Rien ne montre la place prise en France par la Bible, que Charlemagne et Alcuin lui avaient rendue dans la pureté de sa traduction latine, comme l’influence qu’elle exerça, dès le dixième siècle, sur la littérature du temps, toute d’inspiration religieuse. Les citations bibliques abondent. La Chanson de Roland (fin du onzième siècle), malgré son caractère tout profane, contient mainte allusion à l’Ancien Testament[e]. Quand Roland meurt, il s’écrie :
[e] La Chanson de Roland, vers 2384 à 2388, 2449, 2450, 2459, 2460, 3101-3107. Voir aussi vers 1215, 2262, 2958.
O notre vrai Père, qui jamais ne mentis,
Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts,
Et défendis Daniel contre les lions,
Sauve, sauve mon âme…
A cause des péchés que j’ai faits dans ma vie.
L’empereur :
Se prosterne et supplie le Seigneur Dieu
De vouloir bien, pour lui, arrêter le soleil…
Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle,
Car le soleil s’est arrêté immobile dans le ciel.
L’empereur prie encore :
O vrai Père, sois aujourd’hui ma défense.
C’est toi qui as sauvé Jonas
De la baleine qui l’avait englouti,
C’est toi qui as épargné le roi de Ninive,
C’est toi qui as délivré Daniel d’un horrible supplice
Quand on l’eut jeté dans la fosse aux lions,
C’est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent.
Eh bien, que ton amour sur moi veille aujourd’hui…
Après le douzième siècle, l’influence littéraire de la Bible s’accentue encore. Les ménestrels récitaient la Bible rimée comme ils récitaient les chansons de geste. Le théâtre est tout religieux ; il représente les scènes bibliques. Enfin, la Bible exerçait une influence immense sur la prédication.
« S’il ne nous est rien parvenu, dit M. Trénel, des improvisations ardentes d’un saint Bernard prêchant la croisade, cependant, par le peu qu’il nous reste de lui, nous pouvons juger de la place que les Écritures tenaient dans ses discours. Plus d’une expression biblique, prise dans la trame de son style, n’est jamais, depuis, sortie de l’usage ».
Au commencement du douzième siècle nous voyons renaître la préoccupation de traduire la Bible en langue vulgaire. Précédemment, il y avait déjà eu quelques tentatives de traduction. En 820, un moine de Wissembourg, Otfride, avait fait, à la requête de plusieurs frères et d’une noble dame, Judith, une harmonie des Évangiles en vers théotisques[f], afin de remplacer les chansons profanes qui corrompaient les esprits. En 1070 et 1080, un chanoine de Rouen fut employé à deux traductions des psaumes en normand, mais ces tentatives restèrent isolées et sans lendemain.
[f] Le théotisque était la langue de la tribu franque.
La première traduction qui compte, qui fasse souche, pour ainsi dire, paraît au début du douzième siècle. Chose remarquable, c’est une traduction des psaumes, le grand livre de la plainte humaine et de la consolation divine. Cette première traduction vient du pays d’où étaient venus les manuscrits sur lesquels Alcuin avait fait sa révision de la Vulgate, et où plus tard l’œuvre biblique devait recevoir sa plus puissante impulsion. Vers 1100, des moines de Lanfranc, à Cantorbéry, traduisirent en français normand le psautier gallican de Jérôme. Vers 1120, un sacristain de Cantorbéry, copiste célèbre, Eadwin, copia dans un même livre, aujourd’hui à la bibliothèque de Cambridge, les trois psautiers latins de Jérôme, avec la traduction française interlignée. L’un de ces psautiers devint le psautier dit gallican, qui fut le psautier de la France pendant le moyen âge.
[« Le psautier, dit M. S. Berger, a été pour tout le moyen âge un bien public et un trésor commun dans lequel chacun puisait à sa guise et que chaque traducteur s’appropriait au prix de fort petits changements. » Et M. Reuss : « Au moment où paraît la Bible de Guiars (fin du treizième siècle), on possédait les psaumes depuis longtemps en France, et en plusieurs versions différentes. Le psautier était, de tous les livres de la Bible, le plus populaire et le plus en usage, soit au point de vue liturgique, soit pour l’édification domestique ».
Voici le psaume premier dans le psautier dit de Montebourg, du douzième siècle, conservé à Oxford dans la bibliothèque bodléienne : « Beneurez li huem chi ne alat el conseil des feluns : et en la veie des peccheurs ne stout : et en la chaere de pestilence ne sist. Mais en la lei de Nostre Seigneur la veluntet de lui : et en la sue lei purpenserat par jurn e par nuit. Et iert ensement cume le fust qued est plantet dejuste les decurs des ewes. chi dunrat sun frut en sun tens. Et sa fuille ne decurrat : et tutes les coses que il unques ferat : serunt fait prospres. Nient eissi li felun nient issi : mais ensement cume la puldre que li venz getet de la face de la terre. Empur ice ne resurdent li felun en juise : ne li pecheur el conseil des dreituriers. Kar Nostre Sire cunuist la veie des justes et le eire des feluns perirat ».]
L’exemple des moines de Cantorbéry fut suivi, notamment par les moines de Montebourg, localité de la Manche actuelle, et ailleurs.
De tous côtés, sur le territoire de la France, surgissent des traductions de livres isolés de l’Écriture. En 1125, c’est une imitation en vers du Cantique des Cantiques ; de 1130 à 1135, une Bible en vers, paraphrasée, d’une véritable valeur littéraire, de Hermann de Valenciennes ; vers 1150, l’Apocalypse ; en 1165, un psautier en vers ; vers 1170, les quatre livres des Rois (I et II Samuel, I et II Rois), les Juges, les Macchabées ; vers 1192, une Genèse, rimée, par un Champenois, Everat. Cette dernière traduction fut faite à l’instigation de Marie de Champagne, sœur de Philippe-Auguste.
[Voici, d’après Herman de V., comment il fut amené à entreprendre cette traduction. Il s’était brûlé à la main :
Couchai, si m’endormi, mais quand je m’esveillai,
Ma main trovai enflee si que morir cuidai.
Le mal empire, et le poète s’adresse à Notre Dame pour en être secouru.
La nuit de la Thiefaine (la Saint-Étienne), certes nen mentirai,
Il croit voir la Vierge lui apparaître. Elle lui promet la guérison et l’exhorte à écrire l’histoire de toute la Bible.
De latin en romanc soit toute translatée.
Le poète accepte et immédiatement se met à l’œuvre. Il l’exécuta dans un véritable esprit d’humilité et d’amour :
De cest livre quest faiz des le commencement,
Sachiez que je net faz por or ne por argent,
Par amour den le faz, por amander les gens.
Et lise le romanz qui le latin nentend.
L’œuvre est belle, mais elle a des bizarreries. Hermann consacre 120 vers à décrire le combat d’Ésaü et de Jacob dans le sein de leur mère. Il montre Hérode faisant massacrer 44 000 enfants à Bethléem, puis mourant dans un bain de poix et d’huile bouillante. Il décrit la descente de Jésus-Christ aux enfers.
Voici un spécimen de la versification d’Everat (Psaumes 42) :
Si comme li cerf desirant
Si ai jeo desire
A venir devant toi
Sire gloriux rei
Car plein es de bunte.]
Vers la fin du douzième siècle, Pierre Valdo, le célèbre fondateur des Pauvres de Lyon, qui, pour obéir à Jésus-Christ, avait vendu tout ce qu’il avait, se donna pour tâche de faire traduire en langue populaire, en provençal, quelques livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il ne reste de cette traduction que les Évangiles de la quinzaine de Pâques. Cette littérature biblique se répandit dans un champ immense, avec une rapidité inconcevable. On la retrouve à cette même époque dans les environs de Metz, transcrite en dialecte messin. On possède, à la bibliothèque de l’Arsenal (n° 2083), un fragment de cette traduction. C’est un volume écrit sans luxe, de petite dimension, facile à cacher, « tels que devaient être, dit M. S. Berger, les livres des bourgeois de Metz et des pauvres de Lyon ». Quelles préoccupations religieuses, quelle piété chez le peuple, atteste cette propagation en quelque sorte spontanée de la Bible ! « Il est certain, écrit M. S. Berger, que les environs de l’an 1170 ont été marqués dans toute la contrée qui s’étendait de Lyon aux pays wallons, par un mouvement biblique des plus remarquables ». Et M. Reuss s’exprime ainsi : « L’un des traits caractéristiques du mouvement religieux commencé à Lyon vers la fin du douzième siècle, c’était la base biblique que ses auteurs et promoteurs s’attachaient à lui donner, et l’un de ses effets les plus remarquables était la propagation des Saintes Écritures en langue vulgaire ».
Continuons à citer M. Reuss. « Ces mêmes faits se produisent d’une manière plus évidente encore, et peut-être antérieurement déjà, en tous cas indépendamment de ce qui se passait sur les bords du Rhône, dans le beau pays qui s’étend des Cévennes aux Pyrénées et au delà de ces dernières dans tout le nord-est de l’Espagne. Le mouvement, de ce côté-là, paraît avoir été plus général, plus énergique, plus agressif. Il s’empara des classes supérieures de la société. Il devint une puissance, il fonda ou accepta une théologie à lui propre, assez riche d’idées pour amener des dissidences intérieures… Il est de fait que la théologie dogmatique des savants parmi les Cathares[g] comme la piété et l’ascétisme de tous les fidèles s’édifiait également sur la lecture et l’étude des Écritures. Cela est attesté par des témoignages nombreux et divers. Dans les assemblées religieuses, des prédications exégétiques étaient faites par des croyants qui n’avaient point reçu les ordres dans l’Église constituée … Les bons hommes chargés de la conduite d’un troupeau qui se trouvait de plus en plus affamé de la Parole de Dieu, portaient sous le manteau une bourse de cuir avec un exemplaire du Nouveau Testament qui ne les quittait jamais. Le volume sacré jouait un grand rôle dans les rites liturgiques des sectaires… »[h].
[g] Autre nom des Albigeois, secte qui se répandit dans le midi de la France aux onzième et douzième siècles, et fut extirpée au commencement du treizième.
[h] Fragments littéraires et critiques (Revue de Théologie, IV, 1852).Après le douzième siècle, cette dissémination des Écritures parmi le peuple semble avoir continué de plus belle. En effet, on trouve à la Bibliothèque nationale de Paris, pour le treizième et le quatorzième siècle seulement, soixante traductions totales ou partielles de la Bible. Un savant qui les a comptées, M. Le Roux de Lincy, s’exprime ainsi : « Toutes proportions gardées, les traductions de la Bible sont aussi nombreuses dans les autres bibliothèques tant de Paris que des départements. Il n’y a pas une seule bibliothèque de province possédant des manuscrits français du moyen âge, qui n’ait une ou plusieurs traductions de la Bible, soit en prose, soit en vers »[i].
[i] Les quatre livres des Rois traduits en français du douzième siècle, p. xliv.
M. Reuss, de son côté, s’exprime ainsi : « Parmi les peuples modernes, aucun, si l’on excepte les Allemands proprement dits, ne peut se comparer aux Français pour la richesse et l’antiquité de la littérature biblique. Les bibliothèques de la seule ville de Paris contiennent plus de manuscrits bibliques français que toutes les bibliothèques d’outre-Rhin ne paraissent en contenir d’allemands. Mais aucun peuple, en revanche, sans en excepter les Slaves, n’a montré dans les derniers siècles autant de froideur pour cette littérature, en dépit des renseignements inépuisables et inappréciables qu’elle pouvait fournir sur l’histoire de la langue, du savoir et de la religion ».
Parmi ces traductions, les unes sont en prose, les autres en vers. Celles du douzième siècle sont pour la plupart en vers. Dans ces âges naïfs, croyants, la prose était l’exception. Et puis, comme les Bibles étaient rares, on apprenait beaucoup par cœur le texte sacré, et les vers aidaient la mémoire. Les unes sont littérales, les autres commentées. Les unes sont complètes, les autres fragmentaires. Généralement faites d’après la Vulgate, elles sont en dialectes nombreux, en langue d’oc, en langue d’oïl, en normand, en picard, en roman, en wallon, en lorrain, en bourguignon, en limousin, en poitevin, en provençal, sans parler des traductions en français. On voit que la France a un beau passé biblique. « Dans le douzième siècle, dit M. S. Berger, tous les pays de langue française, toutes les classes de la société, apportent leur contribution tout individuelle à l’œuvre de la traduction de la Bible ». Ainsi les réformateurs, en donnant, trois siècles après, la Bible à la France, n’ont pas innové, ils ont repris et la vraie tradition de l’Église et la vraie tradition française.
Quand la locomotive nous emporte à travers les campagnes de France, nous pouvons nous dire qu’il n’y a peut-être pas, dans l’étendue qui est sous nos yeux, une parcelle de terrain qui, une fois ou l’autre, n’ait été en quelque sorte sanctifiée par le contact avec la Bible. Où que nous arrêtions nos regards, il y a eu là quelqu’un qui a traduit la Bible, ou l’a copiée, ou l’a lue, ou a travaillé à la répandre.
[Anticipons et nommons pour le treizième siècle les trois traductions rimées suivantes : Une Bible de Geoffroi de Paris (1243), une Bible de Jean Malkaraume (même époque — elle s’arrête à l’histoire de la rencontre entre Goliath et David), — une Bible de Macé de la Charité (traductions paraphrastiques) ; puis une Bible de Charleville, une traduction anonyme de la Bible entière, une traduction anonyme de l’Ancien Testament, et des fragments : le drame d’Adam, l’histoire de Joseph, la paraphrase de l’Exode, l’imitation de Job, un Psautier de Troyes, les Psaumes de la pénitence, les Proverbes. Au quatorzième siècle, on trouve un Poème sur le Nouveau Testament, cinq Poèmes sur la Passion, une histoire des trois Maries et une Apocalypse rimées et d’autres fragments. Un de ces fragments reproduit en vers une partie du récit des livres des Rois fondu avec celui des Chroniques. On pense qu’il a été composé en Angleterre (Voir Romania, XVI). En voici quelques vers. C’est le récit d’Élie enlevé au ciel :
Le flun passerent andui a sec pé
Si que nuls d’els nen ont l’orteil muillé,
E Helias parle od Heliseu, si dit
« Cœ que tu vous demander senz contredit
« Averas einz ke jo m’en part de wus
« Demandez seurement, ne seiez nent dutus ».
. . . . . . . . . . . . . . .
Dunc s’en alerent un petitet avant ;
Cum il alerent de ces choses parlant,
Une curre vent del ciel tout embrasé.
Chevals ardanz l’unt del ciel mené
E seint Helie i est dunc munté
E un esturbillun de vent l’en ad porté.
Heliseus vit et dit par mult haut cri
« Helie pere, aiez de mei merci ;
Jo vei le curre e la roe de Israel
Seinz Hélie li gette son mantel
E l’espirit Helie par le dun de Dé
En Heliseu en fu del tut dublé ».« … Victor Hugo eut pour la Bible une constante et spéciale dévotion ; on sait comment les plus pittoresques des tournures bibliques, les plus énergiques et les plus saisissantes hyperboles sont entrées dans les vers du poète et, par là, sont restées dans notre langue.
Ce phénomène qui, chez Victor Hugo, s’était opéré par simple affinité poétique, se produisit en France dès les premiers temps du moyen âge à l’aurore des temps modernes par ce seul fait que les générations qui se succédèrent ne furent composées que d’hommes d’un seul livre…
La Bible était partout : aux chapiteaux des églises romanes, comme aux porches des cathédrales gothiques ; aux sculptures des meubles usuels.
Au foyer, la Bible, devenue dans toutes les familles le « livre des raisons », le répertoire des événements mémorables ; à l’église, la Bible ; la Bible aux sermons et souvent dans les préambules des ordonnances et les dispositifs des jugements. Les testaments débutaient tous par des réminiscences des Saintes Écritures ; au théâtre, la Bible se retrouvait tout entière dans la représentation des Mystères, et la littérature chevaleresque, lorsqu’elle apparut et se propagea, fit, à côté de son merveilleux guerrier, une part, une part notable, au merveilleux de la Bible.
Vivant avec la Bible, ce peuple en vint à parler comme elle, à penser comme elle, et le Livre saint se trouve ainsi être une des sources les plus abondantes d’où soit sortie notre langue… » (Petit Temps du 15 juin 1904).
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