La vie de Jésus, du commencement à la fin, est une vie essentiellement humaine. Il naît, il progresse comme les hommes, et son développement n’est pas seulement la croissance extérieure, c’est bien celle du moi, du centre inconscient de l’être intellectuel et moral : il croissait en stature et en grâce, et cela non seulement devant les hommes, c’est-à-dire à l’extérieur, mais aussi devant Dieu, c’est-à-dire dans ces profondeurs de la vie invisible de l’âme qui demeurent inconnues même de celui qui les recèle en lui-même.
Une fois ce développement achevé, il nous apparaît comme un homme, au point de vue négatif, dans les facultés qui lui font défaut, aussi bien qu’au point de vue positif, dans le centre de sa conscience de soi et dans sa volonté elle-même.
Chacun sait que tout ce que l’on peut dire de plus précis sur le mode de la forme d’existence divine, c’est qu’elle ne saurait admettre aucune de ces limites qui caractérisent dans leur ensemble la vie de l’être fini et dont l’absence est, pour notre esprit, la seule définition de l’être absolu. — Or ces limites de l’être fini sont toutes attribuées à Jésus. En particulier, l’Evangile lui refuse absolument la toute-puissance, la connaissance absolue et la toute-présence.
Quant à la toute-puissance, non seulement nous le voyons dépendant pour toutes choses de son Père, n’accomplissant sans sa « permission » aucune de ces œuvres elles-mêmes que le Père « lui avait données, » mais nous l’entendons nous dire expressément « que le Fils ne peut rien faire de lui-mêmea. » — Sa puissance miraculeuse n’est point la toute-puissance. D’abord le libre exercice en est subordonné à la volonté du Père ; puis elle est limitée au moment donné et à l’occasion adventive ; enfin elle est renfermée dans les limites du monde visible. Jésus, sur la terre, bien que le monde invisible ne soit pas fermé au regard de sa foi, ne commande cependant pas encore dans ce monde-là. Les anges lui sont envoyés, et lui-même dit que s’il voulait leur secours, il devrait le demander expressément à son Père.
a – Jean 5.30.
Et si sa position sur la terre est ainsi une position de dépendance absolue à l’égard de Dieu, cela n’en est pas moins le cas, à cette heure encore, dans la gloire à laquelle il a été élevé. Après sa résurrection, le Fils de l’homme, ayant reçu les pouvoirs qui avaient été siens lors de sa première existence, déclare à ses disciples, il est vrai, qu’il est dès lors en possession de la toute-puissance, et cela non seulement sur la terre, mais aussi dans le ciel. Cependant, même alors, cette toute-puissance il ne la possède que comme un don à lui fait par le Père et nullement comme un pouvoir qui fût cette fois inhérent à sa nature. Aussi bien le salut qu’il opère, il l’opère « au nom de son Pèreb ; » il nous le donne, dans ce que ce salut a de positif, dans la possession du ciel, parce qu’il l’a d’abord reçu lui-mêmec. « De Dieu sont toutes choses, » « Christ est à Dieu, » et « en Jésus-Christ la gloire est à Dieu seul. »
b – Jean 5.19, 43 ; 2 Corinthiens 5.19.
c – Jean 15.9.
Quant à la connaissance absolue, nous l’entendons nous dire lui-même « qu’il ne connaît pas le jour, » et il semble que le mode de sa passion ne lui ait été pleinement révélé que peu à peu. S’il avait possédé la connaissance absolue, sa vie humaine n’eût pu être qu’un rôle joué : qu’on pense seulement à la scène de Gethsémané ! — Mais ce qui tranche ici la question, c’est un fait qui va faire incessamment l’objet de notre examen spécial, c’est ce fait que, chez Jésus, comme chez nous tous, la connaissance religieuse a eu son premier réveil et ses progrès successifs.
Enfin la toute-présence n’a certainement pas appartenu sur la terre à Celui qui se fatiguait à marcher d’un lieu à un autre, à Celui auquel les sœurs de Lazare pouvaient dire : « Si tu eusses été ici, notre frère ne fût pas mort. » Même son état actuel dans la gloire constitue à ses yeux, aussi bien qu’à ceux de ses disciples, un fait d’absence d’avec ceux qu’il laisse sur la terre, pour autant que ceux-ci demeurent renfermés dans le monde des sensd.
Mais là où nous touchons comme au doigt la pure humanité de Jésus, c’est dans le caractère positif de sa volonté, du centre de son être moral.
En effet on pourrait encore ne voir, dans ces limites dont nous venons d’indiquer les plus frappantes, que la limitation d’une activité extérieure, et cela comme résultant du libre choix de Celui qui pouvant et sachant toutes choses, présent « aux jours d’Abraham » et « dans le ciel, » avait bien voulu se priver pour un temps de l’exercice de ces facultés.
Quelle que soit la valeur de cette pensée considérée en elle-même, et sans examiner si les textes la comportent, elle devient inadmissible du moment où cette limitation, ce fait d’être borné se découvre, non plus seulement dans la négation d’une action extérieure, mais dans l’activité centrale et instinctive de l’âme elle-même ; du moment où Jésus montre qu’il a lui-même la conscience de cet état de limitation et d’impuissance, et que chez lui cette conscience n’est pas celle d’un joug qu’il se fût librement imposé à chaque fois, mais celle d’un fait qui précède chez lui la conscience qu’il a de ce fait, et à l’égard duquel il se trouve dans une position de dépendance essentielle et absolue.
Or que tel soit le cas, c’est ce dont nous ne saurions douter du moment où nous voyons Jésus vivre de foi et de prière, et dès que nous savons qu’il a été tenté comme nous en toutes choses.
Si ces mots signifient quelque chose, il est impossible d’admettre, dans Jésus, la présence d’une existence divine consciente et actuelle. C’est ce qui ressort tout spécialement du fait de la tentation chez Jésus, lequel empêche de supposer chez lui ce caractère d’impeccabilité qui est inséparable de la notion de l’Être divin. Cette remarque suffirait, à elle seule, pour nous forcer à voir, dans le mode d’existence de Jésus sur la terre, et cela quelle qu’ait été son existence antérieure, une existence purement et uniquement humaine. — Dire de Christ, ce qui est vrai de Dieu, « qu’il ne pouvait être tenté par le mal, » voir dans sa sainteté une simple innocence d’état, faire de ce qui nous est présenté comme ayant été une victoire sur le péché, la seule constatation passive de cette innocence, ce serait là dénaturer l’Ecriture et fausser tout à fait l’image de ce « souverain sacrificateur qui est bien propre à avoir pitié de nos faiblesses, puisqu’il a été tenté comme nous en toutes choses. »
Non ! Christ n’a pas plus joué un rôle dans le combat de sa tentation, qu’il n’en a joué un dans celui de son agonie. Christ pouvait être infidèle, Christ pouvait pécher ; il pouvait donc vouloir pécher ! Cela est si vrai qu’il est loué pour être demeuré fidèlee ; qu’il est récompensé pour ce « travail de son âme, » qui a été le renoncement à lui-même, la soumission de la foi, l’obéissance courageuse et persévérante jusqu’à la mort. Oui ! Jésus-Christ pouvait, ou bien se décider à accomplir réellement l’œuvre pour laquelle librement accomplir il avait été envoyé par son Père, et cela en dépit du renoncement, des douleurs, du sacrifice de volonté propre qu’il prévoyait que cette œuvre entraînerait nécessairement de sa part ; ou bien, comme le fit notre premier père, il pouvait, lui aussi, « le second Adam, » afin d’éviter cette honte, ces douleurs, cet abandon, cette agonie, faiblir, regarder en arrière, laisser là cette œuvre sainte à laquelle il venait de se décider lorsqu’il professa au Jourdain « vouloir accomplir toute justice, » et se jeter dans les bras du tentateur !
e – Ésaïe 53.11 ; comp. Hébreux 5.8.
Et que ceux que ce seul mot ferait tressaillir nous comprennent ! Nous disons que Jésus a choisi le bien, mais nous ajoutons que ce n’a point été sans combat. Non pas avec lui-même, sans doute, mais cependant avec le mal lui-même. Non seulement sa vertu consista en une volonté ferme et positive dans le bien, mais elle consista aussi à repousser le mal, ce qui veut dire qu’il le connut comme tel. — Autrement où seraient ces « mérites » de Christ sur lesquels comptent ces mêmes personnes qui hésitent à accepter ce que nous disons là ? Ne les verraient-elles peut-être que dans le fait de ses souffrances ? Les souffrances ont-elles donc, en elles-mêmes, et abstraction faite des motifs de l’agent moral qui les endure, un mérite quelconque ? Devons-nous donc rappeler qu’il s’agit ici du Dieu de la liberté et de la vie, et non pas d’une de ces idoles que l’on apaise avec des souffrances ? — Non ! les souffrances de Christ étaient là pour lui et pour nous, et nullement pour Dieu. Il fallait que Christ, par ces souffrances, non seulement nous montrât ce que c’est que d’obéir au Dieu saint, mais qu’il se prouvât et se confirmât à lui-même la vérité parfaite de cette obéissancef. Or, il les prévoyait, ces souffrances. Aucune de ces illusions qu’engendrent dans ses frères la présomption, la vanité ou même la paresse d’esprit, ne lui cachait les amères conséquences qu’allait entraîner pour lui sa décision.
f – Hébreux 5.8-9.
Mais si Jésus prévoyait ces souffrances, il n’entrevoyait point aussi clairement sa victoire. En effet, l’eût-il vue avec une certitude absolue et sensible, il n’y eût eu en lui ni hésitation, ni combat. Or qu’il y ait eu hésitation, — non pas dans sa volonté sans doute, mais dans son regard, — qu’il y ait eu obscurité pour Jésus, c’est ce qui apparaît non seulement dans ce seul fait qu’il y a eu combat, mais dans cet autre fait si remarquable que Jésus, lors de sa tentation, ne cherche pas ses motifs d’action dans ses propres lumières, ainsi que nous le voyons le faire si souvent par la suiteg, mais à chaque fois de nouveau dans un fait qui est en dehors de lui, dans la Parole écrite de Dieu.
g – Jean 8.40 ; et toute l’argumentation de Jésus dans cette occasion ; ainsi que cette locution si habituelle à notre Seigneur : « En vérité, en vérité, je vous le dis ! »
Si Dieu ne peut être tenté par le mal, c’est que Dieu voit le mal dans sa consommation, c’est-à-dire dans sa nullité et dans la destruction de vie qu’il entraîne. Christ, lui, participant entièrement aux bornes de l’existence humaine, ne possède plus cette vue absolue de l’avenir, cette vue divine ; sa vue morale est bornée et elle peut être obscurcie : aussi bien, comme nous venons de le voir, Christ, semblable en cela à l’un de nous, ne peut vaincre sans la foih.
h – Hébreux 5.7-9 ; et le ch. 11, comparé à Hébreux 12.2.
Bien qu’il n’ait pas connu la convoitise par une expérience directe et volontaire, la convoitise s’est pourtant présentée à lui et a essayé sur son cœur tous ses pouvoirs de séductioni. Il a donc connu, non pas le péché sans doute, mais bien les dangers de la tentation, et cela au même degré qu’ils existèrent pour Adam avant la commission du péché. Sa victoire a été réellement une victoire propre et par cela même méritoire : un acte purement et essentiellement humain.
i – Voyez la figure qu’emploie l’apôtre, Jacques 1.14-15.
Là il ne peut plus être question d’une soi-disant humanité de Jésus qui n’eût été qu’une simple limitation de ses facultés divines, temporairement assumée par lui. Dans la tentation nous saisissons la nature humaine de Jésus dans son centre, dans le fait d’une victoire propre, dans celui d’un progrès moral volontaire et méritoire.
Malheureusement nous sommes si profondément déchus, si entièrement « vendus au péché, » que notre entendement lui-même en est obscurcij. Jugeant de la nature humaine vraie d’après l’état où cette nature a été réduite en nous par le péché, nous ne pouvons entendre parler de l’existence de la tentation, sans admettre aussitôt qu’il y a eu péché du cœur, ni de progrès moral sans voir aussitôt dans ce fait un progrès du mal au bien. — Tel n’a certes pas été le cas pour Jésus ; mais aussi tel n’est nécessairement le cas que pour la nature, nous ne disons pas de l’homme, mais de l’homme déchu, de l’homme anormal, du pécheur.
j – Éphésiens 4.18, 23.
Or, nous le savons, Christ n’était pas tel : Christ n’a pas péché. Au contraire, toute victoire étant chez lui entière, absolue, sincère, elle ne s’est pas répétée dans sa vie. Chaque pas en avant a aussi été un pas définitif : si nous y regardons de près, nous ne le voyons tenté qu’une fois par les trois grandes convoitises, qu’une fois par la fatigue, qu’une fois par la séduction des affections terrestres, qu’une fois par la faiblesse de la chair et par la terreur.
Si donc l’Evangile nous montre en Jésus un simple homme, il ne nous fait nullement voir en lui un homme comme nous. Lorsque l’Apôtre dit qu’il fut « semblable à nous en toutes choses excepté le péché, » cela ne veut point dire que Jésus fut ce qu’aurait été l’un de nous dont on serait en droit d’assurer qu’il n’eût jamais commis aucun péché. Nullement ! même alors, cet homme impossible eût eu en lui une nature déchue et détournée de son origine. Lorsque l’Evangile nous enseigne que Jésus a été sans péché, ce qu’il veut dire par là, c’est que l’élément du péché, avec toutes les conséquences qu’entraîne, pour l’organisme spirituel et sensible de l’être humain, la présence de cet élément dans son centre, n’a pas été admis dans sa nature d’homme, laquelle s’est maintenue pure, normale, et capable par conséquent d’exercer tous les pouvoirs dont il avait plu au Créateur d’enrichir cette nature au jour où il conçut la pensée de l’homme.
Et si telle est l’image qui ressort pour nous de l’étude des faits de la vie de Jésus, c’est aussi là le résultat auquel nous conduit celle de ses paroles.