Il était resté, malgré les persécutions, un grand nombre de luthériens dans la ville de Meaux .
[On doit observer que le nom de protestant ne fut généralement donné en France aux disciples de la Réforme qu’à la fin du dix-septième siècle, et il ne serait pas plus exact de les appeler ainsi, dans la première moitié de notre histoire, que de désigner sous le nom de Français les contemporains de Clovis. On les nomma dans les commencements luthériens, sacramentaires, puis calvinistes, huguenots, religionnaires, ou ceux de la religion. Ils s’appelaient eux-mêmes les évangéliques, les fidèles, les réformés. Le nom de protestant ne s’appliquait alors qu’aux disciples de la Réforme luthérienne en Allemagne.]
Ces fidèles, abandonnés de leurs prédicateurs et désavoués par l’évêque, s’assemblaient en secret. Une chaumière isolée, le galetas d’un cardeur de laine, le taillis d’un bois, tout leur était bon, pourvu qu’ils pussent lire les Écritures et prier ensemble. De temps à autre, l’un d’eux, arraché de son humble asile, allait sceller sa foi de son sang.
Les prédicateurs s’étaient dispersés. Jacques Lefèvre, après de longues traverses, termina sa carrière à Nérac, sous la protection de Marguerite de Valois. Trop vieux pour jouer dans la Réforme française un rôle actif, il en suivait de loin les progrès. Il dit en mourant : « Je laisse mon corps à la terre, mon esprit à Dieu, et mon bien aux pauvres. » Ces paroles ont été gravées, dit-on, sur la pierre de son tombeau.
Guillaume Farel n’était ni d’un âge ni d’un caractère à s’arrêter devant la persécution. Il s’en alla, au sortir de Meaux, prêcher l’Évangile dans les montagnes du Dauphiné. Trois de ses frères partagèrent sa foi. Encouragé par ce succès, il se mit à parcourir les villes et les campagnes.
Ses appels agitant toute la contrée, les prêtres travaillent à la soulever contre lui ; mais son ardeur s’accroît avec le péril. Partout où il a une place pour y poser le pied, sur le bord des rivières, aux angles des rochers, dans le lit des torrents, il en a une pour annoncer la nouvelle doctrine. On le menace, il tient ferme ; on l’enveloppe, il échappe ; on le pousse hors d’un lieu, il reparaît dans un autre. Enfin, quand il se voit comme enserré de toutes parts, il se retire en Suisse par des chemins de traverse, et arrive à Bâle au commencement de l’an 1524. Là, pour suppléer au défaut de la parole vivante, il multiplie la parole écrite, et fait imprimer des milliers de Nouveaux Testaments qui vont se disséminer en France par la main des colporteurs. La Bible est un prédicateur qu’on peut aussi brûler, sans doute, mais c’est un prédicateur qui renaît de ses cendres.
Çà et là se levaient d’autres missionnaires de la Réforme. L’histoire doit en conserver les noms : à Grenoble, Pierre de Sebville ; à Lyon, Amédée Maigret ; à Mâcon, Michel d’Arande ; à Annonay, Etienne Machopolis et Etienne Renier ; à Bourges et à Orléans, Melchior Wolmar, docte helléniste venu d’Allemagne ; à Toulouse, Jean de Caturce, licencié en droit et professeur.
Ce dernier souffrit le martyre, et les circonstances en sont mémorables. Trois chefs d’accusation l’avaient fait saisir au mois de janvier 1532. Il avait proposé, la veille de la fête des Rois, de remplacer, par la lecture de la Bible, les danses accoutumées. Au lieu de dire : Le roi boit, il avait crié : Que Jésus-Christ règne en nos cœurs ! Enfin, il avait tenu une assemblée de religion à Limoux, sa ville natale.
Traduit devant les juges, il leur dit : « Je suis prêt à me justifier de tout point. Faites venir ici des gens instruits avec des livres ; nous discuterons la cause article par article. » Mais on craignit de tenter l’épreuve. Jean de Caturce était homme de grand sens ; il avait l’esprit net, la parole prompte, et citait les Écritures avec un merveilleux à-propos. On lui offrit sa grâce à condition qu’il se rétracterait dans une leçon publique. Il refusa et fut condamné à mort comme hérétique obstiné.
Bientôt après, conduit sur la place Saint-Etienne, il est dégradé de sa tonsure, puis de son titre de licencié. Pendant cette cérémonie qui dure trois heures, il explique la Bible aux assistants. Un moine l’interrompt pour prononcer le sermon de la foi catholique, comme faisaient les inquisiteurs. Il avait pris pour texte ces paroles de saint Paul : « L’Esprit dit expressément qu’aux derniers temps quelques-uns se révolteront de la foi, s’adonnant aux esprits séducteurs et aux démons… » et il s’arrêtait là. « Suivez, suivez au texte, » lui crie Caturce. Mais l’autre n’ouvrant pas la bouche, le martyr prononce à haute voix la suite du passage : « Enseignant des mensonges par hypocrisie, ayant la conscience cautérisée, défendant de se marier, ordonnant de s’abstenir des viandes que Dieu a créées pour les fidèles (1Til.4.1-3). Le moine était muet de honte, et le peuple admirait la singulière présence d’esprit de Jean de Caturce.
On lui fait endosser un habit de bouffon, selon l’usage introduit par les anciens persécuteurs des Albigeois ; et ramené devant ses juges qui lui lisent son arrêt de mort, il s’écrie : « O palais d’iniquité ! ô siège d’injustice ! » Deux cent trente ans après, Jean Calas aurait pu prononcer les mêmes paroles, en descendant les degrés du même palais de Toulouse.
Cependant la violence de la persécution n’empêchait pas les prosélytes de se multiplier. Il y en avait de tout rang, et ils étaient déjà si nombreux dans un canton de la Normandie qu’on l’appelait la petite Allemagne, comme on le lit dans une lettre de Bucer, adressée à Luther en 1530. Plus d’un religieux dépouillait le froc pour embrasser la foi réformée. J’en citerai un seul exemple qui sera en quelque manière le type d’une foule d’autres.
François Lambert, né à Avignon en 1487, avait conçu dès son enfance une profonde vénération pour les Franciscains qui passaient chaque jour devant sa porte. « J’admirais, dit-il, leur costume sévère, leur visage recueilli, leurs yeux baissés, leurs bras dévotement croisés, leur démarche grave, et j’ignorais que, sous ces peaux de brebis, se cachaient des loups et des renards. »
Les religieux avaient aussi remarqué la naïve exaltation du jeune homme. « Venez chez nous, lui dirent-ils ; le couvent a de bons revenus ; vous vivrez en paix dans votre cellule, et vous y poursuivrez vos études tout à votre aise. Il fut reçu novice à l’âge de quinze ans et trois mois. Son temps d’épreuve se passa bien. Les moines eurent soin de lui cacher leurs querelles et leurs désordres. « L’année suivante je prononçai mes vœux, ajoute Lambert, n’ayant pas la moindre idée de ce que je faisais. »
En effet, dès qu’on ne craignit plus de le voir partir, quelles tristes découvertes ! quels cruels mécomptes ! Il espérait vivre parmi des saints, et ne trouvait que des hommes déréglés et des impies. Quand il en exprimait sa peine, on se moquait de lui.
Pour sortir du couvent sans rompre ses vœux, il se fit nommer prédicateur apostolique ; mais sa position n’en devint pas meilleure. On l’accusait de négliger les intérêts de l’Ordre. « Quand je revenais bien fatigué de mes courses, dit-il, les injures et les malédictions étaient l’ordinaire assaisonnement de mes repas. » Ses confrères lui reprochaient surtout d’avoir trop durement censuré ceux qui les hébergeaient, bien que plusieurs fussent de vils usuriers ou des hanteurs de mauvais lieux. « Que faites-vous ? lui disait-on ; ces gens-là vont se fâcher ; ils ne nous donneront plus ni table ni logement. — C’est-à-dire, continue Lambert, que ces esclaves de leurs ventres craignaient moins de perdre les âmes de leurs hôtes que leurs dîners. »
De désespoir, il eut la pensée de se faire Chartreux, afin d’écrire, s’il ne pouvait plus prêcher. Mais un nouvel orage, et le plus terrible de tous, vint fondre sur lui. Les moines découvrirent dans sa cellule quelques traités de Luther. Luther dans une maison de religieux ! Ils se mirent à vociférer d’une seule voix : Hérésie ! hérésie ! et brûlèrent ces écrits sans en lire une seule ligne. « Quant à moi, dit Lambert, je crois que les livres de Luther contiennent plus de vraie théologie qu’on n’en trouverait dans tous ceux des moines, depuis qu’il y a des moines au monde. »
On le chargea, en 1523, de porter des lettres au général de l’Ordre ; mais soupçonnant quelque perfidie, il profita de sa liberté pour passer la frontière d’Allemagne, et alla s’asseoir au pied de la chaire de Luther. « Je renonce, dit-il, en terminant son récit, à toutes les règles des Frères Mineurs, sachant que le saint Évangile doit être ma seule règle, et celle de tous les chrétiens. Je rétracte tout ce que j’ai pu enseigner de contraire à la vérité révélée, et je prie ceux qui m’ont entendu de le rejeter comme moi. Je me délie de toutes les ordonnances du pape, et je consens à être excommunié par lui, sachant qu’il est lui-même excommunié par le Seigneur[a]. »
[a] Voir la narration de Lambert dans Gerdès, Hist. Réform., t. IV, Doc, p. 21-281.
Il se maria dans la même année 1523, et fut le premier religieux de France qui ait rompu le vœu du célibat. Il revint sur les frontières, à Metz et à Strasbourg, et voulut aussi aller à Besançon. Mais ayant rencontré partout de grands obstacles, il retourna en Allemagne, fut nommé professeur à Marbourg, et servit à répandre la foi réformée dans le pays de Hesse. Il y mourut en 1530, avec la réputation d’un chrétien fidèle et d’un savant théologien.
Pendant que la nouvelle religion faisait des prosélytes dans les villes, dans les campagnes et jusque dans les couvents des provinces, elle commençait à pénétrer à Paris. Elle y trouva un puissant protecteur en Marguerite de Valois. « Son nom, dit Théodore de Bèze, est digne d’un honneur perpétuel, à cause de sa piété, et de la sainte affection qu’elle a montrée pour l’avancement et la conservation de l’Église de Dieu, tellement que nous lui sommes obligés de la vie de plusieurs bons personnages[b]. »
[b] Les vrais Portraits, etc.
Marguerite de Valois était née à Angoulême, en 1492. Mariée en 1509 au duc d’Alençon, et en 1527 à Henri II, roi de Navarre, elle fut aussi éminente par son esprit que par son rang. Il est douteux que le recueil des contes licencieux qu’on lui attribue soit sorti de sa plume ; mais lors même qu’elle y aurait travaillé, ce serait un tort de jeunesse qu’elle a noblement réparé depuis. Marguerite fut vertueuse dans une cour dissolue.
Ayant ouï parler d’une réforme qui secouait le joug des traditions humaines, elle voulut la connaître, et s’en entretint avec Lefèvre d’Etaples, Farel et Briçonnet. Elle goûta leurs idées, lut la Bible, et adopta les nouvelles doctrines, toutefois avec cette nuance de mysticisme qui caractérisait quelques-uns de ceux dont elle écoutait les leçons.
[Nous ne pouvons esquisser ici que les grands traits. Si l’on veut connaître l’école mystique des premiers temps de la Réforme française, on doit lire la monographie de Gérard Roussel, par M. le professeur C. Schmidt, etc.]
Le volume de poésies qu’elle publia sous le titre de Marguerites de la Marguerite des princesses, contient de touchantes révélations sur l’état de son âme. Elle protégea les prédicateurs de la Réforme, leur donna de l’argent pour leurs voyages, les accueillit dans des retraites sûres, et en fit sortir plusieurs de prison. Aussi dans leur correspondance, la nommaient-ils la bonne dame, la très excellente et très chère chrétienne.
Intelligente et dévouée, elle avait rendu à son frère, François Ier, pendant qu’il était captif à Madrid, des services qui ne s’oublient pas, et avait acquis sur lui une influence qu’elle tournait au profit des nouvelles idées.
François Ier n’a jamais bien su ce qu’il était ni ce qu’il voulait en matière de religion. Doué de qualités plus brillantes que solides, il prenait souvent pour des calculs profonds les variations de son humeur. Fier pardessus tout d’être roi-chevalier, il avait de l’antique chevalerie la passion des armes et celle des aventures galantes, mais il n’en avait plus la sévère loyauté. L’Italie
des Borgia et des Machiavel avait, pour ainsi parler, déteint sur lui ; et s’il n’avait pas protégé les gens de lettres qui se sont généreusement acquittés envers lui devant la postérité, on se demanderait s’il eut autre chose que les apparences des vertus qui lui ont fait donner le nom de grand roi.
La Réformation lui plaisait comme une machine de guerre contre les moines qu’il tenait en mépris ; mais elle rebutait par ses austères maximes un prince qui avait rempli sa cour de favorites. Les prêtres ne se lassaient pas, d’ailleurs, de lui représenter les disciples de la nouvelle religion comme des ennemis de tout ordre social. L’historien Seckendorf cite une lettre, datée de la cour de France en 1530, où ils sont accusés de vouloir la chute des princes, la parfaite égalité des droits, et même la rupture des mariages et la communauté des biens. François Ier fut très frappé de ces calomnies, et Brantôme rapporte qu’il disait : « Ces nouveautés ne tendent à rien moins qu’au renversement de toute monarchie divine et humaine. »
Cela fait comprendre pourquoi, en certains moments de son règne, bien qu’il ne fût pas naturellement cruel, il se montra si impitoyable envers les réformés. Il croyait agir en homme d’Etat, et cherchait à étouffer dans des flots de sang les sinistres fantômes dont le clergé catholique avait peuplé son esprit.
Ce fut, du reste, un étrange et intéressant spectacle que celui de la lutte entre Marguerite de Valois et son frère sur la conduite à tenir envers les réformés. Tantôt c’est la femme chrétienne qui l’emporte. François Ier résiste à la Sorbonne. Il promet de prendre des luthériens le plus qu’il pourrait et le plus avant qu’il pourrait ; il veut leur accorder ce qu’on a nommé la messe à sept points, ou la suppression de sept abus dans le culte de l’Église romaine. Tantôt c’est le prince catholique ou politique qui paraît triompher. Marguerite de Valois fléchit devant les emportements de son frère, s’enveloppe de docilité et de silence, reprend même certaines pratiques du catholicisme, et voile enfin sa foi de telle manière qu’on dispute encore pour savoir si elle est morte dans l’ancienne communion ou dans la nouvelle.