Il y avait trois mois que Mme Dubois était à Paris ; on se trouvait en décembre, et les rigueurs de l'hiver commençaient à se faire sentir, lorsque Mme de Mallens, revenant un jour d'un comité de bienfaisance dont elle faisait partie, dit à sa femme de charge : « Tenez, ma bonne Dubois, voici de l'ouvrage pour vous. On m'a confié le soin d'une pauvre famille qui s'est adressée à notre association. Allez, voyez ; vous me ferez votre rapport, et si ces gens méritent qu'on s'intéresse à eux, je les visiterai moi-même, et je les recommanderai. » En finissant, Mme de Mallens tendit une lettre à la gouvernante. Ces pages sales, chiffonnées, sentant le tabac, contenaient un de ces récits de misère, une de ces pressantes demandes de secours, telles que les riches compatissants en reçoivent à Paris par centaines.
Il s'agissait d'une femme malade, d'un mari sans travail, d'un loyer à payer, d'une famille nombreuse privée de pain, de feu, de vêtements.
Une triste expérience avait appris à Mme Dubois qu'il faut souvent rabattre la moitié de ces détails, sous peine d'accorder au mensonge et à l'inconduite l'aumône due à la pauvreté honnête ; elle savait qu'à Paris, plus que partout ailleurs, il faut se donner la peine de voir par ses yeux ; et bien que la matinée fût avancée, qu'il neigeât, elle mit ses socques) Prit son parapluie, et partit pour la rue des Brodeurs, adresse indiquée par les signataires de la lettre, les époux Jaquemin, nom inconnu à Mme Dubois.
Après trois quarts d'heure de marche, Mme Dubois entra dans la sombre rue des Brodeurs ; elle arriva devant une petite porte de chétive apparence, traversa dans sa longueur un corridor noir, monta à tâtons les rampes d'un escalier dégradé, et demeura immobile, arrêtée par le tumulte qui se faisait entendre au-dessus d'elle.
– Le misérable ! criait une voix féminine ; sait-il apporter un morceau de pain à ses enfants ? N'est-ce pas la famine qu'il nous amène, toutes les fois.qu'il revient ici ?
– Ça, c'est vrai, dit une autre voix de femme.
– Ne me pousse pas ! interrompit un troisième interlocuteur, dont le mâle accent vibrait de colère.
– Te pousser !.. te pousser ! Ah bien oui ! faudra mettre des gants. pour parler à Monsieur !
Un immense éclat de rire accueillit cette saillie.
– Ne me pousse pas ! je te le répète !
– Un fainéant ! continua la voix de femme, un ivrogne !.. un...
– Vois-tu, femme, encore un mot, et tu sentiras...
– Eh ! va toujours ! s'écrièrent deux ou trois voisines ; as-tu peur ?.. Allons, dis-lui. son fait !..
– Un sans cœur !
– Femme, femme !
Un brigand, un lâche !
Ici la voix fut tout à coup interrompue ; l'on entendit cinq ou six coups, vigoureusement appliqués ; des cris, des pleurs éclatèrent, et un homme s'élança dans l'escalier, qu'il descendit quatre à quatre, non sans renverser à moitié Mme Dubois, tremblante de frayeur.
Après un instant employé à se remettre, la gouvernante monta, regarda le numéro de la chambre, (c'était celui qu'indiquait la lettre,) et entra.
Une femme échevelée, les habits sales et déchirés, se lamentait assise sur un escabeau ; autour d'elle s'empressaient quelques voisines, la figure animée du plaisir que causent les émotions violentes ; les unes consolant la malheureuse battue, les autres renouvelant ses griefs contre le coupable ; peu cherchant à mettre la paix, et toutes s'efforçant de prolonger ce qui était pour elles un spectacle plein d'intérêt.
Une petite fille de sept ans, trois petits garçons à peu près nus, regardaient leur mère d'un air stupide. La chambre était à peine éclairée par une croisée qui donnait. sur l'arrière-cour de la maison. Une table, un poêle en fer, un grabat, puis un autre lit plus petit, ou plutôt un tas de paille recouvert de chiffons, en formaient tout le mobilier. Le jour était si faible, qu'on distinguait mal les objets, et l'air si étouffé, si impur, que Mme Dubois en perdit presque la respiration.
À sa vue, les voisines s'écartèrent un peu ; la femme se retourna, cette figure réveilla comme un vague souvenir dans la mémoire de Mme Dubois.
– Je viens de la part de Mme de Mallens, dit-elle : voici une lettre que vous avez écrite au comité de bienfaisance....
La femme laissa échapper cette exclamation à Mme Dubois !
Sa voix frappa la gouvernante, elle s'avança, examina ce visage flétri, arrêta un instant ses regards sur ces yeux caves ; puis :
– Justine ! murmura-t-elle avec émotion, ici, dans cet état !
Les voisines se rapprochèrent, elle espéraient une scène nouvelle, une reconnaissance, quelque chose de plus amusant qu'une dispute, de plus rare surtout ; leur attente fut trompée.
– Mesdames, dit avec politesse, mais avec fermeté Mme Dubois, veuillez nous permettre de demeurer seules. Elle les reconduisit, et la porte fermée derrière elles ne leur laissa que le triste plaisir de se moquer du grave maintien de Mme Dubois.
– Justine ! répéta presque involontairement la gouvernante ; vous, ici ! vous, mon enfant ! vous, excitant à plaisir votre mari par des paroles grossières ! vous, donnant au public le scandaleux spectacle de vos querelles ! Et Mme Dubois joignit les mains avec douleur.
Justine était retombée sur son escabeau.
– Oh ! Justine ! vous retrouver dans une pareille misère ! dans un pareil désordre !... ces enfants à demi-vêtus ! pas un meuble...
Mme Dubois promena ses regards dans la chambre, puis les ramenant sur Justine toujours muette, toujours le front baissé : « Pauvre enfant ! » murmura-t-elle ; et elle lui prit affectueusement les mains.
– C'est cet homme ! s'écria tout à coup Justine en relevant la tête avec véhémence, c'est cet homme ! il est la cause de tout ; sans lui, je travaillerais, je nourrirais mes enfants, mais avec un dissipateur comme celui-là, que faire ?... Un homme qui, s'il le voulait, nous soutiendrait tous ; il n'y a pas un ouvrier menuisier qui le vaille... mais non, il préfère courir, boire, et m'assassiner de coups. Ici Justine fondit en larmes.
– Ah ! pour cela, interrompit Mme Dubois, je vous arrête ; j'étais dans l'escalier, je n'ai pas tout entendu, c'est vrai ; je ne connais pas M. Jaquemin, je ne sais s'il est emporté ; mais ce que je dois vous dire, Justine, c'est que vous l'avez pousse à bout : vous ajoutiez l'injure à l'injure, il vous imposait silence, vous ne vous en montriez que plus excitée, tout cela eu présence de témoins, detémoins qui jetaient l'huile sur le feu. Justine, vous avez semé le vent, vous avez moissonné le tourbillon ; (Osée 8.7) ce n'est que justice, mon enfant.
– Autrefois nous nous querellions aussi, mais il en revenait vite, et après, nous nous aimions mieux qu'avant... maintenant tout est changé, tout va de mal en pis.
– Autrefois, reprit Mme Dubois, oui, je le crois, mon enfant ; autrefois vous vous laissiez entraîner par le diabolique plaisir de chercher des émotions dans le dissentiment ; votre affection résistait à ces chocs, le chagrin d'avoir été un instant désunis semblait accroître votre tendresse, n'est-ce pas ? mais ces scènes, rares d'abord, se sont fréquemment répétées ; ces altercations ont laissé plus d'amertume dans vos cœurs, un désir moins pressant de pardonner. Vous avez pu passer des heures, puis des jours, puis des semaines sans revenir l'un à l'autre ; et maintenant les querelles succèdent aux querelles, sans que le regret, sans que l'affection vous rapprochent. N'est-ce pas là votre histoire, Justine ?
Justine soupira et baissa les yeux.
– Pourtant, je l'aime, reprit-elle, il a bon cœur ;mais cette ivrognerie, Cette faiblesse de caractère, ce désordre !... d'ailleurs, il me trompe, j'en suis sûre, s'écria-t-elle avec emportement. Oui, il s'amuse avec d'autres pendant que je pleure ici, pendant que ces innocents meurent de faim !
– Justine, prenez garde, il est votre mari ; devant Dieu vous avez juré de le respecter.
À ces mots, les joues, le front pâle de Justine se couvrirent subitement d'une rougeur éclatante. Mme Dubois s'arrêta, regarda Justine, et involontairement :
– car... vous êtes mariée, poursuivit-elle.
– Non ! fit Justine presque sans voix.
Il y eut un silence solennel, puis :
– Une jeune fille que son Sauveur avait appelée... qui connaissait l'Évangile ! reprit Mme Dubois comme se parlant à elle-même.
Justine fondit en larmes.
– Mon enfant, mon enfant, comment en êtes-vous venue là ! Et vous voulez que cet homme vous soit fidèle ! que la paix règne dans une telle union !... et vous pensez que Dieu peut vous bénir... vous, lui, vos enfants ! Ah ! Justine, Justine, rien ne m'étonne plus.
– Oh ! Madame, s'écria Justine à demi-suffoquée par les sanglots, et saisissant la main de sonancienne amie : je vais tout vous dire. J'ai quitté Saint-Agrève, voilà ce qui m'a perdue. Ah ! si vous étiez restée près de nous !
– Le Seigneur ne vous abandonnait pas, interrompit doucement Mme Dubois, vous pouviez le prier.
– Je l'ai fait... mais pas assez peut-être. J'avais envie de voir le monde ; ma cousine, qui habitait Paris, m'écrivit de venir la rejoindre, elle me promettait une place ; je me rappelai vos conseils, ils m'arrêtèrent un instant ; et puis, avec la crainte de Dieu, me dis-je, on peut se bien conduire partout ; mes parents ne s'opposèrent que faiblement à mon départ, et je quittai Saint-Agrève.
La place que m'avait procurée ma cousine était mauvaise ; on y avait des gages élevés, c'est vrai, mais les autres domestiques faisaient de la dépense, et il fallait faire comme eux.
– Il fallait ? demanda Mme Dubois.
– Hélas ! Madame, j'essayai quelque temps de demeurer simple, on se moqua de moi, ma maîtresse la première : elle était impérieuse, pleine de caprices ; mon service fini, il ne me restait pas une minute pour prier ; quand j'en aurais eu le désir d'ailleurs, ma tête n'y était plus.
– Ni votre tête, ni votre cœur, pauvre Justine.
– Mon temps se passait à coiffer, à habiller Madame ; elle recevait beaucoup de monde, je n'entendais jamais parler que de toilette, de bals, d'Opéra... d'autres choses... plus mauvaises...
– Mais il y a des temples protestants à Paris, il y a des pasteurs ; ne pouviez-vous le, Dimanche au moins...
– Oh ! le Dimanche j'étais bien plus occupée que les autres jours, parce que Madame donnait à dîner ; et puis cette agitation, ce tourbillonnement m'empêchaient de réfléchir ; toutes les fois que le souvenir de vos paroles me revenait à la mémoire, que je retournais à des pensées sérieuses, on voyait cela sur ma physionomie et l'on riait de moi, ou bien l'on s'efforçait de me distraire.
Un jour qu'elle était de mauvaise humeur, Madame me renvoya. Après quelques semaines de recherches pendant lesquelles je dépensai mon argent, je trouvai une place inférieure à la première et plus mondaine encore. Je continuai à me livrer à la dissipation ; toutes les fois que je le pouvais j'allais au théâtre, au bal ; mon ouvrage s'en ressentait, mon caractère aussi : je fus congédiée.
Quelque temps auparavant j'avais fait la connaissance de Victor ; je l'avais rencontré dans une partie de plaisir, il m'avait offert de tue conduire au spectacle ; le Dimanche nous dansions ensemble, je le retrouvais partout. Il me parla de mariage ; mais avant de m'épouser il voulait, disait-il, gagner une petite somme qui nous permit de nous établir d'une manière convenable. J'étais sans ouvrage.... dans l'abandon.... et.... alors .....
Justine s'arrêta.
– Alors, pauvre malheureuse enfant, vous avez oublié qu'il y a un Dieu, un Dieu qui est Dieu de près, que nous pouvons invoquer dans la détresse ; un Dieu qui « n'éteint pas le lumignon fumant ; » (Esaïe 42.3 et Matthieu 12.20) et au lieu de l'appeler à votre secours, de rompre avec la tentation, de retourner à pied, s'il le fallait, dans votre village, vous avez cédé, vous êtes tombée.
– Ah ! Madame, au, commencement Victor m'aimait, il prenait soin de moi, il ne me quittait pas.... mais à présent !
– Au commencement aviez-vous la paix dans le cœur ? pouviez-vous prier ? pouviez-vous placer votre bonheur sous la protection de l'Éternel ?...
– Non, murmura Justine ; j'étais par moments comme enivrée, comme folle de joie, mais souvent triste. J'avais peur. Alors Victor me procurait mille plaisirs, celui du théâtre surtout, je le préférais aux autres, mais j'en sortais agitée, et le lendemain tout me déplaisait autour de moi.
Il fallait vivre pourtant : j'essayai de coudre pour les magasins, cela n'allait guère ; Victor ne travaillait que par boutades, nous faisions des dettes, ces petits vinrent ; notre misère croissait. Victor s'était accoutumé à moi, il n'avait plus sa tendresse des premières années, il me quittait durant des jours entiers ; lorsqu'il rentrait et que je lui montrais ces enfants affamés, il gardait le silence et repartait ; quand je lui reprochais ma honte, il se fâchait et me brutalisait.
Il y a eu des haut et des bas dans notre situation ; Victor a quelquefois gagné de quoi nous Soutenir, quelquefois il m'à reprisé 'en affection, mais cela n'a guère duré, et à cette heure.... à cette heure nous voici arrivés au dernier degré de l'infortune ; on n'entend plus ici que des querelles, que des jurements : Victor se livre à tous ses vices ; moi.... mes pauvres enfants.... nous allons être perdus !
Le cœur de Mme Dubois débordait. Que de choses elle aurait en à dire sur ces dissensions, sur ces malheurs, inévitables conséquences de relations condamnées par la loi divine ; que de choses sur cette lie amère, boueuse, qu'on trouve au fond detous les plaisirs mondains ; que de choses sur cette influence démoralisante du théâtre ; du théâtre, qui représente la vie comme elle n'est pas, qui crée dans l'âme des désirs insensés, qui accoutume le spectateur à rire du vice au lien d'en pleurer, à l'admirer s'il est audacieux, à le plaindre s'il est touchant ; du théâtre, qui excite le besoin de tout ce qui est étrange et qui inspire le dégoût de tout ce qui est simple ; que de choses à dire sur le triste chemin qu'avaient fait faire à Justine sa légèreté, son mépris du danger, son oubli de la prière ! Mais il fallait aller au plus pressé.
– Écoutez-moi, reprit Mme Dubois ; Jésus est le même hier, aujourd'hui, éternellement. Vous ayez souffert de vos fautes, vous en souffrirez encore, mais Il vous tend toujours les bras. Sauvez votre âme, celle de vos enfants. Vous n'avez pas deux partis à prendre – quitter Victor ou l'épouser. Tant que vous vivrez par votre libre volonté dans l'impureté, Christ ne vous recevra pas. Vous êtes à l'entrée d'une route qui mène à la dernière dégradation, et qui y mène vite. Réfléchissez, choisissez, mon enfant ; que le Saint-Esprit vous éclaire, qu'il touche le cœur de Victor.
– Oh ! Madame, s'écria Justine, en joignant les mains ; S'il voulait m'épouser !... Oui, bien qu'il me batte, bien qu'il me délaisse, oui, je l'aime encore. Et puis mes enfants ; et puis mon déshonneur qui serait lavé !
– Lavé ? peut-être aux yeux des hommes, car les hommes ne regardent qu'au scandale extérieur ; Mais ce péché, Justine, ce péché comme tous les péchés vous accusera devant Dieu, jusqu'à ce que vous ayez senti le besoin de crier dans l'angoisse de votre âme : Seigneur, aie pitié de moi, je péris sans la grâce.
Justine ne mesurait pas encore toute la grandeur de sa chute, parce qu'en nous accoutumant au péché, la corruption nous ôte l'appréciation délicate de ce qui est pur ou de ce qui lie l'est pas ; cependant il lui tardait d'échapper à l'état d'infortune où elle se trouvait plongée. Ses souffrances, l'abandon de Victor, la colère de Dieu, le souvenir des émotions délicieuses qu'elle éprouvait autrefois, lorsqu'au retour du château elle s'asseyait dans sa chambrette et qu'elle lisait les, paroles de son Sauveur ; tout cela lui donnait l'horreur de sa vie présente, et la faisait ardemment soupirer après une amélioration quelconque.
– Faites, décidez Victor, murmura-t-elle tout en larmes ; vous serez une seconde fois ma bienfaitrice !
– Et vous, Justine, recueillez-vous, mettez-vous en présence de votre Père céleste, humiliez-vous, cherchez la paix et la force en Christ ; racontez-Lui vos douleurs, confessez-Lui vos fautes.... Il est miséricordieux Il est fidèle, Il vous relèvera....