Pendant ce temps, Christiana s'était mise en route, et Miséricorde l'accompagnait. Comme elles avançaient avec les enfants, Christiana commença à parler :
— Miséricorde, dit-elle, je considère comme une faveur inespérée que tu sois venue m'accompagner un bout de chemin.
— Si je pensais, dit la jeune Miséricorde — car c'était une jeune fille — qu'il soit avantageux pour moi de vous suivre, je ne rentrerais jamais dans la ville.
— Eh bien, Miséricorde, dit Christiana, unis ton sort au mien ; je sais quelle sera la fin de notre pèlerinage. Mon mari est dans un lieu qu'il ne quitterait pas pour toutes les richesses du monde. Tu n'y seras pas repoussée quoique tu t'y rendes sur mon invitation. Le Roi qui m'a fait chercher, moi et mes enfants, prend plaisir à exercer la miséricorde. D'ailleurs, si tu le veux, je te payerai, et tu m'accompagneras comme une servante. Nous aurons toutes choses en commun ; viens seulement avec moi.
— Mais comment puis-je être certaine d'être aussi aidée ? Si je tenais cet espoir de quelqu'un qui pourrait me l'affirmer, je n'aurais pas besoin de bâton de voyage, mais je partirais, soutenue par Celui qui peut aider, bien que le chemin ne soit pas si ennuyeux.
— Eh bien, tendre Miséricorde, je te dirai ce que tu dois faire ; viens avec moi à la Porte étroite, et là je m'informerai.
Si l'on ne t'y reçoit pas de manière à t'encourager, je consentirai à ce que tu retournes chez toi. Je te récompenserai pour la bonté que tu nous as témoignée, à moi et à mes enfants, en nous accompagnant.
— Alors, j'irai plus loin, et je me soumettrai à ce qui arrivera. Le Seigneur veuille que ce soit mon sort d'être aimée par le Roi des cieux !
Christiana se réjouit alors dans son cœur, non seulement d'avoir une compagne, mais aussi d'avoir éveillé chez cette pauvre fille le désir de son propre salut. Elles continuèrent donc leur route. Cependant Miséricorde se mit à pleurer.
— Pourquoi pleures-tu ainsi, ma sœur ? demanda Christiana.
— Hélas ! répondit Miséricorde, comment pourrais-je ne pas pleurer quand je considère combien triste est la condition de mes parents qui sont restés dans notre ville pécheresse ! Et ce qui rend mon chagrin plus lourd, c'est la pensée qu'ils n'ont personne pour les instruire et les avertir de ce qui va arriver.
— La compassion convient aux pèlerins, et tu fais pour tes parents ce que mon bon Chrétien fit pour moi lorsqu'il me quitta ; il était fort affligé de ce que je ne voulais ni l'écouter, ni prendre en considération ses supplications, mais son Seigneur et le nôtre a recueilli ses larmes dans son outre, (Psaumes 56.9) et maintenant toi, moi et ces chers enfants, nous en récoltons le fruit et en bénéficions. J'espère, Miséricorde, que tes larmes ne seront pas perdues, car la Vérité a dit que : « Ceux qui sèment avec larmes, moissonneront avec chants d'allégresse », et que « celui qui marche en pleurant, quand il porte la semence, revient avec allégresse quand il porte ses gerbes » (Psaumes 126.5-6).
Miséricorde dit alors :
Que le Tout-Puissant soit mon guide !
Selon sa sainte volonté,
Je marcherai sous son égide
Jusqu'au trône de sainteté.
Et que jamais je ne faiblisse
Le long du chemin que j'ai pris !
Défiant dangers, précipices,
Seigneur ! j'implore ton appui.
Veuille aussi prendre soin, toi-même,
Des parents que j'ai délaissés ;
Oh ! fais que les êtres que j'aime
Auprès de toi soient tous placés !
Mon vieil ami poursuivit son récit en disant :
Lorsque Christiana arriva au bourbier du Découragement, elle s'arrêta, fort embarrassée. « Car », disait-elle, « voici l'endroit où mon cher mari a failli être suffoqué par la boue ». Elle remarqua aussi, qu'en dépit de l'ordre du Roi d'améliorer cette place pour les pèlerins, elle était pire qu'auparavant.
Je demandai alors si cela était exact.
— Oui, répondit le vieillard, ce n'est que trop vrai, car beaucoup de ceux qui travaillent là et prétendent être les ouvriers du Roi pour améliorer sa route, apportent de la boue et du fumier au lieu de pierres, et la gâtent encore davantage.
Christiana s'était donc arrêtée avec ses enfants ; mais Miséricorde dit :
— Venez, aventurons-nous, mais soyons prudents.
Alors ils prirent tous bien garde où ils posaient leurs pieds, et trouvèrent le moyen de traverser, tout en chancelant. Christiana faillit enfoncer plusieurs fois.
Nos voyageuses n'eurent pas plutôt franchi le bourbier qu'elles crurent entendre une voix disant : « Heureuse celle qui a cru, parce que les choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur auront leur accomplissement » (Luc 1.45).
Elles continuèrent leur chemin, et Miséricorde dit à Christiana :
— Si j'étais aussi sûre que vous d'être bien accueillie à la Porte étroite, je crois qu'aucun bourbier du Découragement ne pourrait m'effrayer.
— Eh bien, répondit l'autre, vous connaissez votre point sensible comme je connais le mien ; et, chère amie, nous aurons tous assez de mal avant d'arriver au terme de notre voyage. Car il n'est pas possible de s'imaginer que des personnes comme nous, cherchant à atteindre des gloires si excellentes et un bonheur si enviable, n'aient pas à soutenir des assauts, à traverser des dangers, à éprouver des craintes et à rencontrer des pièges qui leur seront tendus par ceux qui les haïssent.
A ce moment, Monsieur Sagacité me quitta et je continuai seul mon rêve.
Je vis alors Christiana, Miséricorde et les garçons, se diriger tous vers la porte. Quand, ils y furent arrivés, ils eurent entre eux une courte discussion sur la manière dont ils se feraient entendre, et sur ce qu'ils devraient dire à celui qui leur ouvrirait. Ils conclurent que, Christiana étant la plus âgée, elle heurterait à la porte et parlerait au portier.
Comme l'avait fait son pauvre mari, elle dut frapper et frapper encore. Mais au lieu d'obtenir une réponse, il lui sembla entendre les aboiements d'un chien, d'un gros chien même, qui paraissait s'avancer sur eux. Les femmes et les enfants furent effrayés ; ils n'osèrent plus frapper pendant un moment, de crainte que le malin ne se jetât sur eux. Ils étaient tous agités et angoissés, et ne savaient que faire. Ils n'osaient frapper à cause du chien, ils n'osaient pas non plus s'en aller de crainte que le gardien de la porte ne les voie partir et n'en soit fâché.
Enfin, ils se décidèrent à frapper de nouveau, plus fort que la première fois.
Alors le portier demanda :
— Qui est là ?
Le chien cessa d'aboyer et le gardien leur ouvrit.
Christiana fit une humble révérence et dit :
— Que notre Seigneur ne soit pas irrité envers ses servantes de ce que nous avons frappé à sa porte princière.
— D'où venez-vous ? et que désirez-vous ? demanda le gardien.
— Nous venons du même endroit que Chrétien et nous avons le même but, c'est-à-dire que nous désirons, si cela vous plaît, être gracieusement admises à entrer, par cette porte, dans le chemin qui conduit à la Cité céleste. Je vous dirai encore que je suis Christiana, autrefois la femme de Chrétien, qui est maintenant là-haut.
A ces mots, le gardien de la porte fut étonné et dit :
— Est-elle vraiment devenue une Pèlerine, celle qui, il y a si peu de temps encore, abhorrait cette vie ?
Christiana baissa la tête et dit :
— oui, et mes chers enfants sont venus avec moi.
Alors il la prit par la main et l'introduisit en disant :
— « Laissez les petits enfants venir à moi » (Matthieu 19.14) puis il ferma la porte.
Ensuite, il appela un homme qui se tenait au-dessus de la porte et lui ordonna de réjouir Christiana en l'acclamant et en sonnant de la trompette.
Cet homme obéit et remplit l'air de ses notes mélodieuses.
Durant tout ce temps, la pauvre Miséricorde se tenait dehors, toute tremblante, et pleurait, craignant d'être rejetée. Mais, lorsque Christiana eut obtenu l'entrée pour elle et ses garçons, elle commença à intercéder pour Miséricorde en disant :
— Monseigneur, j'ai une compagne qui se tient encore dehors ; elle poursuit le même but que moi ; elle est très abattue, car elle est venue, croit-elle, sans être invitée, tandis que moi je l'ai été par le Roi de mon mari.
Miséricorde commença à devenir très impatiente ; chaque minute lui semblait aussi longue qu'une heure ; aussi empêchât-elle Christiana d'intercéder plus longtemps en frappant elle même à la porte. Elle heurta même si fort que sa compagne tressaillit.
Alors le gardien de la porte demanda :
— Qui est là ?
— C'est mon amie, répondit Christiana.
Il ouvrit la porte et regarda, mais Miséricorde gisait sur le sol, évanouie. Elle avait perdu connaissance, tant elle était effrayée à l'idée qu'on pourrait ne pas lui ouvrir.
Alors le gardien lui prit la main et dit :
— Jeune fille, je te le commande, lève-toi !
— Oh ! Monsieur, dit-elle, je suis épuisée ; il n'y a presque plus de vie en moi.
Mais il répondit que quelqu'un avait dit une fois :
— « Quand mon âme était abattue au dedans de moi, je me suis souvenu de l'Eternel et ma prière est parvenue jusqu'à toi » (Jonas 2.8). Ne crains point, ajouta-t-il, tiens-toi sur tes pieds et dis moi pour quoi tu es venue.
— Je suis venue bien que je n'aie pas été invitée comme mon amie Christiana. Elle l'a été par le Roi, et moi, seulement par elle. C'est pour cela, je présume, que j'éprouve une telle frayeur.
— Désirait-elle que tu viennes avec elle dans ce lieu ?
— Oui, et comme mon Seigneur le voit, je suis venue ; s'il y a grâce et pardon pour les péchés, je t'en supplie, que ta pauvre servante puisse y participer !
Alors il la prit de nouveau par la main et l'introduisit gentiment en lui disant :
— « Je prie pour tous ceux qui croient en moi, quels que soient les moyens par lesquels ils sont venus à moi » (Jean 17.9, 20)
Puis il dit à ceux qui se tenaient là :
— Allez chercher quelque chose que Miséricorde puisse respirer, afin de vaincre sa faiblesse.
Ils rapportèrent un bouquet de myrrhe et au bout d'un instant elle fut ranimée (Esaïe 38.16, 17)
Ainsi Christiana, ses fils et Miséricorde furent reçus au haut du chemin par le Seigneur qui leur parla avec bienveillance. Ils lui dirent :
— Nous nous repentons d'avoir péché et nous demandons à notre Seigneur de nous pardonner et de nous dire ce que nous devons faire.
— Je vous pardonne ; dit-il, en parole et en action; en parole, par la promesse du pardon ; en action, par ce que j'ai fait pour vous obtenir ce pardon. Prenez la promesse de mes lèvres, avec un baiser, (Cantique des Cantiques 1-2) et l'acte, comme cela vous sera révélé plus tard (Jean 20.22).
J'entendis alors dans mon rêve qu'il leur adressa beaucoup de bonnes paroles qui les réjouirent fort. Il les conduisit au sommet de la porte et leur montra par quelle action elles avaient été sauvées. Il leur dit que cette vue (celle du Christ crucifié), elles l'auraient encore le long de leur route, pour les réconforter.
Il les laissa ensuite, un moment, dans un parloir d'été situé au-dessous, où elles s'entretinrent ensemble.
Christiana commença, en s'écriant :
— O Seigneur ! combien je suis heureuse que nous soyons entrées ici !
— Vous le pouvez, répondit Miséricorde ; mais moi surtout, j'ai des raisons pour sauter de joie !
— J'ai craint, un moment, tandis que j'attendais à la porte que j'avais heurté et, personne ne me répondait que toutes nos peines aient été vaines, surtout quand ce vilain chien aboyait si fort contre nous, dit Christiana.
— Ma pire crainte, ajouta Miséricorde, fut d'être laissée en arrière quand je vous vis entrer. Maintenant, pensai-je, cette parole est accomplie : « De deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée » (Matthieu 24.41). J'eus beaucoup de peine à m'empêcher de crier : « Je suis perdue ! » et je n'osais frapper encore.
Mais, quand je vis l'inscription qui est sur la porte, je pris courage. Je me dis que je n'avais pas d'autre alternative que de frapper de nouveau ou de mourir ; alors je heurtai, mais je ne saurais dire comment, car mon esprit luttait entre la vie et la mort.
— Vous ne vous souvenez plus comment vous avez frappé ? Ce dont je suis sûre, c'est que vos coups étaient si bien appliqués que leur bruit m'a fait tressaillir ; je pensai n'en avoir jamais entendu de semblables pendant toute ma vie. J'ai cru que vous vouliez entrer de vive force, ou prendre d'assaut le royaume (Matthieu 24.41)
— Hélas ! que faire dans un tel cas ? Qui n'aurait agi comme moi ! Vous avez vu que la porte s'était fermée devant moi et qu'il y avait de l'autre côté un chien très féroce. Qui, je vous le demande, n'aurait pas frappé de toutes ses forces, s'il eût été aussi découragé que je l'étais ?
— Quand le gardien entendit votre bruit assourdissant, il eut un sourire merveilleusement doux. Je crois que ce que vous avez fait lui a plu, car il ne témoigna aucune désapprobation. Mais je me demande pourquoi il garde un tel chien ; je l'avais su d'avance, je n'aurais jamais osé m'aventurer comme je l'ai fait. Maintenant nous sommes dedans, et je m'en réjouis de tout mon cœur.
— Quand le Seigneur descendra, je lui demanderai pourquoi il garde, dans sa cour, un chien si terrible. J'espère qu'il ne le prendra pas en mauvaise part, ajouta Miséricorde.
— oui, faites-le, dirent les enfants, et persuadez-le de le détruire, car nous craignons qu'il ne nous morde quand nous partirons.
Le Seigneur descendit enfin vers elles, et Miséricorde se prosternant jusqu'à terre devant lui, l'adora et dit :
— Que mon Seigneur agrée le sacrifice de louange que je lui offre maintenant de tout mon cœur.
Il lui répondit :
— La paix soit avec toi ! Relève-toi !
Mais elle resta prosternée, et dit :
— « Tu es trop juste, Seigneur, pour que je conteste avec toi. Je veux néanmoins t'adresser la parole sur tes jugements » (Jérémie 12.1). Pourquoi gardes-tu un chien si cruel dans ta cour, à la voix duquel des femmes et des enfants comme nous sont prêts à fuir d'épouvante, loin de la Porte.
Il répondit en disant :
Ce chien ne m'appartient pas ; il est enfermé dans les propriétés d'un autre homme. Mes pèlerins entendent seulement ses aboiements. Il appartient au maître de ce château que vous voyez à une certaine distance, mais il ne peut franchir les murailles qui entourent ce lieu. Il a effrayé plus d'un honnête pèlerin, avec sa grosse voix.
Il est vrai que son maître ne le garde pas par bienveillance envers moi ou les miens, mais bien dans l'intention d'éloigner de moi les pèlerins, et de les épouvanter de telle sorte qu'ils n'osent venir et frapper à la porte pour entrer.
Quelquefois il a réussi à tourmenter quelques-uns de ceux que j'aimais, mais je prends ce mal en patience maintenant. Je donne aussi à mes pèlerins une aide secourable au moment opportun, en sorte qu'ils ne sont pas livrés à sa puissance, et qu'il ne peut leur faire ce que sa nature brutale lui suggère.
Mais quoi ! ma rachetée, je crois que tu n'aurais pas été effrayée par ce chien, si tu avais su auparavant ce que tu sais maintenant. Les mendiants, qui vont de porte en porte, aimeraient mieux, plutôt que de perdre une aumône possible, courir le risque des aboiements, des hurlements et des morsures mêmes d'un chien. S'il en est ainsi, un chien qui est dans la cour d'un autre homme, et dont je fais tourner les aboiements au profit des pèlerins, pourra-t-il empêcher quelqu'un de venir à moi ? « Je les sauve de la gueule des lions, et je protège leur vie contre le pouvoir des chiens » (Psaumes 22.21).
— Je confesse mon ignorance, dit alors Miséricorde ; j'ai parlé de ce que je ne comprenais pas ; je reconnais que tu fais bien toutes choses.
Christiana commença ensuite à parler de leur voyage et à s'enquérir du chemin. Le Seigneur les nourrit, lava leurs pieds et les mit sur la bonne voie, comme il l'avait fait pour Chrétien auparavant.