Celui qui dit qu’il demeure en lui doit marcher aussi comme il a marché lui-même.
Le lundi matin, Edouard Norman, le rédacteur en chef du Journal de Raymond, songeait, assis devant son pupitre, au mobile qui allait désormais décider de ses actions. Il s’était engagé de bonne foi à ne se laisser diriger en toutes choses que par cette question : « Que ferait Jésus ». Il croyait s’être rendu compte d’emblée de tout ce qui pourrait résulter de cette nouvelle direction donnée à sa vie, mais en cet instant, au moment de reprendre le cours régulier de son activité et de rentrer dans le tourbillon des affaires journalières, il éprouvait une hésitation assez voisine de la peur. Comme il était descendu à son bureau de très bonne heure, il s’y trouvait encore complètement seul et, peu à peu, tandis qu’il considérait sa situation, un désir aussi intense que nouveau s’emparait de lui. Ainsi que tous les membres de la petite compagnie enrôlée au service littéral du Christ, il avait encore à comprendre que l’Esprit de vie allait se manifester en lui comme jamais jusqu’ici. Il se leva, ferma sa porte, et fit ce qu’il n’avait pas fait depuis des années : il s’agenouilla devant son pupitre et demanda à être guidé pas à pas par la divine Sagesse, puis il se releva, résolu à suivre les directions qui lui seraient suggérées, au fur et à mesure, par les événements de la journée. Maintenant que l’heure était venue de se mettre à l’œuvre, il se disposait à l’accomplir vaillamment, fort de l’appui qu’il venait de solliciter.
Il ouvrit sa porte et se remit à sa besogne. Le rédacteur en second venait d’entrer dans la salle voisine, et l’un des reporters faisait déjà courir ses doigts sur le clavier d’une machine à écrire. Lui-même saisit une plume et s’absorba dans l’article du jour, qu’il écrivait toujours en personne. La voix du metteur en pages lui fit bientôt lever la tête :
— Voilà l’article concernant le concours de lutte d’hier, disait-il. Il remplira trois colonnes et demie, je suppose qu’il peut passer en entier.
Edouard Norman avait coutume de s’occuper lui-même, jusque dans les détails, de tout ce qui concernait son journal, et on le consultait à propos des moindres articles, mais souvent, comme dans le cas présent, cette consultation n’était qu’une simple formalité.
— Oui…, c’est-à-dire non. Montrez-moi cela.
Il prit la copie qu’on lui tendait et la parcourut avec attention, puis il la posa devant lui et réfléchit un instant, les sourcils froncés, le front anxieux.
— Non, cela ne passera pas aujourd’hui, dit-il enfin. Le rédacteur en second, qui écoutait, debout sur le seuil séparant les deux chambres, crut avoir mal entendu et s’écria :
— Que voulez-vous dire ? Ne pas insérer cet article ?
— Oui, c’est bien ce que j’entends, jetez-le au panier.
— Mais !… il regardait son chef comme s’il avait perdu la tête.
— Je prétends, Clark, que ce compte rendu ne doit pas être publié, voilà tout, répondit Edouard Norman en levant les yeux de dessus son pupitre.
Il était rare que ses employés discutassent avec lui, son opinion faisait loi, et il ne changeait que fort rarement sa manière de voir. Cependant, le cas qui se présentait semblait si extraordinaire, que Clark ne put s’empêcher d’exprimer sa pensée.
— Voulez-vous vraiment dire que le journal ne parlera pas du concours d’hier ?
— Oui, c’est bien ce que je prétends.
— Mais, c’est impossible ! Songez-y, un concours qui a passionné la ville… des lutteurs de premier ordre… des paris importants engagés… que diront nos abonnés ? Ce serait simplement… Ici Clark s’arrêta ; il cherchait une expression assez énergique pour caractériser tout ce que cette omission sans précédent aurait d’inouï.
Edouard Norman regardait son rédacteur en second d’un air pensif. Clark appartenait à une autre Eglise que lui, jamais encore ces deux hommes n’avaient abordé ensemble des questions religieuses, quand même ils travaillaient depuis des années au même journal.
— Entrez un instant ici, Clark, et fermez la porte derrière vous, dit Norman au bout d’un instant.
Clark obéit et les deux hommes se considérèrent en silence pendant quelques minutes. Enfin Norman s’écria :
— Clark, si le Christ éditait un journal, croyez-vous, honnêtement, qu’il publierait trois colonnes et demie au sujet d’une fête telle qu’a été celle d’hier.
Clark fit un geste de stupéfaction, puis il répondit :
— Non, je ne le crois pas !
— Eh bien, c’est ma seule raison pour ne pas insérer ce compte rendu. Je me suis engagé à ne faire, pendant une année entière, aucune chose que je considérerais comme opposée à ce que ferait Jésus.
Clark n’aurait certainement pas eu l’air plus étonné si son chef était subitement devenu fou. A la vérité il pensait que quelque chose d’insolite se passait dans son cerveau car, jusqu’alors, il lui avait toujours paru posséder un jugement particulièrement sain.
— Quel effet cela aura-t-il sur le Journal, dit-il enfin.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Norman.
— Je pense que cela le ruinera, ni plus ni moins, répondit sans hésiter Clark, qui se remettait de son étonnement et se disposait maintenant à tenir tête à son chef. Il n’est pas possible, aujourd’hui, absolument pas possible, de rédiger un journal d’après ce principe. C’est se proposer un idéal beaucoup trop élevé pour être accessible à notre monde ; lui obéir équivaudrait à se couper les vivres. Vous pouvez être absolument certain qu’en refusant d’insérer ce compte rendu de fête, vous vous exposez à perdre des centaines d’abonnés, point n’est besoin d’être prophète pour vous prédire cela. Tout ce qu’il y a de mieux en ville se réjouit de le lire. Chacun s’est intéressé à cette lutte et la première chose que l’on cherchera, en ouvrant son journal, ce sera un article qui en donne les résultats. Vous ne pouvez pas méconnaître à ce point les désirs du public. Si vous le faisiez, ce serait, à mon avis, une grosse faute.
Edouard Norman resta un moment silencieux, puis il dit avec autant de calme que de fermeté.
— Clark, quelle est, selon vous, sincèrement parlant, la règle véritable qui devrait déterminer notre conduite ? La seule règle juste est-elle celle que Jésus lui-même suivrait ? Affirmeriez-vous que la loi la plus haute à laquelle un homme puisse obéir est celle qui consisterait à suivre ses traces, le plus littéralement possible ? En d’autres termes, croyez-vous, oui ou non, que nous soyons appelés à suivre l’exemple de Jésus dans notre vie journalière ?
Clark rougit et s’agita pendant un moment sur sa chaise, avant de répondre à la question de son chef.
— Hem ! non… c’est-à-dire… oui, je pense que si vous vous placez au point de vue de ce que nous devrions faire, il n’y a pas d’autre règle de conduite pour nous. Reste à savoir si la chose est faisable, et si un journal, rédigé d’après cette règle, pourrait rapporter quelque chose. Pour réussir dans la presse, nous devons nous plier aux coutumes et aux méthodes admises par la société à laquelle nous nous adressons. Nous ne pouvons pas agir comme si nous habitions un monde idéal.
— Voulez-vous dire que vous ne croyez pas qu’il soit possible de rédiger notre journal dans un esprit strictement chrétien, sans nuire à son succès ?
— Oui, c’est justement ce que je pense. C’est impossible. Ce serait la banqueroute d’ici à trente jours.
Edouard Norman ne répondit pas tout de suite. Il était visiblement préoccupé.
Nous en reparlerons, Clark, dit-il enfin, mais il importe que nous soyons, dès aujourd’hui, au clair l’un vis-à-vis de l’autre. Je me suis engagé à rédiger mon journal, pendant une année entière, en me demandant toujours : « que ferait Jésus ? » et en suivant strictement la réponse que me dictera ma conscience. Je crois encore que nous pourrons réussir cependant, non seulement aussi bien, mais mieux que par le passé.
Clark se leva en disant :
— Alors ce compte rendu ne paraîtra pas ?
— Non. Nous ne manquons pas de copie à mettre à sa place. Vous savez vous-même combien d’articles intéressants nous avons en réserve.
Clark hésitait encore :
— Direz-vous quelque chose pour expliquer l’absence de toute mention de cette fête ?
— Non, le journal sera tout bonnement imprimé comme si elle n’avait pas eu lieu.
Clark sortit de la chambre et retourna à son pupitre avec la sensation qu’il aurait eue si le plancher s’était tout à coup dérobé sous ses pieds. Il était à la fois étonné, consterné, excité, — en un mot il enrageait positivement. Le grand respect qu’il éprouvait pour Norman empêchait son indignation croissante et son dégoût de se manifester trop ouvertement, mais il n’en était pas moins de plus en plus consterné du changement qui venait de se produire dans la direction du journal, et de plus en plus convaincu qu’il ne pourrait en résulter qu’une ruine complète.
Avant midi tout le personnel du journal savait cette chose incroyable : que le numéro du jour allait paraître sans que le fameux concours de lutteurs de la veille y fût seulement mentionné. L’étonnement causé par ce simple fait dépassait toute description, et chacun le discutait à sa façon. A deux ou trois reprises durant la journée, M. Norman eut l’occasion de traverser les bureaux et les locaux de l’imprimerie ; chaque fois les têtes se tournèrent sur son passage et des regards curieux interrogèrent son visage. Il se sentait observé avec une étrange insistance, mais il ne fit aucune observation et resta aussi calme que s’il ne se fût aperçu de rien d’insolite.
Il avait modifié sur plusieurs points de détail la composition du journal, mais d’une façon si discrète qu’elle ne frappait personne. Il sentait qu’il avait besoin de temps, et d’un considérable effort de jugement pour trancher de la bonne manière la question toujours présente à sa pensée. Ce n’était pas le manque de choses à réformer qui l’empêchait d’agir immédiatement, mais l’incertitude où il était encore au sujet de ce que Jésus aurait fait s’il se trouvait à sa place.
Quand le Journal de Raymond parut, dans la soirée, il causa une véritable stupéfaction à ses abonnés. Le compte rendu de la lutte n’aurait pas produit la centième partie de la sensation due à son omission. Non seulement les abonnés, mais une foule d’acheteurs au numéro ne cherchaient que cela en le dépliant. Et, ne le trouvant pas, ils couraient aux kiosques acheter d’autres journaux. Les revendeurs eux-mêmes, qui ne se doutaient point de l’incroyable lacune que rien ne faisait prévoir, criaient de bonne foi : « Lisez dans le Journal de Raymond le compte rendu détaillé du grand concours de lutteurs. »
Un homme qui venait d’acheter et de parcourir la grande feuille quotidienne, en général si bien renseignée, « rappela le garçon qui la lui avait vendue en lui disant avec colère :
— Il n’y a pas un mot au sujet de la lutte là-dedans, à quoi pensez-vous de vendre de vieux numéros ?
— De vieux numéros ! Comment donc ? Je sors de l’imprimerie. Regardez la date, donc !
— N’empêche qu’il n’est pas question de la fête d’hier, regardez-vous-même !
L’acheteur rendit le journal au jeune garçon ; celui-ci le parcourut d’un seul regard, puis se mit à siffler d’un air consterné.
— Sam ! appela-t-il, en apercevant à quelque distance un autre revendeur, laissez-moi regarder un de vos exemplaires du Journal de Raymond.
Il n’eut pas de peine à se convaincre que la pile d’exemplaires de son concurrent ne différait en aucune façon de la sienne.
— Dépêchez-vous de me vendre un autre journal. N’importe lequel, pourvu qu’il me renseigne sur les résultats du concours ! Et le monsieur, aussitôt servi, s’éloigna, laissant les deux garçons en face l’un de l’autre.
— Ils ont eu la berlue, au journal, pour sûr, ou on leur a joué un mauvais tour, s’écria le, premier qui se mit à courir dans la direction où se trouvaient les bureaux de la feuille incriminée, afin de s’informer de ce qui s’y était passé.
Plusieurs autres revendeurs se pressaient déjà dans la salle où se distribuait le journal. Les réclamations, vociférées aux oreilles de l’employé chargé de ce département, eussent rendu fou quelqu’un moins habitué que lui à de bruyantes manifestations.
M. Norman, qui se disposait justement à rentrer chez lui, s’arrêta, attiré par ce bourdonnement de voix, sur le seuil de la porte pour s’informer de ce qui se passait.
— Ces garçons se plaignent de ce qu’ils ne peuvent vendre les numéros du journal, parce que les résultats du concours de lutte ne s’y trouvent pas, répondit l’employé interpellé, en regardant son chef d’un air curieux, comme l’avaient fait, au cours de la journée, tant d’autres de ses camarades.
M. Norman hésita un moment, puis il entra dans la salle et s’adressa aux réclamants.
— Combien d’exemplaires avez-vous là ? leur dit-il. Faites-en le compte, ce soir c’est moi qui les achète.
Ils ne se le firent pas dire deux fois et se mirent à compter fiévreusement les exemplaires non vendus.
— Donnez-leur l’argent qui leur revient, Georges, continua le rédacteur, et s’il vient encore d’autres personnes se plaindre de ce qu’il leur reste des exemplaires, payez-les leur également. Puis se tournant vers les garçons présents, il ajouta : Êtes-vous satisfaits ?
— Satisfaits ! Cela ne se demande pas ! Mais, continuerez-vous à faire cela ? Donnerez-vous chaque soir une représentation comme celle-ci, au bénéfice de la fraternité ?
M. Norman se contenta de sourire, sans se croire obligé de répondre à cette question. Il quitta ses bureaux et rentra chez lui, et tout en marchant il ne pouvait se débarrasser de cette question : « Jésus aurait-il fait cela ? » par où il n’entendait pas tant cette dernière transaction, que l’ensemble des motifs auxquels il avait obéi pendant toute cette première journée. Les revendeurs du journal avaient eu évidemment à souffrir de la décision qu’il avait prise. Pourquoi auraient-ils perdu leur argent par sa faute ? Ils n’étaient pas à blâmer, tandis que lui, un homme riche, pouvait mettre un peu de joie dans leurs vies. Quand il atteignit sa demeure, il en était arrivé à la conclusion que Jésus aurait agi comme lui, ou du moins dans le même sens, pour n’avoir pas à se reprocher la moindre injustice, il ne tranchait pas ces questions pour qui que ce soit d’autre, il ne jugeait que de sa propre conduite. Il n’était pas en position de dogmatiser, et il sentait qu’il ne devait se laisser guider, dans son interprétation des actes probables de Jésus, que par son jugement et sa conscience à lui. Il avait prévu, en quelque mesure, une diminution dans la vente du journal, mais il lui restait à réaliser l’étendue des pertes qui le menaçaient, pour le cas où il continuerait l’épuration commencée.
Il reçut, pendant la semaine qui suivit, de nombreuses lettres au sujet du numéro incriminé. Quelques-unes d’entre elles ne manquaient pas d’intérêt.
« Monsieur, lui écrivait quelqu’un, je suis décidé, depuis quelque temps, à changer de journal. J’ai besoin d’en recevoir un qui soit à la hauteur des exigences du jour, progressif, entreprenant, répondant, en tous points, aux demandes du public. Votre récente frasque, par où j’entends votre refus d’insérer le compte rendu du concours de lutte, a achevé de me décider. Je vous prie donc de discontinuer l’envoi du Journal de Raymond. »
Suivait la signature d’un négociant depuis de longues années abonné au journal.
« Cher Ed. A quoi avez-vous songé l’autre jour ? Avez-vous cherché peut-être à épater vos abonnés ? J’espère que vous ne songez pas à faire passer le char des réformes morales au travers des avenues de la Presse. Ce serait une expérience dangereuse à tenter. Croyez-moi : tenez-vous-en aux méthodes modernes, que vous avez appliquées jusqu’ici avec tant de succès. Le public veut être renseigné sur les fêtes de lutteurs et autres choses de ce genre. Donnez-lui ce qu’il réclame et laissez les réformes à d’autres.
Tout à vous… » Ici le nom d’un des plus anciens amis de Norman, rédacteur du plus important quotidien d’une ville voisine.
« Mon cher monsieur Norman, j’ai hâte de vous dire combien j’ai apprécié la façon évidente dont vous avez tenu votre promesse. C’est un début splendide et personne n’en comprend la valeur mieux que moi. Je devine ce qui vous en coûtera, bien que je n’en puisse calculer encore tout le montant. Votre pasteur,
Henry Maxwell. »
Une lettre, ouverte immédiatement après celle de M. Maxwell, lui révéla que l’étendue des pertes subies serait peut-être, en effet, plus considérable qu’il ne le prévoyait.
« Monsieur ! A l’expiration de mon contrat d’annonce, veuillez ne pas le renouveler, ainsi que cela s’est fait jusqu’ici. Inclus un chèque représentant le solde dû encore par ma maison. Je considère donc mon compte avec le journal comme définitivement bouclé. »
L’annonce dont il s’agissait était une réclame très apparente, et très largement payée par un des plus grands fabricants de la ville. Il ne faisait pas allusion, dans sa lettre, au numéro du journal qui avait omis de parler du concours, mais Edouard Norman ne pouvait s’empêcher de rapprocher les deux faits. Il apprit d’ailleurs plus tard que le fabricant lui avait retiré ses annonces, parce qu’il avait appris qu’il allait introduire dans son journal de bizarres réformes, qui auraient pour effet certain de réduire le nombre des abonnés.
Cette lettre attira l’attention de Norman sur cette question des annonces à laquelle, jusqu’alors, il n’avait pas songé. Il se mit à parcourir celles qu’il publiait, et ne put échapper à la conviction que Jésus se serait refusé à publier plusieurs d’entre elles. Qu’aurait fait Jésus, en face de ces longues pancartes où différentes espèces de liqueurs étaient recommandées en phrases pompeuses, et des alléchantes annonces des cafés-concerts et des bals publics ? Lui-même, en les acceptant, faisait simplement ce que chaque homme d’affaires de Raymond aurait fait à sa place. C’était la principale source de revenu du journal. Celui-ci pourrait-il vivre s’il y renonçait ? Là était la question… Mais non, il n’y avait qu’une question : « Jésus les insérerait-il ? »
Edouard Norman se le demanda honnêtement, et après avoir prié pour être éclairé et conduit, il appela Clark dans son bureau.
Clark entra, persuadé que le journal était à la veille d’une crise, et préparé à tout, après ses expériences du lundi matin.
— Clark, lui dit Norman d’une voix basse, mais assurée, je viens de parcourir nos pages d’annonces et je me suis décidé à en supprimer un certain nombre, à mesure que nos contrats arriveront à leur terme. Je les ai marquées au crayon bleu, veuillez informer l’employé qui s’en occupe qu’il n’aura pas à les renouveler.
Il tendait la feuille à Clark, qui la prit et la considéra d’un air fort soucieux.
— Cela va causer une perte énorme au journal, dit-il enfin. Combien de temps pensez-vous pouvoir agir de cette façon ?
— Clark, croyez-vous que si Jésus était le rédacteur et le propriétaire du Journal de Raymond, il y insérerait les réclames des liquoristes et des tenanciers de bals publics ?
Clark continuait à regarder son chef avec un étonnement voisin de la stupeur.
— Eh bien, hem ! non, je suppose que non. Mais en quoi cela nous concerne-t-il ? Nous ne pouvons pas agir comme il le ferait. On ne peut pas se baser là-dessus pour la direction d’un journal.
— Pourquoi pas ? demanda tranquillement Norman.
— Pourquoi ? parce que ce serait un moyen infaillible de perdre plus d’argent qu’on n’en gagnerait, voilà tout, s’écria Clark en donnant essor à son indignation. Si nous allions diriger le journal de cette façon, nous aboutirions certainement à la banqueroute.
— Le pensez-vous vraiment ? demanda Norman, non pas comme s’il attendait une réponse à sa question, mais comme s’il se la posait à lui-même. Après un moment de silence, il reprit :
— Vous n’en donnerez pas moins l’ordre d’agir dans le sens indiqué tout à l’heure. Je crois que c’est ce que ferait Jésus et je vous répète, Clark, que j’ai promis d’essayer, pendant un an, d’agir de même, sans m’inquiéter de ce qui pourra en résulter. Je ne crois pas qu’aucun raisonnement, si subtil soit-il, nous amène à conclure que Jésus publierait » aujourd’hui, les annonces des débitants de liqueurs ou des tenanciers de cafés-concerts et autres choses de ce genre. Il peut y en avoir encore, parmi celles que nous insérons, qui sont d’un caractère louche ; je me réserve de les examiner soigneusement. Pour le moment, ma conviction est faite au sujet de celles que je vous ai déjà signalées.
Clark retourna à son pupitre, en se disant qu’il venait de se trouver en présence d’un homme bien étrange. Il ne parvenait pas encore à saisir la vraie signification de ce qui se passait, mais il éprouvait une indignation mêlée d’inquiétude. Il en était sûr, pas plus tôt le public serait-il instruit de l’absurde idéal moral d’après lequel l’éditeur du journal prétendait le rédiger, que c’en serait fait de sa prospérité. Qu’adviendrait-il de n’importe quelles affaires dirigées d’après ce principe ? Le résultat ne pouvait être qu’un bouleversement complet de toutes les coutumes reçues, et une confusion sans issue et sans utilité. C’était pure folie, se disait Clark, et l’employé chargé du service des annonces joignit ses exclamations indignées aux siennes, dès qu’il eut connaissance des exigences de leur chef commun. A quoi songeait-il donc ? Avait-il perdu la tête ? Son but était-il de tuer son journal ?
Mais Edouard Norman ne s’était pas encore trouvé en face du plus sérieux des problèmes qu’il allait devoir résoudre.
Quand il arriva à son bureau, le vendredi matin, il vit sur son pupitre le programme du journal du dimanche, car le Journal de Raymond publiait une édition spéciale, paraissant le dimanche matin, et comme il était à peu près seul à le faire, le succès financier en était fort remarquable. Ce numéro supplémentaire consacrait la valeur d’une ou deux colonnes à des sujets littéraires et religieux, les questions de sport, de théâtre, de mode, les menus cancans de la ville, le reportage de société accaparaient le reste, et le tout formait un amalgame si intéressant, que tous les abonnés, gens d’Eglise et autres, le considéraient comme un des condiments indispensables de leur dimanche.
Et, tout à coup, Edouard Norman se demandait « que ferait Jésus » ? S’il était rédacteur d’un journal, mettrait-il de propos délibéré entre les mains des chrétiens de Raymond une lecture de ce genre, à l’aube du seul jour de la semaine qu’ils auraient dû réserver à des choses meilleures et plus saintes ? Il connaissait à fond l’argument employé en faveur des journaux du dimanche, savoir que le public en avait besoin, principalement l’ouvrier, qui, n’allant pas à l’église, devait avoir quelque chose d’amusant et d’instructif à lire pour son unique jour de repos. Mais, à supposer que ce numéro du dimanche ne rapportât rien, que même il fût onéreux, l’éditeur aurait-il mis une égale ardeur à fournir à l’ouvrier la nourriture intellectuelle, si impérieusement réclamée ? Edouard Norman s’interrogeait honnêtement sur ce sujet, et il s’avouait que Jésus aurait débattu cette question sans s’inquiéter de son côté pécuniaire. La vérité, c’est que le Journal du dimanche non seulement faisait ses frais, mais encore rapportait des milliers de dollars. En outre, les abonnés avaient payé pour sept numéros par semaine ; avait-il le moindre droit de leur en livrer moins que ce qu’il s’était engagé à leur fournir ?
Il était profondément perplexe. Tant de choses dépendaient de ce numéro du dimanche, que pour la première fois il se refusait presque à se laisser guider par la manière dont Jésus aurait, probablement, agi à sa place. Pourtant il était le seul propriétaire du Journal, la direction ne dépendait que de lui, il n’avait pas de comité à consulter… Après avoir hésité longuement, devant la montagne de copie qui reposait sur son bureau, il se décida à faire appel à ses principaux auxiliaires, et à leur exposer franchement la situation.
Il fit appeler Clark et les autres hommes employés à la rédaction, les quelques reporters qui se trouvaient là, à ce moment, ainsi que le chef de l’imprimerie et quelques-uns des compositeurs, et les rassembla dans la vaste pièce destinée à la réception des dépêches. Ils arrivaient plus ou moins intrigués par la convocation de cette conférence insolite, et s’installaient, tant bien que mal, sur les tables et les comptoirs qui meublaient la salle. Ils savaient déjà tous que M. Norman était en train de mettre le journal sens dessus dessous, et ils le regardaient d’un air curieux.
— Je vous ai priés de venir ici, pour vous parler de mes plans, concernant l’avenir du Journal, commença-t-il. Je considère certaines modifications comme nécessaires, bien que je sache que les changements que j’y ai déjà introduits aient été trouvés fort étranges par plusieurs. Ici il raconta ce qu’il avait dit à Clark, et ils fixèrent sur lui des yeux dans lesquels se lisait un certain malaise.
Maintenant, continua-t-il, j’en suis arrivé, en suivant toujours la ligne que je me suis tracée, à une conclusion qui causera, sans doute, quelque surprise. J’ai décidé que, à partir de la semaine prochaine, le numéro de dimanche sera discontinué. J’expliquerai, dans celui qui paraîtra après-demain, les raisons de cette suppression. Afin de ne pas frustrer les abonnés de la somme de matière à laquelle ils ont droit, nous publierons le samedi soir un numéro double, ainsi que le font beaucoup de journaux qui ne font pas paraître une édition du dimanche. Je suis persuadé que, au point de vue chrétien, notre numéro dominical fait plus de mal que de bien. Je ne crois pas que Jésus en assumerait la responsabilité s’il était aujourd’hui à ma place. Il sera peut-être un peu difficile de faire accepter cette modification par les abonnés et par ceux qui ont recours à la publicité de nos annonces, mais cela me regarde. Quoi qu’il en soit, c’est chose décidée ; le dommage pécuniaire, pour autant que je puis le prévoir, ne tombera que sur moi seul ; il n’en résultera pas de changement pour les reporters et les typographes.
Edouard Norman se tut et promena son regard tout autour de la chambre ; personne ne disait un mot. Pour la première fois, il fut frappé par le fait que jamais, depuis qu’il rédigeait son journal, il n’avait vu ainsi tout son personnel rassemblé autour de lui. « Jésus ne ferait-il pas cela », c’est-à-dire : ne réunirait-il pas tous ses employés, comme une famille dans laquelle chacun pourrait émettre son opinion, et dire son mot, sur la meilleure manière de rendre l’œuvre commune conforme à l’idéal qu’il avait en vue ?
Il entrevit, comme à la lueur d’un éclair, la coopération possible de toutes les forces et les bonnes volontés représentées par les hommes réunis autour de lui. Il ne devait pas oublier cette idée, mais elle recula pour le moment à l’arrière-plan, chassée par les nécessités de l’heure présente. Quand tous ses collaborateurs l’eurent quitté, pour retourner chacun à son ouvrage, il reprit lui-même le chemin de son bureau particulier. Clark l’y suivit et une sérieuse discussion s’engagea entre eux. Le rédacteur en second était positivement monté, et sa protestation équivalait à peu près à une démission. Norman restait maître de lui. Toute cette scène lui était pénible à l’extrême, mais il sentait plus que jamais la nécessité d’agir comme Christ l’aurait fait. Les services de Clark lui étaient précieux, il savait qu’il le remplacerait difficilement, mais il ne pouvait pas résoudre la question concernant Jésus en continuant à éditer son numéro du dimanche.
— En définitive, s’écria Clark comme conclusion, vous aboutirez à la banqueroute d’ici à trente jours. Il ne sert de rien de se le dissimuler.
— Je ne partage pas votre crainte, répondit Edouard Norman avec un étrange sourire, mais je vous demande, Clark, si vous voulez rester au journal jusqu’au jour de la banqueroute ?
— Monsieur Norman, je ne vous comprends pas. Vous n’êtes plus l’homme que j’avais connu jusqu’ici.
— Je ne me reconnais pas moi-même, Clark. Quelque chose de remarquable m’a saisi et m’entraîne. Je n’en suis pas moins persuadé du succès final pour le Journal. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Voulez-vous rester avec moi ?
Clark hésita un moment, puis finit par dire oui. Son chef lui serra la main et reprit sa place à son pupitre, tandis que lui-même s’en retournait à l’ouvrage, en proie à des émotions de divers genres. Jamais encore il n’avait passé une semaine aussi troublante. Il se sentait lié désormais à une entreprise qui pouvait s’écrouler, d’un instant à l’autre, et l’entraîner dans sa ruine, et non seulement lui, mais encore tous ceux qu’elle concernait en une façon quelconque.
Encore une fois l’église d’Henry Maxwell se trouva bondée, à l’heure du service, le dimanche matin. Edouard Norman, assis à sa place accoutumée, tout près de la chaire, attirait tous les regards ; il le sentait, mais il les supportait sans se départir de son calme. La plupart des hommes réunis dans la vaste nef avaient lu déjà le numéro du dimanche du Journal, et l’article qui annonçait sa suppression prochaine. Il était conçu en termes si élevés qu’il avait frappé chacun. Jamais encore pareille série d’événements extraordinaires n’avait interrompu le cours normal de la vie des habitants de Raymond, car le Journal n’avait pas été seul à se lancer dans des innovations aussi radicales qu’intempestives ; aussi, en attendant le commencement du service, les conversations à voix basse allaient-elles leur train dans les bancs. On parlait des choses étranges inaugurées, durant la semaine écoulée, par Alexandre Power dans les ateliers du chemin de fer, et par Milton Wright dans ses magasins. Quand Henry Maxwell monta en chaire, l’assistance était encore positivement houleuse. Il la considéra avec une tranquillité qui indiquait une force et une résolution plus qu’usuelles. Elles se manifestèrent dès l’abord, dans ses prières. Quant à son sermon, il ne serait pas facile à raconter. Il était ce que devait être le sermon d’un pasteur qui avait passé une semaine entière à se dire : « comment Jésus leur parlerait-il ? » et ne ressemblait pas à ceux qu’Henry Maxwell prêchait autrefois. Le mardi précédent, il avait prononcé, auprès de la tombe de l’homme mort dans sa demeure, les paroles sacramentelles : « que la poudre retourne à la poudre », et il était encore sous une impression trop profonde pour être mesurée, pendant qu’il préparait le message qu’il allait apporter à sa congrégation de la part de Christ.
Maintenant que le dimanche était venu, que les membres de son troupeau se trouvaient réunis autour de lui, qu’allait-il leur dire de la part du Maître ? Il savait que son sermon n’approchait pas de l’idéal qu’il aurait voulu atteindre, mais les auditeurs ne s’en dirent pas moins que jamais encore ils n’en avaient entendu de pareil. Il y flagellait encore le culte de l’argent et de la mode, deux choses que les membres de la Première Eglise ne s’étaient jamais entendu reprocher d’une manière aussi positive, mais tout cela enveloppé d’un amour si ardent pour leurs âmes, que le sermon en prenait une signification toute spéciale. Quand il fut terminé, beaucoup dirent dans leur cœur : « C’est l’Esprit de Dieu qui l’a inspiré », et ils ne se trompaient pas.
Puis Rachel Winslow se leva pour chanter. Cette fois personne n’éprouva le désir de l’applaudir, pas plus que sa remarquable beauté ne nuisit à l’effet de sa voix, ainsi que cela arrivait parfois. On ne la regardait pas, on écoutait avec un recueillement extraordinaire son chant, pénétré d’un sentiment si pur, si puissant et en même temps si humble, que chacun, peu à peu, courba la tête, dans un sentiment d’adoration.
Avant de donner la bénédiction, Henry Maxwell pria ceux qui étaient restés la semaine dernière, et ceux qui seraient disposés à se joindre à eux, de se rassembler encore dans la salle de la bibliothèque. Il fut étonné, lorsqu’il y entra, de la trouver presque remplie. Cette fois les jeunes gens étaient en majorité ; il se trouvait pourtant parmi les nouveaux venus quelques hommes d’affaires et quelques-uns des membres influents de l’Eglise.
Comme huit jours auparavant, Henry Maxwell leur demanda de prier avec lui. Et de nouveau la présence de l’Esprit Saint se fit sentir au milieu d’eux. Ils savaient, d’une façon si certaine, que ce qu’ils avaient résolu de faire était conforme à la volonté divine, qu’ils ne s’étonnaient pas de la bénédiction spéciale qui descendait sur eux.
Ils restèrent assez longtemps à discuter ensemble, dans un sentiment de fraternité inconnu jusqu’alors parmi eux, bien qu’ils fussent tous membres de la même Eglise. Chacun était déjà au courant des mesures prises par Edouard Norman, et tous l’approuvaient.
— Quel sera le résultat probable de la suppression du journal du dimanche ? demanda Alexandre Power qui était assis à côté de lui.
— Je n’en sais rien encore, mais je m’attends à une forte diminution du nombre des abonnés et des annonces.
— Avez-vous des doutes à ce sujet, — c’est-à-dire : éprouvez-vous quelque regret, ou quelque crainte d’avoir mal interprété la conduite de Jésus ? demanda Henry Maxwell.
— Pas le moins du monde, mais, pour ma propre satisfaction, je voudrais savoir si quelqu’un parmi vous pense que Jésus publierait une édition du dimanche ?
Personne ne parla, durant quelques minutes, puis Jasper Chase dit :
— Il semble que nous sommes tous d’accord là-dessus, mais je vous avoue que plusieurs fois, durant la semaine, j’ai été perplexe, car je ne voyais pas du tout ce que je devais faire. C’est une question qu’il n’est pas toujours aisé de trancher.
— J’éprouve la même difficulté, dit Virginia Page, qui était assise à côté de Rachel Winslow.
Cette déclaration n’étonna aucun de ceux qui la connaissaient, car ils se demandaient comment elle s’y prendrait pour tenir sa promesse.
— C’est surtout en ce qui concerne ma fortune que le problème me semble difficile à résoudre, continua-t-elle. Jésus n’en a jamais possédé, et rien dans l’exemple qu’il nous a laissé ne me paraît pouvoir me guider dans l’emploi de la mienne. J’étudie la chose et je prie. Je crois voir clairement une partie de ce qu’il ferait, mais pas tout. La question que je me pose constamment est celle-ci : Que ferait Jésus d’un million de dollars ? Je confesse que je n’ai pas encore trouvé de réponse qui me satisfasse.
— Je pourrais vous dire à quoi vous pourriez en employer une part, s’écria Rachel en tournant son visage de son côté.
— Ce n’est pas ce qui m’embarrasse, répondit Virginia avec un sourire. Ce que je cherche à découvrir c’est un principe, posé par Jésus, qui puisse me permettre de disposer, à l’avenir, de mes biens, non pas un jour seulement, mais toujours, d’une façon aussi conforme que possible à l’usage qu’il en ferait lui-même.
— Vous y arriverez avec le temps, dit lentement Henry Maxwell.
Après quoi Milton Wright se mit à leur parler des expériences qu’il venait de faire durant la semaine. Il était en train d’étudier un plan qui transformerait ses relations avec ses employés. Un monde nouveau s’ouvrait devant lui, et plusieurs des jeunes gens présents le questionnèrent avec un vif intérêt. Ils étaient tous d’accord pour vouloir sérieusement suivre, dans les moindres détails de leur vie, l’exemple de Jésus, mais plusieurs d’entre eux avouaient que cela demandait une connaissance de sa personne, et des motifs qui le faisaient agir, qu’ils ne possédaient pas.
Quand la séance fut levée, après une prière silencieuse, les conversations commencées dans la bibliothèque s’y poursuivirent ou continuèrent dans la rue.
Rachel Winslow et Virginia Page sortirent ensemble. Edouard Norman et Milton Wright causaient avec tant de sérieux qu’ils passèrent deux fois devant la porte du rédacteur sans s’y arrêter. Jasper Chase et le Président de la Société d’activité chrétienne discutaient encore dans un coin de la salle. Enfin ils s’éloignèrent à leur tour, ne laissant derrière eux qu’Alexandre Power et Henry Maxwell.
— Je voudrais vous prier de venir demain aux ateliers, disait le directeur. Il me semble que personne ne pourrait mieux que vous parler à mes ouvriers et gagner leur confiance.
— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, mais j’irai, répondit Henry Maxwell avec une certaine tristesse.
Comment ferait-il pour se trouver en face de ces deux ou trois cents hommes, et pour leur adresser la parole ? Mais il se reprocha aussitôt sa faiblesse. Il ne s’agissait pas de savoir comment il s’y prendrait. « Que ferait Jésus ? » Cette question coupait court à toute discussion.
Il trouva le lendemain Alexandre Power dans son bureau. C’était quelques minutes avant midi et l’inspecteur lui dit :
— Venez avec moi, que je vous montre ce que j’ai essayé d’organiser.
Ils traversèrent les ateliers et montèrent une longue suite d’escaliers, pour entrer enfin dans une vaste pièce, utilisée autrefois par la compagnie comme entrepôt à provisions et maintenant inutilisée.
— Depuis que j’ai pris l’engagement que vous savez, j’ai beaucoup réfléchi, dit le directeur, et voici à quoi m’ont conduit, entr’autres, mes réflexions. La compagnie m’accorde l’usage de cette salle et je vais la garnir de tables, puis je placerai là-bas, près du chauffage à vapeur, l’installation nécessaire pour faire du thé et du café, j’aurai ainsi un local confortable où mes hommes pourront venir prendre leur repas du milieu du jour, et où ils auront le privilège d’entendre parler pendant un quart d’heure, deux ou trois fois par semaine, de sujets d’un intérêt tout pratique pour eux.
M. Maxwell eut l’air étonné et demanda si les hommes profiteraient de cette salle.
— Oui, ils y viendront, j’en suis certain, car après tout je crois les connaître. Ils sont parmi les ouvriers les plus intelligents du pays, mais ils échappent, pour la plupart, à toute influence chrétienne. Je me suis demandé, en songeant à eux : « que ferait Jésus ? » Et il m’a semblé, entr’autres, qu’il commencerait par mettre dans leurs vies un peu plus de réconfort physique, et spirituel. C’est bien peu de chose que l’ouverture de cette salle, mais j’ai suivi ma première impulsion, et j’ai fait la première chose qui se soit présentée à mon bon sens. Les hommes seront ici tout à l’heure ; je les ai priés de venir un moment à midi pour que je puisse leur montrer la salle et leur exposer mon plan, mais je vous prie de bien vouloir leur adresser aussi quelques paroles.
Henry Maxwell aurait eu honte d’avouer combien l’idée de parler à des ouvriers le mettait mal à son aise. Comment pourrait-il parler, sans préparation, à une si nombreuse compagnie ? La perspective d’avoir à faire face à ces hommes lui causait une vraie frayeur, tant il était peu habitué à avoir à faire à un auditoire autre que celui qui se réunissait le dimanche dans son Eglise.
La chambre était meublée provisoirement d’une demi-douzaine de longues tables, entourées de bancs, et quand le sifflet de midi se fut fait entendre, les ouvriers arrivèrent en foule et s’assirent, pour manger les provisions apportées, le matin, pour leur repas du milieu du jour. Ils étaient bien trois cents. Ils avaient lu les affiches que l’inspecteur avait mises dans tous les ateliers et ils accouraient, poussés, en grande partie, par la curiosité.
La salle était grande, propre, bien aérée et chauffée ; il était facile de voir qu’elle produisait sur eux, d’emblée, une impression favorable.
Au bout d’un moment, Alexandre Power leur expliqua ce qu’il avait en vue pour eux. Il parlait très simplement, comme quelqu’un qui connaît parfaitement ceux à qui il s’adresse, puis il leur présenta le Rév. Henry Maxwell comme son pasteur, en ajoutant qu’il voulait bien leur parler pendant quelques minutes.
Henry Maxwell ne devait jamais oublier l’impression que lui causèrent tous ces rudes visages de travailleurs, tournés vers lui. Comme des centaines d’autres pasteurs, il ne s’était jamais adressé qu’à des gens de sa classe, c’est-à-dire à des personnes dont l’éducation, les manières, les habitudes lui étaient familières. Il se trouvait maintenant dans un monde nouveau pour lui, et sans sa nouvelle règle de conduite il n’aurait certainement pas su trouver un message intelligible pour ses auditeurs. Il parla de la vie qui peut satisfaire l’âme humaine, de ses causes et de sa source ; il eut le bon goût de ne pas faire allusion à la différence de classe entre ces hommes et lui, de ne pas employer, en parlant d’eux, le terme de « travailleurs » et de ne pas dire un mot qui parût établir une différence entre leurs existences et la sienne.
Tout cela leur plut, c’était facile à voir. Plusieurs d’entre eux vinrent lui tendre la main, avant de retourner à l’ouvrage, et, de retour chez lui, il déclara à sa femme que jamais poignées de main ne lui avaient causé un pareil plaisir. Cette journée marquait un tournant, dans sa vie chrétienne, beaucoup plus important qu’il ne s’en doutait. C’était le commencement de relations étroites entre lui et le monde où l’on peine, la première planche jetée sur le gouffre qui séparait, à Raymond, les Eglises et les usines.
Cet après-midi-là, Alexandre Power retourna à ses affaires, fort satisfait des débuts de son entreprise. Les hommes avaient répondu à son appel mieux qu’il ne s’y attendait, toute la chose promettait de leur être grandement profitable, et ce fut avec une satisfaction sans mélange qu’il reprit la routine de sa besogne journalière.
Il était près de quatre heures quand il ouvrit une des longues enveloppes de la compagnie, qui devait contenir, à ce qu’il pensait, des ordres relatifs à des achats de provisions. Il parcourut la première page, écrite à la machine, avant de s’apercevoir que ce qu’il lisait n’était pas destiné à son département, mais aurait dû être adressé au directeur des transports.
Il tourna machinalement le feuillet, sans avoir l’intention de prendre plus longuement connaissance d’une lettre qui ne le concernait point, quand ses yeux tombèrent sur une phrase qui prouvait, avec toute évidence, que la Compagnie se livrait à une violation systématique des lois qui règlent, aux Etats-Unis, les relations commerciales. Le délit était aussi peu équivoque que celui d’un particulier qui s’introduirait dans une maison pour la dévaliser.
Et ce n’étaient pas seulement les lois du pays, mais encore ses propres statuts que la Compagnie violait ainsi, de propos délibéré !
Il jeta les feuillets, qu’il froissait dans sa main, loin de lui, comme s’ils eussent été empoisonnés, puis immédiatement, cette question traversa son esprit : « que ferait Jésus ? » Il chercha à lui imposer silence et à se persuader à lui-même que la chose ne le concernait nullement. Comme la plupart des employés supérieurs de la compagnie, il avait tenu pour avéré, jusqu’alors, que la direction se conformait aux lois, d’une manière générale, et que s’il se produisait, dans le service, quelques infractions, elles ne pouvaient être que légères et telles qu’il s’en retrouvait sur les autres lignes. Il n’était pas, d’ailleurs, placé de façon à contrôler ces affaires-là et il ne s’en préoccupait point, jugeant qu’elles ne le concernaient point. Mais les papiers qui venaient de tomber entre ses mains, par une étourderie de celui qui en avait écrit l’adresse, lui révélaient des fraudes d’une gravité de toute évidence. S’il voyait un homme entrer dans la maison de son voisin pour le dévaliser, son devoir ne serait-il pas d’avertir la police ? Une compagnie de chemin de fer différait-elle donc à ce point d’un simple particulier, qu’elle pût impunément, grâce à sa puissante organisation, voler le public et défier la loi ?
Il se répéta : « que ferait Jésus ? » et aussitôt il vit sa famille se dresser devant lui. S’il faisait la moindre démarche pour dénoncer la fraude, il perdait sa position, il le savait. Sa femme et sa fille tenaient à leur luxe, et à leur place dans la société, avait-il le droit de les en priver ? Sûrement tout cela ne le regardait pas. Il allait remettre les papiers tels quels à leur véritable adresse, et les choses suivraient leur cours habituel. Après tout, qu’en pouvait-il si l’iniquité se pratiquait et si on bravait la loi autour de lui ? Il aurait bien assez à faire à développer ses plans concernant le bien-être de ses ouvriers. Que pouvait-on faire de plus, dans ces entreprises de chemin de fer où tant de choses s’opposaient à ce qu’un homme se conformât absolument à l’idéal chrétien ?
« Mais que ferait Jésus, s’il savait ce que je sais ? » Alexandre Power avait beau faire, toujours cette question revenait l’assaillir avec une persistance angoissante.
Les heures passèrent ; les lumières s’éteignirent dans les ateliers, le bruit des machines cessa, pendant un moment remplacé par celui des pas des ouvriers qui s’éloignaient, puis tout retomba dans le silence. L’inspecteur en chef ne songeait pas à regagner sa demeure. Un des ingénieurs traversa la pièce où il se trouvait, il lui dit qu’il avait encore à travailler et qu’il ne sortirait que plus tard.
Alors, quand l’immense bâtiment fut vide, si quelqu’un était revenu en arrière pour jeter un regard dans le bureau de l’inspecteur il aurait vu une chose extraordinaire : Alexandre Power à genoux, la tête cachée dans ses mains.