D’après ce que nous venons de constater, la première génération chrétienne possédait une foi très simple, très élémentaire, qui avait un caractère essentiellement sotériologique et eschatologique. Pour les premiers disciples de Jésus à Jérusalem et dans la Palestine, le christianisme n’était point une religion nouvelle opposée au judaïsme, c’était l’accomplissement de celui-ci. Jésus était le vrai Messie annoncé par Moïse et les prophètes, mort pour la rémission de nos péchés et ressuscité par la vertu de Dieu, puis monté au ciel d’où il va bientôt redescendre pour apparaître en gloire à ses disciples restés sur la terre et les glorifier avec lui. On sait toute la place qu’avait prise dans les croyances et les espérances des premiers chrétiens l’attente du retour prochain et glorieux de Christ, de la parousie. Cependant, les luttes incessantes que l’Église judéo-chrétienne eut à soutenir contre les ennemis du dehors (juifs et païens) et les hérétiques du dedans (ébionites et docètes), l’amenèrent peu à peu à préciser et enrichir sa doctrine christologique. Plus elle se pénétrait de la grandeur de l’œuvre de Christ pour le salut du monde, plus aussi elle acquérait une conscience nette de la grandeur incomparable de sa personne. Le Seigneur Jésus qui avait pleinement accompli les prophéties et devait régner sur son peuple et sur l’humanité renouvelée, n’était pas uniquement à ses yeux le messager de Jéhova, le fils de David, il lui apparaissait de plus en plus comme le Fils de Dieu, participant à sa nature et partageant ses attributs. C’est ici que vient se placer la composition du livre que l’école théologique historique considère comme le produit le plus authentique et le plus pur de cette tendance, l’Apocalypse.
Nous n’avons pas à aborder la question si vivement controversée de savoir si l’auteur de l’Apocalypse est bien, comme on l’a cru généralement, Jean l’apôtre ; nous n’avons pas non plus à résoudre les difficultés qu’offre l’interprétation de ce livre étrange qui a exercé la sagacité de tant de commentateurs ; il nous suffit de recueillir la notion qu’il nous donne de la personne du Christ, qui est le héros du grand drame que l’écrivain fait passer sous nos yeux. Nous reconnaissons tout de suite que cette personne est singulièrement exaltée et glorifiée. Plusieurs des attributs conférés au Christ dans l’Apocalypse peuvent se ramener sans doute aux formules contenues déjà dans l’Ancien Testament ; ainsi les noms de « rejeton de David », de « lion de la tribu de Juda » (Apocalypse 5.5 ; Comp. Ésaïe 11.1, et Genèse 49.9) ; ainsi encore les épithètes qui lui sont données : le saint, le véridique, le fidèle (Apocalypse 1.5 ; 3.7,14 ; 9.11), quoique, dans le langage des prophètes, ces noms soient réservés à Jéhova (Apocalypse 4.8 ; 6.10). Mais toute une série de passages et l’esprit général du livre nous amènent à affirmer que le Christ est élevé au niveau même de Dieu. Il y est appelé « le premier et le dernier », « l’Alpha et l’Oméga » (Apocalypse 1.8,17), comme Jéhova (Ésaïe 44.6), celui « qui était, qui est et qui sera, le Tout-Puissant » (Apocalypse 1.8), celui « qui sonde les cœurs et les reins » et « qui rendra à chacun selon ses œuvres » (Apocalypse 3.23). Les anges de Dieu l’adorent (Apocalypse 5.13-14 ; 4.9,11) ; c’est du trône de l’agneau, qui est celui de Dieu même, que sort le fleuve d’eau vive (Apocalypse 22.17) ; l’esprit le prie avec l’épouse (l’Église) (Apocalypse 22.17). Lui seul peut nommer Dieu son Père, qui est ainsi toujours πατὴρ αὐτοῦ, et jamais πατὴρ ἡμῶν (Apocalypse 1.6 ; 2.27 ; 3.5, 21 ; 14.1) ; ce qui prouve à la fois la distance qui le sépare de nous et ses relations intimes avec le Père. Il porte un nom nouveau qui sera écrit aussi sur le front des fidèles, et il se trouve que ce nom est en même temps celui du Père (Apocalypse 2.17 ; 3.12 ; 14.1), le nom de Jéhova, si sacré et si redoutable pour les Hébreux. Enfin, le Christ est appelé la « Parole de Dieu » (Apocalypse 19.13) : ce qui impliquait, d’après l’Ancien Testament interprété à la lumière de la philosophie alexandrine, l’idée d’une hypostase divine qui existait avant le monde et par laquelle le monde avait été créé.
Nous pouvons donc conclure que, d’après l’Apocalypse, Jésus n’a pas seulement accompli une mission divine, mais qu’il a été être divin, directement issu de Dieu, et qui a préexisté réellement et personnellement à son œuvre terrestre. C’est là, du reste, ce que reconnaissent les théologiens les plus indépendants de la tradition orthodoxe et, à leur tête, M. le professeur Reuss. Quant aux disciples de Ritschl, et en particulier M. Lobstein qui s’est fait l’interprète en français de sa théologie, ils arrivent à la même conclusion : « Ainsi, dit ce dernier, l’eschatologie grandiose de l’Apocalypse a déterminé un développement plus grandiose de la Christologie. Renfermée dans les catégories de la conscience judéo-chrétienne, définie par des expressions empruntées à l’Ancien Testament, elle n’en atteint pas moins une sphère supérieure à celle du messianisme prophétique, elle ne trouve que dans l’affirmation de la préexistence personnelle du Christ la formule appropriée à l’œuvre que Dieu a donné au Christ d’accomplir. » Cette déclaration est bonne à recueillir.
En suivant l’ordre des idées, je devrais étudier maintenant la notion christologique contenue dans un des écrits es plus authentiques de la tendance judéo-chrétienne, l’Épître de saint Jacques. Mais ici nous sommes immédiatement arrêtés par un fait reconnu de tous, c’est que cette lettre, si originale et si édifiante, qui n’est nullement une épître de paille comme l’a dit un jour Luther dans une boutade célèbre, mais qui porte au contraire le sceau d’une vraie inspiration chrétienne, se tient constamment sur le terrain pratique et ne touche ni au dogme de la rédemption ni à celui de la nature divine de Jésus-Christ. La personne du Christ n’est pas l’objet de l’enseignement de l’écrivain sacré qui ne se prononce que deux fois (Jacques 1.1 ; 2.1) le nom du Seigneur. On sait que sa thèse fondamentale est l’opposition entre l’amour du monde et l’amour de Dieu, entre la fausse piété, qui ne consiste qu’en paroles et en formules, et la vraie piété, qui se manifeste par la charité et les bonnes œuvres. Nous ne pouvons donc rien conclure du silence de saint Jacques sur le sujet qui nous occupe, car il faut l’attribuer au but spécial qu’il voulait atteindre.