François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

I
à léribé
1861-1864

Mariage. — Du Cap à Léribé. — Une première séparation. — Jour de naissance de Christina. — Johanné Nkélé. — Makotoko. — L’œuvre à Léribé. — La maison d’habitation. — Visites. — Deux baptêmes. — Lettre de Coillard à sa mère. — Seul à Léribé. — Transfert de la station. — L’œuvre en 1863. — Ma-Péthlé.

Le 3 janvier 1861, François Coillard partait de la station d’Hermon (Lesotho) pour rejoindre Mlle Christina Mackintosh ; le 28 janvier, il arrive à Port-Élizabeth. Là, il apprend que sa fiancée l’attend au Cap. Il décide de s’y rendre par voie de terre, il prend une méchante voiture de poste et roule nuit et jour ; il s’arrête toutefois le dimanche, car jamais il ne voyagea ce jour-là. Il arrive au Cap le mercredi 6 février 1861. Mlle Christina Mackintosh y était depuis le 24 janvier. On peut se figurer combien émouvante devait être, pour ces deux jeunes gens sortis de milieux très différents et qui se connaissaient peu, une première entrevue, alors surtout qu’elle était précédée d’un malentendu, duquel était résulté, pour Mlle Mackintosh, une attente de quinze jours sur terre africaine.

« J’espère que les amis qui vous reçoivent sous leur toit hospitalier auront la délicatesse de nous laisser seuls pour notre première entrevue, » écrit Coillard à sa fiancée, le jeudi 31 janvier 1861, dans une lettre qui devait le précéder de deux jours au Cap. « Rien ne me gênerait et ne m’affligerait plus que si quelqu’un était témoin de notre premier serrement de main. Vous me comprenez et je suis sûr que vous avez le même et naturel désir. Oh ! priez, priez notre Père céleste que nous puissions nous rencontrer, sans qu’il y ait quoi que ce soit à regretter. Cinq minutes suffiront pour mettre fin à votre étonnement que je n’aie pas été au Cap avant vous.

Je ne puis prendre presque aucun bagage avec moi dans cette triste carriole ; pour quelques jours, ma bien-aimée, vous voudrez bien supporter le négligé d’un voyageur africain. »

Le mariage fut célébré le 26 février et, après une semaine passée au bord de la mer, les jeunes époux revinrent au Cap, où, « affairés comme des abeilles », ils se préparèrent au voyage par mer pour Port-Élizabeth. Ils partirent le 19 mars. Ils durent attendre leurs bagages dans cette ville.

Port-Elizabeth, 26 mars 1861a. — Cette date me rappelle qu’un mois déjà s’est écoulé depuis mon union avec Christina. Un mois du plus pur bonheur, un mois de vraie union, j’entends d’union telle que je la conçois. Je bénirai, ici-bas et dans l’éternité, mon Père qui m’a béni si abondamment et gratifié d’une telle compagne. Chaque jour, je dirais chaque instant, me découvre un nouveau pli de son caractère et ranime mon amour pour elle et ma reconnaissance pour mon Dieu. Accomplie sous tous les rapports, elle me laisse en arrière sur le chemin de la vie chrétienne. Elle est énergique, active, sensible à l’excès, aimante par conséquent. C’est le dévouement personnifié. Je suis vraiment tout ébahi, moi pauvre Coillard, cet être qui se trouve dans le chemin comme une pierre inutile et incommode. Vraiment je n’étais pas digne d’elle. Elle a paru souffrir de mon manque de « bonnes manières ». Pour l’amour d’elle, je voudrais être accompli ; cela, du moins, adoucirait l’amertume de ses étonnants sacrifices. O mon Dieu, enseigne-moi à la rendre heureuse. Si j’ai besoin d’en appeler constamment à son support, notre bonheur ne sera qu’imparfait, elle sera une fleur dans un désert, une perle dans la vase, un ange dépaysé, et moi je serai tout autre. Il est un seul jour que je voudrais pouvoir effacer de notre vie de mariage. O honte ! mille fois honte à moi ! …

a – Toutes les citations de Coillard qui ne sont ni guillemetées ni indiquées comme extraits de lettres, sont empruntées à son journal intime.

Le jour auquel Coillard fait allusion avait été marqué par un accès de colère contre un noir qui avait commis, involontairement, une grave impertinence à l’égard de Mme Coillard. Coillard souffrit profondément d’avoir perdu, dans cette occasion, la maîtrise de lui-même ; ce fut la dernière fois de sa vie qu’il se laissa dominer par la colère.

Mais à quoi bon donner cours à mes pensées. Je me sens triste en pensant à moi-même. Elle m’a dit, ma tendre amie, qu’elle avait une haute idée de ma piété ! … Oh ! quelle confusion pour moi ! Lorsqu’elle me dit cela, je croyais saisir sur ses lèvres l’expression de l’ironie et du reproche. Mais non, elle était sincère ! Pauvre amie ! quelle déception quand elle m’a trouvé tel que je suis : vaniteux, plein du monde, orgueilleux. O mon Dieu, tends-moi une main secourable ! Je voudrais réunir toutes les forces de mon être pour supplier mon Dieu de me tirer de mon bourbier ! Mon Père ! ne suis-je point à toi ? Que ta droite me conduise ! Que ton amour, qui étincelle à mes yeux et marque chacun des pas de ma triste vie, enflamme et dévore mon cœur ! T’aimer, te servir, te prier, te vivre, c’est ce que je veux.

Port-Elizabeth, 29 mars 1861. — Aie pitié de moi, ô Dieu, aie pitié de moi, car mon âme se retire vers toi. Je me retire sous tes ailes jusqu’à ce que les calamités soient passées ! (Psa.67.2) J’ai vu beaucoup de calamités dans ma vie, j’ai goûté la misère sous toutes ses formes. Mais il n’est point de calamités plus grandes que celles qui accablent ma pauvre âme. Je suis sans force, un véritable roseau agité par le vent et tourmenté par les tempêtes. Oh ! qu’il m’est doux d’expérimenter que mon Dieu ne veut point briser le roseau froissé ! Mon cœur souvent s’écoule comme de l’eau au dedans de moi. C’est le cas aujourd’hui, je me sens misérable. L’herbe a crû sur le sentier qui me conduisait au cœur de mon Père. Je suis devenu étranger à cette communion constante, intime, que j’ai de temps en temps savourée. Au lieu de progresser et de laisser le monde loin derrière moi, c’est comme si je faisais volte-face et retournais au, monde. Quelle vie que la mienne depuis que j’ai quitté le Lesotho ! Non, ce n’est pas une vie, c’est un sommeil ; c’est une lacune dans ma vie. Ma Bible est restée fermée, mon cabinet devenu désert, mes genoux ont oublié de se plier, mon cœur de se dilater, et ma bouche de prononcer la prière. Que de sujets d’humiliations depuis mon mariage !

Des pages analogues étaient nombreuses dans le journal intime de la jeunesse de Coillard, elles deviendront toujours plus rares ; le sentiment du péché persiste et persistera jusqu’au bout, mais ces accablements presque morbides finiront par disparaître, et cela grâce à un développement spirituel continu, au travers de circonstances qui deviendront toujours plus difficiles, grâce aussi à l’influence de Mme Coillard qui donna de la rigidité à ce « roseau agité par le vent et tourmenté par les tempêtes » et qui fit trouver à cette âme son équilibre.

De Port-Élizabeth, M. et Mme Coillard se mirent en route pour Léribé. Ce voyage fut pour Mme Coillard une brusque initiation à la vie africaine et, pour tous deux, une occasion d’apprendre à se bien connaître, dès le début de leur vie conjugale, car c’est aux prises avec des difficultés et des contretemps quotidiens que les caractères se révèlent.

« En route, écrit Coillard, dans chaque ville ou village, de précieux amis, tant par leur affection chrétienne que par leurs obligeants services, nous ont plus que dédommagés des fatigues et des longueurs du voyage. Sans voir la nuée de jour, ou de nuit la colonne de feu, comme les Israélites au désert, nous ne nous sommes pas moins sentis conduits pas à pas et gardés par la main toute-puissante de notre bon Dieu. »

M. et Mme Coillard passèrent à Queenstown le 11 mai, à Burghersdorp le 18. La Conférence des missionnaires du Lesotho se réunit les derniers jours de mai à Thaba-Bossiou. Coillard écrit d’Hébron, le 27 mai, à Louis Cochet, missionnaire de cette station, qui s’était rendu à la Conférence :

« Si nos bœufs avaient été frais — comme ils ne le sont pas — nous aurions pu arriver à Thaba-Bossiou avant que les frères se séparent, mais c’est hors de question. Nous serons donc privés du plaisir de serrer la main à nos frères et moi d’assister et de prendre part à vos délibérations. C’est d’autant plus triste qu’une fois à Léribé, il ne me sera pas facile, sans doute, de faire de longs voyages et de longues absences. Vous savez que nous sommes hors du monde. Il faut en prendre son parti. »

De Morija, le 4 juin 1861, Coillard écrit à une de ses belles-sœurs, Mlle Marguerite Mackintosh :

« En voyage, écrire est une chose formidable, surtout pour qui ne sait s’asseoir et tailler sa plume. De bonne heure, les soucis vous réveillent et le devoir vous met sur pied. C’est à peine si l’on a le temps d’avaler une goutte de mauvais café, sans lait : il faut partir. Et, pendant que le véhicule chemine majestueusement traîné par une douzaine d’encornés, les cahots sont tels que vous devez vous estimer heureux de ne pas vous casser la tête contre les côtés de la tente.

Au milieu du jour l’on fait une halte, c’est vrai, mais si courte que c’est à peine si l’on peut faire cuire un œuf à la coque ou jeter dans la poêle un gâteau de l’invention de ma précieuse Christina. Je vous en donnerai la recette plus tard. A la nuit ou au milieu de la nuit l’on s’arrête et dételle de nouveau. Mais les esprits sont bien bas, sinon évaporés ; le froid, la fatigue, la faim se font sentir ; vous voyez si l’on peut être bien inspiré pour faire des lettres. Ainsi passent les jours, les semaines, les mois ; l’on se dit : « A demain ! » Puis, avec cet éternel refrain, arrive le jour où il faut expédier les lettres.

Vous serez heureuse d’apprendre que, la semaine prochaine sans doute, nous approcherons de l’ex-ermitage de Léribé. Mon cœur bondit de joie à cette pensée. Ce n’est pas la chaumière qui fait sur moi ces joyeuses impressions. Je crains bien que nous ne la trouvions dans un pitoyable état. Mais c’est, sans doute, le trésor dont je vais l’embellir, trésor si précieux et si rare qu’il n’a pu se trouver que sur le sol écossais.

Je crois que nous sommes fatigués du wagon, entassés que nous sommes, comme dans un nid fourré. Après deux mois, notre ambulante demeure n’a rien perdu de sa fraîcheur. Chacun tombe des nues en admirant le goût qui l’a décorée ; on ne peut pas croire que ce soit là un wagon de voyage tant il est frais et coquet, avec ses jolis rideaux, ses élégantes pochettes suspendues de chaque côté, cette peau de tigre, ces plantes, etc., dont l’ensemble forme, dirait-on, la huitième merveille du monde.

Peut-être, chère sœur, me direz-vous, en poussant un soupir, qu’en Afrique on s’émerveille de fort peu de chose : c’est bien vrai. Cependant ici, plus encore qu’en Europe, le bon goût n’est pas un hors-d’œuvre. »

« Au Lesotho, où nous avions espéré voir finir nos difficultés, nous nous trouvâmes dans la plus grande détresse. Nos bœufs ne pouvaient plus porter le joug ; nous dûmes chercher de l’aide parmi les natifs pour nous conduire, de station en station, jusqu’à Thaba-Bossiou. M. Mabille aussi nous prêta son attelage, pour un ou deux jours. Mosheshb, lui, nous refusa tout secours, malgré nos instances. Nous lui avions cependant offert un présent magnifique qu’il avait beaucoup admiré et que nous devons au goût et à la générosité de M. Ch. Pillivuyt.

b – Grand chef ou roi des Bassoutos, résidant à Thaba-Bossiou, père de Molapo, le chef de Léribé.

Molapo s’empressa de nous tirer d’embarras, mais ses bœufs étaient à demi sauvages, l’essieu de derrière de la voiture se cassa dans les champs et ma compagne était souffrante. C’était l’hiver, aussi achevâmes-nous fort péniblement notre voyage à travers cette partie du Lesotho où il nous reste encore un chemin à frayer. »

Le 27 juin, Coillard écrit de Bérée à Louis Cochet :

« Vous serez étonné de voir que nous ne sommes pas encore à Léribé, depuis un mois et plus que nous avons quitté Hébron. Vous connaissez les difficultés que nous avons eues avec nos bœufs. Si Dieu le permet, nous pourrons arriver la semaine prochaine à notre heureux et paisible home. Vous voyez que nous avons lieu d’être fatigués du voyage. »

M. et Mme Coillard n’arrivèrent à Léribé, qu’ils appellent encore quelque temps Ébénézer, que le mardi 9 juillet :

« Bien qu’il n’y eût rien d’extraordinaire dans la réception qu’on nous fit, on parut content de nous revoir. »

Peu après son arrivée, le 20 juillet 1861, Coillard écrit à sa belle-sœur Marguerite :

« L’aiguille marque onze heures du soir ; tout est calme, tout repose au dehors et aussi au dedans, car ma douce compagne rêve sans doute de vous, pendant que je vous écris. Elle dort, pauvre Tiny !c Rien d’étonnant qu’elle éprouve une pénible réaction de ses pérégrinations et de ses fatigues récentes auxquelles il faut ajouter celle de s’installer dans la cellule d’un ermitage qui semblait n’avoir jamais pensé recevoir un nouvel hôte. Nous sommes installés maintenant et vraiment confortables. Je suis sûr que vous aimeriez notre chaumière. Elle est étroite, mais juste assez grande pour servir d’asile au bonheur ; le bonheur la remplit. »

c – Petit nom que Coillard donnait à sa femme.

A peine arrivé, Coillard dut aller à quelque trente lieues, à Winburg, chercher les bagages. Ce fut la première séparation. Il partit le mardi 30 juillet avec des bœufs prêtés par Molapo et accompagné de plusieurs Bassoutos, dont Jonathan, le fils de ce chef ; il espérait revenir le samedi suivant. Dès le soir, il écrit à sa femme :

« Ma montre marque huit heures. Que fais-tu, seule maintenant dans cette humble chaumière que le bonheur s’est choisi pour asile ? Tout le jour, je t’ai suivie en esprit, d’abord assise sur ce rocher solitaire, les joues pâles et les yeux rouges, regardant s’éloigner celui qui t’aime plus que lui-même. Je te suivis ensuite dans cette maison passant d’une chambre dans l’autre, mettant partout l’empreinte d’une de tes précieuses vertus : l’ordre le plus parfait. Maintenant, je te vois dans notre sanctuaire, près d’un feu pétillant avec ardeur, à côté de ma table. Mais… pourquoi, dis-moi, ce mouchoir qui s’approche de tes yeux ? Dis-moi, pleures-tu ? Le bois qui pétille, des pas qui s’entendent au dehors, les chiens qui aboient, un rien te fait tressaillir. Tu comptes les heures qui se sont écoulées depuis qu’il est parti, celles qui s’écouleront jusqu’à son retour, et puis ce profond soupir, qu’il me semble entendre d’ici, dit assez que ces heures sont nombreuses et que la triste solitude sera longue. Je sens qu’il m’est impossible d’être séparé de toi. La mort même ne détruira point notre union. Pense à notre bonheur dans le ciel ! »

Mercredi 31 juillet 1861.

« Le wagon n’est plus ce petit nid, joli, confortable, que tu avais arrangé avec un goût digne de toi et qui nous faisait prendre en patience la longueur de notre voyage de noces. Non, il a subi une terrible métamorphose.

Tout le jour d’hier, j’ai pensé avec tristesse et humiliation à la manière dont je me suis conduit envers ce jeune noir qui est entré dans notre chambre à coucher. J’ai honte de moi-même. Honte ! honte ! Ce n’est point ainsi qu’on civilise et christianise de pauvres sauvages qui ne savent rien. Ma conduite n’est pas digne d’un chrétien, encore moins l’était-elle d’un ministre du Christ. Cela, mon amie, m’a fait faire de très tristes réflexions sur moi-même ; ma conduite a paralysé plus d’une fois l’effet de mes enseignements.

Depuis le peu de temps que nous avons uni nos vies, combien n’as-tu pas eu à souffrir de ma mauvaise nature. Je me dis souvent que je ne suis pas digne du privilège que Dieu m’a accordé d’être ton heureux époux. Non, je ne suis point ce que tu me croyais, ce que tu me voudrais. Je ne suis pas même ce que tu me crois. Oh ! puisses-tu me supporter et m’aimer toujours ! Là-Haut nous nous aimerons sans misères ! Et puis, si je te fais souvent de la peine, mets-le sur le compte de mon étrange éducation qui m’a donné un si singulier et si triste caractère, mais ne doute jamais, même pour un instant, de l’amour que je t’ai voué ! On amène les bœufs, il faut donc clore cet entretien. Adieu, Tiny. Souviens-toi du passage : « Rejette ta charge sur l’Éternel… »

Jeudi matin, 1er août 1861.

« Lorsque je sortis, le soleil n’avait pas encore paru ; il se montra dans un ciel sans nuages, même sans brouillard, ce qui me fit faire une comparaison avec la vie si pleine de bonheur que nous commençons. Nous sommes heureux ; sans doute nous le serions encore plus si je pouvais réaliser l’idéal d’un époux chrétien, comme tu réalises, toi, celui d’une épouse ; mais le Seigneur m’aidera et notre bonheur conjugal, qui s’est levé comme un soleil sans nuages, ira de force en force, de perfection en perfection, jusqu’à ce que nous le voyions consommé dans le ciel. Que des nuages viennent parfois l’obscurcir, ce soleil du foyer domestique, que des orages semblent lui disputer sa course ou paralyser, refroidir son influence bienfaisante, mon amie, nous devons nous y attendre. Mais un coup de vent suffit pour chasser les nuages, et l’arc-en-ciel, qui étale au firmament ses ravissantes couleurs, fait promptement oublier les coups de tonnerre. Nous nous aimons, c’est là le vent qui chassera les nuages et l’arc-en-ciel qui nous fera oublier les orages. »

Jeudi à midi.

« Je sens que mon cœur est près de se rompre quand je pense qu’à ce jour et à cette heure, nous ne sommes pas encore arrivés à Winburg. Maintenant, plus d’espoir de rentrer à la maison samedi dans la nuit ; le dernier rayon d’espoir a disparu. Les larmes coulent presque de mes yeux en t’écrivant cela et mon cœur saigne quand j’y pense. Je suis effrayé en pensant à ton désappointement. Maintenant adieu, je vais me préparer à faire mon « entrée » dans la ville de Winburg. »

Soir.

« J’avais déjà renoncé à écrire ce soir faute d’encre, mais j’ai eu la bonne fortune d’en trouver dans un coin ; c’est pourquoi, quoique déjà pieds nus et à moitié déshabillé, je m’assieds pour avoir un petit moment de conversation avec toi. Je suis à Winburg. Tout notre bagage est arrivé ! »

Vendredi 2 août 1861, 9 heures du soir.

« … Je voudrais crier et laisser librement couler mes larmes quand je pense que demain tu m’attendras. Peut-être cette séparation était utile, sinon nécessaire, pour me montrer combien, combien vraiment, chaudement et profondément, je t’aime. »

Samedi soir.

« … Je n’essaye pas de te dire combien je suis triste, assis dans mon wagon, bien loin, quand je pense qu’à cette heure tu m’attends anxieusement. Je me suis levé très tôt ; avant midi les deux wagons étaient chargés, mais il m’a fallu courir de-ci, de-là ; enfin, à deux heures, nous étions prêts à partir. Je n’ai pas honte de te dire que je suis fatigué. »

Coillard n’écrit plus son journal intime que dans une ou deux occasions :

Samedi 7 septembre 1861. — Que de fois n’ai-je pas voulu mettre la main à mon journal ! Il est vrai que depuis quelque temps j’ai trouvé une autre confidente, un cœur qui bat à l’unisson du mien. Oh ! que de fois j’ai pensé au ciel aujourd’hui !

Mardi 19 novembre 1861. — Chaque jour je me reproche de ne point faire mon journal. J’ai éprouvé tant de bien à écrire mes pensées et mes actes, cela m’a tellement porté à veiller sur moi-même que je ne puis que gémir d’avoir négligé mon journal.

Puis, il l’abandonne et, jusqu’en 1867, il n’écrira plus qu’accidentellement une demi-page en 1865.

Mme Coillard passa, au début de sa carrière missionnaire, par une crise douloureuse de mal du pays, et ses larmes coulaient continuellement. On sait comment, par une résolution héroïque, elle reprit possession d’elle-même ; mais, lors du premier anniversaire de sa naissance passé en Afrique, le 28 novembre 1861, elle est encore en pleine crise, et son mari, toujours levé de bon matin, lui écrit, quoique auprès d’elle :

« C’est en vain que je me creuse la tête pour te causer une surprise à ton réveil. Je n’ai rien à t’offrir, rien, pas même une petite fleur. J’en suis tout désolé comme s’il me restait encore à te prouver mon amour, ma chérie, comme si d’un présent devait dépendre ton bonheur à venir. Mais notre Père est riche et bon. et c’est à lui que je veux demander tout ce que je voudrais pouvoir te donner aujourd’hui. Je voudrais bien tarir tes larmes, ces larmes qui, comme un sombre rideau de nuages, bornent et obscurcissent l’horizon de ta foi. Ne pleure plus, crois seulement et tu verras la gloire de Dieu.

N’est-ce pas toujours au milieu des plus grandes épreuves que s’épure et se fortifie la foi des enfants de Dieu ? Si notre ciel était toujours serein, notre sentier parsemé de fleurs et notre œuvre prospère, c’est alors que nous aurions lieu de nous inquiéter et de nous désoler et de penser que nous ne sommes pas dans le bon chemin et que l’œuvre que nous faisons n’est pas celle de Dieu, mais bien la nôtre, une œuvre humaine, une œuvre qui pourrait avoir tout l’éclat du verre, mais aussi sa fragilité. Travaillons donc avec le Seigneur, ma plus précieuse amie, et, si le fardeau parfois est lourd et le faix du jour accablant, pensons au repos qui nous est réservé.

Je voudrais aussi te dire le ministère que tu remplis dans la maison. Ma chérie, si j’étais seul ici, seul sans toi, sans ton amour, sans ton aide, sans tes consolations, sans tes encouragements, sans tes prières, n’est-ce pas que mon pèlerinage ici-bas serait bien pénible ? Mais avec toi, il y a toujours une fleur parmi les épines et un arc-en-ciel dans les nuées.

Que Dieu nous garde longtemps l’un pour l’autre, afin que nous puissions longtemps le glorifier, témoigner de son amour, lui amener des âmes ! Et puis, quand sonnera l’heure du départ, nous nous donnerons rendez-vous avec bonheur dans ce palais de gloire que Jésus nous prépare. Là plus de fatigues, plus de larmes, plus de déceptions. »

Léribé était particulièrement isolé ; c’était, en 1862, la plus septentrionale des stations du Lesotho, et le centre d’un immense district. Autour de la station même de Léribé, il y avait plusieurs localités ou groupes de huttes ; à une vingtaine de kilomètres au nord-est, Botha-Bothé ; au sud-ouest de la station, le village de Simoné, le village du chef Molapo avec sa résidence ; puis Hlotsé-Heights, les hauteurs qui dominent la rivière de la Hlotsé, où Molapo établit une enceinte fortifiée avec un blockhaus, « le camp » ; puis, plus au sud, au delà de la Hlotsé, Tsikoané. A cette époque, la mission du Lesotho comptait douze postes.

Au delà du Calédon, à une soixantaine de kilomètres en ligne droite à l’ouest de Léribé, Mékuatling était occupé par la famille Daumas, et, plus au sud, plus près du Calédon, Mabolèla, par la famille Keck. La première de ces deux stations dut être abandonnée par la Société des Missions en 1869, alors que cette région au delà du Calédon fut détachée du Lesotho pour être annexée à l’État libre d’Orange. Mabolèla fut abandonné en 1892.

Au sud-ouest de Léribé, Cana n’étant pas encore occupé définitivement, le premier poste de la Mission qu’on rencontrait, à 70 kilomètres environ en ligne droite, était Bérée, occupé par les familles Maitin et Duvoisin ; au sud-est de Bérée, à quelques kilomètres à vol d’oiseau, était Thaba-Bossiou, la place forte du pays, la résidence du grand chef des Bassoutos, Moshesh, où étaient établis M. et Mme Théophile Jousse.

En continuant vers le sud, se trouve, à une centaine de kilomètres de Léribé, Morija, le centre du pays au point de vue religieux. M. et Mme Adolphe Mabille y étaient arrivés en 1860. De là, si on se dirige à l’ouest, on rencontre Hermon, occupé par la famille H. Dyke ; et si l’on se dirige au sud, on rencontre d’abord une annexe, Siloé, occupée par la famille Maeder ; puis Thabana-Morèna, occupé par M. et Mme Paul Germond, et Béthesda, où s’établirent M. et Mme Frédéric Ellenberger.

Directement à l’ouest, au delà de l’Orange, Béerséba, occupé par Samuel Rolland, Carmel, où était Prosper Lemue, et Hébron, occupé par Louis Cochetd, étaient sur le territoire qui fut pris aux Bassoutos par l’État libre d’Orange et durent être abandonnés par la Mission de Paris après la guerre de 1864-1869.

d – Nous ne mentionnons pas Béthulie où était J.-P. Pellissier ; cette station passa en 1861 à l’État libre d’Orange.

Si Eugène Casalis, le directeur de la Maison des Missions, pouvait écrire à Coillard (3 novembre 1862) : « Vous avez une tâche particulièrement âpre », c’est que le chef Molapo, pour qui et chez qui avait été fondé Léribé, était un renégat. Molapo avait été dans sa jeunesse placé par son père Moshesh à Morija ; au bout de sept années d’instruction, il se déclara pour l’Évangile, reçut le baptême et fit partie de l’église de Thaba-Bossiou. Moshesh, pour éviter les conflits entre son fils aîné Letsié et Molapo, nomma celui-ci chef du district de Léribé. Mais là, abandonné à lui-même, Molapo se détourna de la foi. Il était un des hommes les plus intelligents de la tribu et les plus versés dans la connaissance de la vérité chrétienne.



E. Casalis (1812-1891)

Le travail à Léribé était également difficile, parce que la station avait été privée de son missionnaire pendant plus de dix mois ; au retour de celui-ci, l’œuvre « ressemblait assez à un jardin dévasté par la grêle ». Coillard y revenait avec Nkélé, un Bassouto qui l’avait accompagné pendant tout son voyage au Cap et qui, au retour, prenait sa place dans la classe des candidats :

« Il nous donne beaucoup de satisfaction, écrit Coillard (1er décembre 1861). Il a déjà eu beaucoup de vexations à endurer pour le nom du Christ et semble être encore appelé à passer au creuset de l’épreuve. Puisse sa foi s’y épurer et s’y fortifier ! C’est une de ces âmes humbles et timides dans lesquelles la grâce de Dieu travaille progressivement et sans bruit. »

Coillard trouvait encore sur sa station Nathanaël Makotoko l’un des premiers hommes, avec Nkélé, qu’il eût connus à Léribé ! Nathanaël Makotoko, neveu de Moshesh, donc cousin de Molapo, avait grandi auprès de M. Maitin à Bérée et, en 1859, il s’était attaché à la personne de Coillard. En août de cette même année, il avait perdu sa femme et avait eu à soutenir, à ce moment-là, de terribles luttes pour s’affranchir des coutumes païennes. Dès son arrivée sur la station, Coillard s’intéressa à lui et éprouva pour lui une amitié toute particulière ; il lutta pour lui par la prière comme autrefois à Asnières pour la conversion de J. B.

Octobre 1859. — Je demande à Dieu de me pardonner si mon affection pour Makotoko a quelque chose de trop charnel et d’égoïste, de me donner d’être moins sensible à ces déceptions. Je me fais un sanglant reproche de l’aimer trop et de trop parler avec lui ! Que Dieu me pardonne et m’enseigne la sagesse.

28 mai 1860. — Je crois Makotoko sincère, mais si faible, si faible ! Un soir, il pleurait à mes pieds sur ses péchés, il sanglotait et, le lendemain matin, couvert de tous les armements du paganisme, il étourdissait sa conscience au milieu des fêtes de la circoncision.

Animé de bonnes intentions, Makotoko se croyait chrétien lorsqu’il était sous l’influence de son missionnaire ; mais, d’autre part, guerrier renommé par son courage, diplomate, parent de Molapo, il occupait une position importante, il était constamment mêlé au monde païen avec lequel il ne voulait pas rompre et, comme il était très influençable, il passait par des moments de ferveur et par des rechutes. Une fois revenu à Léribé avec les bagages, Coillard ne tarda pas à se mettre à l’œuvre. Il écrit, le 14 septembre 1861, à un ami :

« Nous avons commencé une école journalière que nous n’interrompons que le samedi pour vaquer à d’autres pressants devoirs. C’est quelque chose de bien fatigant que d’enseigner, dans une langue étrangère, ces petits Bassoutos toujours distraits ; mais nous considérons cela comme le premier de nos devoirs, et nous nous en acquittons avec joie. De temps en temps aussi, nous faisons une course à cheval pour évangéliser dans les environs. C’est une partie de l’œuvre qui est ingrate aussi ; mais, voilà, nous devons marcher par la foi et non par la vue. »

30 septembre 1861.

« Il faut que je reprenne ma lettre pour la terminer, mon cher ami, car il me faut expédier la poste. Tu peux voir par la différence de ces deux dates, que nos jours doivent être très remplis, puisque ce n’est qu’aujourd’hui que je puis reprendre la plume. Mais il est doux d’être ainsi toujours occupé de la gloire de Dieu ! J’ai aussi beaucoup de travaux matériels sur les bras ; c’est là le revers de la médaille. Quelquefois j’envie les pasteurs de France, qui n’ont point de ces préoccupations matérielles qui accablent l’esprit. Mais, sans doute, ils ont aussi leurs difficultés particulières, car partout où Jésus envoie ses messagers, Satan y a déjà les siens.

Nous avons beaucoup entendu parler du réveil qui s’est opéré à Paris. Que fait-on à Orléans ? Est-ce que votre pasteur est vivant ? Qui est-il ? Je crois que, si vous étiez deux ou trois chrétiens pour supplier le Seigneur de vous visiter enfin dans votre grande ville, vous verriez des merveilles. MM. Radcliffe et Henrye ne sont pas des prédicateurs ad hoc, selon les facultés de théologie, et cependant quelle puissance leur est donnée !

e – Réginald Radcliffe, avocat, né à Liverpool en 1825, mort en 1895, vint en 1861 à Paris, sur l’appel de Mme André-Walther, pour faire un travail d’évangélisation. Il était accompagné de M. Shuldham Henry. La première réunion eut lieu à la chapelle Taitbout le 19 avril 1861.

Ici, nous taillons toujours dans le dur. Cependant nous avons quelques sujets d’encouragement. Nos congrégations, sans être ce que nous pourrions désirer, sont cependant intéressantes, et, pour peu que cela continue, la chapelle va devenir beaucoup trop petite. Nos auditeurs actuels viennent surtout du dehors. Quant aux gens du village, ils n’apprécient pas encore notre enseignement. »

Peu après, le 3 octobre 1861, Coillard écrit à M. Eugène Diény, pasteur à Asnières-lès-Bourges :

« La journée est toujours trop courte pour la tâche que nous nous étions proposée le matin. Notre école occupe une grande partie de notre temps. C’est une partie de l’œuvre que l’on a, selon moi, beaucoup trop négligée dans notre mission. On a oublié que c’est là la pépinière de l’Église. On s’est contenté d’enseigner un peu à lire, d’autres y ont ajouté l’écriture. En somme, on dirige tous les coups contre ces personnes qui ont grandi, croupi dans le paganisme, et on dédaignerait presque, on oublie du moins, ces jeunes et tendres âmes qui pourraient si facilement s’épanouir à la lumière de l’Évangile. Quelque ingrate que paraisse cette partie de notre œuvre, nous sommes résolus à la poursuivre avec courage et surtout avec foi.

Je suis sûr que vous aimeriez à visiter notre école, à entendre les jolis canons qu’on commence à y chanter, à voir les progrès rapides que plusieurs font dans la lecture et l’écriture, et l’intérêt que tous apportent à une simple leçon de géographie. Pauvres petits êtres ! Ils ne croyaient rien de plus grand que le Lesotho et ne soupçonnaient pas même qu’il y eût au monde d’autres peuples que les noirs et les blancs d’Afrique. Une chose vous peinerait pourtant, ce serait de les voir nus et si malpropres. Oh ! si quelques amis obligeants voulaient nous aider ! N’avez-vous pas une réunion de travail pour les missions à Asnières ? Si vous êtes embarrassés, ne sachant qu’y faire, dites-le-moi, et ma plume vous taillera de la besogne.

En attendant, nous nous proposons de faire à Noël une petite fête pour nos enfants et de récompenser selon nos moyens leur assiduité plus encore que leur aptitude. Vous auriez été touché de voir arriver, il y a quinze jours, épuisés de fatigue, des hommes et des femmes qui avaient voyagé toute la journée du samedi pour passer ici le dimanche. Depuis quelques dimanches, nos congrégations augmentent en nombre et en sérieux. Quelques jeunes gens sont déjà venus me parler de leur âme. Ce n’est pas que je les croie vraiment convertis, mais ils ont un grand désir de servir Dieu. Tous les mercredis, nous consacrons l’après-midi à évangéliser. Nous allons, ma femme et moi, à cheval dans les environs. Il est rare que nous soyons satisfaits de ces courses d’évangélisation. Ces pauvres païens nous rient au nez quand nous leur parlons de Dieu, les femmes se sauvent et les enfants pleurent.

« Cette fête de Noël, écrit Coillard quelques mois après, produisit un effet tout contraire à celui que nous attendions. Le chef disait que nous avions trouvé le moyen de gagner les enfants et on s’étonnait au village de l’importance que nous attachions à cette branche de notre œuvre. « Même l’école, c’est l’enseignement de l’Évangile, » disait-on. Et la conséquence fut qu’à dater de ce jour, aucun des enfants de Molapo ne remit les pieds dans l’école et que ceux des païens se retirèrent graduellement. Tous nos efforts pour les retenir ou les ramener ont jusqu’à présent été inutiles. Ce fut pour nous une amère déception. Mais, comme la plupart de ces enfants lisaient déjà assez bien et que chaque jour ils ont entendu parler du Sauveur et appris quelque portion de la Parole de Dieu, nous avons la confiance de n’avoir pas travaillé en vain : « Jette ton pain à la surface des eaux et, après quelque temps, tu le retrouveras. »

Coillard était très occupé, non seulement par l’œuvre, mais aussi par des travaux matériels ; il ajouta à sa maison deux chambres de 6 pieds de large chacune, et il entoura d’un mur un jardin de 60 pieds, carrés. Tant à cause de ses occupations que de la distance, il ne se rendit pas à la Conférence des missionnaires du Lesotho, qui se réunit à Hébron à la fin de février 1862. Déjà l’année précédente, il n’avait pas pu arriver à temps, avec Mme Coillard, pour la Conférence de Thaba-Bossiou. Aussi le Comité de Paris en conçut-il quelques craintes qui se reflètent dans ses procès-verbaux : « C’est la seconde fois, y est-il écrit, que notre jeune frère perd une semblable occasion de recevoir les conseils et les encouragements de ses collaborateurs. On lui donnera le conseil de se mettre en garde contre les dangers de l’isolement. » Il n’y avait pas de route pour arriver à Léribé :

« Autrefois, dans la mission, écrit Coillard on regardait un peu Léribé comme un ermitage et son missionnaire comme le frère ermite. Aujourd’hui, bien que les circonstances aient changé, notre solitude est encore si complète que la moindre visite est toujours pour nous un événement de quelque importance. »

Ce furent d’abord deux frères wesleyens qui passèrent à Léribé.

« Bientôt après, Moshesh fit un séjour de près de trois semaines à Léribé. Je pourrais bien dire chez nous, car il se passa peu de jours qu’il n’envoyât dire à ma femme qu’il partagerait notre repas. Sa société nous eût plu davantage sans les individus qui l’accompagnaient, encombrant les passages et les abords de la maison, attendant les aliments que leur chef leur distribuait sans cérémonie. A part ce terrible travers de l’étiquette de Thaba-Bossiou, on est toujours frappé de l’intelligence de Moshesh. Quand il parle, tous ses traits s’illuminent et sa loquacité ne connaît point de bornes.

Il m’arriva un jour, à table, de parler des Chinois, de leurs mœurs, de leur civilisation, de leur industrie, et, quand j’eus mentionné leur longue tresse de cheveux, Moshesh, qui m’avait écouté avec un profond intérêt, s’écria tout à coup victorieusement : « Mais je les connais ces gens-là ; c’était un Chinois, ce jeune homme dont il est parlé dans le livre de Dieu, qui avait tant de sagesse, de force et de si longs cheveux ; mais, quand il s’éprit de cette jeune fille, elle lui coupa les cheveux et il devint comme un autre homme. » Puis, se tournant vers ses gens, il leur raconta, avec détails et commentaires, l’histoire de Samson. J’eus beau lui dire que les longs cheveux des Chinois n’avaient rien à faire dans leur civilisation et leur industrie, ce rapprochement avec l’histoire biblique l’avait tellement frappé que, malgré tout ce que je pus dire, il ne parut pas satisfait, et je suis sûr qu’il persiste encore à croire que Samson était un Chinois.

Moshesh parti, nous reçûmes la visite de la famille Maitin. C’est la première et la seule qui ait encore pu se décider à visiter « l’ermitage et les ermites ». Inutile d’essayer de rendre les impressions que nous a laissées le séjour de nos amis. Je l’enregistre ici comme une des bénédictions du Seigneur, qui a ranimé notre courage et vivifié notre zèle.

Nous eussions sans doute vivement senti leur départ, si la santé de ma femme n’avait impérieusement exigé du repos et un changement d’air avant l’hiverf. Nous partîmes donc ensemble, nous visitâmes de compagnie Mabolèla et Mekuatling, puis nous nous séparâmes de nos amis, eux pour rentrer à Bérée et, nous-mêmes, pour aller à Béerséba. Ce ne fut pas sans instruction que nous vîmes ce que le Seigneur a fait sur d’anciennes stations par le moyen de ses serviteurs, et ce qu’il accomplit à Mabolèla, établissement fondé en même temps que celui de Léribé.

f – L’hiver au Lesotho comprend les mois de mai, juin et juillet.

Il nous semblait que personne ne cultivait un sol aussi dur et aussi ingrat que le nôtre, et, bien qu’il nous le semble encore, nous avons vu que chacun a bien ses difficultés, comme chaque chrétien a ses misères ; seulement, chacun croit les siennes plus grandes, parce que ce sont les seules qu’il voit et qui le font souffrir. »

Ce voyage dura un mois ; en mai ou juin, M. et Mme Coillard étaient revenus. En août, deux événements importants vinrent rompre « la monotonie de la vie habituelle, écrit Mme Coillard ; d’abord, le baptême de deux Bassoutos, premiers fruits d’un ministère de quatre ans exercé par mon mari au milieu de ce peuple, et, tout de suite après, la visite de MM. Daumas, Jousse, Maitin et Duvoisin, pour examiner la question du transfert de la station ». Ce fut, en. effet, le 24 août que furent baptisés Nkélé, qui prit le nom de Johanné, à cause de John Bost, dont Coillard lui avait souvent parlé, et Ma-Mosilinyané, qui prit le nom d’Anna :

« La cérémonie fut solennelle et pour nous pleine d’émotions, écrit Coillard. Puissent ces nouveaux noms, symboles d’une vie nouvelle, leur rappeler sans cesse que, pour ceux qui sont en Christ, étant de nouvelles créatures, les choses vieilles sont passées, toutes choses sont devenues nouvelles. Voilà donc les fruits de près de quatre années de labeurs ! Et rien encore ne nous fait présager que ce soient là les prémices d’une abondante moisson. Deux conversions, que c’est peu de chose ! Et pourtant, si ce sont deux âmes arrachées à l’empire de Satan, à la mort éternelle, et mises en possession de la vie et du bonheur qui sont en Christ, nous savons que les anges du ciel s’en seront réjouis avec nous ; et, dussent ces fruits être les seuls accordés à notre ministère, nous ne dirions point avec le prophète Esaïe : « J’ai travaillé en vain, j’ai usé ma force pour néant et sans fruit, » mais plutôt avec le psalmiste : « Éternel, toutes tes œuvres te célébreront et tes bien-aimés te béniront. »

Mais, pour que notre joie fût parfaite, il faudrait que nous puissions oublier les douloureuses expériences que nos devanciers ont souvent faites et le nombre, hélas ! trop grand, d’indigènes qui sont retournés au monde, après avoir embrassé le christianisme. »

Ni le travail, ni l’éloignement, ni le bonheur conjugal, ne font oublier à Coillard sa mère ; le cœur du fils est plein de sollicitude pour la « Mère Bonté », et il continue à lui écrire des lettres en caractères d’imprimerie, afin qu’elle puisse les lire facilement :

« Ma mère bien-aimée, je ne puis pas vous dire la tristesse et l’inquiétude que me cause votre silence. Depuis plus d’un an, personne d’Asnières ne m’a écrit. J’en prendrais facilement mon parti, si je pouvais vous oublier et cesser de vous aimer. Mais, comme il n’en est pas ainsi et que vous occupez toujours dans mon cœur la même grande place que vous y avez toujours occupée, je suis dans une véritable angoisse de ne point recevoir de vos nouvelles. Cent fois le jour je me demande si vous n’êtes pas malade, si vous ne manquez de rien, si vous êtes dans la chaumière, si vous travaillez toujours comme par le passé, et mille autres choses de ce genre. La nuit, je rêve continuellement à vous, ces derniers temps surtout : en rêve, je lis vos lettres ou je me trouve avec vous, et puis, une fois réveillé, j’ai le cœur rempli de douleur d’être loin de vous et d’être privé de vos nouvelles. Ma seule consolation est alors d’arrêter mes yeux sur votre précieux portrait, d’élever mon cœur à Dieu et de prier pour vous. Je suis las d’attendre de vos nouvelles, et pourtant j’espère encore qu’elles arriveront un jour que je ne les attendrai point, et, si elles sont ce que mon cœur désire, ma joie alors sera bien grande.

Ma bonne mère, je pense souvent combien la vie doit vous être dure. Est-ce que vous avez maintenant une bonne vache ? J’espère que Christina, ma chère compagne, pourra bientôt vous envoyer la somme nécessaire pour la payer ou l’acheter. Elle tient beaucoup à vous faire, elle-même, ce présent. Est-ce que l’hiver dernier a été rigoureux ? Avez-vous eu beaucoup de bois à brûler ? A votre âge on a si froid. Est-ce que mes frères et mes sœurs sont bons pour vous ? Quelles sont les vignes et les terres que vous cultivez ? Est-ce que ma Blessengis et son beau noyer vous rapportent beaucoup ? Que de questions je voudrais vous faire ! Mais vous ne pouvez pas me répondre, c’est donc inutile. Pensez comme il sera doux de nous revoir ! Je pense souvent à ce moment du revoir et cela me soutient. La vie est bien courte ; bientôt toutes nos peines, nos épreuves et nos larmes auront pris fin ; oui, bientôt, et alors : « Près du Seigneur Jésus, on ne se quittera plusg. »

g – Derniers vers du cantique (Recueil des Écoles du dimanche, n° 61) chanté par les enfants dans le temple d’Asnières lors des adieux de Coillard.

Ici, nous menons une vie qui a bien aussi ses épreuves. L’œuvre ne prospère pas comme nous le voudrions, c’est-à-dire que les âmes ne se convertissent pas en grand nombre. Les païens n’aiment pas l’Évangile, ils en ont peur ; aussi trouvons-nous beaucoup d’opposition et d’entraves. Nous faisons maintenant dans notre chambre la prière du matin et du soir. Ma bien-aimée Christina joue de l’harmonium, ce qui fait que nos Bassoutos aiment quelquefois mieux écouter que chanter ; ce n’est pas étonnant, car, moi-même, je serais souvent disposé à en faire autant. En écoutant ma Tiny (comme je l’appelle), je pense aux harpes d’or du ciel et à ce cantique nouveau que les élus chanteront. Comme c’était beau à Asnières, quand nous chantions les Chants de l’Apocalypse ! Il y avait des personnes qui pleuraient d’émotion. Mais pensez ce que ce sera dans le ciel, quand tous les anges et tous les élus, de tous les pays et de tous les âges, chanteront ensemble ! »

Lundi soir, 23 septembre 1862.

« Voilà donc deux grands mois que j’ai commencé ma lettre, il me semble que ce n’était qu’hier. Notre vie d’Afrique est si remplie de soucis et d’occupations que les journées s’envolent l’une après l’autre avec une rapidité étonnante. Ç’a été le cas pour nous, surtout depuis quelques mois, sans doute parce que notre vie a été difficile : la santé de ma chère Christina s’est affaiblie ; je crois que le climat y est pour beaucoup, et puis la nourriture et les occupations. Nous ne pouvions plus rien acheter des Bassoutos ; savaient-ils que nous avions besoin de quelque chose, ils nous demandaient des prix si exorbitants, quand ils condescendaient à nous l’apporter, que c’était une vraie moquerie.

Depuis longtemps aussi, nous n’avons personne à notre service, et il faut que nous fassions à peu près tout nous-mêmes. Pour ce qui concerne le ménage, nous nous en tirerions tant mal que bien, si nous avions de l’eau. Mais, malheureusement, il faut aller se la disputer très loin. Nous envoyons généralement deux petites filles à la sortie de l’école. Mais, si elles ne viennent pas ou s’il fait du vent, alors il faut recourir aux voisins et leur donner du sel et des boutons en échange. Je crains bien que vous ne compreniez pas tout cela, ma bonne mère, car, à Asnières, il y a plus d’eau qu’il n’en faut. Je me demande s’il faut toujours enjamber le ruisseau pour aller chez ma sœur Marie-Jeanne et marcher sur la pointe du pied sur ce tas de paille qui pourrissait dans la cour. Vous avez beau dire, c’est très malsain ; ne pourriez-vous pas trouver une autre manière de faire du fumier ?

Je pense souvent à vous dans tous les détails de la vie, mes bien-aimés ; je me dis, par exemple, pourquoi n’auriez-vous pas quantité de poules ? [Suivent plusieurs conseils matériels.]

Ne vous étonnez point de tous ces petits conseils ; en Afrique, nous tirons parti de tout. Nous parlons bien souvent de vous et nous nous disons que, si vous pouviez passer seulement six mois en Afrique et retourner à Asnières, vous y vivriez beaucoup mieux et à meilleur compte. Ce chapitre est pour tout le monde.

Je crois que je vous parlais de nos petites difficultés et surtout de celles du ménage. Pauvre Christina ! toute autre perdrait courage. Il y a quelque temps, une petite fille de dix à onze ans prit l’habitude de venir à la cuisine et de se rendre utile. Nous prîmes cette enfant en affection et, comme sa mère était abandonnée de son mari et que nous étions très bons pour elle, nous croyions que cette enfant resterait avec nous. Christina l’habilla de neuf, des pieds à la tête ; dès le matin du lendemain, elle avait disparu, et à nos questions on répondait qu’elle avait fini son temps, qu’elle avait reçu son salaire, que nous étions quittes. Une autre petite fille ne tarda pas à se présenter ; c’était une petite femme de douze à treize ans ; ma femme, après beaucoup de précautions et de prudence, l’habilla ; dès lors, elle ne reparut plus. Sa mère avait peur que nous en fissions une chrétienne. Nous avons de ces crève-cœur souvent, avec les grands comme avec les petits.

Il est maintenant décidé que nous quitterons le village pour nous établir tout à côté, auprès d’une petite fontaine. J’ai déjà commencé à y faire des travaux qui m’ont occupé toute la semaine et m’ont beaucoup fatigué. Avec l’aide de Nkélé et d’un jeune homme, j’ai commencé à construire un grand réservoir en pierre et en terre, pour recevoir l’eau de la fontaine et des torrents. Ce réservoir servira aussi à laver le linge ; Christina dit qu’elle voudrait y voir ses canards. Bientôt j’espère que nous pourrons faire des briques et nous construire une maisonnette sur cet emplacement, mais ce ne sera que l’hiver prochain que nous y aurons les coudées franches, parce que quelques champs de blé que l’on doit enlever y sont encore.

Que le Seigneur vous bénisse, ma bonne, ma bien-aimée mère ! Qu’il nous réunisse là-haut bientôt ! Faites-nous écrire, dites-nous ce qui vous manque ; nous voudrions que vous n’allassiez plus en journées. Ne réparez plus la maison avec ce que nous vous envoyons ; ne peut-on pas la vendre ?

Et maintenant, il faut que je vous dise adieu ; mon cœur se serre parce que je vous ai si peu dit, mais je me promets de vous écrire plus souvent. Adieu, ma mère chérie, mes amitiés à mes sœurs. Paix vous soit ! »

En octobre 1862, la famine sévissait, causée par la sécheresse ; Mme Coillard, dont la santé était éprouvée, et son mari se rendirent à Bérée, où ils séjournèrent chez les Maitin. De là, Coillard fit une ou deux courses ; il alla, une fois entre autres, à Léribé, course qui nécessitait « deux jours pour aller et deux pour revenir », et, de Léribé, le samedi 25 octobre au soir, il écrit à sa femme :

« Pourquoi t’es-tu tenue si longtemps au soleil hier, quand je t’ai dit adieu ? A chaque instant je tournais la tête de ton côté et mon cœur t’envoyait mille tendresses que tu aurais facilement pu lire dans mes yeux. Et puis quand, lentement et la tête baissée, tu as repris le chemin de la maison, je ne pouvais détacher mes regards de dessus toi. Cette contenance si triste me disait tant de choses et me télégraphiait tant de messages ! Je m’arrêtai sur la colline et te cherchai encore des yeux, mais tu avais disparu, ma bien-aimée. Comme j’aurais été triste de te laisser toute seule, mais tu es avec de si bons amis !

Je dus faire violence à mes sentiments pour faire bonne mine à mon compagnon de voyage Paulus (un Mossouto) qui se trouvait d’une humeur loquace à l’excès. Si on nous avait mis dans une. balance, j’aurais été aussi bas que lui haut. Nous arrivâmes sans accident chez les amis Keck, à Mabolèla. Ils avaient appris que nous étions à Bérée et ne furent pas surpris de me voir. Comme chaque fois que je visite les amis Keck, ils avaient fait du pain, mais de si bon pain que je ne pouvais rien manger d’autre. Il paraît que ma faiblesse pour le pain n’a pas passé inaperçue, car, pour m’expliquer des sourires et des regards échangés entre eux, mes amis me dirent qu’ils appelaient toujours le pain frais « le gâteau Coillard ».

M. Keck pétrissait le pain lui-même ; il faisait le meilleur pain du Lesotho ; une fourmilière vidée, dans la montagne, lui servait de four. Coillard s’en régalait et disait : « Frère Keck, votre pain est le meilleur des gâteaux ! Enlevez la corbeille, sans cela je ne m’arrêterai pas d’en manger ! » M. Keck profitait aussi du passage de Coillard pour lui faire enseigner quelque cantique à ses gens. Ces visites étaient une fête pour blancs et noirs ; dès que ceux-ci l’apercevaient, ils venaient en courant l’annoncer au missionnaire.

« Le lendemain, continue Coillard, j’étais sur pied avant le lever du soleil et je trouvai déjà les chevaux sellés et Paulus m’attendant. Je pus un peu déjeuner, je fis le culte de famille et je partis. Oh ! mais quel temps ! Mes dents claquaient de froid et, avant d’avoir traversé le ruisseau, j’étais trempé jusqu’aux os. Le vent était si violent que ma monture m’emportait, malgré moi, dans la montagne.

Paulus, en sa qualité de Mossouto, craint l’eau comme un chat et parlait de retourner. Mais je le narguai de son peu de courage, lui faisant remarquer qu’il avait deux manteaux et que non seulement je n’en avais point, mais que j’étais très légèrement vêtu. Il me pressa alors d’accepter l’un de ses manteaux. « Suis-je de sel, lui répondis-je, crains-tu que je ne fonde ? » Je parvins à le mettre d’humeur plaisante et nous poussâmes en avant. Nous savions que la pluie était une telle bénédiction que nous finîmes par nous oublier pour penser au bienfait général, et par élever des cœurs reconnaissants vers Dieu. Nous étions tristes chaque fois que l’horizon s’éclaircissait et que la pluie diminuait. Nous l’eûmes sur le dos près de trois heures, mais ensuite le vent nous sécha. Nous passâmes dans deux villages où j’eus quelques entretiens avec des païens.

En arrivant à Léribé, à quatre heures après midi, j’eus à monter la garde pendant une longue demi-heure avant l’arrivée de Johanné qui était absent. Que cette maison est triste sans toi ! Johanné voulait aller coucher chez lui, je l’ai fait rester dans la salle à manger avec Paulus ; ainsi je me sens moins seul. Et toi ? Tu te seras inquiétée à mon sujet. Mais il n’y avait pas de quoi. Bonne nuit, my sweetest love. Nous nous retrouverons dans nos rêves. Paix et joie te soient ! »

Dimanche, entre les deux services.

« J’ai lu et relu le petit précieux billet que tu as mis dans ma poche avant de partir. Tu n’as pas besoin de me recommander de prendre soin de moi-même ; tu aurais plutôt besoin de me rappeler souvent ce que dit saint Paul : « Je garde mon corps et le tiens assujettis, de peur que tout en prêchant aux autres, je ne sois moi-même rejeté. »

9 heures et demie du soir.

« … La journée a été de plomb. Un ciel sans soleil, un jardin sans une fleur, une ruche sans une abeille, c’est bien triste ! Je t’envoie mille baisers en te disant bonsoir. »

Lors de la fondation de Léribé, Coillard aurait désiré s’établir au milieu du village même de Molapo ; la commission nommée pour choisir l’emplacement était contraire à ce désir ; elle avait cependant consenti à placer la station à la limite même du village ; cette proximité avait eu le grand avantage de permettre à Coillard, par un commerce journalier avec les Bassoutos, d’apprendre très vite leur langue et d’arriver à la posséder admirablement ; d’autre part, un contact constant avec des païens hostiles avait les plus grands inconvénients ; enfin et surtout, l’eau manquait. Aussi une commission composée des missionnaires Daumas, Jousse et Duvoisin choisit-elle (fin août 1862) un nouveau site, à deux ; kilomètres de la première station.

« L’emplacement choisi, écrit Mme Coillard (28 août 1862), est un des plus beaux de ce pays, de cette beauté particulière au Lesotho : des montagnes aux formes très hardies et sévères bornant un horizon immense dont aucun arbre, aucun arbuste ne vient briser ou orner la ligne. Nous pensons en planter en abondance autour de notre demeure et nous avons tout lieu d’espérer qu’ils prospéreront et nous donneront, en retour de notre travail, plus de fruits que nous n’en avons jamais récolté sur les rochers stériles où se trouve notre demeure actuelle. »

« En allant nous établir à vingt minutes d’ici, auprès d’une petite fontaine, écrit Coillard, nous ne quittons pas notre poste ; loin de là, nous agrandissons la sphère de nos travaux ; des familles nous y suivront, et, en nous rendant un peu plus indépendants d’un chef ombrageux, nous nous rapprochons de petits villages qui, avec la bénédiction d’En-Haut, alimenteront nos auditoires et nos écoles. Nous y avons commencé les travaux ; mais un petit réservoir, fait à la fontaine, a été emporté par les torrents, et, à cause des pluies continuelles, notre abri de mottes menace de s’écrouler avant d’être terminé.

Mes bœufs, vu la sécheresse, étant réduits au nombre de cinq, nous avons, jusqu’à présent, transporté à dos d’hommes pierres, mottes, paille, bois nécessaires à nos travaux ; mais ce moyen n’est pas praticable si nous entreprenons quelque chose de sérieux et d’économique. Nous devons tout d’abord construire une chapelle qui servira plus tard de maison d’école ; c’est d’une pressante nécessité, car la nôtre, en roseaux, tombe en ruines, et sous peu nous prêcherons en plein air. Une maison de wagons, une pour nous-mêmes, des murs de jardin, un réservoir et autres nécessités indispensables à notre établissement se disputeront ensuite notre temps, nos forces et nos ressources. Nous nous sentons tristes à la perspective de devoir nous occuper presque exclusivement, pendant quelques années, de travaux matériels, quand l’école et surtout l’évangélisation réclament si impérieusement de l’attention et de la persévérance. J’espère que le Comité nous autorisera à mettre courageusement la main à l’œuvre. Le Seigneur nous donnera les forces physiques qu’il nous faut. »

Au commencement de 1863, M. et Mme Coillard allèrent s’installer, ou plutôt camper tant bien que mal, sur le nouvel emplacement de leur station, dans une petite maison en mottes de terre, que l’humidité. rendait presque inhabitable, et sous une tente ; ils travaillaient activement au transfert de la station, lorsque certaines irrégularités dans les opérations de la commission fournirent à Molapo l’occasion de les inquiéter. Il fallait en référer à la prochaine Conférence des missionnaires du Lesotho et, en attendant, Coillard dut, à regret, interrompre les travaux et retourner pour quelques mois à la première station.

La Conférence se réunit à Béthesda, en juin 1863. Elle avait pour Coillard une double importance : outre l’emplacement de sa station, une autre question, toute personnelle, devait y être traitée, celle des dépenses occasionnées par son voyage de retour du Cap à Léribé, dépenses que le Comité de Paris estimait excessives. Coillard se rendit à Béthesda sans sa femme. En route, de Thabana-Morèna, il lui écrit le 3 juin :

« Loin, loin de toi de nouveau, ma bien-aimée, mais non séparés cependant, car tu n’as pas été un seul moment absente de mes pensées depuis mon départ… Le jour où je t’ai quittée, il me semblait que je ne verrais jamais la fin du terrible voyage que j’avais devant moi. Je ne voulais pas parler, les chevaux ne voulaient pas aller et mon compagnon était si sot qu’après avoir fait vainement quelques essais pour le faire causer, je m’affranchis de toutes convenances et m’abandonnai à mes pensées. Et ces pensées, ai-je besoin de te dire où elles allaient ?

Imagine-toi, au coucher du soleil nous étions seulement à Cana ; mais nous voyageâmes encore au clair de lune et tard, très tard, nous arrivions chez Makobalo qui fut très heureux de nous recevoir. Avant le lever du soleil, j’étais de nouveau à cheval. Je déjeunai avec Mme Maitin à Thaba-Bossiou, puis en route, et j’arrivai seul à Morija, peu avant le coucher du soleil ; j’y étais attendu par Mme Mabille.

Le lendemain, j’étais debout au lever du soleil et courus dehors pour me réchauffer et me distraire. Je ne me sentais pas malheureux, je me sentais en secrète communion avec Jésus. Je pouvais prier. Après le déjeuner nous eûmes la prière du matin. Il y avait une affluence de gens qui semblaient si heureux et si attachés à la femme de leur missionnaire ! Je pensais à nous à Léribé, quel contraste ! Mon cœur saignait ! … Mabille avait laissé un cheval pour moi, est-ce que ce n’est pas bon ? Je laissai le mien et je chevauchai seul ce matin. Je suis arrivé ici, à Thabana-Morèna, dans l’après-midi. Mme Germond se met en quatre pour me préparer à dîner. Elle semble si heureuse et contente dans sa hutte ! ça fait du bien de la voir. Au coucher du soleil, un jeune homme apporta la poste de Béthesda et, comme il retourne demain, nous ferons la route ensemble. Il est tard, je n’ai pas du tout sommeil, mais, par devoir, je te dis bonsoir. »

Samedi 6 juin 1863.

« Hier je quittai Thabana-Morèna : j’arrivai à midi à Béthesda. C’était l’heure du dîner. Je frappai à la porte plusieurs fois sans réponse. Je me décidai à entrer et je frappai à la porte de la salle à manger. Quelle surprise ! quelle agitation ! … Comme M. Rolland n’était arrivé que la veille, la Conférence n’avait commencé que le vendredi matin. L’après-midi j’étais présent et, comme les autres, je fis un rapport verbal sur notre station. Le soir, au dortoir, il y eut quelques tentatives faites pour plaisanter, mais moi et d’autres restâmes si graves que nous réprimâmes cette tendance. »

Béthesda, 11 juin 1863.

« Le soleil se couche et la Conférence est close. Hélas ! que puis-je dire ? Encore une commission. Et que peut faire une nouvelle commission ? je me le demande. Ainsi nous n’allons pas à Magoana-Machuanah. Mais alors, où aller ? Dieu le sait… Il est triste de penser qu’à la veille d’être installés, nous voilà de nouveau relancés en plein champ. Que Dieu nous aide ! Pour moi tout est sombre et je me sens terriblement découragé. »

h – Nom de l’emplacement prévu pour la nouvelle station de Léribé.

Ce découragement, motivé aussi par la question des comptes, ne fut pas de longue durée. La nouvelle commission se rendit à Léribé ; elle arrangea assez promptement les choses et, le 29 octobre 1863, Coillard écrivait au Comité :

« Tout s’est arrangé aussi bien qu’on pouvait l’espérer et c’est d’après le conseil de nos frères qu’immédiatement après leur départ, nous nous sommes définitivement installés au nouvel emplacement. Je suis heureux de pouvoir constater que, depuis lors, et malgré les pluies, nos congrégations n’ont pas diminué. Nous nous réunissons dans les cavités de la montagne et à l’ombre des rochers. Aussi longtemps que nous n’avons pas d’abri convenable, il ne peut être question d’école.

Quant à nous, nous occupons la hutte en mottes de terre que j’ai faite l’an passé. Nous l’avons trouvée percée par les voleurs, infestée de rats et de chauves-souris, si humide et si peu aérée que nous ne pouvons y demeurer quelque temps qu’au détriment de nos santés. Sur ma demande, la commission m’a autorisé à faire un contrat, pour la construction d’une maison d’habitation, avec un maçon honnête et habile que des infortunes ont amené chez nous. Toutefois, je n’ai pas voulu conclure le contrat avant de vous en avoir donné avis et d’avoir reçu votre autorisation. J’ai préféré faire accord avec lui pour bâtir notre chapelle, tant pour nous assurer ses services que pour répondre aux exigences de notre position.

Ce n’est pas quand catholiques et anglicans nous envahissent, quand nous voyons la possibilité d’avoir une belle école, quand les travaux d’évangélisation nous débordent, qu’il convient de nous laisser absorber longtemps par des travaux d’installation qui pourraient être poussés avec vigueur. Six années de temporaire dans la vie si courte d’un missionnaire doivent nous suffire. Malgré toutes nos difficultés, nous avons pris pied ici. »

Mais, comme toujours en Afrique, les projets ne se réalisèrent pas vite et, le 6 janvier 1864, Coillard écrivait encore :

« J’attends tous les jours un maçon pour bâtir notre chapelle. Jusqu’à présent nous tenons les services dehors, ce qui me fatigue beaucoup. Nous vivons toujours dans une espèce de hutte que j’ai faite, l’an passé, avec des mottes de terre ; elle est bien loin d’être confortable. Nous jouissons pourtant d’une bonne santé. Nos congrégations augmentent sensiblement. »

Coillard devait attendre sa chapelle sept ans encore ; heureusement que quelques ouvriers blancs, rencontrés fortuitement, l’aidèrent pour les constructions provisoires indispensables à l’habitation ; sa vraie maison ne devait être terminée qu’en 1875. L’œuvre de Léribé ne fit que peu de progrès en 1863 ; des bruits de guerre, une maladie de Molapo, le transfert de la station, l’entravèrent :

« Il en est de cette œuvre comme d’un jeune arbre dont la croissance est imperceptible. Aussi longtemps qu’il conserve sa verdure et pousse quelques boutons, dussent ces boutons tomber avant de s’épanouir, il faut croire que ses racines s’étendent et se fortifient et il y a à espérer pour l’avenir. L’œuvre progresse lentement, mais ne dépérit pas. »

En février 1864, durant une nouvelle séparation d’avec sa femme, Coillard lui écrit de Thaba-Bossiou :

« Le mercredi 17 février, nous vînmes ici, accompagnés de M. Duvoisin qui ne se fit pas beaucoup prier. En traversant la petite rivière de Thaba-Bossiou, Makotoko fut renversé par son cheval et peu s’en fallut que cet accident n’eût de sérieuses conséquences. Pendant qu’il sortait de la rivière et que je lui prodiguais quelques soins, M. Duvoisin s’envola avec son cheval et nous devança à la station. M. Maitin et M. Lautréi me prodiguèrent l’expression de leur sympathie de ce que nous étions encore sans logement confortable. On désapprouve que nous commencions par une chapelle. Je pense que si j’avais fait autrement, l’on aurait également désapprouvé. Dans tous les cas, l’on admire beaucoup notre plan de maison. Personne ne le trouve trop grand et j’ai tout lieu de croire qu’on nous laissera l’exécuter tout d’une fois. »

i – Prosper Lautré, médecin-missionnaire au Lesotho, mort en 1893.

Coillard a toujours sa mère présente à l’esprit :

« Je pense tous les jours à vous en voyant Ma-Péthlé, lui écrit-il de Léribé (20 mars 1864). C’est, comme vous, une femme d’un âge avancé, elle ne marche qu’avec l’aide d’un bâton ; elle a vu des temps bien durs ; pensez qu’une fois, dans une guerre, les Matébélés tuèrent toutes les femmes et tous les enfants de son village, « même les chiens et les chats, » comme elle dit avec horreur ; elle-même, après avoir reçu plusieurs coups d’assagaie, fut laissée pour morte parmi les cadavres. Ce fut une des premières baptisées par les missionnaires et, bien qu’à cause des guerres elle soit restée de longues années loin de toute station, elle s’est toujours conduite en chrétienne fidèle, même au milieu des plus grands païens. Sa fille nous dit qu’elle prie et récite des portions de la Bible chaque fois qu’elle se réveille dans la nuit. Elle est très respectée par tous les chrétiens, c’est une mère en Israël. Elle est venue demeurer sur la station avec ses enfants et, comme elle n’a pas encore de maison, elle demeure dans un wagon, ce qui est très peu confortable pour elle. Aussi, l’autre jour, les membres de l’église se trouvant tous ici, elle leur dit, dans son langage naïf : « Quand le service de Dieu dit chaque dimanche : Levez-vous et écoutez avec respect les dix commandements, vous vous tenez assis et vous n’écoutez pas, car il est dit : Honore ton père et ta mère, etc… et vous qui voyez que je n’ai pas de maison, vous vous tenez tranquilles. » Les hommes qui se trouvaient là ne répondirent pas ; seulement ils se dirent entre eux : « Ma-Péthlé a raison, » et je les ai vus, depuis lors, lui arranger son wagon avec beaucoup de patience. Cette pieuse femme est la tante de Sékélétouj qui, dit-on, a empoisonné des missionnaires anglaisk il y a quatre ans.

j – Chef des Makololos établis sur la rive gauche du Zambèze, successeur de Sébitoane.

k – Il s’agit de l’expédition d’Helmore et Price (1859-1860).

Je vous en dis sur cette Ma-Péthlé plus que je ne comptais ; mais si vous saviez comme elle vous rappelle à mon souvenir ! Les Bassoutos sont très étonnés de m’entendre parler de vous ; car chez eux les femmes sont si méprisées qu’un jeune homme ne parle pas souvent de sa mère avec respect, encore moins avec affection. Quelques-uns, comme Johanné Nkélé, croient à peine que je sois votre plus jeune fils et que j’aie pu vous quitter pour venir leur prêcher l’Évangile. Je leur parle souvent de vous et leurs remarques se terminent toujours par ces mots : « Nous rencontrerons notre mère au ciel. » Ainsi soit-il ! »

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