Messieurs,
Le sujet que nous avons à traiter réclame tout notre temps et toutes nos forces, qu’il dépasse même de beaucoup. Je m’abstiens donc à peu près complètement de tout préambule. C’est aussi brièvement que sincèrement que j’exprime ma reconnaissance à Monsieur le Doyen et à Messieurs les professeurs de la Faculté qui m’ont fait l’honneur de m’inviter à occuper momentanément cette chaire, quoique je n’aie ni les titres ni la science d’un professeur. On a pensé que l’exposé suivi et raisonné des convictions et des réflexions d’un vieux pasteur, sur un point très important de la doctrine chrétienne, aurait quelque intérêt et quelque utilité pour vous. Mon amour pour la jeunesse, pour la théologie, pour la foi évangélique, pour la Faculté de Montauban enfin, dont je suis un ancien élève, m’a décidé à répondre affirmativement à cet appel, en dépit des difficultés et des obstacles.
Je vais donc aborder avec vous une étude biblique succincte de la Rédemption. Je ne partirai pas d’une définition scientifique de ce terme et je n’ai guère l’espoir d’y aboutir. Je prends le mot « rédemption » dans son sens à la fois religieux, biblique et populaire, comme impliquant une relation causale entre le sacrifice de Jésus-Christ et le pardon de nos péchés ou notre réconciliation avec Dieu, ainsi que l’affirme saint Paul, par exemple dans ces paroles aux Romains (Romains 3.24) : « Tous sont justifiés gratuitement par sa grâce, au moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ », et de l’épître aux Ephésiens (Éphésiens 1.7) : « C’est en lui que nous avons la rédemption, par son sang, la rémission de nos péchés. »
J’ajoute que c’est une simple étude biblique que je vous apporte. Je n’entrerai pas, ou fort peu, dans la philosophie du dogme, pas du tout dans l’examen critique des diverses interprétations théologiques dont il a été l’objet : un cours d’une année y suffirait à peine. Je laisserai même de côté toute controverse.
C’est exactement le contraire de ce que j’ai fait lors de ma dernière visite à Montauban. J’ai fait alors la critique de la notion de la foi dans le symbolo-fidéisme. Et je vous ferai cette confidence, qu’aujourd’hui encore, c’est un article du chef survivant de la même Ecole qui a été l’occasion de mes présentes recherches. Au cours de l’année 1905, M. Ménégoz a publié, dans la Revue de théologie de Montauban, un travail qui m’a paru être la négation formelle de toute rédemption objective. D’après le savant professeur, la croyance à l’expiation de nos péchés par le sacrifice de Jésus-Christ est particulière au seul apôtre Paul, dont elle est une invention aussi dépourvue de fondement qu’elle est ingénieuse. Je confesse que la lecture de ces pages me fit éprouver une véritable souffrance morale, en même temps qu’elle excitait dans mon esprit la plus vive contradiction. J’aurais souhaité qu’un plus compétent que moi entreprît la critique de l’article de M. Ménégoz ; je fis alors une démarche à cette intention auprès d’un de vos professeurs ; mais, pour divers motifs, elle n’aboutit pas. A défaut donc d’un plus digne et d’un plus capable, je me sens pressé et obligé, pour autant qu’il dépend de moi, de rendre à la croix de Jésus-Christ la place et l’honneur qui lui appartiennent. Mais ce ne sera pas sous la forme d’une réplique directe. Je ne compte même plus mentionner l’honoré et distingué théologien de Paris et son article. Si une réfutation est nécessaire et légitime, elle ressortira de l’ensemble des faits que nous aurons constatés, des textes que nous aurons étudiés ; si la pensée de M. Ménégoz et la mienne diffèrent moins que je ne l’avais cru tout d’abord personne n’en sera plus heureux que moi.
Il résulte de ce que je viens de dire que je n’ai pas la prétention d’aborder la présente étude avec l’esprit d’objectivité pure, le froid désintéressement, la sublime indifférence pour les résultats, dont certains savants et même certains théologiens se font un mérite. Cette absolue indifférence, je n’y crois guère lorsqu’il s’agit de questions religieuses. Les raisons dernières de la foi ou de l’incrédulité sont dans le fond même de la personnalité morale de chacun. D’autre part, il est plus qu’évident qu’un chercheur de vérité n’est pas un avocat et que le respect le plus scrupuleux des faits et des textes est le premier de ses devoirs. Je m’efforcerai d’être constamment animé de cet esprit et d’en donner des preuves dès aujourd’hui. Je viens d’avouer indirectement que j’avais des présuppositions. Oui, j’en ai deux, de valeur et d’importance inégale : l’une plutôt religieuse, l’autre plutôt philosophique… La première, c’est que la rédemption a pu être souvent mal comprise et mal définie, mais que le fait même que ce mot exprime est certainement vrai. Ce qui a tenu une telle place dans la vie et dans la mort de tant de chrétiens, on oserait presque dire de tous les chrétiens, depuis Saint-Paul jusqu’aux récents convertis du pays de Galles, ne peut pas être illusion pure, subtilité rabbinique, invention et spéculation de docteurs.
Ma seconde présupposition est celle-ci : cette vérité fondamentale ne doit pas être isolée dans l’enseignement chrétien ; elle ne doit pas être étrangère à l’expérience générale, à la conception totale de l’univers que les faits nous imposent. Elle doit être l’application la plus haute, application unique en son genre si l’on veut, d’une loi générale. Saint-Paul a dit : « S’il n’y a pas de résurrection — c’est-à-dire de loi de résurrection — Jésus-Christ n’est pas ressuscité. » Il nous semble qu’il est permis de dire en vertu du même principe : s’il n’y a pas de relation filiale entre l’homme et Dieu, Jésus-Christ n’est pas le Fils de Dieu ; — s’il n’y a pas de concours actif des justes au relèvement, au salut, au rachat de leurs frères coupables, Jésus-Christ n’est pas le Rédempteur.
C’est en me plaçant à ce point de vue que dans l’ancien Testament, dont je ne compte pas dépasser aujourd’hui les limites, je me propose, non pas précisément d’étudier la doctrine de la rédemption — puisqu’il n’y avait pas alors de Rédempteur, — mais plutôt de passer rapidement en revue quelques analogies et préliminaires de la rédemption. Une dernière observation et j’entre enfin dans le vif de mon sujet. Mes leçons gagneraient sans doute à être, autant que possible, des entretiens. Vous êtes très bienvenus à m’interrompre par des objections ou par des questions. Je me rappelle avoir, il y a un demi-siècle, usé comme étudiant, de cette liberté et j’aurais mauvaise grâce, comme professeur improvisé, à ne pas la supporter, à ne pas l’encourager même, chez mes auditeurs. Seulement, je vous prie de demeurer sur le terrain où je me place, celui de la théologie biblique. Le temps, nous manque absolument pour des discussions théoriques sur la rédemption. Si mes interprétations de faits ou de textes de l’Ecriture vous paraissent inexactes ou contestables, ne vous gênez pas pour me le faire remarquer.
Résolu, comme je l’ai dit, à tenir le compte le plus scrupuleux de tous les faits, je commencerai par en citer un qui paraît contraire à ma thèse, laquelle est, en définitive, une apologie de la rédemption. D’un bout à l’autre de l’ancien Testament, il est question de repentance et de salut, de confession des péchés et de pardon. Mais généralement ce drame intérieur s’accomplit, le pardon est cherché, sollicité, accordé, éprouvé, sans l’intervention d’un médiateur quelconque ou d’un acte propitiatoire entre Dieu et l’homme. Interrogeons l’histoire : lorsqu’il y a réveil religieux, retour à Dieu du peuple longtemps infidèle, ces mouvements réformateurs sont quelquefois accompagnés de sacrifices ; ainsi Samuel offre un agneau de lait pour Israël, Davida érige un autel à Jérusalem à l’occasion de la peste qui suivit le dénombrement. Mais dans ces cas même, l’accent est mis bien moins sur les actes cultuels, pour employer une expression aujourd’hui courante, que sur la repentance elle-même, et bien souvent, celle-ci est seule mentionnée. (Ainsi, quand le pieux roi Josias est éclairé, par la loi retrouvée, sur les criantes iniquités de son peuple, il s’humilie profondément, il renouvelle l’alliance d’Israël avec Dieu, il poursuit avec une sainte fureur tous les vestiges de l’idolâtrie pour les anéantir ; mais il ne paraît pas avoir éprouvé le besoin d’offrir des sacrifices expiatoires.)
a – Le même David dit ailleurs à Saül : « Si c’est l’Éternel qui t’excite contre moi, qu’il agrée le parfum d’une offrande » (1 Samuel 19.26). Il y a bien là l’idée d’un sacrifice tendant à rendre Dieu propice ou à désarmer son courroux, mais il n’est pas question d’expiation ou de sang versé.
Des livres historiques, passons aux Psaumes ; tout lecteur assidu de la Bible sait par cœur les psaumes 32 et 51. Dans le premier, David, s’il est l’auteur, raconte son expérience. Trop longtemps il a tu son péché et une inexprimable détresse le rongeait et le consumait : « J’ai dit : je confesserai mes transgressions à l’Éternel, et tu as ôté la peine de mon péché. » Il n’y a donc eu, de la part de l’homme, que confession et prière et elles ont suffi. Au psaume 51, le royal pénitent mentionne bien les sacrifices, mais pour les écarter, pour les proclamer inutiles ; Dieu n’y prend point plaisir ; le sacrifice qu’il aime, c’est un cœur brisé. Le psaume 40 et d’autres enseignent la même doctrine. Les prophètes vont plus loin encore dans leur répudiation des sacrifices ; Ésaïe 1.11-15 déclare que Jéhovah en est ennuyé et rebuté ; Jérémie 7.21-24, que Dieu n’en a point institué quand il fit sortir d’Egypte son peuple ; Osée.6.6, que Dieu veut la miséricorde et non le sacrifice ; Michée 6.6-9, que les holocaustes sont inutiles et que tout ce que Dieu demande à l’homme, c’est de pratiquer la justice et la miséricorde et de marcher humblement devant son Dieu. Une demoiselle allemande, fort intelligente et fort occupée de questions religieuses, s’entretenant un jour avec un théologien orthodoxe, lui fit remarquer que David avait obtenu le pardon de ses péchés sans l’intervention d’un médiateur ou d’un rédempteur quelconque. Le théologien répondit par quelques phrases embarrassées relatives aux sacrifices expiatoires. « En l’écoutant, dit plus tard la jeune fille, je ne pus m’empêcher de me dire : Cet homme ment. » Que Dieu nous garde de ne jamais mentir dans l’intérêt d’un dogme quelconque !
N’hésitons pas à reconnaître qu’autrefois, en Israël, de nombreux pécheurs ont cherché et obtenu le pardon de Dieu sans avoir l’idée d’un médiateur ou d’un rédempteur et, semble-t-il aussi, sans avoir recours aux sacrifices et sans y attacher une importance particulière. De nos jours même, dans l’Eglise chrétienne, il n’y a pas lieu de contester que le même fait ne puisse se produire et ne se produise en réalité ; la confiance en la miséricorde de Dieu sans la croyance consciente au sacrifice rédempteur de Jésus-Christ est aujourd’hui, à notre avis, une foi incomplète ; mais elle est encore, ou plutôt déjà, de la foi. Ou bien mettrait-on la parabole de l’Enfant prodigue, ainsi que celle du Pharisien et du péager, hors de l’Evangile ?
Remarquons cependant, avant de quitter les passages de cette classe, qu’il en est plusieurs où Dieu est dit pardonner pour l’amour de son nom ou pour l’amour de lui-même. Par exemple, il est dit au psaume 25 : « Pour l’amour de ton nom, tu pardonneras mon iniquité, car elle est grande. » Et dans Ésaïe 43.25 : « C’est moi, moi qui efface tes transgressions pour l’amour de moi. » Ne semble-t-il pas que l’auteur sacré fasse ici une sorte de distinction intra-divine entre le Dieu qui pardonne et le Dieu pour l’amour de qui Dieu pardonne ? Ne semble-t-il pas qu’il y ait dans la nature divine un élément qui sympathise plus étroitement avec l’homme, qui fasse cause commune avec le pécheur et grâce auquel le pardon du pécheur devient possible au Dieu juste et saint ? Dieu, dira-t-on, pardonne tout simplement parce qu’il aime. Sans doute. Mais l’amour ne donne pas seulement ce qu’il a, je veux dire ses richesses ; il s’approprie aussi ce qu’a l’être aimé et ce qu’il est, je veux dire sa pauvreté et sa misère. C’est ce qu’impliquent les mots de sympathie et de compassion. Que cette compassion devienne complète, effective, vivante, personnelle, historique, humaine, et nous aurons la rédemption telle que l’Evangile nous la fera connaître.
Sans doute, ces suppositions et ces spéculations dépassent la lettre des textes ; mais il n’en résulte pas qu’elles soient purement arbitraires. Qu’on se rappelle l’adage si beau et si suggestif : « Novum testamentum in vetere latet : vetus in novo patet. »
Il est temps d’en venir aux analogies positives de la rédemption que nous offre l’ancienne Alliance. Il en est une que le nouveau Testament vise et rappelle très fréquemment, ce sont les sacrifices. Nous n’en avons parlé jusqu’ici que pour dire le peu de cas que les psalmistes et les prophètes en font ; nous n’entendons rien dissimuler ni rabattre de leurs énergiques déclarations. Mais elle ne contredisent pas nécessairement la signification symbolique que les organes de la nouvelle Alliance prêtent aux sacrifices institués par l’ancienne. Un symbole, comme tel, n’a pas de substance ni d’efficacité propre. « Il est impossible, dit l’auteur de l’épître aux Hébreux, que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés » (Hébreux 10.4). A ceux qui s’arrêtaient au symbole et s’y confiaient, comme s’il était la réalité même, à ceux surtout qui voyaient dans ces pratiques extérieures un passeport et un certificat d’indulgence pour le péché, un prétexte pour se dispenser de la conversion, il fallait rappeler avec force que ces dévotions vides, superficielles et mensongères ne pouvaient qu’encourir le déplaisir de Dieu et que les vraies conditions de la réconciliation avec lui sont essentiellement morales. Mais il n’en résulte pas que l’institution des sacrifices ne soit qu’une superstition analogue à celle des païens et qu’elle n’ait ni fondement divin ni portée prophétique. Qu’on se rappelle les paroles solennelles que prononça Moïse (Exode 24.8) quand il arrosa le peuple avec le sang des victimes immolées au pied du Sinaï : « C’est ici le sang de l’alliance que l’Éternel a traitée avec vous. » Le psaume 50 rappelle cette action solennelle, quand il dit : « Assemblez-moi mes bien-aimés, qui ont fait alliance avec moi sur le sacrifice. » Or ce psaume est précisément un de ceux qui polémisent avec le plus de force contre la fausse confiance fondée sur les sacrifices d’animaux, comme s’ils avaient en eux-mêmes de quoi satisfaire Dieu. Qu’on médite aussi la célèbre sentence du Lévitique (Lévitique 17.11) : haddam bannefesch jecappêr. Le sang fait expiation par l’âmeb, c’est-à-dire en vertu de l’âme qu’il contient, ou dont il est le siège. Ces mémorables paroles constituent une définition ou une explication du sacrifice expiatoire. L’idée qui est à la base de ce sacrifice ne paraît pas être celle de substitution pénale : il n’est dit nulle part que l’animal soit puni à la place de l’hommec. L’Israélite n’ignorait pas plus que nous que l’animal est un être dépourvu de liberté et de responsabilité morale. En outre, l’immolation de la victime n’était pas l’acte essentiel du sacrifice ; on ne sait même pas au juste qui s’acquittait de cette fonction, si c’était l’Israélite qui offrait le sacrifice, ou si c’était le prêtre. L’immolation n’était qu’un moyen et un préliminaire indispensable pour recueillir le sang qui contient l’âme, et que le prêtre offrait à Dieu en le répandant sur l’autel des parfums.
b – Par l’âme ; pour l’âme est une traduction erronée.
c – On pourrait m’objecter ce qui est dit du bouc émissaire. improprement appelé bouc Azazel, à qui le souverain sacrificateur imposait les mains pour le charger des iniquités du peuple. Mais il est à remarquer que cet animal n’était pas mis à mort. Chargé de la malédiction des péchés d’Israël, il était envoyé « dans une terre désolée », vers Azazel, démon du désert, comme pour restituer au démon ce qui lui appartenait. L’idée contenue dans ce rite étrange est donc moins celle d’une expiation pénale du péché, que celle de la purification de la communauté israélite, laquelle est en quelque sorte solennellement et officiellement séparée des souillures qu’elle avait contractées.
L’idée est donc celle-ci : le peuple ou l’individu coupable offre à Dieu, comme rançon ou couverture de sa faute (c’est le sens propre du terme hébreu), à la place de sa propre vie, la vie d’un animal innocent qui lui appartient, à qui il a imposé les mains, et qui, en conséquence, le représente. Dieu, dans sa grâce, accepte et pardonne. Tel est donc l’élément essentiel, et j’ajoute, l’élément prophétique du sacrifice : l’offrande d’une vie pure comme réparation ou rançon du péché (c’est le terme employé par Jésus-Christ (Matthieu 20.28). Précisément par ce qu’il avait d’incomplet, d’incapable de satisfaire la conscience, le sacrifice lévitique faisait ou devait faire attendre une offrande meilleure. C’était l’ombre qui précédait le corps. Il y aurait d’autres éléments symboliques à relever dans les sacrifices mosaïques ; je les appelle de ce nom sans préjuger la date de leur institution, encore moins celle du document qui nous les fait connaître ; je ne puis absolument pas entrer dans les questions critiques, et je n’en crois pas l’importance capitale pour l’objet qui nous occupe aujourd’hui. Parmi ces éléments symboliques, je signale l’imposition des mains, image de la solidarité que la foi établit entre le pécheur et l’instrument de son salut ; le rite du grand jour des expiations, qui tient une si grande place dans la typologie de l’épître aux Hébreux ; le personnage du souverain sacrificateur, avec la pureté lévitique qu’il ne lui était pas permis de compromettre, avec la lame d’or placée sur son front et où étaient écrits les mots : « Sainteté à l’Éternel », avec les noms des douze tribus gravés sur des pierres précieuses et qu’il portait sur son cœur. Je ne puis m’arrêter sur chacun de ces détails, qui rempliraient toute une leçon et peut-être tout un traité. Je remarque seulement que les analogies et les contrastes, non moins significatifs, qu’il est facile de constater entre les sacrifices lévitiques et le sacrifice de la croix, sont trop nombreux et trop profonds pour être attribués par un disciple de la révélation biblique à une cause accidentelle ou à une interprétation purement arbitraire et fantaisiste. Chacun de ces deux ordres de faits éclaire et appuie l’autre ; le sacrifice de Jésus-Christ, en « accomplissant » les sacrifices lévitiques, nous persuade que ceux-ci, du moins dans ce qu’ils ont de fondamental, ont bien été voulus et ordonnés de Dieu ; d’autre part les sacrifices lévitiques, en préparant et préfigurant celui du Calvaire, confirment que cette sainte mort est bien un sacrifice, je me trompe, qu’elle est le sacrifice de Dieu ordonné pour le péché.
Passons à d’autres analogies, moins remarquées peut-être, de la rédemption. Il en est une qui me frappe tout particulièrement, c’est l’intercession. A cet égard, le passage qui doit surtout attirer notre attention est le beau chapitre 18 de la Genèse, où nous voyons Abraham intercéder pour Sodome. Dieu avait déjà le bras levé pour frapper cette cité criminelle ; pourtant, peu s’en est fallu qu’elle ne fût épargnée. Elle l’aurait été, d’une part à cause d’Abraham l’intercesseur, d’autre part à cause des dix justes (s’il y en avait eu dix) dont la présence aurait protégé leurs concitoyens impies et prolongé à leur égard la patience de Dieu. Nous reviendrons tout à l’heure sur ces justes hypothétiques. Pour le moment, portons notre pensée sur Abraham. Son rôle est singulièrement grand. Dieu dit : « cacherai-je à Abraham ce que je m’en vais faire ? » Il semble qu’il ne se sente pas libre d’aller plus loin sans s’en être expliqué avec l’homme qui est son ami, son confident, et sans avoir obtenu en quelque sorte son assentiment. Car Abraham est l’homme qui apprendra à ses descendants à craindre l’Éternel et à lui obéir ; de lui procédera historiquement toute vraie religion sur la terre. Et Abraham ne se presse pas de donner son assentiment. Il se sent uni par un lien fraternel avec les habitants de Sodome, malgré leur perversité, et il ne les laissera pas périr sans avoir fait tout ce qui est humainement possible pour les sauver. Il ne méconnaît pas les droits de la justice de Dieu mais il fait appel à cette justice même, qui ne permet pas à Dieu de faire périr le juste avec le méchant. Encouragé par un premier exaucement, et joignant à l’humilité la plus profonde la plus étonnante hardiesse, il dispute le terrain pied à pied au Seigneur, il obtient successivement que Sodome sera épargnée, si elle renferme : cinquante, — quarante-cinq, — quarante, — trente, — vingt, — dix justes. Il s’arrête là et il a raison. Si grand que soit le pouvoir de l’intercession, il a ses limites ; il ne peut pas obtenir n’importe quoi en faveur de n’importe qui, dans n’importe quelles conditions. C’est ainsi que Dieu déclare à Jérémie que c’est en vain que Noé, Daniel et Job s’interposeraient en faveur du peuple de Juda désespérément impénitent. Mais enfin, si Sodome avait pu être sauvée, Abraham aurait été, dans un sens bien réel son Sauveur, par sa prière.
Après Abraham, voici un autre intercesseur, Moïse. Plus heureux qu’Abraham, il obtint le pardon de son peuple, contre lequel l’Éternel était justement irrité, après l’idolâtrie du veau d’or. Mais aussi, comme il met tout son cœur dans sa requête ! comme il sait intéresser à l’exaucement l’honneur même de Dieu ! Il finit par prononcer ce mot paradoxal et sublime : « Pardonne maintenant leur péché ! Sinon, efface-moi de ton livre que tu as écrit. » (Exode 32.32). Ce vœu étonnant fait penser à celui de saint Paul souhaitant d’être « anathème pour ses frères » (Romains 4.3). Il y a pourtant une différence. Saint Paul voudrait acheter le salut des Juifs au prix du sien ; c’est proprement l’expiation. Moïse, à qui Dieu a offert de devenir le chef honoré d’un nouveau peuple de Dieu, répond : « Non ! j’aime mieux mourir avec Israël. » C’est pourtant le même esprit. Quoi qu’il en soit, ce passage est admirablement propre à nous révéler le vrai caractère de l’intercession, portée à son plus haut point. Elle réalise ce que nous disions tout à l’heure de l’amour. Par elle, le juste s’approprie la misère, la punition, presque la culpabilité du pécheur ; il refuse de séparer son sort de celui du malheureux pour qui il intercède ; il s’identifie à lui, il souffre avec lui, il meurt avec lui s’il le faut ; et à force d’amour et de prière, il désarme le bras du Juge prêt à frapper. Or, l’intercession est un instinct et un besoin de toute âme religieuse ; comment ne pas prier pour une épouse malade, pour un enfant prodigue et égaré ? Plusieurs, qui se scandalisent de la rédemption, admettent et pratiquent l’intercession. Et pourtant ce sont, sinon deux noms de la même chose, au moins deux formes du même acte, deux manifestations de la même loi.
D’autres grands et puissants intercesseurs sont mentionnés dans l’ancien Testament : Samuel, Elie, Job, Esdras, Néhémie, Daniel. Mais leur exemple n’ajoute rien d’essentiellement nouveau à ce que nous ont appris ceux d’Abraham et de Moïse. Il y a seulement encore lieu de mentionner l’intercession hypothétique d’un ange, dont il est question dans un discours d’Elihu. Un homme dit-il, est visité et éprouvé par une maladie qui semble mortelle, mais (Job 33.23) : « s’il se trouve pour lui un ange intercesseur, un d’entre les mille, qui annoncent à l’homme la voie qu’il doit suivre, Dieu a compassion de lui et dit à l’ange : « Délivre-le, afin qu’il ne descende pas dans la fosse ! J’ai trouvé une rançon, » — la rançon de sa vie, dit la version Crampon ; l’expiation, disent nos anciennes versions. Et le malade guérit. La rançon ou l’expiation dont il est ici parlé est-elle l’intercession elle-même ? — Il le semble, mais je ne puis l’affirmer. Quoi qu’il en soit, on ne saurait méconnaître qu’il y a entre les deux un étroit rapport. Ce rapport est encore plus nettement énoncé dans ce qui est dit du serviteur de l’Éternel à la fin du chapitre 53 d’Esaïe : « Il a porté les péchés de beaucoup d’hommes, et il a intercédé pour les coupables. »
Ce serait nous écarter de notre sujet que nous arrêter à l’idée clairement exprimée ici, de l’intercession d’un ange en faveur d’un homme. Remarquons seulement : 1° que cette idée ne se trouve nulle part ailleurs dans l’Ecriture sainte ; 2° que nous la rencontrons ici dans les discours d’Elihu, dont l’autorité est douteuse, attendu qu’ils ne sont, au dernier chapitre, ni blâmés comme ceux des autres amis, ni approuvés, quoique avec réserve, comme ceux de Job, mais passés sous silence ; 3° qu’Elihu n’a pas l’air d’énoncer une idée nouvelle, mais plutôt de faire allusion à une croyance populaire partagée par ceux qui l’entendent.
Comme les prières des justes, ainsi leurs vertus, leur piété, leur fidélité, tournent au bénéfice d’une communauté entière et peuvent détourner, différer ou adoucir le châtiment que des coupables ont encouru. La solidarité a deux faces ; les iniquités des méchants ont une action inverse, mais plus limitée, selon la sentence bien connue du deuxième commandement : « Je punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent et je fais miséricorde jusqu’à la millième génération à ceux qui m’aiment. » (Exode 20.5-6). Le côté fâcheux et sévère de la solidarité est encore affirmé dans les paroles d’Esaïe (prophétie contre Babylone, Ésaïe 14.21) : « Préparez le massacre des fils à cause de l’iniquité de leurs pères », et dans celles-ci, que nous lisons au livre des Lamentations (Lamentations 5.7) : « Nos pères ont péché, ils ne sont plus et c’est nous qui portons la peine de leurs iniquités. » Quant au côté lumineux et favorable de la solidarité, qui seul nous occupe aujourd’hui, nous revenons à l’intercession d’Abraham et à l’hypothèse d’un groupe de justes qui auraient existé à Sodome, Dieu aurait épargné la ville à cause d’eux, pourquoi ? — Pour deux motifs, ce me semble. Premièrement, la population, considérée comme un ensemble, comme une unité morale, étant moins complètement corrompue, aurait encouru d’une manière moins absolue la réprobation divine. Ensuite, la présence, même d’une faible minorité de justes, pareille au levain qui fait lever toute la pâte, aurait impliqué pour la cité coupable une possibilité et même une espérance de relèvement. Pour des raisons analogues sans doute, lorsque dans les plaines de Moab les Hébreux se sont laissé séduire par des femmes païennes et entraîner à l’idolâtrie, l’acte réparateur de Phinées — que nous sommes peu portés à admirer, mais qui n’est envisagé qu’au point de vue du zèle religieux qui l’a dicté, détourne le courroux de Jéhovah et arrête le fléau qui avait commencé à décimer Israël. Phinées est dit « avoir fait expiation pour les enfants d’Israël. » (Nombres 25.1-13) et le Psalmiste ajoute que son acte lui fut imputé à justice (Psaumes 106.31). Citons encore deux remarquables passages des Prophètes. D’après Ésaïe 59.15-20, Dieu, voulant intervenir en faveur de son peuple coupable et malheureux, commence par chercher un auxiliaire humain et ne le trouve pas ; alors il se décide à agir seul. « L’Éternel voit, d’un regard indigné, qu’il n’y a plus de droiture. Il voit qu’il n’y a plus un homme, il s’étonne de ce que personne n’intercède ; alors son bras lui vient en aide, et sa justice lui sert d’appui » (Cf. Ésaïe 53.3). Mais Dieu ne sera pas toujours privé de la collaboration qu’il réclame, car on lit aussitôt après : « Un Rédempteur viendra pour Sion, pour ceux de Jacob qui se convertiront de leurs péchés. » Même pensée dans Ézéchiel 22.30. Après avoir montré comment, dans Jérusalem, prêtres, prophètes, principaux et peuple conspirent à mal faire, le prophète ajoute, de la part de Dieu : « Je cherche parmi eux un homme qui élève un mur, qui se tienne à la brèche devant moi en faveur du pays, afin que je ne le détruise pas, mais je n’en trouve point. Je répandrai (donc) sur eux ma fureur. » Dieu donc ne demandait qu’à épargner, qu’à pardonner ; il ne l’a pas pu, parce qu’il n’a pas trouvé un seul homme juste, ni relativement juste, qui se tînt sur la brèche en faveur des coupables. Tant il est nécessaire et indispensable, indispensable pour Dieu même et d’après les lois qu’il a établies, que l’homme soit ouvrier avec Dieu, non seulement pour son propre salut, mais pour celui de ses semblables.
Reste une dernière question. Si les prières et les saintes actions des justes ont, d’après tout ce que nous venons de voir, une certaine efficacité rédemptrice, leurs souffrances saintes et imméritées, ne posséderaient-elles pas, dans ce sens et à cet effet, une valeur toute spéciale ? Vous le voyez, nous approchons de plus en plus du terrain évangélique et même de la doctrine apostolique de la rédemption.
Il y a dans l’histoire sainte un petit nombre de faits qui présentent plus ou moins le caractère d’une expiation offerte par un homme en faveur d’un autre : Juda demandant à rester en Egypte en qualité de prisonnier et d’esclave à la place de son frère Benjamin, qui paraît coupable ; le vœu de Jephthé, qui a pu contribuer à assurer la victoire d’Israël sur les Ammonites, accepté par sa fille avec soumission en même temps qu’avec des regrets touchants ; David (il est vrai que cette fois c’est un coupable et même le plus grand coupable) cherchant à attirer sur lui seul le courroux divin qui s’est déchaîné contre Israël à l’occasion du dénombrement. Mais, si intéressants que soient ces faits, ils ne jettent pas beaucoup de lumière sur la question qui nous occupe. Venons-en à quelque chose de plus décisif.
Il y a surtout deux passages de l’ancien Testament dans lesquels l’interprétation évangélique, — une interprétation qui, d’après les textes, remonte à Jésus lui-même, — a vu une prophétie et comme une description anticipée de la Passion du Sauveur. Ce sont le psaume 22 et le chapitre 53 d’Esaïe ; abordons d’abord le psaume, qui offre moins de difficultés.
Dans le tableau prophétique qu’il trace de ses souffrances (je dis de ses souffrances parce qu’il parle tout le temps à la première personne), l’auteur du psaume 22 ne leur prête pas un caractère expiatoire. Il ne dit même pas expressément qu’elles soient la conséquence de sa fidélité à Jéhovah, comme le fait par exemple, l’auteur du psaume 44 (v. 23) : « C’est à cause de toi qu’on nous égorge tous les jours, qu’on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie. » Toutefois c’est (je reviens au psaume 23) un juste qui souffre, un homme de foi et de prière, qui s’est confié en Dieu dès son enfance, qui passe pour être son bien-aimé. Ses persécuteurs sont des impies, des scélérats ; ils sont comparés aux lions, aux taureaux, aux chiens. Celui qui est leur victime crie sans relâche à Dieu, et pendant un temps au moins, Dieu ne répond pas, Dieu semble sourd, il livre le juste à la fureur de ses adversaires. Toutefois il n’en sera pas toujours ainsi ; tout-à-coup la plainte se change en louange et la requête en action de grâce. L’affligé en faveur de qui Dieu est enfin visiblement intervenu, lui offre en reconnaissance un sacrifice auquel il convie tous les malheureux de la terre afin qu’ils s’associent à la joie de sa délivrance. La conséquence des dispensations merveilleuses dont il a été l’objet, n’est rien moins que la conversion de toutes les familles des nations, la connaissance et la gloire de Dieu se répandant jusqu’aux extrémités de la terre. Il est évident, surtout par ce dernier trait, que l’application du psaume 22 à un pieux Israélite quelconque ne saurait en épuiser le sens ou même en justifier les expressions. Il n’y a qu’un seul être dont les souffrances aient eu cette intensité, cette sainteté, surtout cette fécondité. Jésus-Christ a eu bien raison de s’approprier sur la croix les premiers mots du psaume : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Car non seulement ce verset, mais le cantique tout entier, est bien plus complètement vrai dans sa bouche qu’il ne pouvait l’être dans celle de David ou de tout autre. Toutefois cette portée prophétique du psaume ne saurait en supprimer l’application première et personnelle, la base expérimentale. On a l’impression très nette et très positive en le lisant, que l’auteur parle avant tout de lui-même et de ses souffrances. Imaginer que l’emploi de la première personne n’est qu’une fiction, que le chantre inspiré n’a rien éprouvé de ce qu’il décrit, et qu’il ne fait que s’identifier en vertu d’une révélation toute surnaturelle et sans rapport avec ses expériences propres, avec un personnage qui devait naître, vivre et souffrir plusieurs siècles plus tard, c’est une conception véritablement fantastique. Nous sommes donc presque forcément amenés, comme à l’unique solution de la difficulté, à l’hypothèse suivante : oui, le psalmiste est bien un juste persécuté qui gémit sur ses propres maux, qui en implore la délivrance et qui, comme cela arrive souvent dans les psaumes, la saisit par la foi et en rend grâces d’avance. Mais, conduit par l’Esprit de Dieu, il idéalise tout cela, il emploie un langage qui dépasse de toutes parts ses propres expériences et qui ne devait trouver son réel accomplissement que dans celles du Sauveur.
Ce fait est loin d’être isolé ; il paraît contenir la clef de plusieurs prophéties. Celle de 2Samuel.7 par exemple, dont certaines parties ne peuvent s’appliquer qu’à Salomon et d’autres qu’au Christ, ne s’explique que par ce système de double interprétation dont quelques-uns ont abusé, mais que d’autres ont décrié à l’excès et non sans injustice. Nous avons un exemple pareil dans le psaume 69, qui est considéré comme prophétique et messianique et qui contient ces mots : « dans ma soif, ils m’abreuvent de vinaigre » (v. 22). Mais au verset sixième, le psalmiste dit : « O Dieu, tu connais ma folie et mes fautes ne te sont pas cachées. » Comment maintenir ici l’interprétation messianique exclusive ?
Si je ne me trompe, cette étude nous a préparés à la véritable intelligence de la grande prophétie d’Esaïe 53 sur le Serviteur de l’Éternel. Si connu que soit ce chapitre, je ne puis me dispenser de le relire. Je le lis dans la révision synodale, que sur plusieurs points je préfère à la version de Segond :
« Mon serviteur prospérera ; il grandira, il s’élèvera, et sera souverainement exalté. Lui qui avait été pour beaucoup un sujet d’étonnement, tant son visage était défait, méconnaissable ; tant son aspect différait de celui des autres hommes ; — il fera tressaillir de joie un grand nombre de peuples. Les rois fermeront la bouche en sa présence ; car ils verront ce qui ne leur avait pas été raconté, et ils apprendront ce qu’ils n’avaient jamais entendu.
Qui a cru à ce qui nous était annoncé, et à qui la puissance de l’Éternel a-t-elle été révélée ? Il a grandi devant l’Éternel comme un rejeton, comme un faible arbrisseau qui sort d’une terre desséchée. Il n’avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards, ni rien, dans son aspect, qui pût nous le faire aimer.
Il était méprisé, abandonné des hommes. Homme de douleur, connaissant la souffrance, il inspirait le mépris comme un objet à la vue duquel on se couvre le visage ; et nous n’avons fait aucun cas de lui.
Cependant, ce sont nos maladies qu’il portait ; c’est de nos douleurs qu’il s’était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était puni, frappé par Dieu et humilié. Mais il a été meurtri à cause de nos péchés, brisé à cause de nos iniquités. Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous avons la guérison. Nous étions tous comme des brebis errantes ; chacun de nous suivait sa propre voie ; et l’Éternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous.
Il est maltraité et il s’humilie : il n’ouvre point la bouche. Comme l’agneau qu’on mène à la boucherie, comme la brebis muette devant ceux qui la tondent, il n’a pas ouvert la bouche. Il a été enlevé par l’oppression et par le jugement des hommes, et, parmi ses contemporains, qui a compris qu’il était retranché de la terre des vivants, frappé à cause des péchés de mon peuple ? On lui avait assigné sa sépulture avec les méchants ; mais, dans sa mort, il a été avec le riche ; car il n’avait pas commis d’injustice, et il n’y avait jamais eu de fraude dans sa bouche.
Il a plu à l’Éternel de le briser par la souffrance. Après avoir offert sa vie en sacrifice pour le péché, il verra une nombreuse postérité, il vivra de longs jours et l’œuvre de l’Éternel prospérera dans ses mains. Il contemplera le fruit de ses labeurs, et il en sera rassasié de joie. Le juste, mon serviteur, justifiera un grand nombre d’hommes, par la connaissance qu’ils auront de lui, et lui-même se chargera de leurs iniquités.
C’est pourquoi je lui donnerai sa part parmi les grands. Il partagera le butin avec les puissants, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort, qu’il a été mis au nombre des malfaiteurs, qu’il a porté les péchés de beaucoup d’hommes et intercédé pour les pécheurs. »
Relevons les principaux traits qui caractérisent le Serviteur de l’Éternel et ses souffrances. Il est parlé de lui tout le temps comme d’une personne. Est-ce un individu ou une collectivité personnifiée ? Plusieurs de ces traits s’appliquent mieux à un individu : telle est la mention du sépulcre au verset 9 ; d’autres peuvent convenir également à une collectivité.
Personne individuelle ou collective, le Serviteur de l’Éternel paraît être exempt de péché. Il n’y a point eu de fraude en sa bouche ; il ne souffre que pour les péchés d’autrui ; il est hautement et complètement approuvé et béni de Dieu (v. 2). C’est un homme de douleur ; il grandit dans l’obscurité ; il est rejeté et méprisé des hommes ; il meurt enfin d’une mort violente et cruelle qui a l’apparence d’un supplice mérité. En réalité, ses souffrances sont imméritées et expiatoires. Elles semblent bien être le transfert de la punition d’autrui sur la tête innocente du Serviteur. Elles ont pour but et pour effet le pardon et la guérison morale des coupables. Ces coupables sont-ils des Juifs ou des païens ? — Le prophète ne l’explique pas formellement. Il dit d’une part : Il a été frappé pour les péchés de mon peuple (v. 8) et, d’autre part : Il a porté les péchés de beaucoup d’hommes (v. 12). Cette expiation est ordonnée de Dieu (« L’Éternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous » v. 6) ; elle est en même temps volontairement acceptée par le Serviteur (« Il s’est livré lui-même à la mort », v. 12).
En ce qui touche le Serviteur de l’Éternel lui-même, son sacrifice — c’est bien le nom qui convient à une telle souffrance et à une telle mort, — aura pour conséquence et pour récompense une élévation glorieuse ; après avoir passé par la mort, il vivra de longs jours, — il contemplera le fruit de ses labeurs et il en sera rassasié de joie, — il partagera le butin avec les puissants. Enfin, les derniers mots du chapitre : « … Il a intercédéd pour les pécheurs », font entrevoir que dans cette nouvelle et glorieuse phase de son existence, le Serviteur de l’Éternel continuera son rôle médiateur et miséricordieux.
d – Crampon : « Il intercédera ». Quoi qu’il en soit, le fait de l’intercession semble être présenté comme postérieur au don de la vie.
La coïncidence de l’ensemble de ce tableau avec l’histoire de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ et avec l’interprétation que le Nouveau Testament donne de ces faits, est quelque chose d’impossible à méconnaître, de frappant au plus haut degré, de merveilleux même. Quiconque croit à la révélation divine n’hésitera pas à reconnaître un dessein de Dieu dans la prophétie et dans l’accomplissement. Cette prophétie a valu, non sans raison, à Esaïe, le titre d’évangéliste avant l’Evangile. Secrétan, peu suspect de partialité pour l’orthodoxie, a écrit quelque part que, pour méconnaître tout-à-fait l’application au Christ du chapitre 53 d’Esaïe, il fallait une certaine mauvaise foi. Je ne m’approprie pas cette appréciation, parce que j’estime que les accusations de mauvaise foi doivent être bannies des débats théologiques et ecclésiastiques. Je me bornerai à exposer ma conviction personnelle. Comme j’ai dit tout à l’heure que Jésus-Christ seul a réalisé l’idéal du juste souffrant tracé dans je psaume 22, ainsi et à plus forte raison, je pense que Jésus-Christ seul accomplit le type, incarne le personnage du Serviteur de Dieu souffrant et mourant pour les péchés de son peuple, tel que l’offre le chapitre 53 d’Esaïe. C’est lui certainement que visait l’Esprit de Dieu parlant par le prophète, cet Esprit dont la pensée, s’il faut en croire l’apôtre Pierre (1Pierre.1.10-13), est distincte et doit être distinguée de celle du prophète lui-même. Mais la pensée du prophète, qu’elle est-elle ? Est-ce qu’il envisage directement, uniquement le Christ ? Est-ce que son discours prophétique est une prédiction pure, sans rapport avec ses expériences personnelles, sans point d’attache dans le système historique où il vivait ? Cette supposition a en elle-même quelque chose d’anti-psychologique et d’anti-naturel, pas seulement de surnaturel : mais surtout, ici, comme pour le psaume 22, elle nous paraît démentie par les faits et les textes.
Qu’on remarque d’abord le caractère et le style narratifs de tout le morceau :
« Qui a cru à ce qui nous était annoncé…
Il a grandi comme un faible arbrisseau…
Nous n’avons fait aucun cas de lui ».
Dire : Ce sont autant de passés prophétiques qui équivalent à des futurs, c’est peut-être accorder beaucoup à une formule philologique, à une convention de grammairiens. Il y a plus. Le prophète exhorte ceux à qui il s’adresse à écouter la voix du Serviteur de l’Éternel. Comment le pourraient-ils si ce Serviteur ne devait apparaître qu’au bout de quelques siècles ? Mais surtout le prophète nous laisse pas dans l’ignorance quant au sens et à l’application de cette qualification remarquable. « Serviteur de l’Éternel ». Il dit et répète à satiété que le serviteur et l’élu de Jéhovah, c’est le peuple d’Israël. Il le dit même dans des passages auxquels on serait tenté d’attribuer le caractère messianique plus évident, le plus exclusif.
Lisez par exemple les premiers versets du chapitre 49. Le Serviteur de Jéhovah est celui que Dieu a choisi, nommé, formé dès le sein de sa mère ; il est honoré aux yeux de Jéhovah ; il sera l’Alliance du peuple, la Lumière des nations, et fera parvenir le salut de Dieu jusqu’aux extrémités de la terre ; des rois se lèveront et se prosterneront devant lui. Eh bien ! dans ce passage même, Jéhovah dit à ce même serviteur : « Tu es mon serviteur Israël en qui je me glorifierai » (v. 3). Ostervald fait ici un faux sens qu’on est tenté de qualifier de volontaire : « Israël est celui en qui je me glorifierai. » Crampon essaie de se persuader que le mot Israël est une interpolation. Ces suggestions arbitraires, ces coups de désespoir n’ont d’autre intérêt que de faire ressortir l’embarras de l’exégèse traditionnelle ou exclusivement messianique. La révision d’Ostervald contient la véritable traduction, au fond la seule possible: « Tu es mon serviteur Israël en qui je me glorifie » (v. 3),
J’entends bien l’objection : « les déclarations du chapitre 53 concernant les souffrances expiatoires du Serviteur de l’Éternel ne peuvent nullement s’appliquer au peuple d’Israël ; car le Serviteur de l’Éternel est saint et Israël est un peuple de pécheurs. » Les péchés d’Israël, le prophète les connaît mieux que nous et les censure avec énergie comme tous ses devanciers. Et pourtant, Israël est le serviteur de Jéhovah ; le prophète dit à son sujet : « Qui est aveugle, sinon mon serviteur ? Qui est sourd sinon le messager que j’envoie ? » (Ésaïe 42.19). Au-dessus et pour ainsi dire au travers de l’Israël empirique, il contemple l’Israël idéal, l’élu et l’ami de Dieu, le messager et l’instrument de son salut pour la terre entière. Cet idéal, le prophète s’attend à le voir prochainement réalisé par la puissance et la grâce de Dieu. En Jéhovah sera justifiée et se glorifiera toute la race d’Israël (Ésaïe 45.25 ; 46.13). Qu’on se rappelle la magnifique description de la nouvelle Jérusalem.
De cette glorieuse transformation, le prophète voyait déjà quelques beaux commencements si, comme tout concourt à le prouver, il vivait au temps et dans le pays de l’exil. Le zèle religieux du peuple juif, après le retour de la captivité, atteste la profondeur du travail religieux et moral qui, pendant cette période d’épreuve, s’accomplit chez ce peuple ou plutôt chez l’élite de ce peuple. Il y eut alors des justes et des héros qui souffrirent, qui moururent peut-être, victimes de leur fidélité à Jéhovah ; le livre de Daniel, de quelque façon qu’on l’apprécie, atteste l’existence d’une tradition relative à ces martyrs et notre prophète s’en est souvenu peut-être, quand il écrit : « Le juste meurt et personne n’y prend garde » (Ésaïe 57.1). Ce noyau sacré d’Israël, germe d’un peuple nouveau, est aux yeux du prophète le Serviteur de l’Éternel, l’instrument de ses desseins pour le relèvement d’Israël et le salut des nations. N’est-ce pas surtout par leurs souffrances que les justes avaient préparé cet avenir de justice ? N’avaient-ils pas souffert pour réparer, pour expier les péchés de leur peuple ? Ce qui contribue à nous persuader que telle est bien la pensée du prophète, c’est un mot que nous rencontrons au seuil même de son discours prophétique : « Parlez au cœur de Jérusalem et annoncez-lui que son temps d’épreuve a pris fin ; que son iniquité est pardonnée ; qu’elle a reçu de la main de l’Éternel un double châtiment pour tous ses péchés » (Ésaïe 40.2). Faut-il entendre cette affirmation en ce sens que Jéhovah aurait puni les coupables plus qu’ils ne méritaient ? C’est difficile à admettre. Cette parole s’explique bien mieux si on l’entend ainsi : aux souffrances des coupables se sont ajoutées celles des innocents, souffrances réparatrices qui appellent la délivrance.
Dira-t-on que le prophète aurait idéalisé, exagéré le mérite et la vertu de ces obscurs martyrs ? Peut-être. Cette puissance d’idéalisation ne doit pas nous étonner chez un prophète, chez un poète, chez un génie religieux. Il n’y a pas une moindre distance, remarquons-le bien, entre la peinture qu’il fait des splendeurs de la nouvelle Jérusalem et la réalité historique telle que nous la font connaître les livres d’Esdras et de Néhémie. Mais surtout, nous pensons que l’Esprit de Dieu, inspirant le prophète, l’a conduit à écrire au sujet de l’humilité, de la sainteté, des souffrances et de l’élévation du Serviteur de l’Éternel (qui était avant tout pour le prophète l’élite d’Israël ou l’Israël idéal) beaucoup de choses qui ne sont tout-à-fait vraies que de Jésus-Christ. Nous avons constaté dans le Psaume 22 un phénomène identique. Il a traduit une idée juste par une image frappante, ce commentateur, je ne sais plus lequel, qui a dit : la notion du Serviteur de l’Éternel, dans Esaïe, c’est « une pyramide dont la base est le peuple d’Israël et dont le sommet est le Christ. » De la base au sommet, l’édifice est de Dieu ; la pensée qu’exprime le prophète a dans toutes ses applications sa vérité ou sa part de vérité. En d’autres termes, les souffrances des justes, même de ceux qui ne sont que relativement justes, sont bien une rançon pour les pécheurs et contribuent à leur salut. Celles de Jésus-Christ, le vrai Serviteur de l’Éternel, sont une application absolument incomparable mais non strictement unique, de cette loi. Le chapitre 53 d’Ésaïe qui exprime cette loi, est comme la fleur de l’ancien Testament, ou, si on le comparait à un fleuve, son embouchure dans le nouveau. Il est le couronnement de toute une série de faits et de déclarations qui établissent que, si le salut est toujours le don et l’œuvre de Dieu, Dieu n’accomplit pas cette œuvre sans la collaboration des hommes.