De même tous les hommes s’accorderont à dire que la démonstration, est conforme à la raison quand elle confirme le point douteux et débattu par les principes qui sont avoués et tenus pour certains. Comme la démonstration, la foi et la connaissance, la prénotion est double ; l’une est scientifique et durable, l’autre appartient à l’espérance uniquement. On appelle véritablement démonstration celle qui engendre dans l’âme du disciple la foi scientifique ; les autres ne sont que conjectures et opinions. Il en va de même de l’homme. L’homme véritable est celui qui possède le sens commun, les autres tiennent du sauvage et de la brute. C’est ce qui a fait dire au poète comique : « Gracieux animal que l’homme, jusqu’à ce qu’il devienne homme véritable. » On peut en dire autant du bœuf, du cheval, du chien, à proportion de la vigueur ou de la faiblesse de l’animal. N’envisageant que la perfection du genre, nous nous arrêtons aux qualités les plus excellentes. Ainsi, par médecin, nous comprenons un homme auquel ne manque aucune des facultés médicales ; par Gnostique, un homme abondamment pourvu de la connaissance scientifique. L’indication diffère du syllogisme, en ce qu’elle ne représente que l’objet signifié et se confond avec lui. Ainsi la grossesse est l’attestation qu’une femme n’est plus vierge. Dans le syllogisme, au contraire, la proposition, quoique unique, se combine d’indications multiples. Ainsi, que Python ait trahi Byzance, la culpabilité résulte d’arguments nombreux. Conclure d’après les aveux de l’adversaire, c’est former un syllogisme ; conclure d’après des principes reconnus pour vrais, c’est démontrer. À ce titre, la démonstration renferme un double avantage ; ici, parce qu’elle s’appuie sur des principes incontestables pour prouver le point litigieux ; là, parce qu’elle tire une conclusion légitime et d’accord avec ces principes. Que le principe n’existe pas, c’est-à-dire que de prémisses erronées[1] vous tiriez une conséquence bien déduite, au lieu d’avoir établi la démonstration, vous n’avez fait qu’un syllogisme. Encore un coup, le syllogisme consiste uniquement à tirer une conclusion légitime et d’accord avec les prémisses. Au contraire, avez-vous rendu sensible et incontestable chaque proposition précédente, vous n’avez plus seulement raisonné par voie de syllogisme ; vous avez démontré pleinement. Conclure[2], ainsi que l’indique le mot grec, n’est pas autre chose que mener à terme le discours. Le terme de chaque discussion c’est le point débattu, qui prend aussi le nom de conclusion. La proposition simple et première n’est pas encore le syllogisme. Celui-ci se compose de trois parties au moins ; les deux premières sont prises comme lemmes[3] ; la troisième comme conséquence.
Ou bien toutes les parties ont besoin d’être démontrées, ou bien certaines parties portent avec elles-mêmes leur démonstration. Le premier principe est-il vrai ? En demandant la démonstration de chaque démonstration on s’engage dans l’infini, sans pouvoir arriver à une démonstration satisfaisante. Est-ce le second ? les choses qui portent avec elles-mêmes leur démonstration serviront de base aux démonstrations subséquentes. Tous les philosophes conviennent que les principes originels sont partout inaccessibles à la démonstration. Par conséquent, si une démonstration existe, la nécessité veut absolument qu’il y ait quelque chose d’antérieur qui entraîne, par sa propre vertu, l’assentiment de la foi. On le nomme principe originel, indémontrable. Toute démonstration se ramène donc à une foi qui n’est pas susceptible de démonstration. Cependant, il existe encore, après les sources qui jaillissent de la foi, d’autres principes de démonstration d’où naît l’évidence, telles que les relations des sens et les perceptions de l’entendement. Les objets qui tombent sous nos sens sont simples et indécomposables. Ceux que perçoit notre intelligence sont simples, rationnels, et primitifs. Les conceptions qui naissent de ces deux voies, quoique composées, n’en sont pas moins évidentes, croyables, et plus rationnelles. L’intelligence, noble privilège que l’homme tient de sa nature, a donc pour fonction de juger de ce qui convient ou de ce qui répugne. Par conséquent, la discussion a-t-elle été disposée de telle sorte que les propositions que l’on croit déjà confirment et appuient de leur autorité celles que l’on ne croit pas encore ? Là, dirons-nous, réside l’essence de la démonstration.
Il y a deux espèces de foi et de démonstration, ainsi que nous l’avons établi : l’une se contente de persuader l’âme de l’auditeur ; l’autre engendre la connaissance. Prenez pour point de départ les objets qui sont évidents pour les sens et pour l’esprit ; puis tirez-en une conclusion légitime : vous avez démontré dans toute la rigueur du mot. Restez-vous dans le champ de l’opinion humaine, au lieu de vous élever aux premiers principes, c’est-à-dire vous enfermez-vous dans les objets qui ne sont évidents ni pour les sens ni pour l’esprit, si vos conclusions sont légitimement déduites, vous avez pu établir des syllogismes rigoureux ; mais la démonstration scientifique, jamais. Vos conséquences sont-elles fausses et arbitraires, vous n’avez pas même raisonné. La démonstration est différente de l’analyse. Chacune des prépositions à démontrer se démontre par d’autres propositions qui ont déjà reçu elles-mêmes une démonstration précédente, jusqu’à ce que l’on remonte, de degré en degré, aux principes qui portent en eux l’assentiment de la foi ou aux objets qui sont évidents pour nos organes et pour notre esprit. Telle est l’analyse. La démonstration, au contraire, consiste à descendre du premier principe à travers toutes les propositions intermédiaires jusqu’à la question en litige. Nous dirons donc à l’homme, qui possède la faculté de la démonstration : Attachez-vous principalement à établir la vérité de vos principes ; laissez de côté les mots ; qu’on les appelle axiomes, propositions, ou lemmes. De même, donnez le plus grand soin à la justesse de la conclusion par rapport à ce qui précède. Là encore, que les noms ne soient rien pour vous. Qu’importe qu’on la nomme discours concluant, conséquence, ou conclusion syllogistique. Quiconque essaie de démontrer, doit observer scrupuleusement ces deux points, établir des propositions qui soient vraies ; tirer, conformément à ces deux propositions, une conclusion que plusieurs philosophes appellent Épiphora, parce qu’elle est amenée, dans toute question, par les propositions précédentes pour affirmer le point qui était débattu. Dans toute question, quelle que soit la matière que l’on examine, il faut nécessairement des propositions différentes, mais dont la nature convienne cependant à la matière que l’on débat : la question débattue doit entrer elle-même dans le raisonnement. Il convient de choisir, pour base de la discussion, des principes sûrs, appropriés à l’état de la question et placés en dehors de toute controverse. La raison en est bien simple. Si vous prenez des propositions qui n’aillent pas au point litigieux, jamais vous ne découvrirez la vérité, puisque le problème tout entier, et ce que l’on nomme l’état de la question, vous échappe. Dans toutes les discussions, il y a donc des données connues d’avance et qui, entraînant avec elles l’assentiment de la foi, sont crues sans le secours de la démonstration. Elles doivent jouer un double rôle, point de départ dans la controverse, et critérium dans ce que l’on pense avoir découvert.
[1] Nous avons suivi, dans ce passage, la correction proposée par Sylburguis et confirmée par un passage d’Aristote sur le syllogisme.
[2] Perainô, achever.
[3] Propositions préliminaires que l’on démontre pour servir de point d’appui à une autre démonstration.