Adrien. — Insurrection des Juifs. — Marc-Aurèle. — Persécutions et calomnies.
A la mort de l’empereur Trajan (117), Adrien monta sur le trône.
Au lieu de chercher à faire de nouvelles conquêtes, ce prince tourna son activité vers la consolidation de son vaste empire. Il développa la civilisation, le commerce et les arts. Il fit un voyage dans les provinces, même dans la Grande-Bretagne, et on possède encore les médailles commémoratives de son voyage dans 25 contrées différentes. Sa curiosité aurait été digne de notre époque. Il voulut visiter le cratère de l’Etna, voir lever le soleil du haut des monts Casius, remonter les cataractes du Nil, entendre la statue de Memnon, et importer de l’Orient les plus beaux produits exotiques. A Athènes, il se fit initier aux mystères d’Eleusis ; en Asie, il voulut connaître la magie et l’astrologie. Milman, Hist. of Christianity, 1863, II, 104-106.
Ce nouveau monarque était très attaché au paganisme. Aussi les effets des mesures prises antérieurement contre les chrétiens furent-ils désastreux. Sous Trajan, la profession du christianisme n’était pas reconnue (licita) ; maintenant elle est positivement condamnée et une impulsion toute nouvelle est donnée aux sentiments de haine religieuse, si puissants, hélas ! sur l’esprit des hommes. Il en résulte des scènes de tumulte et de carnage dans une foule d’endroits. Pour comble de malheur, les gouverneurs des provinces, soit pour faire leur cour à l’empereur, soit pour se rendre populaires, soit parce qu’ils partagent les préjugés du vulgaire, ferment les yeux sur ces violences. Toutefois ces excès ne durent pas longtemps. Peut-être faut-il l’attribuer aux Apologies que deux savants chrétiens d’Athènes, Quadratus et Aristides, présentent à l’empereur lors de son passage, en Grèce ; ou plutôt très probablement aux représentations du proconsul d’Asie Mineure, se plaignant énergiquement des désordres commis par la populace. En conséquence, Adrien fait publier un rescrit impérial interdisant, sous les peines les plus sévères, ces manifestations illégales et tumultueusesd.
d – Neander, I, p. 138-140 (de la trad. anglaise).
Les fragments qui nous ont été conservés de l’Apologie de Quadratus comprennent le passage suivant, relatif aux miracles du Seigneur. « Les œuvres miraculeuses du Sauveur, dit-il, étaient réelles. Les malades qu’il a guéris, les morts qu’il a ressuscités ont été vus en santé et en vie. Et cela, non seulement pendant qu’il a été sur la terre, mais longtemps après. Il en est même qui ont survécu jusqu’à notre tempse. » Quant à l’Apologie d’Aristides, il ne nous en est rien resté.
e – Eusèbe, liv. IV, ch. m. L’Apologie d’Aristides a complètement disparu.
Vers la fin du règne d’Adrien, les Juifs, toujours animés de la plus violente haine contre les Romains et d’un inébranlable espoir dans l’intervention d’un libérateur temporel, firent un essai désespéré de rébellion. Déjà, quinze ans auparavant, tandis que Trajan était occupé chez les Parthes, ils s’étaient soulevés partout comme un seul homme, de l’Afrique à la Mésopotamie, avaient égorgé plus de cinq cent mille païens, et assouvi leur désir de vengeance par des actes de la plus barbare cruauté. Cette insurrection avait été étouffée avec une cruauté encore plus grande par Adrien, alors général romain. Arrivé au trône l’année suivante, Adrien résolut d’écraser entièrement cette turbulente nation. Dans ce but, il interdit la circoncision, l’observation du sabbat et la lecture de la Loi, et menaça de transformer Jérusalem en une colonie romaine.
Les Juifs supportèrent cette tyrannie pendant un certain nombre d’années, mais avec l’inébranlable conviction de voir surgir, à l’heure la plus sombre, le Messie attendu. En 131, ils crurent cette assurance réalisée : un certain Bar-Cochebas se présentait comme le libérateur promis. Il s’était donné le nom de Fils de l’Étoile d’après une prophétie de Balaam (Nombres 24.17), et ses prétentions étaient appuyées par le rabbin le plus populaire et le plus instruit du temps. Les Juifs non chrétiens affluèrent vers lui ; les Galiléens et les Samaritains firent cause commune avec eux, et la Palestine redevint le théâtre de violences et de carnages. Mais les insurgés ne purent résister aux légions romaines ; le faux Messie périt en combattant, et le rabbin qui l’avait appuyé fut écorché vif. Jérusalem, enfin, fut encore une fois ruinée de fond en comble. Réalisant sa menace d’autrefois, Adrien transforma Jérusalem en colonie romaine sous le nom d’Ælia Capitolina et fit élever, sur l’emplacement même du Temple, un temple nouveau dédié à Jupiter Capitolin. Il interdit aux Juifs, sous peine de mort, d’entrer dans la ville, et pour les en détourner plus facilement, il fit mettre au-dessus de la porte de la ville conduisant à Bethléem, la figure en marbre d’un pourceau. Ajoutons que, d’après le dire des vainqueurs, cinq cent quatre-vingt mille Juifs auraient succombé dans la luttef.
f – Milman, Hist. of the Jews, 4e éd., II, 419-438.
Au point de vue de l’Église, les résultats de cette terrible insurrection furent plutôt favorables. Dès le début, les chrétiens d’origine juive aussi bien que païenne avaient refusé de se joindre aux rebelles. Ce refus leur attira des persécutions inouïes de la part des partisans de Bar-Cochebas ; mais il eut ce résultat important que, désormais, au vu et au su de tous, la cause des chrétiens fut complètement séparée de celle des Juifs. D’un autre côté, l’Église pagano-chrétienne fut débarrassée de la lourde autorité des Judéo-chrétiens ; au lieu des anciens et des évêques ou surveillants judéo-chrétiens, qui depuis le temps de Jacques s’étaient succédé sans interruption, l’Église fut dirigée par des pagano-chrétiens. Enfin, les ordres d’Adrien amenèrent beaucoup de Judéo-chrétiens à abandonner les usages mosaïques. Ceux d’entre eux qui y demeurèrent fidèles malgré tout passèrent une fois de plus le Jourdain et se joignirent à l’Église de Pella. De cette fusion naquirent deux sectes dont les noms reviennent fréquemment dans les annales de l’Église primitive : les Nazaréens et les Ebionites. Le nom de Nazaréen avait d’abord été un terme de mépris employé par les Juifs pour désigner les chrétiens en général. Plus tard il ne fut plus employé que pour désigner les chrétiens judaïsants. Quant aux Ebionites (les pauvres), ils greffèrent des spéculations philosophiques sur le dogme chrétien. On peut les considérer comme des gnostiques juifs. Ils se signalaient aussi par l’austérité de leur vie moraleg.
g – Robertson, Hist. of the Church, 2e éd. I, 21 ; Eusèbe, liv. IV, ch. 5 ; Kurtz, Hist. of the Church (trad. Clark), p. 99 ; Neander, I, 475, etc.
C’est à peu près vers cette époque que les Évangiles, les Épîtres et autres écrits inspirés des Apôtres, commencèrent à être réunis en volume. « Jusqu’alors, dit Gieseler, les lettres des Apôtres avaient toujours été lues dans les assemblées des Églises auxquelles elles avaient été adressées et dans celles des Églises immédiatement voisines. Il n’y avait encore aucun recueil des récits évangéliques universellement reçu. Les recueils existants servaient seulement, dans les milieux où ils se trouvaient, à l’usage privé. Lorsque les relations entre les Églises devinrent plus intimes, elles se communiquèrent, dans leur intérêt commun vis-à-vis des hérétiques, les écrits authentiques des Apôtres. Ainsi le Canon commença à être formé dès la première moitié du deuxième siècle, bien que, dans plusieurs communautés, d’autres écrits, à peu près, sinon tout à fait aussi estimés que ceux des Apôtres, continuassent à être employésh. » Dieu, dans sa sagesse infinie, permettait ainsi que le Nouveau Testament, ce trésor inestimable, cette règle de la foi et de la vie de l’Église pour tous les temps, fût formé comme l’avait été le recueil sacré des Juifs.
h – K.G., I, 118. Dans la trad. angl., I, 161. — Ainsi, on se servait de l’Epître de Clément de Rome et du Pasteur d’Hermas.
Avec les deux Antonins, successeurs d’Adrien, la philosophie monta sur le trône. Antonin le Pieux (138-161) fonda et dota des chaires des diverses écoles de philosophie dans les principales villes de l’empire. On a même supposé que son but était de faire, par ce moyen, échec au christianismei. En tous cas, Antonin était un prince trop humain, un philanthrope trop décidé, pour permettre qu’une partie de ses sujets fût livrée en proie au reste. Aussi, lorsqu’après des calamités successives la populace des états grecs commença à courir sus aux chrétiens, promulgua-t-il des rescrits destinés à réprimer ces violences.
i – Sept chaires de professeurs de ce genre furent créées à Athènes, et pourvues de généreux émoluments. Cf. Cooper, Free Church, p. 118
Marc-Aurèle (161-180), gendre d’Antonin le Pieux, dépassa son beau-père dans son zèle à maintenir l’ancienne religion. En Asie Mineure, les chrétiens furent traités avec une rigueur telle que Méliton, évêque de Sardes, comparaissant devant l’empereur pour les défendre, put lui direj : « Les adorateurs de Dieu dans ce pays sont persécutés, par suite des nouveaux édits, plus qu’ils ne l’ont jamais été. Des délateurs, avides des biens d’autrui, n’ont pas honte de profiter de ces édits pour piller jour et nuit d’innocentes victimes. Si c’est par vos ordres que de pareils excès sont commis, nous nous inclinerons ; bien plus, nous subirons volontiers une mort aussi honorable. Mais nous vous demandons une grâce : c’est de bien vouloir vous informer vous-même de ces affaires et de décider avec impartialité si les chrétiens méritent des punitions et la mort, ou, au contraire, votre protection et le repos. Mais si ces nouveaux édits, qui seraient intolérables même appliqués à des barbares ennemis, n’émanent pas de vous, alors et avec un redoublement d’instance, nous vous prions de ne pas nous laisser en butte à de tels brigandages. »
j – Eusèbe, H. E., liv. IV, ch. 26. Neander, I, 144.
Le nom de Marc-Aurèle est associé à tout ce qui est pieux et élevé dans le paganisme classique. On pourrait certainement proposer à l’imitation de beaucoup de chrétiens l’habitude qu’il avait de s’examiner lui-même. Malheureusement il ne connut pas ou ne voulut pas connaître l’Évangile, qu’il méprisait, et son nom doit figurer parmi ceux des persécuteurs. Les Pensées ne nous laissent pas ignorer l’opinion qu’il avait des chrétiens. « L’âme, dit-il quelque partk, devrait être prête, quand le moment de la mort est arrivé, soit à être éteinte, ou dissoute, ou liée pour quelque temps au corps. Elle devrait l’être de son propre choix, de sa propre volonté, mais sans cette espèce d’entêtement que montrent les chrétiens. »
k – Liv. XI, § 3.
L’Église traversait alors de bien tristes jours. Toutes les puissances du monde étaient liguées contre elle. La défaveur impériale était puissamment secondée par les philosophes. Un Lucien, un Celse attaquaient violemment le christianisme et se faisaient l’écho des plus méchantes calomnies contre ses adeptes. Les prêtres païens comprenaient chaque jour davantage que les doctrines nouvelles étaient les irréconciliables ennemies de l’ancien paganisme. Ils commençaient aussi à voir que l’écrasement complet du christianisme pouvait seul maintenir leur crédit, leurs gains et le prestige de leurs idoles sans vie. La populace ignorante détestait les chrétiens, dont le genre de vie était un perpétuel reproche au sien, et saisissait volontiers tous les prétextes possibles pour les tourmenter. Enfin les fréquentes calamités qui continuaient à assaillir l’empire provoquaient des explosions de colère furieuse contre ceux qu’on supposait en être la cause.
[Gieseler, K. G. I, 144 ; I, 131, de la trad. angl. ; Milman, II, 131, 134. — L’année 166 fut si remplie de calamités nationales qu’on l’appela l’annus calamitosus.]
On accusait en général les chrétiens d’être athées, de dévorer des enfants, d’être adonnés à l’inceste et à une licence effrénée. Ces accusations, si monstrueuses et absolument fausses qu’elles soient, s’expliquent sans trop de difficulté. Celle d’athéisme provenait sans doute de la simplicité du culte chrétien, sans sacrifices, sans autels, sans temples. L’accusation de dévorer la chair des enfants tirait probablement son origine de la communion du pain et du vin, à laquelle les seuls croyants étaient admis et dont on parlait comme de la communion au corps et au sang du Seigneur. Enfin, l’accusation d’immoralité, de l’admission des deux sexes sur un pied d’égalité dans des réunions à huis clos, et du baiser fraternel par lequel elles commençaient.
Au reste, quelle qu’ait été l’origine de ces calomnies, il est constant qu’elles étaient extrêmement répandues. Il fallut plusieurs générations pour les faire disparaître entièrement.