s’y comportera pas comme les autres. Il déchargera ses larmes au sein de son Père, et sera attristé, non du mal qu’il sent, mais du mal qu’il a fait, et pleurera ses péchés d’un pleur de repentance[s]. »

[s] Livre I, chapitre II.

Après avoir parlé des maladies et des infirmités corporelles, l’auteur en vient à la pauvreté. Il cite d’abord l’exemple de Jésus et des apôtres ; puis il ajoute : « Le fidèle aussi reconnaîtra que par la pauvreté Dieu le retire des débauches et l’éloigne des tentations et le réduit à sobriété… Il dira donc en soi-même : Dieu sait ce qui m’est salutaire, il sait que si j’étais riche je deviendrais insolent. Ayant plus à distribuer, j’aurais un plus grand compte à lui rendre. Comme aux riches il propose la couronne de charité chrétienne, aussi à moi il réserve la couronne de patience : L’Éternel l’a donné, l’Éternel l’a ôté ; le nom de l’Éternel soit béni. (Job 1.21)

Certainement quiconque a la crainte de Dieu trouvera en icelle un trésor inestimable, et des richesses qui élèvent la pauvreté par-dessus toute abondance… Celui qui a la vraie piété, se reconnaissant voyageur et étranger en la terre, ne se souciera pas en quel équipage il passe ce chemin, pourvu qu’il parvienne au royaume de Dieu… Il dira donc à part soi : Je n’ai qu’un corps à nourrir et à vêtir. Peu de terre suffit à nourrir un homme en sa vie, et moins encore à le couvrir après sa mort. Peu d’argent suffit à vivre honnêtement, mais encore moins à mourir heureusement. De tant de linceuls dont les coffres du riche sont pleins, un seul suffira pour l’envelopper après sa mort. Car nous sommes venus nus au monde, et en sortirons nus, et n’emporterons rien de tous nos biens que ce que nous aurons donné au pauvre ; car celui qui donne au pauvre prête à usure à Dieu. (Proverbes 17.19)

En quoi la nature même nous enseigne ; car que nous chaut-il si nous buvons d’un grand ou d’un petit ruisseau, pourvu que nous soyons rassasiés ? si nous prenons d’un grand ou d’un petit tas d’argent pourvu que nous soyons nourris ?

Quiconque pèsera bien ces choses reconnaîtra que la misère des pauvres n’est pas en ce qu’ils portent envie aux riches, et ne se peuvent accommoder avec la pauvreté. Car nous avons de mal qu’en matière de vertus, nous nous comparons à ceux que nous pensons nous être inférieurs, et en devenons présomptueux ; mais en matière de richesses nous nous comparons avec ceux qui nous surpassent, et en devenons envieux… Au lieu qu’il fallait regarder à ceux qui sont plus vertueux que nous, afin de les ensuivre, et à ceux qui sont plus pauvres que nous, afin de rendre à Dieu action de grâces… Tellement que quiconque assujettit son jugement aux règles de la Parole de Dieu, au lieu de porter envie aux riches, rendra à Dieu action de grâces pour sa pauvreté. Car comme un homme de libre condition, qui est simplement habillé, ne portera jamais envie à des laquais couverts de broderies et de livrées magnifiques, pour ce que cette grande magnificence est marque de leur servitude, ainsi un homme craignant Dieu, réduit à une petite condition, ne portera point envie aux richesses des hommes mondains, pour ce que par ces mêmes richesses Satan les tient en servitude, les enlace en ses filets, et les traîne par leurs convoitises.

Il plaît à Dieu de traiter ainsi ses enfants, et les réduire au petit pied, pendant que les méchants vivent en abondance, faisant en cela comme les pères soigneux de la santé de leurs enfants ; car en une grande maison souvent il advient que les valets s’enivrent et font grande chère, pendant que le père de famille fait faire diète à son fils, pour prévenir une maladie.

Nous avons un autre mal : c’est que bien souvent nous appelons pauvreté ce que plusieurs excellents serviteurs de Dieu eussent estimé abondance. Tel s’estime pauvre qui a plus d’argent que n’avaient tous les apôtres ensemble, dont le plus pauvre s’estimait être riche. Car nous mesurons les richesses à l’aune de la convoitise, laquelle n’a point de bout, au lieu de les mesurer à l’aune de la nature, laquelle est courte et se contente de peu. Et encore de ce que la nature requiert, la piété en rogne quelquefois, quand il plaît à Dieu de réduire ses enfants à se passer des choses qu’on estime nécessaires, afin de les accoutumer à se passer plus aisément des superflues[t]. »

[t] Livre I, chapitre III.

Après avoir parlé encore de la perte des proches, et donné des conseils et consolations générales contre toutes sortes d’afflictions, » l’auteur, dans un second livre, traite des afflictions propres aux enfants de Dieu :

… Depuis que Dieu a dit qu’il mettrait inimitié entre la semence de la femme et celle du serpent, l’Église a toujours été persécutée. Ses souffrances ont commencé en Abel et finiront au jour du jugement. Sitôt que Dieu a restreint son alliance à la famille d’Abraham, de deux enfants qu’il avait, celui qui était né selon la chair haïssait celui qui était né selon l’esprit. Jacob et Esaü, représentant deux peuples contraires, s’entrepoussaient dans le ventre, et leur querelle a commencé devant leur vie. Dont aussi l’Église, au Psaume 129, se plaint d’avoir été souvent tourmentée dès sa jeunesse. Maintenant donc qu’elle est parvenue à sa vieillesse, espérerait-elle de la prospérité au monde, vu que Satan n’a point changé de naturel et que le monde est plutôt empiré ?

Par ce chemin ont passé les prophètes et les apôtres, et toute cette nuée de fidèles témoins, desquels le monde n’était pas digne, dont parle l’Apôtre aux Hébreux, en l’onzième chapitre. L’Évangile ne nous propose que la croix. Et l’Apocalypse n’est qu’un tissu allégorique des combats de l’Église de Dieu. Celui ne se scandalisera point des tribulations de l’Église, qui se souviendra que Jésus-Christ nous a prédit : Vous pleurerez et lamenterez, et le monde s’éjouira. (Jean 16.20) Vrai est que les persécuteurs pleureront à leur tour. Mais toujours la sentence de l’apôtre saint Pierre demeure ferme, que les jugements de Dieu commencent par sa maison. (2 Pierre 4.17) Tellement qu’au lieu de nous ébahir de nous voir affligés et persécutés, nous devrions plutôt nous ébahir s’il arrivait autrement. Comme le voyageur auquel on aurait dit : Votre chemin sera par un pays pierreux et par des haliers, croirait s’être fourvoyé s’il ne trouvait que des prairies et un chemin uni[u]. »

[u] Livre II, chapitre II.

Du Moulin indique trois causes pour lesquelles l’Église de Dieu est sujette à être affligée. La première est la sagesse et la justice de Dieu ; la seconde, la nature du monde et du diable.

L’Écriture sainte nous parle de ce monde comme d’un pays où l’Église est étrangère. Tout homme craignant Dieu est ici-bas semblable à une plante étrangère apportée d’un pays éloigné, qui a bien de la peine à croître ; mais les méchants ressemblent aux orties, qui croissent sans arroser, pour ce que la terre est leur propre mère. Le règne de Jésus-Christ n’est point de ce monde ; or son règne, c’est l’Église de Dieu.

… Il y a plus, c’est que ce pays étranger, par lequel nous avons à passer, est le règne du diable ; car Jésus-Christ, appelant le diable Prince de ce monde (Jean 16.11), appelle par conséquent ce monde le règne du diable. Or ce serait mal prendre ses mesures que de s’imaginer que les enfants de Dieu puissent vivre longtemps en paix dans le règne du diable. Et certainement toutes et quantes fois que l’Écriture sainte nous appelle enfants de Dieu, elle nous prépare tacitement à la persécution. Et qui doute que, quand Jésus-Christ voudra chasser le diable d’un pays par la prédication de l’Évangile, le diable ne fasse tous ses efforts pour lui résister ?

Nous pouvons à bon droit comparer un état où l’idolâtrie règne à un corps possédé par l’esprit malin. Tout ainsi donc que quand Jésus-Christ commandait à un esprit immonde de sortir d’un corps, ce malin esprit tordait et déchirait ce corps de tout son pouvoir, ainsi quand Jésus-Christ, par la prédication de sa Parole, veut chasser l’idolâtrie d’un pays et déposséder le diable de quelque coin de son empire, cet esprit immonde déchire le pays de guerres civiles, suscite des troubles, émeut des scandales, afin que, s’il ne peut accabler l’Église, au moins il rende odieuse parmi les peuples la doctrine de salut, comme cause c de ces confusions[v]. »

[v] Livre II, chapitre III.

La troisième cause des afflictions de l’Église est la nature de l’Église même, et les vices qui s’y glissent par la paix et la prospérité. Car comme les douces pluies, en faisant croître les blés, font naître quant et quant force mauvaises herbes, et comme le soleil, au renouveau, avec les belles fleurs, amène aussi plusieurs sortes de vermine, ainsi la paix rendue à l’Église après la persécution, nous ayant rendu la prédication de sa Parole, a aussi amené plusieurs vices.

Après les massacres qui nous ont diminués, et les bannissements qui nous ont écartés, Dieu nous avait rétablis par une excellente délivrance, et étions un exemple miraculeux de la faveur de Dieu devant les yeux des peuples étrangers, qui étaient ravis en admiration de voir qu’à la vue d’une cour, et ès grandes villes du royaume où notre sang a été si souvent épandu, l’Église était relevée avec splendeur, et l’Évangile prêché avec tant de liberté. Ils disaient ce qui est dit au Psaume 126 : Certainement, l’Éternel fait choses grandes à ceux-ci.

Mais rien ne nous défaillant, nous nous sommes défaillis à nous-mêmes, et n’avons pas bien reconnu le temps de notre visitation. Car peu se sont souciés de relever les ruines de la maison de Dieu, mais chacun s’est mis à rebâtir la sienne. On s’est mis à amasser des biens, au lieu de faire provision de bonnes œuvres. L’avarice et l’insolence se sont accrues, mais la piété s’est diminuée. Les querelles se sont allumées, et le zèle s’est refroidi. Les habits ont été somptueux, et les aumônes chiches. Nous avons été impatients en nos injures, mais peu sensibles ès injures contre l’honneur de Dieu. Au lieu de nous encourager mutuellement en l’œuvre du Seigneur, nous avons été envieux l’un de l’autre.

… Cette généreuse noblesse, qui, du temps de nos pères, brûlait de zèle et était le support et l’ornement de l’Église de Dieu, dont la vertu soutient encore nos vies, qui était sobre, honnête et courageuse, estimant que perdre pour Jésus-Christ était un grand gain, tant libérale de son sang, tant chiche de la gloire de Dieu, a laissé une postérité qui, pour la plupart, n’est ardente qu’aux voluptés, n’est courageuse que pour les querelles, mais lâche et faible contre les vices, pleine d’une ignorance arrogante, prête de vendre ses frères pour peu d’argent, et tourner le dos à Dieu pour un morceau de pain.

La hantise des adversaires a corrompu nos mœurs, et n’étions quasi distingués d’avec eux que par la diversité de profession ; comme si Satan avait arraché de nuit les bornes qui nous séparaient, ou comme si nous étions sortis des persécutions pour entrer dans les vices.

Les répréhensions des fidèles pasteurs ont été mal reçues, et on s’est irrité à l’encontre, comme si une personne difforme cassait le miroir dans lequel elle a vu sa laideur. Et la Parole de Dieu n’a pas eu son efficace ordinaire : comme si ce glaive spirituel avait perdu sa pointe, ou s’était rebouché contre la dureté des cœurs ; comme si la menace que Dieu fait par ses prophètes touchant le pain corporel, de rompre sa force et sa vertu nutritive, était advenue au pain spirituel de sa Parole[w]. »

[w] Livre II, chapitre III.

Après d’assez longs développements sur le même sujet, l’auteur montre les effets et fruits que Dieu tire des afflictions, — et d’abord pour les hypocrites :

« En premier lieu, notre Dieu, par les afflictions, a accoutumé de nettoyer son Église, et en faire sortir les hypocrites. Il crible son Église pour en séparer l’ordure. Il prend le van en sa main pour repurger son aire, afin que la paille et les esprits légers soient emportés par le vent de la persécutionldots Saurait-on que c’est que la vraie foi s’il n’y avait de rudes épreuves ? Pourrait-on discerner les vrais fidèles d’avec les hypocrites, s’ils n’étaient éprouvés au creuset d’affliction ? Alors paraît combien ce sont choses différentes que parler et que bien faire. Alors on reconnaît la différence entre la foi et la sécurité charnelle, entre le zèle et la violence affectée, entre être de la vraie religion par coutume ou par naissance, et l’être par affection ; comme disait Siméon à la mère du Seigneur : Une épée percera ta propre âme, afin que les pensées de plusieurs cœurs soient découvertes. (Luc 2.35) Car il est aisé de suivre Jésus-Christ aux noces ou quand il distribue du pain ; mais le suivre jusques à la croix n’appartient qu’à la vierge Marie, et à saint Jean, et à peu de fidèles qui brûlent de zèle, et que Dieu fortifie par son Esprit. Dieu met telles personnes en vue, éprouvant contre eux la pointe des afflictions. Il secoue l’arbre qu’il a planté, pour faire tomber les fruits qui ont le cœur gâté, et qui ne tiennent à l’Église de Dieu que par considérations humaines, et non par une ferme fiance en la promesse de l’Évangile. Et semble que Dieu nous veuille amener un temps auquel nul ne persévérera en la profession de la vraie religion, que celui qui aura plus gros grain de moutarde de foi.

Si on dit : Mais l’Église perd à ces révoltes et s’affaiblit, je réponds qu’un corps ne s’affaiblit point pour vider mauvaises humeurs, ni une république pour perdre des traîtres, et que la paix en corrompait beaucoup plus que l’affliction n’en renverse[x]. »

[x] Livre II, chapitre IV.

L’auteur parle ensuite du fruit des persécutions pour les fidèles :

« Dieu, par ce moyen, les retient en crainte, réveille leur zèle qui languissait, arrache des cœurs des soupirs ardents, tire des larmes de leurs yeux, embrase leurs prières par la douleur. Que si, ayant reconnu que la cause du mal est en eux, et que leurs péchés ont ému cette tempête, ils jettent ce Jonas en la mer, Dieu apaisera la tourmente et leur rendra la tranquillité.

Tout ainsi que Dieu donne des racines plus fortes aux arbres qu’il a plantés sur les cimes des hauts rochers, pour ce qu’ils sont plus rudement battus des vents, ainsi Dieu donne plus de force aux personnes qu’il expose aux rudes tentations, et donne la foi selon la tentation. Il ne jette point ses enfants dans le combat pour les abandonner au besoin ; car aussi nous n’entrons point en ce combat fondés sur nos forces, mais sur son assistance[y]. »

[y] Livre II, chapitre IV.

Après avoir parlé du fruit des persécutions pour ceux qui en sont les témoins, l’auteur traite des consolations que la Parole de Dieu fournit contre la persécution. La première est la joie qu’on doit éprouver de marcher sur les traces de Jésus ; la seconde est l’exemple des prophètes, des apôtres et des martyrs.

« Nous sommes enrôlés en une même guerre, et soutenons une même cause, quoique avec moins de vigueur ; et combien que nous leur soyons beaucoup inférieurs en vertu, si est-ce que Dieu nous fait l’honneur de nous mettre de leur bande et nous propose une même couronne. Qui est-ce qui n’aimerait mieux être en prison avec l’apôtre saint Paul que d’être avec Néron sur le trône ? Ou qui n’estime la condition de Jean-Baptiste plus heureuse que celle d’Hérode, esclave de sa convoitise ? Par l’exemple de ces excellents serviteurs de Dieu, Jésus-Christ nous encourage : Vous serez, dit-il, bien heureux quand on vous aura injuriés et persécutés, et dit toute mauvaise parole en mentant, à cause de moi : éjouissez-vous et vous égayez, car votre loyer[z] est grand ès cieux ; car ainsi ont-ils persécuté les prophètes qui ont été devant vous.

[z] Loyer : récompense, dans l’ancien sens du mot ; et heureusement, le bail ès cieux n’étant pas résiliable et ayant une durée éternelle… (ThéoTEX)

… Qui est-ce qui ne brûle de zèle en lisant le livre des Martyrs ? qui ne se sent piqué au vif par l’exemple de Hiérôme de Prague, tançant le bourreau qui voulait mettre le feu derrière lui, et disant : Mets le feu devant moi, car si je craignais le feu, je ne serais pas ici ? Ou par l’exemple de cette femme qui, du temps de Valens, courut toute déchevelée, tenant son enfant entre ses bras, vers le lieu où on exécutait des martyrs ; enquise où elle courait, répondit : On donne aujourd’hui les couronnes, et j’y veux participer !

Mais ce à quoi principalement Jésus-Christ nous prépare par ces paroles sus-alléguées, est à souffrir des calomnies et injures atroces pour l’amour de lui, à l’exemple des prophètes. Ne trouvez point étrange si on persuade aux rois que notre doctrine est injurieuse contre les souverains, et tend à la diminution de leur autorité ; car ainsi a été traité le prophète Amos par un prêtre idolâtre, qui l’accusa envers le roi Jéroboam, disant : Amos a conspiré contre toi au milieu de la maison d’Israël ; le pays ne pourrait porter toutes ses paroles. (Amos 7.10)

Ne trouvez point étrange si, sur ces calomnies, ceux qui servent Dieu en pureté sont chassés de la maison du roi ; car ce commandement fut incontinent fait au même prophète : Ne poursuis plus à prophétiser en Béthel, car c’est le sanctuaire du roi et la maison du royaume. (Verset 31.)

Ne vous ébahissez non plus si aujourd’hui les fidèles sont accusés de sédition et d’être cause des troubles du royaume, et les rois incités à les persécuter et à couper le bras droit avec le gauche ; car c’est cela même dont l’apôtre saint Paul a été accusé par Tertulle : Nous avons trouvé cet homme pestilentieux et émouvant sédition. (Actes 24.5)

Et ce qui est le plus intolérable est que ceux qui nous mettent ces blâmes à sus, sont ceux qui ont les mains teintes du sang de nos rois, qui de fraîche mémoire ont incité les Français à rébellion, de l’école desquels sont sortis les parricides, et qui, par livres exprès, brûlés en public par la main du bourreau, enseignent que le Pape peut ôter la vie et la couronne à nos rois et disposer de leur royaume. Nous aurions mauvaise opinion de nous-mêmes si telles gens disaient du bien de nous. Jà n’advienne qu’ils nous louent pendant qu’ils médisent de la Parole de Dieu, lequel est outragé avec nous et est joint avec nous en cette querelle[a]. »

[a] Livre II, chapitre VI.

La troisième consolation provient de la grandeur du salaire :

« Pour nous encourager à porter l’opprobre de Christ, l’Écriture sainte nous propose aussi la grandeur du salaire. Éjouissez-vous et vous égayez, car votre salaire est grand ès cieux. (Matthieu 5.12) Si Jésus-Christ nous déclare que celui-là ne perdra point son salaire qui aura versé un verre d’eau froide à un pauvre en sa nécessité, celui qui aura versé tout son sang pour la Parole de Dieu demeurerait-il sans salaire ? Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui. (2 Timothée 2.12) C’est lui qui nous dit : Sois fidèle jusques à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. (Apocalypse 2.10 ; 3.10) Ici est la foi et la patience des saints. Si on nous ravit nos biens, nous avons une meilleure chevance ès cieux. Si les hommes nous déchassent, Jésus-Christ nous reconnaît pour ses frères. Si nous sommes bannis, aussi bien sommes-nous étrangers en ce monde, et n’y a plus loin d’ici au ciel que du lieu dont on nous a chassés. Si on nous fait pleurer, Jésus-Christ essuie nos larmes, et la promesse de Dieu nous console. Si on nous fait mourir, par cela même on nous fait vivre. Vouloir perdre un fidèle en le faisant mourir, c’est comme qui voudrait noyer un poisson ; car c’est le mettre au lieu où seulement est sa vie. Que nous importe si nous finissons cette vie par une fièvre ou par une épée ?

Je confesse voirement qu’à nous qui sommes charnels et attachés aux choses présentes, les afflictions sont amères ; que c’est chose bien griève à cette chair de quitter sa maison, sa terre et ses amis, pour fuir en pays étranger ; que c’est chose bien dure à digérer quand on se représente que la profession de l’Évangile est propre à tailler une besace à ses enfants et à épouser une pauvreté perpétuelle ; que si Dieu veut nous éprouver plus avant, et nous appeler au martyre et à mettre notre vie pour la Parole de Dieu, alors la chair émeut de grands combats et a de la peine à se résoudre ; — vu même que Jésus-Christ rend ce témoignage à saint Pierre, que quand on le mènerait au supplice, un autre le ceindrait et le mènerait où il ne voudrait pas, et qu’il se fût volontiers exempté de ce tourment s’il l’eût pu faire sans offenser Dieu. (Jean.21.8) Mais aussi c’est lorsque Dieu opère puissamment ès cœurs de ses serviteurs, et à mesure qu’abondent les afflictions, aussi abondent les consolations en plus grande mesure. Et Dieu n’abandonne point ses enfants, ainsi il leur fait sentir ses puissances secrètes, et que c’est que ce sceau de l’esprit, ce caillou blanc, ce témoignage intérieur, cet arrhe de notre héritage, cet esprit d’adoption qui parle ès cœurs des enfants de Dieu, qui leur rend présents les biens futurs, et leur donne en ce corps un goût de la gloire à venir[b]. »

[b] Livre II, chapitre VII.

La quatrième consolation est tirée de la faiblesse des ennemis de l’Église :

« Les persécuteurs peuvent nous chasser du pays de notre naissance, mais ne peuvent nous exclure de la bourgeoisie des cieux. Ils peuvent démolir nos temples, mais malgré eux nos cœurs sont temples du Saint-Esprit. Ils peuvent nous ôter notre argent, mais ne peuvent nous ôter nos richesses. Ils peuvent nous ôter nos honneurs mondains, mais non l’honneur d’être enfants de Dieu. Ils peuvent nous ôter la vie, mais non pas le salut. Et le bourreau, qui a coupé la tête à saint Paul, ne lui a point ôté la couronne. Dieu tient le diable enchaîné de la chaîne de sa providence, laquelle il allonge selon sa volonté : il permet quelquefois à ce lion d’étendre ses ongles jusques à nos habits, quelquefois jusques à nos corps ; mais défense lui est faite de toucher à nos âmes. Nos ennemis ne feront rien que par la permission de Dieu, qui nous aime : ils ne se meuvent et ne respirent que par l’assistance de notre Père. Et quand ils auront fait le mal qu’ils ont pu, Dieu est puissant pour faire, et bon pour vouloir tourner le tout à notre bien et salut[a]. »

[a] Livre II, chapitre VIII.

Du Moulin présente aux persécutés une dernière consolation, tirée de la promesse de Dieu ; puis il les exhorte à être joyeux dans l’affliction, et leur donne quelques conseils pour pouvoir la supporter avec persévérance. Un de ces conseils est d’avoir un abrégé du papisme : « C’est aussi un conseil qui aide fort à la persévérance, de bien considérer la grandeur de l’erreur et des ténèbres de la papauté et d’avoir un abrégé et comme un tableau raccourci, qui nous représente au vrai la face de l’Église romaine[b]. » L’auteur esquisse lui-même ce tableau en quelques traits énergiques ; puis il ajoute :

[b] Livre II, chapitre XIII.

« Tout homme craignant Dieu regardera ces choses avec une horreur mêlée de compassion, et considérera avec douleur des millions de peuples que le prince de ce siècle a aveuglés, et qu’il traîne les yeux bandés en perdition, liés par la coutume et par une superstition tremblante ; et là-dessus, retournant sa vue sur soi-même, admirera la grâce singulière que Dieu lui a faite de l’avoir détourné de ce précipice, en illuminant ses yeux par sa Parole, et l’avoir délivré d’une si horrible servitude. Semblable à celui qui, du sommet d’une montagne, regarde un déluge et un grand débordement d’une grosse rivière, qui entraîne les hommes, les troupeaux, les maisons, et emporte en un jour le labeur de plusieurs siècles ; duquel ravage lui-même étant emporté, s’est sauvé avec difficulté.

Cette pensée animera le courage de l’homme craignant Dieu à prendre une sainte résolution, et à dire en soi-même : Serais-je bien si misérable que de méconnaître les grâces inestimables que j’ai reçues de mon Dieu ? Viendrais-je, pour une vie courte et misérable, me détourner du chemin du salut éternel ?… Que la terre se fonde sous moi, et que les hommes éprouvent contre moi toute leur cruauté, plutôt qu’une si méchante pensée me monte en l’esprit, ou que je prête tant soit peu l’oreille à une si pernicieuse tentation[c]

[c] – Livre II, chapitre XIII.

Parlant ensuite de ceux qui succombent à cette tentation, Du Moulin représente leur vie comme une angoisse continuelle et une géhenne de conscience. »

… Ainsi Origène, qui avait exhorté les autres au martyre, ayant lui-même fléchi sous la persécution, ne put jamais plus ouvrir la bouche pour annoncer l’Évangile, quoiqu’il en fût fort requis. Seulement un jour, ayant pris pour son texte le verset du Psaume 50 : Dieu a dit au méchant : Qu’as-tu que faire de réciter mes statuts et prendre mon alliance en ta bouche ? il épandit multitude de larmes et ne put parler davantage. Et les histoires de ce temps nous fournissent des exemples de personnes qui, tombées en maladie, après s’être révoltées, ont refusé en la mort toute consolation.

Non pas que je voulusse désespérer du salut d’un homme tombé par crainte et par infirmité. Seulement je dis que d’une chute si lourde peu de gens se relèvent, et qu’à une si grande faute il faut une fort grande repentance, et que la crainte et l’infirmité n’excusent pas, puisque l’Esprit de Dieu, au 21e de l’Apocalypse, met les craintifs avec les meurtriers, empoisonneurs et idolâtres, et les envoie pareillement en l’étang de feu et de soufre. Car c’est une espèce de rébellion à un fils de craindre moins son père que les valets de la maison[d].

[d] Ibid..

Puis viennent une Prière et méditation de l’âme fidèle, sur l’affliction présente de l’Église, un Sermon de la prière en temps d’affliction, et un Conseil fidèle et salutaire sur les mariages entre personnes de contraire religion. Nous citerons quelques traits de ce dernier article :

« Nous ne devons point disputer sur les mots, afin d’ignorer ou corrompre les choses. Car si en l’Église romaine l’idolâtrie est plantée, si le bénéfice de Jésus-Christ y est renversé, cela n’est-il pas suffisant pour fuir cette alliance, de peur que nos enfants ne deviennent idolâtres et ne soient détournés du chemin de salut, vu qu’il est écrit que les idolâtres n’hériteront point le royaume de Dieu (1 Corinthiens 6.10), et que hors de Jésus-Christ, tel qu’il est proposé en l’Évangile, il n’y a point de salut. Qu’importe sous quel titre Satan dévoie ou nous ou nos enfants de l’alliance de Dieu, soit qu’on appelle ce mal infidélité, soit qu’on l’appelle idolâtrie, puisqu’en l’une et en l’autre façon, c’est toujours le chemin de perdition ?

… Que si tout ce que nous faisons doit être fait à la gloire de Dieu, combien plus une action la plus importante de la vie, par laquelle on entre en un lien indissoluble, dont dépend la piété en la conservation domestique et le salut et instruction de nos enfants ? Que si la noblesse estime lui être un déshonneur de se mésallier, vous qui êtes enfants du Roi des cieux, voudriez-vous déroger à votre noblesse spirituelle, en vous alliant hors l’alliance de Dieu ?

… Ceux-là ne sont non plus excusables qui partagent leurs enfants, et font un accord entre eux, que le père instruira les fils en sa religion, et la mère les filles en la sienne : qui est entrer en partage avec Satan et diviser avec lui la chose qu’on a la plus chère au monde. C’est faire pis que cette fausse mère et impudique, laquelle consentait que l’enfant fût divisé ; car elle consentait au partage de l’enfant d’autrui, mais ceux-ci divisent les leurs : bien loin de l’exemple du bon pasteur qui laisse quatre-vingt-dix-neuf brebis pour chercher une brebis égarée, puisqu’ils partagent volontairement avec le loup.

… Que si quelquefois tels mariages mêlés ont réussi, et si quelquefois il advient que la partie fidèle réduise finalement la partie contraire à la vraie religion, il faut dire alors que Dieu a fait ce bien, et nous le mal ; que Dieu a fait comme en la création, où des ténèbres il tira la lumière, et que les événements ne sont pas règles de nos actions, mais le commandement de Dieu… Mais tout bien compté, il en arrive trois fois plus de mal que de bien.

… Bref, on dit que les mariages se font au ciel ; mais tels mariages se bâtissent en enfer et s’y punissent. Le diable ayant formé un homme à son image, lui donne un aide semblable à lui. Quiconque donc aime l’accroissement de l’Église de Dieu ; quiconque désire engendrer des enfants à Dieu, quiconque veut qu’en sa famille Dieu soit soigneusement servi, que la prière y soit ordinaire, que la Parole de Dieu y soit lue, que ses louanges y retentissent et que sa maison soit une petite Église, qui est le titre excellent que saint Paul donne à la famille de Philémon ; bref, quiconque voudra attirer la bénédiction de Dieu sur sa famille, éviter les tentations et ne s’enferrer point soi-même de ceps et de liens indissolubles, qu’il prenne, en se mariant, la Parole de Dieu pour conseillère ; qu’il se détourne du chemin auquel Satan tend ses filets, et où plusieurs sont surpris. C’est un grand heur que d’être sage aux dépens d’autrui, joignant les règles de piété avec l’expérience.

Éternel, tu nous dresseras la paix, car aussi tu nous as fait toutes nos affaires. Éternel, notre Dieu, d’autres seigneurs que toi nous ont maîtrisés, mais c’est par toi seul que nous ramentevons[e] ton nom. (Ésaïe 26.12-13)

[e] Ramentever : se souvenir, se remémorer.

Viens, mon peuple, entre en les cabinets et ferme ton huis sur toi ; cache-toi pour un petit moment, jusqu’à ce que l’indignation soit passée. » (Verset 20.)

C’est ainsi que se termine la première partie du livre de Du Moulin. Dans une seconde partie, il traite du combat chrétien contre les mauvaises convoitises.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant