Un étudiant allemand à l’université de Ferrare. Amour de Grunthler pour Olympia. Leur mariage. Hymne nuptial. Départ de Grunthler pour l’Allemagne. Séparation et correspondance des deux époux. Dialogue imité de Platon. Retour de Grunthler. Second départ. Passage des Alpes. Arrivée des époux à Augsbourg. Raymond Fugger. George Hermann. Délassements poétiques. Lettre à Celio Secondo Curione. Efforts pour sauver Fannio. Arrivée à Wurtzbourg. Hospitalité de Jean Sinapi. Etablissement à Schweinfurt.
Au nombre des étrangers que le goût de la science avait attirés à l’université de Ferrare, se trouvait un jeune Allemand, nommé André Grunthler. Né dans une des villes libres de la Bavière, à Schweinfurt, sur les bords du Mein, il joignait à une naissance honorable des talents distingués, des manières choisies, un modeste patrimoine dont il disposait librement. Instruit de bonne heure dans les lettres grecques et latines, dont le commerce avait développé son imagination naturellement portée vers l’étude des arts, il s’était néanmoins consacré à l’étude de la philosophie et de la médecine, dans lesquelles il avait fait de rapides progrès. Selon l’usage des savants de sa nation, il avait parcouru l’Italie, et il s’était enfin arrêté à Ferrare pour y obtenir le titre de docteur, en suivant les leçons des professeurs Jean et Chilian Sinapi, ses compatriotes. Accueilli comme un fils par ces deux hommes aussi érudits que pieux, dont il partageait la foi, il fut admis dans leur intérieur avec une libre familiarité. Il y entendit souvent prononcer le nom d’Olympia Morata, dont l’éloge revenait sans cesse dans la conversation de ses hôtes. Il fut ainsi initié peu à peu à tous les détails de l’histoire de cette jeune fille, élevée par ses talents jusqu’à l’amitié de la fille du duc d’Este, et il éprouva pour elle une secrète admiration qui devait se transformer bientôt en un sentiment plus profond et plus tendre.
La mort de Peregrino Morato et la disgrâce de sa famille imprimèrent à ce sentiment une nouvelle énergie. Grunthler fut profondément ému de ce changement de fortune qui précipitait Olympia de la faveur d’une cour, et des loisirs d’une existence privilégiée, dans un état voisin de la pauvreté. Il souffrit pour elle de ce déchaînement d’injures et d’ingratitudes publiques qui venaient s’ajouter à son deuil. Ses sympathies, jusqu’alors contenues, trouvèrent des accents aussi respectueux que délicats. Olympia ne put rester insensible aux témoignages d’un amour qui revêtait la forme du dévouement le plus humble et le plus absolu. Elle aima cet étranger, qui osait s’exposer pour elle aux haines de la cour, et affronter jusqu’aux ressentiments du duc lui-même. La passion de Grunthler grandissait avec les obstacles qui semblaient rendre sa réalisation impossible. Il demanda la main de l’orpheline ; elle lui fut accordée.
Leurs noces, célébrées probablement dans les derniers mois de l’année 1550, n’eurent pour témoins que quelques amis de Peregrino Morato, demeurés fidèles à sa famille dans le malheur. Elles s’accomplirent avec une simplicité touchante qui rappela les mœurs graves de l’Allemagne, sous les splendeurs du ciel d’Italie. Les prières de l’Église réformée de Ferrare s’élevèrent au ciel pour les deux époux. Olympia avait elle-même composé, pour cette circonstance, un hymne grec qui nous a été conservé. C’est la voix du chœur se mêlant dans l’antiquité aux actes les plus solennels de la vie humaine ; c’est un chant du Pinde redit par un écho de la renaissance chrétienne à Ferrare !
« O Dieu tout-puissant, Roi des rois, créateur de l’homme et de la femme, Toi quí donnas une compagne au premier homme, afin que la race des mortels ne pérît point ; Toi qui voulus que l’âme déchue de l’humanité fût la mystique fiancée de ton propre Fils, et que ce Fils divin donnât sa vie pour elle ; oh ! répands l’harmonie et la paix sur ces deux époux unis en ce moment devant Toi ! Ta loi est la couche nuptiale et l’hymen de l’éternel amour ! »
Les joies de cette union furent troublées par la perspective d’une séparation prochaine entre les époux. La situation de l’Église réformée de Ferrare devenait de jour en jour plus critique. Le duc, irrité des progrès du schisme qu’il croyait depuis longtemps comprimé dans ses Etats, était résolu à le combattre par les moyens les plus rigoureux. La duchesse elle-même, dont l’ascendant généreux avait été tant de fois invoqué utilement auprès du duc, égarée par de perfides rapports, ne montrait qu’un visage sévère à ses amis. Les savants qu’elle avait attirés à sa cour, et qui n’y trouvaient plus de sécurité pour leurs croyances, songèrent à la quitter. Les frères Sinapi, déchirés par la calomnie, suspects malgré leurs vertus et leur profond attachement à la famille ducale, dont ils avaient instruit les enfants, firent les préparatifs de leur départ pour l’Allemagne. Grunthler, pourvu du titre de docteur en médecine après de brillantes épreuves, songea aussi à reprendre le chemin de sa patrie. Il aspirait à devenir professeur dans une des académies du Palatinat ou de la Bavière. L’espoir d’obtenir plus promptement la chaire qu’il ambitionnait, et le désir d’épargner à sa femme les fatigues d’un long voyage au cœur de l’hiver, le décidèrent à partir seul, en laissant sa nouvelle famille sous la protection de Lavinia de Rovère. Il devait parcourir rapidement l’Allemagne et rejoindre Olympia, au printemps, pour aller s’établir avec elle dans la cité dont le séjour leur serait assigné au delà des Alpes.
L’épreuve de cette séparation ne fut adoucie pour Olympia que par l’espérance de revoir bientôt celui qui avait reçu sa foi, et dont elle devait suivre partout la destinée. Elle chercha aussi dans ses travaux littéraires une diversion aux peines qui l’agitaient, et dont ses lettres à Grunthler nous offrent l’expression à la fois touchante et naïve :
« Je ne te vois plus, ô mon bien-aimé, et ton absence me laisse en proie à mille inquiétudes. Je redoute pour toi la rigueur de la saison, une chute, une blessure mortelle. Aux dangers réels s’ajoutent les dangers imaginaires, plus terribles encore. Tu connais le vers du poète : L’amour est inquiet et craintif de sa nature :
Res est solliciti plena timoris amor.
Si tu veux me délivrer des tourments qui me dévorent sans relâche, écris-moi bientôt : donne-moi des détails sur ton voyage, et des nouvelles de ta santé. Le ciel m’en est témoin, et tu le sais… il n’est aucun objet sur la terre qui me soit plus précieux et plus cher que toi ! Je voudrais être transportée auprès de toi, en ce moment, pour te faire comprendre l’immensité de mon amour. Il n’est aucun sacrifice, aucune épreuve que je ne puisse accepter avec joie, pour te prouver mon affection ! »
Une autre lettre, d’une expression plus contenue, nous révèle, en même temps que les tristesses d’Olympia, la source élevée où elle puisait la consolation :
Parmi tant de maux qui nous assiègent dans cette vie, nous ne pouvons trouver qu’en Dieu notre secours et notre retraite. Que nos prières s’élèvent donc à lui avec celles de ses enfants ! il ne sait rien refuser à ceux qui le prient… Mais, hélas ! moi qui console les autres, n’ai-je pas encore plus besoin d’être consolée ! Mes jours s’écoulent dans les larmes, et je ne trouve de soulagement à mes peines qu’en invoquant sans cesse l’auteur de toute délivrance ! »
Au milieu de ses découragements et de ses luttes, Olympia comptait du moins une amie qui lui était invariablement attachée dans les bons comme dans les mauvais jours : c’était la princesse de Rovère. Honorée à la cour par ses vertus, Lavinia usait du crédit que lui assuraient une origine et une alliance illustres, pour essayer de fléchir les ressentiments du duc d’Este. Elle visitait souvent la veuve de Peregrino Morato, et témoignait le plus vif intérêt à ses enfants. Ses relations avec Olympia, plus jeune qu’elle de quelques années, exemptes de la raideur d’un haut rang, portaient l’empreinte d’une douce familiarité. Souvent les deux amies s’entretenaient ensemble dans la retraite, et ces entretiens devenaient, sous la plume d’Olympia, des dialogues composés à la façon et dans le goût des anciens. Voici un fragment de cette époque qui semblerait écrit par un disciple de Platon, sous les ombrages de l’Académie, si la fermeté de l’inspiration chrétienne n’en relevait l’accent !
lavinia de rovère et olympia morata.
Lav. — Tu vivras donc toujours au milieu des livres, Olympia, et tu ne te reposeras jamais ? Donne du moins quelque relâche à ton esprit, et tu retourneras après à tes études favorites. Le calme et le recueillement procurent à la pensée des forces nouvelles.
Olymp. — Tu dis vrai, Lavinia, et cependant je me range plus volontiers à l’avis du sage qui regardait comme perdu le temps qu’on dérobe à l’étude. Je croirais en effet commettre un péché, si les loisirs que Dieu m’a donnés… Deus nobis hæc otia fecit, je ne les consacrais à la culture des lettres, alors surtout que je suis privée de toutes les consolations qui pourraient me distraire de l’absence de mon mari.
Lav. — Tu pourras plus aisément le livrer à cette culture que le bon Laerte à celle de son jardin. Les études divines sont comme des vergers salubres et fertiles où les enfants de Dieu peuvent cueillir en abondance des fruits immortels. Les études humaines n’ont de charme que pour ceux qui, ne possédant pas encore la faculté de discerner les objets invisibles seuls dignes de notre contemplation, cueillent çà et là quelques fleurs, fanées du matin au soir, entre leurs mains.
Olymp. — Plût au ciel, mon amie, que je n’eusse pas été moi-même plongée si longtemps dans l’oubli des seules vérités qui méritent d’occuper nos pensées ! Je croyais être savante, parce que je lisais les livres des philosophes de ce monde, et que je m’enivrais sans cesse du poison de leurs écrits. Mais alors que j’étais élevée jusqu’au ciel par les louanges des hommes, je fis tout à coup la découverte de ma profonde ignorance. Je m’étais égarée jusqu’à imaginer que l’univers est le jouet du hasard, et que le monde est sans régulateur et sans Dieu. Telles étaient les ténèbres qui obscurcissaient mon esprit, quand Dieu lui-même daigna les dissiper, en faisant luire jusqu’à moi un rayon de l’éternelle sagesse. Je fus moi-même un témoignage de cette juste Providence qui gouverne toutes choses ici-bas ! Orpheline et délaissée, ce Dieu me prit sous sa protection, et les soins, la sollicitude si tendre d’un père, n’égalèrent jamais la douceur de son amour. Alors seulement je compris l’étendue de ma folie !
Lav. — Mais l’Italie n’avait-elle pas retenti auparavant du bruit de ta piété et de tes vertus ?
Olymp. — Il est vrai, le bruit en était peut-être venu jusqu’à toi : Audieras et fama fuit… mais si les hommes savaient estimer, à leur juste valeur, les louanges adressées aux princes et à leurs familiers, ils m’auraient jugée avec moins de faveur. Ce n’est pas toi qui peux ignorer, ô mon amie, combien j’étais alors étrangère à la piété véritable !
Lav. — Peut-être… Mais la renommée nous trompait-elle aussi, en nous apprenant que tu es versée dans les lettres grecques et latines ? Tes précepteurs m’ont souvent raconté les longues veilles que tu consumais dans tes travaux solitaires, et, à mon avis, avec une grande sagesse, si tu consacrais à ces nobles études le temps que d’autres emploient à la parure de leur corps, à l’arrangement de leurs cheveux, à la recherche des vains plaisirs. Ce qui m’étonne surtout, c’est que, dans les années de ta jeunesse, tu aies su rester fidèle à ces études, malgré les instances des jeunes femmes et les critiques des hommes qui ne cessaient de te répéter : La vie a d’autres devoirs ; ton mari s’informera moins de ta science que de ta dot !
Olymp. — C’est le Seigneur qui l’a voulu… C’est lui qui m’a donné ces goûts, ces inclinations, cet amour ardent de l’étude, dont rien n’a jamais pu me détourner. Ce grand Dieu est, en effet, le plus éloquent des orateurs. Il persuade sans paroles ; il incline les esprits où il veut, et les détourne à son gré. Il ne fait rien au hasard, mais il dispose tout avec une sagesse infinie. Que mes faibles talents tournent à sa gloire ! Ce sera pour moi la plus belle des récompenses !
Le dialogue entre les deux amies demeure ici interrompu, ou plutôt il se transforme et s’achève en une sorte de méditation religieuse, où se mêlent, comme dans un saint cantique, l’enthousiasme de la foi, les ardeurs de l’adoration et de la prière :
« … Je suis fille des hommes, formée d’un peu de limon et de poussière. Une femme mortelle m’a conçue et portée neuf mois dans son sein. J’ai été enfantée avec douleur, n’ayant pour voix que mes cris et mes larmes. J’ai été enveloppée de langes, et conservée à force de soins et de peines. Ainsi naissent également tous les rois de la terre, car les enfants des hommes sont égaux dans la naissance et dans la mort. Mais j’ai soupiré de bonne heure après le don de la sagesse. Je l’ai estimée à un plus haut prix que les trônes et les empires, que l’or et les perles. Je l’ai aimée plus que la beauté, plus même que la vie, et mes soupirs ont été entendus. Une lumière divine a lui dans les obscurités de mon âme, et son éclat, qui ne saurait pâlir, me tient lieu de tous les trésors ! … O Dieu ! source inépuisable de miséricorde et d’amour, donne-moi la sagesse, cette compagne de ta gloire ! Inscris-moi au nombre de tes servantes, parce que je ne veux appartenir qu’à toi seul, dans ce petit nombre de jours que tu m’as assignés sur la terre ! »
Tels étaient les délassements littéraires dans lesquels Olympia cherchait une diversion aux peines de l’attente. Les nouvelles de l’Allemagne étaient de jour en jour plus menaçantes. L’humiliation des princes protestants, et les mécontentements soulevés par la proclamation de l’Intérim, avaient excité dans ce pays une fermentation universelle. Les routes, couvertes de bandes armées, n’offraient aucune sécurité aux voyageurs. Comment Grunthler pourrait-il, à travers tant de dangers, parcourir les cités du Danube et du Rhin, et revenir sain et sauf à Ferrare ? Olympia tremblait à l’image des périls auxquels il était exposé, et qu’elle aurait voulu, du moins, partager avec lui. Elle attendait avec angoisse les rares messagers qui lui apportaient des nouvelles de son mari. Elle écrivait aux amis de Grunthler, et leur silence lui semblait la confirmation de toutes ses craintes. On remarque ces mots dans une de ses lettres à Jean Sinapi : « En vérité, mon cher maître, vous ne vous souvenez pas autrement de nous, malgré vos promesses, que si vous aviez traversé les champs de l’oubli ! »
« Je vous supplie, dit-elle ailleurs, de ne pas retenir plus longtemps celui qui m’est plus cher que la vie, si vous ne voulez me laisser mourir de douleur. Le jeune homme de Térence ne pouvait se résigner à passer deux jours loin de celle qu’il aimait ; comment me résignerais-je à une plus longue séparation ? La jeunesse des amants n’a qu’un jour. Hâtez-vous de me délivrer. Si mon mari a besoin de votre appui, aidez-le sans retard. Les services aux pieds légers sont les plus agréables ! »
Grunthler arriva enfin à Ferrare, après une absence de plusieurs mois, durant lesquels il avait revu sa patrie, ses amis, et visité plusieurs universités célèbres. Il avait trouvé partout l’accueil le plus flatteur, particulièrement à Augsbourg, auprès du conseiller du roi des Romains, George Hermann, auquel il avait été recommandé par une lettre du comte Camillo Orsini, beau-père de Lavinia de Rovère. Toutefois, ses espérances ne s’étaient pas encore réalisées. Les agitations de l’Allemagne, les appréhensions d’une guerre prochaine, absorbaient uniquement tous les esprits. Les écoles étaient presque désertes. Les amis de Grunthler ne l’encourageaient pas moins dans ses projets. Le crédit de Jean et de Chilian Sinapi, fixés, le premier à Wurtzbourg, et le second à Spire ; celui d’Hubert Thomas, de Liége, secrétaire du comte Palatin, qui s’intéressait vivement aux deux époux, ne pouvait leur être longtemps inutile. Ceux-ci devaient quitter Ferrare aux premiers jours de juin, et se rendre auprès du conseiller Hermann à Augsbourg, pour y attendre le résultat des démarches de leurs protecteurs.
Les préparatifs de ce départ furent lents et douloureux. Si résignée que fût Olympia à suivre partout la destinée de son mari, à chercher avec lui, au delà des monts, un pays où ils pourraient professer leur foi en toute liberté, ce n’était pas sans regrets qu’elle devait quitter sa patrie. Elle ne devait pas non plus se détacher sans larmes d’une mère, et de trois sœurs tendrement aimées, qu’elle recommanda instamment aux soins de Lavinia de Rovère, alors retenue à Parme par le séjour de son mari dans cette ville. Elle emmenait avec elle, en Allemagne, son jeune frère Emilio, âgé de huit ans. Les adieux furent déchirants, comme à la veille d’un départ sans retour. Un ami qui savait par expérience les douleurs de l’exil, écrivait, plusieurs années après, à la veuve de Peregrino Morato, appelée à pleurer sur ce qu’elle avait de plus cher : « N’est-il pas vrai, ô Lucrezia, que le jour où vous vîtes s’éloigner Olympia, son mari et son frère encore enfant ; le jour où ces bien-aimés, arrachés de votre sein, durent entreprendre un long voyage sur une terre étrangère, cette séparation fut pour vous comme une mort ? Ah ! votre cœur dut se briser à la pensée que vous ne reverriez peut-être plus ici-bas cette fille, objet de tant d’affections, et vous pleurâtes comme perdue celle que la destinée allait séparer de vous par une infranchissable distance ! »
Grunthler et Olympia quittèrent Ferrare aux premiers jours du printemps, et, remontant le cours de l’Adige, ils traversèrent la ville de Trente tout émue des discussions du concile, et s’engagèrent dans les magnifiques vallées du. Tyrol. La beauté de la saison, la splendeur des scènes qui se déroulaient à chaque pas sous les yeux des voyageurs, firent sans doute diversion aux tristes pensées qui les assiégeaient sur la route de l’exil. Si le cœur d’Olympia éprouva quelque faiblesse, elle fut bientôt réprimée par les mâles conseils du devoir, et par les inspirations du dévouement conjugal : « Le Seigneur m’a unie à un époux qui m’est plus cher que la vie. Je le suivrais d’un pas assuré dans les solitudes inhospitalières du Caucase, ou dans les régions glacées de l’Occident, comme à travers les défilés des Alpes. Partout où il lui plaira de se diriger, je le suivrai d’un cœur joyeux. La patrie de l’homme fort est partout sous le ciel !
Omne solum forti patria est !
Il n’est pas de plage lointaine qui ne nous semble digne d’envie, si nous pouvons y servir Dieu en toute liberté de conscience. » Les environs d’Inspruck étaient occupés par l’armée impériale ; ils traversèrent ses avant-postes sans danger, et, descendant dans les plaines de la Bavière, ils arrivèrent heureusement à Augsbourg.
Cette cité, si célèbre dans l’histoire de la Réformation, occupait un rang non moins distingué parmi les métropoles de la Renaissance en Allemagne. Une famille de simples marchands, enrichis par le négoce, semblait y faire revivre l’urbanité des cours d’Italie, avec le génie de ses princes appliqué à la protection des lettres et des arts. C’était celle des Fugger, ces Médicis de la Germanie. Rien n’égalait la magnificence de la demeure qu’ils habitaient à Augsbourg, et dont le philologue Beatus Rhenanus nous a tracé une curieuse description dans une de ses lettres : « On y voit, dit-il, beaucoup de tableaux précieux des plus grands peintres de l’Italie, ainsi qu’une belle collection de portraits du peintre allemand Lucas de Cranach. Mais ce qu’on y admire encore davantage, ce sont ces monuments de l’antiquité, ces mosaïques, ces statues d’airain et de bronze qui s’offrent en foule aux yeux du spectateur. On pourrait y compter toutes les divinités de l’Olympe, Jupiter avec sa foudre, Neptune avec son trident, Pallas avec son égide. Telles sont les merveilles de la première galerie. Dans une salle voisine sont les médailles rangées avec art. On y remarque une seule statue, c’est la magicienne Circé. Elle est couchée sur une table de marbre blanc, le corps appuyé sur un de ses bras, et elle contemple, errant autour d’elle, les malheureux qu’elle a changés en bêtes par ses enchantements. Plus loin nous avons rencontré une Diane chasseresse, une Minerve et un Apollon. Quel miracle que ces statues aient été si bien conservées durant tant de siècles ! Les fragments réunis dans le musée sont innombrables. Nous avons longtemps admiré une tête du dieu du sommeil, couronnée de pavots, et les yeux fermés ; plusieurs têtes de Bacchus, aux dimensions colossales, ornées de lierre et de pampre. On nous a dit que ces monuments ont été recueillis à grands frais dans toutes les contrées de l’Europe, mais principalement en Grèce et en Sicile. Raymond Fugger ne recule devant aucun sacrifice, tant est vif son amour pour l’antiquité ! » Il en fournit une preuve non moins remarquable, en ordonnant la formation d’un recueil d’inscriptions antiques, qu’il confia aux soins de deux savants, ses compatriotes. Il semblait pressentir le génie de sa nation, dans ces études ingénieuses et patientes, qui sont aujourd’hui une des meilleures parts de sa gloire.
Le nom d’Olympia Morata n’était pas inconnu aux frères Fugger : ils avaient lu avec admiration quelques uns de ses vers, qui leur avaient été communiqués par Jean Sinapi, et ils l’accueillirent, ainsi que son mari, avec l’empressement le plus flatteur. Mais Olympia trouva surtout un protecteur dans le vénérable conseiller George Hermann. Ce seigneur, ami des lettres qu’il cultivait avec succès, joignait à une instruction étendue les sentiments les plus élevés. Il sut apprécier les talents de ses jeunes hôtes, ainsi que l’agrément de leur société. Une maladie grave dont il fut guéri par les soins de Grunthler, accrut encore l’attachement qu’il leur avait voué. Il les retint plusieurs mois auprès de lui : « Nous prolongerons notre séjour chez ce bon seigneur, écrivait Olympia. Je me sens ici très heureuse. Je passe mes journées dans le doux commerce des muses, dont rien ne vient plus me distraire ; je m’applique aussi à l’étude de la parole sainte dont la lecture donne tant de paix et de contentement. Mon mari a produit dans cette ville les impressions les plus favorables. Nos affaires sont en bon chemin, et avec l’aide de Dieu, elles auront un dénouement satisfaisant. » Tels étaient les détails qu’elle transmettait à Lilio Giraldi, en lui recommandant sa mère et ses sœurs. Le premier élan de son cœur était pour la famille qui avait reçu ses adieux, et pour la patrie qu’elle ne devait plus revoir !
Ce fut aussi durant son séjour à Augsbourg qu’Olympia renoua pieusement les relations qui avaient longtemps uni sa famille à un des plus nobles exilés italiens. L’amitié de Celio Secondo Curione devait survivre à Peregrino Morato, et s’attacher à sa fille comme une bénédiction qui se transmet des pères aux enfants. On se souvient de l’existence agitée de Curione, des périls qu’il avait affrontés dans son pays natal, de son passage à Ferrare et à Lucques, enfin de son départ pour la Suisse, où ses deux plus célèbres compatriotes, Ochino et Martyr, l’avaient précédé. Nommé par les seigneurs de Berne directeur du collège de Lausanne, il avait été appelé, en 1547, à la chaire de littérature latine dans l’université de Bâle. Cette ville, un des foyers lumineux du siècle, convenait au docte réfugié dont les travaux contribuèrent si activement aux progrès de la Renaissance en Allemagne, et dont la perte devait causer le plus de regrets aux historiens de l’Italie. Savant comme Erasme, avec la foi simple d’Œcolampade, et la douceur de Mélanchthon, il attira, pendant plus de vingt ans, autour de sa chaire modeste, des auditeurs venus de toutes les contrées de l’Europe. Il résista aux instances de plusieurs souverains, et à celles du pape lui-même, qui voulaient l’attirer dans leurs Etats, en lui offrant les avantages les plus brillants, avec une entière sécurité pour ses opinions. Dans l’intervalle de ses leçons à l’académie, et de ses nombreux travaux d’archéologue, de théologien et de poète, il se plaisait à instruire ses fils, Augustin, Jérôme, Léon, dont le dernier devint un des personnages les plus distingués de la république, et ses filles Violanthis, Angela, Celia, beaux enfants du Midi, sitôt moissonnés par la mort sur les rives brumeuses du Rhin !
Ce fut au milieu de ces préoccupations littéraires et domestiques, que Curione reçut une première lettre d’Olympia, datée d’Augsbourg. Le langage de la fille de Morato, s’adressant au plus ancien ami de son père, était respectueux, grave, attendri. Elle ne retraçait les agitations de son existence, depuis le jour qui l’avait rendue orpheline, que pour mieux montrer les sentiments qui avaient survécu au naufrage de sa destinée.
« Depuis qu’échappée aux flots de la grande tempête, je me suis retirée en Allemagne, comme dans un port tranquille ; depuis surtout que j’ai appris le lieu de votre résidence par George de Thrace, je n’ai eu rien de plus à cœur que de vous écrire, comme à un ami qui n’a jamais cessé de nous porter le plus vif intérêt. La fille de celui que vous avez tant aimé ne pourrait être une étrangère à vos yeux ; et les enfants s’honorent eux-mêmes en héritant des amitiés comme de la fortune paternelle. »
A la lettre d’Olympia, contenant le récit de sa vie depuis la mort de son père jusqu’à son arrivée en Allemagne, étaient joints des vers composés sur des sujets religieux à Ferrare. Curione reçut avec émotion ce témoignage d’une affection qui lui rappelait de si touchants souvenirs.
« Je te rends grâces, ô ma chère Olympia ! de ce qu’après un intervalle de tant d’années, et malgré la distance qui nous sépare, tu t’es souvenue de moi, recevant comme un dépôt héréditaire les amitiés de ta famille. Personne n’aima et n’estima plus que moi ton noble père de son vivant ; il m’est doux de reporter cette affection sur une fille qui fait revivre ses talents et sa piété. Il n’est personne au monde, ma femme et mes filles exceptées, que je chérisse plus que toi. J’aime ton mari comme s’il était mon propre gendre. Dieu soit loué de ce qu’il a retiré ta jeunesse en sa fleur de l’atmosphère empoisonnée des cours, et de ce qu’il t’a rendu la liberté, plus précieuse que l’or ! J’ai lu le psaume que tu as traduit en grec, et je ne puis que le louer. Plût au ciel que tu fisses le même travail sur un plus grand nombre ! Nous n’envierions plus Pindare à la Grèce. Courage, ô mon Olympia ! suis l’appel de la Muse, et couronne ton front du laurier sacré. Tu as puisé le souffle poétique à une source plus pure que Sapho ! … Ecris-moi souvent ; rien ne saurait m’être plus agréable. L’élégance, la sainteté, la suavité de tes lettres me font éprouver de véritables ravissements ! »
La réponse de Curione ne parvint à son amie que longtemps après : elle l’en remercia aussitôt avec une gratitude filiale. Ainsi se renouaient, sous un ciel étranger, entre deux exilés d’une même patrie, des relations saintes comme leur foi et touchantes comme leur malheur !
Les dernières semaines du séjour d’Olympia auprès de George Hermann, s’écoulèrent dans une petite ville voisine d’Augsbourg, à Kaufbeuren. Ce fut de là qu’elle écrivit à Lavinia une lettre qui respirait les plus vives sollicitudes pour l’Église réformée de Ferrare, et pour le sort d’un captif qu’elle avait visité plus d’une fois dans sa prison : les amis de Fannio espéraient encore le sauver.
« Je te remercie mille fois de ce que tu me promets de t’employer en faveur de Fannio. Cette dernière assurance a tant de prix à mes yeux, que rien au monde ne pouvait me donner un tel contentement. Ton départ de Ferrare me permet de tout espérer ; car je n’ignore pas le crédit dont tu jouis à Rome. Comment douter, d’ailleurs, que le duc, te voyant près de partir, ne t’offre avec empressement ses services ? Prie-le donc, s’il veut faire une chose qui te soit agréable, de relâcher un innocent, dont la longue captivité aurait déjà suffisamment expié toutes les fautes, s’il était criminel. Dans une telle conjoncture, prends d’abord conseil de la prudence ; parle et agis ensuite, selon que le cœur t’inspirera :
Malheureuse, tu sais compatir au malheura !
a – Haud ignara mali miseris succurrere disces !
Que sera-ce donc, si ce malheur n’est pas mérité ? s’il est librement accepté pour la cause du Christ ? … Surtout, ô mon amie ! ne te laisse pas détourner du témoignage que tu dois à la vérité par les odieuses calomnies des méchants. »
Les efforts de Lavinia, de sa belle-sœur, Maddalena Orsini, et de quelques autres femmes généreuses, pour sauver Fannio, méritent d’être remarqués, à une époque où la terreur régnait dans toute l’Italie et où l’inquisition transformait un mot, un regard, une prière, en preuves de complicité avec l’hérésie. Le sexe le plus faible eut le privilège de la pitié, et seul il osa s’interposer entre les victimes et les bourreaux !
Cependant le jour irrévocablement fixé pour le départ des deux époux était arrivé. Ils ignoraient encore dans quels lieux ils iraient s’établir ; mais des parents, des amis, leur restaient encore à visiter. Ils dirent donc adieu au conseiller et à sa famille, et, se dirigeant vers la partie septentrionale de la Bavière, ils s’acheminèrent à Wurtzbourg. C’est là que les attendait leur ami fidèle, Jean Sinapi, devenu médecin du prince-évêque, Melchior Zobel, et heureux de recevoir dans son Ithaque l’élève qu’il avait lui-même instruite à la cour du duc d’Este, et qu’il chérissait comme sa fille. Olympia dut se croire moins éloignée de Ferrare, en partageant la vie studieuse de son ancien précepteur. Retirée dans un appartement solitaire, elle se livrait à ses études favorites. Elle écrivait des poésies ou des lettres, pendant que Grunthler accompagnait son hôte au chevet de quelque malade ; ou bien elle lisait le livre de Curione sur « l’Education, » qui lui rappelait de meilleurs joursb. Les jeux des enfants pouvaient à peine la distraire de ses méditations quotidiennes. Elle prenait sa place, le soir, dans le cercle de famille, entre Francisca Bucyronia, l’épouse adorée de Sinapi, sa fille Théodora et sa nièce Brigitte, recevant l’une et l’autre, de Léonore, leurs premières leçons dans l’art de la broderie. Elle ne dédaignait pas de s’associer à ces humbles travaux ; aimée de tous comme une sœur, ou comme une seconde mère.
b – De liberis pie christianeque educandis C. S. Curionis epistola. Ce traité, composé par Curione, à Lucques, en 1542, avait été écrit, ainsi que nous l’apprend la préface, à la demande de Morato lui-même pour l’éducation de ses enfants.
Ainsi se succédèrent rapidement, dans une pieuse intimité de pensées, les jours dont le terme était marqué par les approches de l’hiver. Olympia n’en connut jamais de plus doux. Elle jouissait, avec un profond sentiment de reconnaissance, de ce calme qui lui était accordé après l’orage, de ces études qui servaient de délassement à sa vie, de ces entretiens qui lui rappelaient les plus précieux objets de ses affections. Elle adorait les voies de la Providence qui l’avait retirée des pièges d’une cour, pour la conduire, à travers l’épreuve, jusqu’à la glorieuse liberté de l’Évangile. Elle recevait chaque jour les biens qui lui étaient départis, comme un témoignage de plus de cette Providence familière qui veille « sur les plus petits, » et que l’ignorance du monde appelle quelquefois le hasard. Un accident survenu à son jeune frère, et dont il ne fut préservé que par une sorte de miracle, fit éclater ces divines protections avec une évidence nouvelle. Emilio, occupé à jouer avec des enfants de son âge, tomba tout à coup d’une galerie élevée sur des rochers à pic. On le croyait perdu ; mais il ne ressentit aucun mal dans sa chute, et il se releva aussitôt, comme s’il était tombé sur une terre molle : « L’abîme est si profond, écrivait Olympia, que je tremble encore d’y penser ! je n’ose écrire à ma mère pour lui annoncer une si grande délivrance ; elle éprouverait une indicible angoisse, et ne pourrait croire qu’Emilio vit encore, sans le voir de ses propres yeux ! — Le Seigneur n’a-t-il pas dit qu’il viendra au secours de ses enfants, et qu’il enverra des anges pour les porter sur leurs ailes, de peur que leurs pieds ne heurtent contre quelque pierre ? C’est ainsi que celui qui rappelle, les morts eux-mêmes des enfers, sait aussi garder les vivants et les préserver de tout mal. »
Ce fut peu après cet événement que Grunthler, encore incertain sur son avenir, reçut de ses propres concitoyens un appel qui devait l’attirer et le fixer, du moins pour un temps, dans sa ville natale. L’empereur se disposait à passer l’hiver à Inspruck. Il dispersa son armée dans les places fortes de la Souabe et de la Bavière. Schweinfurt reçut une garnison considérable de troupes espagnoles, dont la présence réclamait les soins d’un médecin. Le sénat appela Grunthler, dont les talents lui étaient connus. Il accepta cette proposition avec l’espoir d’obtenir bientôt une chaire dans une des académies voisines. C’était à la fin du mois d’octobre 1551. Olympia se sépara, non sans regret, de Jean Sinapi et de sa famille, et elle prit avec son mari et son jeune frère la route de Schweinfurt, qui n’est situé qu’à une journée de distance de Wurtzbourg.
Cinq mois s’étaient écoulés depuis le jour où ils avaient quitté Ferrare, quand ils arrivèrent au terme de leur voyage. Grunthler était ému en rentrant sous le toit de ses pères ; Olympia était pensive et résignée. Elle s’inclinait avec soumission devant l’arrêt du sort. Une ville obscure, située à l’extrémité de la Bavière, et arrosée par un fleuve inconnu, tel devait donc être l’asile de cette jeune femme, élevée dans une des plus nobles cours de l’Italie, parmi toutes les splendeurs de la renaissance des lettres et des arts !