Arrêtés à Séchéké. — Le bourbier du désespoir. — Troubles politiques. — Message de Léwanika. — Départ pour la Vallée. — Voyage sur le fleuve. — Nalolo. — Mokouaé. — Prédication à Léalouyi. — Entretiens avec le roi. — Retour à Séchéké. — Le courrier. — Jour de naissance. — Ngouana-Ngombé. Départ pour la Vallée. — Voyage difficile. — Arrivée à Séfoula. — Constructions. — Retour à Séchéké. — Un voyage de noces d’argent. — « Nous sommes à Séfoula. »
Séchéké n’était pour M. et Mme Coillard qu’une étape : il s’agissait de remonter jusqu’à Séfoula. Toutes sortes d’obstacles surgirent. Les troubles continuaient à la Vallée : Akoufouna avait été détrôné par Robosi-Léwanika. Les chefs de Séchéké et leurs gens, surexcités par la guerre civile et divisés, mirent à une rude épreuve la patience des missionnaires qu’ils exploitaient et qu’ils menaçaient parfois. A plusieurs reprises, la présence seule de ceux-ci les empêcha d’en venir aux mains. Il n’était plus question de la promesse faite à Coillard de canots pour l’amener à la Vallée. Enfin, la saison était trop avancée, les pluies étaient venues plus tôt et plus fortes que l’année précédente. Aussi Coillard dut-il se résoudre à faire un nouveau stage à Séchéké et à y exercer le ministère de l’attente.
Séchéké, 6 octobre 1885. — C’est une vie assez agitée que nous menons ces jours-ci. Je m’en sens triste. C’est à peine si je puis trouver un moment pour m’esquiver et chercher un peu de solitude. Christina est sur les dents. Nous sommes l’un et l’autre exposés aux regards scrutateurs de ces Zambéziens. Rien ne leur échappe, ils n’épargnent pas les remarques. Oh ! que Dieu me donne de la patience et de la grâce !
8 octobre. — Jamais, je crois, nous n’avons senti, comme depuis que nous avons traversé le fleuve, la réalité de la présence du tentateur. Après nous avoir entravés de toutes manières dans nos plans, il s’est attaqué à nos personnes. C’est d’abord la calomnie qui s’est acharnée sur nous, puis ce sont les scènes insultantes que nous font les gens à propos de tout et de rien. Comme nous sentons le besoin de vivre près de Dieu dans une communion constante et sans nuage !
11 octobre. — Dieu est bon : ce qu’on perd pour lui, il le rend avec intérêts. Après la guerre de 1866, nous avons perdu tout le bétail que nous avions. Il nous a donné ensuite ce dont nous avions besoin, rien de plus. Dans la dernière guerre des Bassoutos, on nous a pris tout ce que nous possédions et je n’ai pas pu obtenir un centime de compensation de la part du gouvernement. Cela nous a mis à l’étroit. Aujourd’hui, nous avons des vaches et des génisses plus que nous n’en désirons. Au lieu de dix que j’ai achetées, j’aurais pu en avoir cent et plus au prix coûtant de 20 à 25 schellings. C’est une grande bénédiction que l’abondance de lait dans un ménage.
17 octobre. — L’horizon politique est comme notre ciel, tour à tour baigné de lumière, chargé de nuages et orageux.
22 octobre 1885. — J’ai beaucoup de soucis, mais tout est paix et joie dans mon âme. Je jouis de la communion de mon Sauveur. C’est là un refuge, une forteresse ; cela aussi me paraît une nouvelle découverte tant les expériences que Dieu me fait faire ont de fraîcheur ! Ce qui m’humilie, c’est de voir des hommes comme ces étudiants de Cambridge, qui sont partis pour la Chine et qui partout, à bord, à Aden, en Australie, ont amené des âmes à la connaissance du Sauveur. Ce sont des hommes remplis de la puissance du Saint-Esprit et de la foi. Oh ! si seulement le Seigneur me baptisait à nouveau de son Saint-Esprit, moi qui peux n’avoir que peu de temps à vivre !
Une question qui nous occupe, ces jours-ci, c’est celle de nos bagages. Après avoir chargé nos voitures à Léribé, nous avons dû décharger et laisser des caisses. Nous en avons ensuite semé tout le long de la route, à Bethléem, à Prétoria, à Mangouato, à Léchoma, et maintenant ici, à Séchéké. Quand les aurons-nous à la Vallée ? Voilà un gros problème à résoudre. De la solution dépendra, en partie, le succès de la mission. Sûrement, quand le moment sera venu, Dieu nous enverra l’aide qu’il nous faut.
Mlle Élise Coillard et M. Jeanmairet s’étaient fiancés à Léchoma le 17 juillet ; le mariage fut célébré le 4 novembre dans « une atmosphère de calme, de sérénité et de bonheur, comme celle dont jouirent sans doute les convives de Cana ».
8 novembre 1885. — Les difficultés croissent sous nos pas. Quand en verrons-nous la fin ? Hélas ! l’école est dure à laquelle Dieu nous a placés. Nous sommes bien tombés à Séchéké dans le bourbier du désespoir. Qu’il est difficile d’accepter la volonté de Dieu et de la trouver bonne, agréable et parfaite, quand elle est diamétralement opposée à la nôtre. Mais inutile de regimber. Nous voici plantés à Séchéké pour six mois encore et plus. Il faudra recommencer à bâtir. Que Dieu ait pitié de nous ! Diane, un de nos chiens, a été emportée la nuit dernière par un crocodile. Les hyènes nous font, toutes les nuits, une guerre acharnée.
13 novembre. — Toujours les hyènes. L’avant-dernière nuit nous n’avons pas pu dormir. Notre pauvre Bruce ! On dirait qu’il sent que maintenant toute la responsabilité de la garde est tombée sur lui. Posté à côté de la voiture, il aboyait à tout rompre ; mais sa voix est si aigre et sur un diapason si élevé qu’elle vous donne le frisson. Middleton et Kambourou ont brûlé passablement de poudre. A entendre les détonations, on aurait cru qu’il y avait une bataille. Christina avait presque le délire. Hier, elle n’a pas pu se lever. C’est affreux d’être malade ou d’avoir à soigner un malade dans un wagon. Le nôtre est si plein qu’on a de la peine à se glisser jusqu’au lit.
Enfin le campement fait place à une installation plus durable :
« Trois semaines ont suffi pour construire notre case. Les murs en sont de pieux et de roseaux crépis de boue, mais ils supportent un bon toit de chaume et c’est l’important. Nos tentes sont brûlées, pourries, à peu près hors d’usage. C’est un pauvre abri qu’une tente où vous cuisez comme dans un four ou pataugez comme dans un cloaque. Les vents la font osciller comme un homme ivre. Nous passâmes une fois la nuit dans les transes ; je croyais à chaque instant que la tente tomberait sur nous et, par prudence, nous n’allumions pas de chandelles. Le lendemain, nous nous casions de notre mieux dans le wagon. Et bien nous en prit, car, au milieu de la nuit, un ouragan renversa la tente. Au matin c’était un triste spectacle. Et pourtant là, dans sa cage à moitié écrasée, le serin de ma femme chantait à s’égosiller. Quelle leçon ! »
12 décembre 1885. — La poste est arrivée, hier soir, avec cinquante-sept lettres. Je suis étonné de la bonté dont on nous entoure. On nous choie ; on nous croit, hélas ! bien plus dévoués que nous ne le sommes. Cela me fait trembler. Pour moi, l’illusion n’est pas possible. Je sais ce que je suis ; ce que l’on dit de moi en Europe c’est ce qu’on me croit être, ce que je devrais être et ce que je voudrais être. Que Dieu ait pitié de moi et me rende accompli !
Enfin, le 18 janvier 1886, arrive à l’adresse de Coillard une lettre de Léwanika.
Il m’attend, dit-il, avec impatience, je suis son ami et il est maintenant au pouvoir. Il aimerait un chien noir, les crocodiles ont mangé les siens ; il me demande surtout un fusil, il lui faut aussi de l’huile pour sa lampe. Je suppose que nous partirons bientôt pour la Vallée, mais j’avoue que les dispositions de Léwanika me font peur.
19 janvier 1886. — Nous sommes très préoccupés de l’œuvre et du peu de chemin que nous avons encore fait dans la confiance et l’attention des gens ; nous avons eu, à ce sujet, de sérieux entretiens avec Jeanmairet. Avons-nous été assez généreux ? Avons-nous été fidèles ? C’est un examen qui s’impose à nous. La conclusion c’est que nous n’avons pas de foi.
29 janvier. — Les chefs montrent très peu d’empressement à nous servir. Ils prétendent s’occuper de mon voyage et causent en buvant de la bière, mais c’est tout. Christina a eu avant-hier un accès de fièvre, hier elle était mieux, mais, vers le soir, elle a eu une nouvelle attaque. La question de la guérison par la foi nous préoccupe beaucoup.
Dimanche 31 janvier 1886. — Ce dimanche me laisse navré. Il y a trois semaines, j’avais, le samedi soir, annoncé que le lendemain c’était le jour du Seigneur, et j’avais invité les chefs à venir au coup de cloche. Le lendemain, en effet, ils étaient là au lever du soleil, entourant la maison, tous solennellement assis sur leurs sièges, comme des sénateurs. Avec la meilleure volonté du monde, je ne pus m’occuper d’eux avant le déjeuner et avant notre petit culte domestique. Mais, immédiatement après, nous nous rendîmes auprès d’eux, nous leur enseignâmes des cantiques. Christina leur fit répéter et leur expliqua ce passage : « Que servirait-il à un homme de gagner tout le monde… » Elle leur parla admirablement. Je leur parlai ensuite sur le même sujet. Ce fut une matinée bien employée jusqu’à 10 heures et demie. Dimanche dernier, ils ne vinrent pas de si bonne heure. Aujourd’hui, je leur avais fait dire de grand matin de ne venir ni trop tôt ni trop tard, mais bien au premier coup de cloche. Je sonnai deux fois, sans que nous vissions personne apparaître. Je fis pour mes garçons une école du dimanche. Enfin ils arrivèrent. Je leur racontai le déluge. On écoutait assez bien ; on répondit même à mes questions avec entrain. Mais quand, quelques instants après, je les questionnai sur ce que j’avais dit : rien ! Pas le moindre étonnement, pas la moindre curiosité. Je parlais encore, quand les chefs m’interrompant : « Où est le café ? Nous avons faim, donne-nous à manger. » Comment créer quelque intérêt dans des esprits pareils ?
5 février 1886. — Je n’ai pas le courage de prendre la plume tous ces temps-ci et que dirais-je ? Il se passe peu d’événements autour de nous et mes pensées sont trop sombres pour en faire la confidence. J’ai essayé de me remettre à mon journal de la première expédition, mais j’en suis dégoûté. Il ne vaut pas l’impression. Le livrer au public c’est lui préparer un grand désappointement. Je le sens et cela me tracasse. Et pourtant je devrais publier quelque chose sur notre premier voyage au Zambèze Je me suis aussi remis à l’étude du sérotsi.
[Nous avons utilisé la rédaction à laquelle Coillard fait ici allusion (voyez l’avant-propos de notre deuxième tome). Coillard avait travaillé à cette rédaction en 1883 à Léribé, en 1885 à Léchoma. Enfin, en 1890, à Séfoula, il s’y était remis, lorsqu’il apprit que M. Théoph. Jousse avait publié son histoire de La Mission au Zambèze ; il renonça aussitôt à son travail : « Le public n’y perdra rien, écrit-il à A. Boegner (14 mars 1890). Vous savez si c’est gaiement que j’envisageais la publication d’un livre. Je ne cédais qu’au sentiment du devoir et au désir constamment exprimé par différents amis. »]
Aujourd’hui sont arrivés des Barotsis envoyés par le roi. Il leur a donné un message pour nous : « Il faut que nous partions immédiatement avec armes et bagages pour la Vallée. » Ces messagers, avec Rataou et Mothibi, deux chefs de Séchéké, à leur tête, sont venus nous voir très solennellement et m’ont transmis ce message. Je leur ai répondu que les chefs de Séchéké, depuis que je les connais, n’ont fait que mettre des obstacles sur mon chemin et n’ont jamais essayé de m’aider. Je me suis plaint, j’ai exposé mes griefs très carrément. Cela a piqué Rataou qui s’est défendu, assez faiblement du reste. Je n’ai pas répliqué. Cela a jeté du froid sur notre entrevue.
9 février. — J’ai passé par quelques jours de luttes et de tristesse. Mais maintenant tout est paix. Mon voyage à la Vallée me préoccupait et absorbe encore mes pensées. Les chefs de Séchéké sont toujours les mêmes. Mais comme je sais que leur plan est de me faire attendre qu’eux aillent à la capitale, cela m’émeut peu. J’attendrai jusqu’au 1er mars et, à défaut de canots, je partirai à pied.
12 février, soir. — L’an passé à cette heure-ci, je revenais de la Vallée et je rentrais à Léchoma. La fièvre nous avait visités alors. Cette année, cette saison du moins, quel contraste ! Que Dieu est bon ! Nous le bénissons chaque jour pour le grand bienfait, qu’il nous renouvelle, d’une excellente santé.
Léwanika avait définitivement ressaisi le pouvoir ; Coillard devait aller faire avec lui de nouveaux arrangements, laissant à Séchéké Mme Coillard et M. et Mme Jeanmairet.
18 février. — Le 26 février il y aura vingt-cinq ans que nous nous sommes mariés. Qui ne me pardonnerait de désirer retarder mon départ de quelques jours afin de fêter avec Christina nos noces d’argent ?
Vendredi 5 mars. — Enfin mon voyage à la Vallée se dessine. Après beaucoup de pourparlers, de délais, de déboires, les chefs m’ont procuré des canots et Mokoumoa-Koumoa me conduira à la Vallée.
Le samedi 6 mars, Coillard quittait Séchéké :
7 mars 1886. — J’ai béni Dieu de ce que j’ai pu partir avec calme, sans être trop pressé. Mon voyage paraît moins formidable aujourd’hui que l’an passé. Nous sommes dans le pays, nous y avons même pris pied. Nous connaissons un peu plus les gens. Et puis, je crois que notre confiance en Dieu a aussi grandi. Nous avons été très préoccupés, ces derniers temps, par la guérison par la foi. Je me sens humilié de n’être pas encore arrivé au point où en sont d’autres chrétiens. Je crois que Dieu bénit les moyens employés, mais ne pas employer de moyens me semble tenter Dieu. Je crois fermement que Dieu peut nous garder de la maladie. Nous le lui avons demandé ensemble. Dieu nous exaucera et j’ai l’esprit tranquille. J’ai confiance que tout ira bien.
De son côté, Mme Coillard écrivait, : « Oh ! comme il fait bon de se sentir si heureux et si calme, dans un moment comme celui de la séparation. Plus d’émotion, plus d’agitation, on a tout remis entre les mains de ce Père tout-puissant qui est tout près de nous. Je suis allée voir mon mari partir dans une petite pirogue si frêle, si étroite qu’un faux mouvement aurait suffi pour le jeter dans le fleuve. Nous étions remplis de paix et de sérénité tous les deux, car nous ne voyions pas la planche, mais le bras de l’Éternel qui l’entourait et, là, il était en sûreté. » La vie, dans ces voyages sur le fleuve, est toujours la même : Coillard évangélise, observe, note, il admire le paysage, il photographie.
J’ai pris quelques vues que je demande à Dieu de faire réussir dans l’intérêt de son œuvre. Si nous devons tout faire, même manger et boire pour sa gloire, sûrement je puis faire de la photographie pour le même but. Et je le fais.
Les rameurs ne sont pas pressés, d’où discussion avec le chef de l’expédition. Un jour (12 mars) celui-ci déclare, à 3 heures et demie, qu’on va s’arrêter et camper pour la nuit.
Camper à 3 heures et demie ! Comment ? Quand arriverons-nous à Séoma ? C’est demain samedi. J’étais très fâché. Je dis à Mokoumoa que je n’étais pas un paquet et que c’était le moins qu’il me consultât pour une chose pareille. Je voulus passer outre. Mais Mokoumoa m’assura que c’était impossible, puisque nous ne savions pas le chemin. A la fin, je dus céder, mais j’étais très fâché et, à dire vrai, j’étais mortifié et profondément humilié. Oh ! quelle chute après la bonne journée que j’ai eue ! Je ne comprends pas encore ceux qui, d’un bond, arrivent à la sanctification.
Vendredi 19 mars 1886. — Vers 4 heures, nous arrivâmes au village de Mosiba. Nous n’y trouvâmes que la veuve de Mosiba, ses enfants et quelques femmes. Mosiba, ce brave qui nous avait si bien reçus l’an passé, a été tué dans une bataille. J’ai été ravi de constater que les femmes et les enfants se souviennent des cantiques que je leur avais enseignés. Ils m’en ont chanté un assez correctement, ils étaient hors d’eux-mêmes de joie. Il paraît qu’après mon passage, on le chantait au lékhotla, dans les cours, partout. Pauvre Mosiba ! Il se réjouissait à la pensée de me chanter ce cantique à ma prochaine visite. Il a du moins entendu parler de Jésus. La lune est pleine. Nous avons prêché l’Évangile et chanté jusque tard dans la soirée. Chaque fois que je voulais m’arrêter, mes gens, malgré la faim et la fatigue, me disaient : « Oh ! encore ce cantique ! »
A Nalolo, Coillard visite la redoutable reine Mokouaé, sœur de Léwanika, second souverain du pays, qui, durant la guerre civile, n’a pas craint de procéder de sa propre main à de terribles exécutions ; il y arrive un samedi et, tout de suite, de bons rapports s’établissent entre le missionnaire et la reine ; le dimanche, vers 2 heures, Mokouaé réclame la visite de Coillard qui célèbre un culte.
Elle rassembla des gens et nous eûmes un nombreux auditoire, je me sentais faible et ému tout à la fois. Le Seigneur me fit sentir sa présence. Il me soutint merveilleusement. J’ai pu chanter et prêcher avec force. Jamais, dans ce pays, je n’ai encore eu un auditoire aussi sérieux ni aussi attentif. Le service leur parut court et à moi aussi, bien qu’il eût duré deux heures, à cause des cantiques que j’ai chantés. « Comment, c’est déjà fini ? »
« Puis elle m’invita dans sa maison spacieuse et d’une propreté admirable. Pendant que des jeunes filles faisaient le service, je m’assis sur un rouleau de nattes, en face de la reine. Celle-ci me passa un vieil accordéon à la voix fêlée. « Allons, fit-elle, joue-moi donc quelque chose ! » J’en tirai un air, puis un second, puis un troisième. Des souvenirs d’enfance, pour moi sacrés, surgissaient dans mon esprit. La mélancolie me gagna. Je rendis l’instrument à Mokouaé. Elle s’en empara d’un air triomphant, et, faisant courir ses doigts sur le clavier, avec une agilité surprenante, elle en tira une cacophonie qui charmait évidemment son oreille. S’excitant, elle se mit à chanter. Je passai une bonne demi-heure à écouter, tout ébahi, cette étrange sérénade. Étonnée de mon calme, sans doute, elle finit par poser l’accordéon et me dit d’un air satisfait : « Tu vois que, moi aussi, je sais jouer. » Je le crois bien, elle m’avait tout à fait éclipsé. »
Mokouaé a été aimable jusqu’au dernier moment. J’ai été la voir le soir, la veille de mon départ. Elle s’est naturellement fait attendre.
Profitant de cette attente, Coillard va visiter un garçon blessé à la chasse d’un coup de fusil dans le genou.
Ce qui me frappe c’est que ces gens qui ne connaissent nullement mon caractère de ministre de l’Évangile et non seulement eux, mais tous les natifs chez qui j’ai été du moment qu’ils entendent que nous sommes des serviteurs de Dieu, s’imaginent que nous avons la puissance de guérir tous les maux du corps, aussi bien que ceux de l’âme. Ils connaissent peu ces derniers du reste. Oh ! si seulement je possédais des connaissances médicales, ou bien cette foi qui guérit toutes les maladies, afin de mieux marcher sur les traces de mon Sauveur, même dans l’exercice de ce grand ministère de sympathie et de délivrance.
Mokouaé était d’humeur à causer. Quand je voulus partir elle m’arrêta et me dit qu’elle « me regardait encore. » Christina eût été amusée de l’entendre faire toutes sortes de remarques sur ma personne : « Il a de beaux yeux, voyez comme il regarde les gens en face, ses yeux sourient. Ce n’est pas comme un tel qui a des yeux de chat et qui regarde à droite et à gauche. »
Le lundi 22 mars vers 4 heures, Coillard, qui avait déjà rencontré le roi en route, arrive à Léalouyi. Le lendemain et les jours qui suivent, il eut avec Léwanika de fréquents entretiens officiels ou intimes, au cours desquels il lui parla avec une grande franchise au sujet de ses cruautés, et il conclut :
« Il a un grand désir de bien faire et aussi de nous faciliter notre établissement ici. »
Coillard eut aussi de nombreux entretiens avec le Ngambéla dont il avait fait la connaissance l’année précédente.
Le samedi (27 mars), j’ai fait savoir au roi par Ngambéla que le lendemain c’était le jour du Seigneur et qu’il aurait à rassembler ses gens pour entendre ce que j’avais à leur dire. Je le revis tôt après ; il me fit une foule de questions sur le jour du Seigneur et comment on devait l’observer. Le lendemain, avant 7 heures, il siégeait au lékhotla, mais le tambour et le sérimbaa étaient silencieux. Le crieur public rassembla tout le monde, hommes et femmes, un auditoire de 500 à 600 personnes. Les jeunes gens de Séchéké me soutenaient un peu par le chant. Je suivis la même méthode qu’à Nalolo. Je lus les commandements en les paraphrasant, les résumai au milieu d’une attention sérieuse ; puis j’essayai de leur faire comprendre l’Évangile, partant de l’idée que je suis un ambassadeur. Je leur parlai de mon Roi, du message qu’il m’a confié, le tout entremêlé de deux ou trois chants. La prière, comme toujours, les étonna et quand ils eurent fini de répéter, après moi, l’Oraison dominicale et prononcé : Amen, ils se relevèrent en éclatant de rire : « Nous étions morts et nous voici de nouveau en vie ! » Cette notion de la prière est pénible. Nous la déracinerons avec le temps, j’espère. Le chef ne s’agenouilla pas. Mais lui aussi, un jour, fléchira les genoux devant Jésus.
a – Instrument de musique dont on joue devant le roi.
L’après-midi, nouvel auditoire aussi nombreux que le matin, mais plus sérieux. J’ai parlé dans le même sens, lisant plusieurs portions de la Parole, affirmant que c’est au nom de Jésus que nous venons dans ce pays. Je fus tout particulièrement soutenu et je sentis l’émotion me saisir quand, pour la première fois devant ces pauvres Barotsis qui m’écoutaient bouche béante, j’exaltai mon Sauveur. Oh ! jamais je n’ai mieux senti sa présence. Je ne cédai pas à l’émotion qui me remplissait le cœur, mais je parlai avec force, je parlai comme je voudrais toujours parler.
Malgré la fièvre, dont il subit une ou deux atteintes, Coillard visita quelques emplacements pour la future station.
5 avril 1886. — Long entretien avec le roi, chez lui. Je l’aime de plus en plus. Il me dit tout, sans gêne, sur leurs coutumes et leur histoire. Il est intelligent, un peu enfant dans l’intimité, ce qui n’est pas précisément un défaut. Comme je lui disais qu’il nous fallait faire plus ample connaissance, il me regarda fixement et me dit : « Tu parles de toi, missionnaire ; mais moi, dès que je t’ai vu, ça m’a suffi, je me suis donné à toi, c’est ma nature. »
Chaque jour ce sont de nouveaux entretiens avec le roi. Une fois (6 avril), celui-ci demanda au missionnaire comment il devrait gouverner afin que son règne s’affermît.
Je me recueillis un instant et je lui dis : « Il te faut gagner la confiance de ton peuple et inspirer aux plus humbles un sentiment de parfaite sécurité. Pour cela, mets l’épée au fourreau, une fois pour toutes, et renonce à la vengeance. Punis sévèrement le vol et extirpe-le. Accepte franchement l’Évangile pour la tribu et pour toi-même. » Et nous fûmes bientôt engagés dans une conversation captivante qui dura jusqu’à midi.
« Le roi, est aimable, causeur, communicatif. Mais il a une volonté qui ne souffre pas la moindre opposition. Si jamais il devient hostile à l’Évangile, nous aurons des tribulations très certainement. »
Le 8 avril, Coillard prend le chemin du retour ; en route, il lit L’Espèce humaine de Quatrefages, qui l’intéresse si vivement, qu’il en a « mal aux yeux de lire ». Le 17 avril, il arrivait à Séchéké :
La vue de la station me fit tressaillir. Deux coups de fusil attirèrent bientôt sur le rivage des figures connues. Il n’en manquait pas une. Je fus saisi d’une telle émotion qu’en sortant du bateau, je pouvais à peine me tenir debout et retenir mes larmes. Quel moment !
Coillard revenait avec l’assurance donnée par le roi que, dès que la saison serait favorable et l’inondation retirée, il pourrait monter avec sa femme à la Vallée et y fonder la mission, près de la résidence royale.
« L’œuvre qui est devant nous est grande, écrit-il. Elle sera difficile et j’ai le pressentiment que des tribulations nous attendent. Mais Jésus l’a promis : « Voici, je suis avec vous, jusqu’à la fin du monde. »
La vie reprend à Séchéké avec ses difficultés toujours les mêmes ; les meurtres politiques, les vols continuent :
« Notre œuvre à Séchéké, sauf la prédication et les visites, a été à peu près nulle. Depuis la révolution, le village est resté désert : il n’y a que les chefs avec quelques esclaves et ils sont tellement absorbés, démoralisés par les scènes de pillage et de meurtre auxquelles ils se livrent, qu’ils ont peu de goût et peu de temps pour les choses sérieuses. C’est dans tout pays la même chose : « La chair est inimitié contre Dieu. »
La monotonie de la vie est coupée par diverses courtes absences. Une fois Coillard va à Léchoma pour expédier le courrier, quatre-vingt-sept lettres.
9 mai 1886. — Que Dieu bénisse cette correspondance, et que chacune de nos lettres soit un canal de bénédictions ! C’est ma prière de chaque jour.
Une autre fois, il va à Kazoungoula à la rencontre de Middleton qui arrivait du sud, avec les bagages et les provisions. Il a de grandes difficultés avec les noirs aussi bien à Kazoungoula qu’à Séchéké.
Kazoungoula, 13 juin. — J’ai la tristesse au cœur. Personne ne saura jamais ce que nous avons à souffrir et à endurer ici. Notre position devient de plus en plus pénible, et certainement, si le roi ne nous accorde pas sa protection, il nous sera impossible de vivre dans son pays. Je me demande si peut-être Léwanika et les chefs ne seraient pas résolus à nous piller et à nous laisser piller.
Séchéké, 13 juillet. — Mon cœur déborde d’admiration et de reconnaissance envers Dieu pour toutes ses bontés et ses tendresses. Ses réponses à nos prières nous confondent. Nous avons appris, je crois, à lui dire tout, même ce qui, aux oreilles d’autrui, serait tout ce qu’il y a de plus banal. Cela nous est naturel à nous ; nous savons que notre Père nous comprend et qu’il s’associe à tout ce qui nous préoccupe ou nous concerne. Jamais Christina et moi n’avons vécu, comme maintenant, une vie de foi et de confiance. Un grand sujet de joie et d’actions de grâce, c’est l’arrivée de nos bagages — une partie du moins. Que ces caisses aient pu venir, sans accident sérieux, de Léribé au Zambèze, à travers le désert, c’est une surprise dont nous ne revenons pas. Notre tendre Père ne pourvoit pas seulement à nos besoins mais aussi à nos conforts. Mon grand désir c’est d’avoir notre harmonium, notre fourneau, nos lits, notre maison, pas pour moi, mais pour ma femme. Je ne suis pas sans souci en pensant à notre voyage à la Vallée, à nos travaux d’installation, car les soucis c’est une mauvaise herbe dont le cœur est infesté. Et puis, cette terrible séparation qui nous attend !
En effet, il avait été décidé que Mme Coillard resterait à Séchéké, auprès de Mme Jeanmairet, tandis que Coillard partirait pour la Vallée avec Middleton et Waddell ; Mme Coillard, après avoir assisté Mme Jeanmairet pour ses couches, devait monter à la Vallée avec Aaron qui viendrait la chercher.
« Ce qu’il y a de plus sombre dans cette perspective c’est que ma femme sera obligée de faire sans moi ce long voyage de plus de 500 kilomètres. La séparation est pour nous le point sensible. Partager ensemble dangers et fatigues, ça nous paraît facile. Ensemble, le matin nous nous sentons forts pour faire face aux difficultés que nous prévoyons, le soir nous nous sentons moins abattus. Nous nous cramponnons à cette bénédiction de vingt-cinq ans d’union comme à un privilège qui menace toujours de nous échapper. Nous parlons souvent, très librement et avec calme, de la grande séparation. Mais nous sentons bien que c’est là un point faible chez nous et que l’œuvre de la grâce de Dieu n’est pas encore complète. »
Ce sacrifice est le plus douloureux que nous ayons encore été appelés à faire. Le combat est terrible. Christina a le cœur gros ; mais sûrement Dieu lui donnera à elle, comme à moi, grâce, force et bénédiction.
17 juillet 1886. — Cinquante-deux ans révolus ! Un jour comme celui-ci ramène tout un passé devant mon esprit. Dans quelle diversité de circonstances nous avons fêté ce jour ! Qui nous eût prédit, il y a dix ans, que nous le célébrerions au Zambèze ? Le cher major Malan, lui, parlait des Banyaïs. Il croyait que le Maître nous voulait ailleurs qu’au Lesotho, dans ce délicieux nid de Léribé. Il était le seul à prophétiser. Il prophétisait vrai. Et puis quand, le 2 janvier 1884, nous quittions Léribé, qui aurait dit qu’en juillet 1886, notre voyage à la Vallée ne serait pas encore terminé ? Le Seigneur nous a mis à une école où certainement — ce n’est pas présomptueux de ma part de le reconnaître — nous avons appris quelque chose. J’ai travaillé tout le jour à coudre la tente de mon wagon. C’est un point de ressemblance avec l’apôtre Paul. Malheureusement c’est le seul.
« Nous avons à notre service deux jeunes gens : l’un, Kambourou, est notre factotum et aussi notre blanchisseur. Il frotte impitoyablement le linge jusqu’à le trouer, ou bien le rapporte à peu près dans le même état où il l’a pris. Il n’a jamais été à Paris, ce Kambourou, il ne connaît pas l’eau de Javelle ; il fait le désespoir de notre ménagère. L’autre est notre marmiton, éveillé et intelligent : c’est Ngouana-Ngombé, « le veau » ! Comme Kambourou, il était loué pour un mois ; en voici dix que les deux sont avec nous. Ngouana-Ngombé a pris goût à la cuisine, qui se fait en plein air. Il va puiser l’eau, chercher le combustible dans la forêt, il pile le maïs qu’il fait cuire tous les jours sans sourciller. Quand on l’appelle, il accourt, sautant sur une jambe : on sait qu’il est de bonne humeur ; le contraire, c’est l’exception. Il a une montre dans la tête, ce garçon-là, et elle ne se détraque jamais. A sept heures, à la minute, tous les matins, le café (mêlé à du maïs rôti) et la polenta sont sur la table, et, à cinq heures, le dîner. Il ne faut pas que je le loue trop, autrement il pourrait bien me donner un démenti. Cela m’est déjà arrivé plus d’une fois. Ce qui nous fait plaisir c’est que ces deux garçons, sous les soins de ma nièce d’abord, de M. Jeanmairet ensuite, vont savoir lire couramment et écrivent déjà assez bien. Je demande instamment les prières des amis pour eux, afin que leurs cœurs s’ouvrent à la grâce de Dieu. »
Séchéké, dimanche 18 juillet 1886. — Oh ! comme nous soupirons après le jour où nous verrons quelqu’un se convertir. C’est notre cher Ngouana-Ngombé qui est surtout l’objet de nos prières. Je puis bien l’appeler « cher », car nous l’aimons. Il est évidemment heureux chez nous ; mais son temps va finir ; restera-t-il avec nous ? Voilà la question. Lui déclare ne pas vouloir nous quitter, mais il n’est pas son maître. Reste à savoir si Mokoumbab y consentira. Il est à craindre qu’il ne veuille en faire son propre domestique. Cela nous préoccupe et jette un nuage sur nos esprits. C’est triste de penser qu’il pourrait nous être ainsi arraché et rejeté dans l’avilissement de l’esclavage. Nous ne voyons pas comment nous pourrions nous en tirer sans lui. Mais Dieu y pourvoira.
b – Chef de Mparira, maître de Ngouana-Ngombé. — Mokoumba laissa Ngouana-Ngombé au service de Coillard.
20 juillet. — Tous les soirs, au culte de famille, Christina nous lit un chapitre de With Christ in the school of prayer, par Andrew Murray. Quelle lecture bienfaisante ! C’est juste l’aliment qu’il nous faut, car jamais nous n’avons autant vécu de prière, Christina et moi, que depuis que nous nous sommes occupés du Zambèze. Plus nous avançons, plus nous sentons que la confiance que l’on place en l’homme n’est que sable mouvant. Nous nous rejetons, nous et nos fardeaux, sur Dieu. Oh ! quel repos en lui !
Les difficultés s’accumulent qui empêchent le départ pour la Vallée :
29 juillet. — Je pourrais bien dire avec le psalmiste : « Tous tes flots et toutes tes vagues ont passé sur moi. » Mon âme est abreuvée d’amertume et parfois il me semble que le courage va me faire défaut. Nous n’avons pas encore fait un seul pas dans cette entreprise sans que Satan n’ait rugi et remué ciel et terre, pour tâcher de nous entraver. Notre départ de Léribé, celui de Prétoria, celui de Mangouato, celui surtout de Léchoma l’an passé, ne se sont pas effectués sans de terribles luttes. Il faut qu’il en soit de même de celui de Séchéké. Je ne puis avoir personne pour nous accompagner, car les chefs ne sont pas encore de retour et les quelques garçons sur qui j’étais en droit de compter ont fait ensemble un complot pour ne pas m’accompagner à la Vallée. Mes wagons sont chargés légèrement. Il y en a quatre, j’ai deux conducteurs. Aaron offre de se charger du troisième ; et le quatrième ? Et le bétail, et les brebis et les chèvres, qu’en faire ? Et le chemin, qui nous le montrera ? Je ne vois pas à deux pas devant moi. L’obscurité m’environne. Et chaque jour qui passe fait approcher la fin de la saison, la bonne pour la santé et le travail. Dieu le sait, et pourtant il permet tous ces délais.
1er août. — Christina se sent déjà veuve ; nous avons mis ordre à nos petites affaires, séparant nos vêtements et notre linge, partageant nos provisions de toute espèce. Pauvre chérie ! que de fois l’émotion l’a vaincue !
8 août 1886. — Nous sommes encore ici ! Et les wagons doivent revenir chercher ma femme avant la saison des pluies. Dieu le sait, et tous les jours nous le lui disons dans d’ardentes prières. L’œuvre est sienne. Pourquoi donc tant d’anxiété ?
La veille, les chefs de Séchéké, amenant le nouveau Morantsianec, étaient arrivés de la Vallée. Coillard va pouvoir s’entendre avec eux pour son voyage.
c – C’est-à-dire le vice-roi de Séchéké.
Ils ont promis de me trouver des hommes. Mais il faut avoir de la patience.
Enfin l’expédition part : d’abord les chèvres et les brebis, puis les wagons avec Middleton, Waddell et Aaron ; enfin le 17 août, après avoir passé toute la journée avec sa femme, Coillard quitte aussi Séchéké :
« Cette journée avait des ailes ; quatre heures sonnèrent, nous nous jetâmes à genoux. Et puis — était-ce un rêve ? — je me trouvai tout seul, chevauchant lentement, le cœur gros. Mes regards se tournaient involontairement en arrière et cherchaient à distinguer encore certaines formes, un mouchoir qui s’agitait. Mais non, c’est de la faiblesse. En avant ! et, donnant de l’éperon, je m’enfonçai résolument dans le bois. »
Ce voyage fut fécond en incidents et accidents ; il fallait frayer la route à coups de hache à travers la forêt, parfois voyager de nuit à cause de la tsétsé.
22 août 1886. — L’autre soir, quand le wagon était dans un bourbier et que je pensais que ce n’était là que le commencement de tout un mois de voyage, je sentis mon courage près de défaillir. Une profonde tristesse me saisit et ce n’est qu’après une grande lutte que je la surmontai.
« Nous avons travaillé tous ces jours-ci, jusqu’à ce que la hache nous tombât des mains. Nous sommes tous noirs comme des charbonniers, et nous pouvons à peine nous regarder sans rire. A partir de Séchéké, le pays, bois et plaines, récemment brûlé, est tout couvert de cendres qui, soulevées par les bœufs, nous enveloppent d’un nuage épais. Nous respirons quand, de places en places, nous trouvons l’herbe de l’an passé épargnée par la conflagration générale. Nous n’avançons pas. C’est un grand travail que d’ouvrir un chemin à travers les fourrés ; quel rude métier que celui de bûcheron ! »
La rivière du Njoko arrête Coillard pendant plusieurs jours (1 au 6 septembre) ; il y fit « des expériences toutes nouvelles » : sa voiture se renversa en traversant la rivière.
Mon pauvre vieux wagon, que nous avons traîné pendant des années dans des régions inconnues, au milieu de tant d’aventures, qu’il était triste avec ses côtes cassées ; sa visière en lambeaux, ses fenêtres brisées, sa tente boueuse, son frein et ses caissons en pièces ! Somme toute, je me sens calme et confiant. Notre accident aurait pu être dix fois, cent fois plus grave. La tente pourra se réparer assez pour abriter ma chère femme dans son voyage à la Vallée. Donc, au milieu de nos tristesses, nous pouvons encore bénir Dieu. Quant aux provisions, il y pourvoira. La conduite des chefs qui nous escortent m’a fait grand plaisir. Et puis qu’aurais-je fait si accident pareil me fût arrivé en pleine région de la tsétsé, de nuit, sans les chefs, et loin de tout village ? Dieu soit loué ! Il est bon.
« Je voudrais te raconter tout cela de vive voix, écrit Coillard à sa femme le 5 septembre, et surtout ne pas te laisser une impression de tristesse. Tu seras triste, ça ne peut pas être autrement, mais tu n’es pas un de ces caractères milk and water qui s’affaissent pour rien. Tu es un des ressorts de la mission comme tu l’as été de l’expédition et je t’ai toujours trouvée à la hauteur des circonstances.
Nous allons tâcher de voyager un peu rondement, aussi rondement que le permet l’état de nos bœufs. J’ai toujours devant moi ton voyage, mais Dieu aussi et cela vaut mieux, n’est-ce pas ? Allons, courage ! La séparation ne sera pas longue. Quelle joie, quel bonheur de nous retrouver à la Vallée ! Quelque sombre que te paraisse le présent, n’est-ce pas là une belle perspective ? Ne crois-tu pas que c’est un avant-goût du ciel ? Que Dieu te soutienne et réjouisse ton âme ! Oui, qu’il te donne beaucoup de joie, beaucoup de paix ! C’est toujours ce que je demande pour toi.
Il nous faut à tous quelque chose de plus que la résignation à la volonté de Dieu. Subir la volonté de Dieu, ce n’est pas la trouver bonne, agréable et parfaite. Il nous faut la paix d’un peuple de franche volonté, des sacrifices inspirés par l’amour et transformés en privilèges et en bénédictions. En te parlant ainsi, ma bien-aimée, je me parle à moi-même. C’est ce que je me dis constamment. Jamais, je n’ai mieux compris la parole de Néhémie : « La joie de l’Éternel est votre force. »
8 septembre 1886. — Toujours dans cette forêt épaisse, au sable lourd, avec un soleil de feu et sans eau. Le moment où je puis me retremper dans la communion du Sauveur, c’est le matin, avant de réveiller mon monde. J’ai toujours ainsi une bonne demi-heure de plus à moi. Ce matin, je me réveillai comme sous l’empire d’un affreux cauchemar. Je criai à Dieu dans ma détresse, j’ouvris sa parole et je lus : « Les gratuités de l’Éternel se renouvellent chaque matin, c’est une grande chose que sa fidélité ! … C’est une bonne chose d’attendre, en repos, la délivrance de l’Éternel ! » Je fermai le livre, je compris. Il ne s’agit pas de se croiser les bras, mais d’être calme et d’avoir une confiance sans réserve dans le Seigneur. Cela me fortifia. Après avoir éveillé tout mon monde, je m’armai de ma cognée et je pris les devants. J’avais déjà déblayé un bon bout de chemin, avant que mes Matotélas se décidassent à venir au travail.
Samedi 11 septembre. — « Si nous arrivons pour le dimanche 12 septembre au Loumbi, me disait Aaron lundi dernier, nous aurons bien voyagé. » — « Comment Loumbi ? Tu veux dire Rouyi. » — « Non, je dis Loumbi, mon père. » Même à la petite vitesse à laquelle Aaron nous voyait condamnés, nous n’avons pas pu atteindre encore le Loumbi. Je serais aux abois si je n’avais le Seigneur pour appui. Un wagon laissé en arrière, des bœufs éreintés, des garçons récalcitrants et constamment en grève, des hommes découragés, la saison qui passe, les pluies qui approchent, voilà notre situation. Et, par surcroît de souci, nos éclaireurs rapportent de visu que le Loumbi est deux fois plus large que le Njoko, tout aussi rapide et que l’eau vient aux aisselles. On déclare que le seul autre gué connu est encore plus profond. Impossible, du reste, de remonter la rivière, à cause du marécage qui en défend les abords. Aujourd’hui, c’est à peine si nous avons fait un mille à l’heure.
L’expédition n’arrivait que le mardi 14 septembre au Loumbi ; elle le passe, et le dimanche 19 septembre elle y est encore, mais sur l’autre rive.
« Quel délicieux jour de repos nous avons eu ici hier, le premier depuis que nous sommes en voyage. Il faut travailler toute la semaine, comme nous le faisons, pour comprendre avec quelle joie nous saluons le jour du Seigneur. Après le déjeuner et le culte, chacun cherche un coin ombragé, isolé, et dort comme s’il n’avait encore jamais dormi. Je me retire aussi ; je lis, j’écris, je médite et d’un bond me voici voyageant dans d’autres parties du monde. Je suis à Léribé, en Europe, en France. Je vois ces réunions qui, de loin, m’apparaissent comme des festins spirituels. Mon ciel s’assombrit bien un peu, la solitude se fait plus grande autour de moi, je me sens sur une terre déserte, altérée et sans eau. Mais en laissant courir mes pensées, une vision vient soudain tout illuminer. M’élevant plus haut, je vois non seulement des lieux connus et aimés, les Béthels de mon pèlerinage, mais je passe en revue les pays du monde entier où retentit la prédication de la Bonne Nouvelle. Il me semble entendre monter vers le ciel, des cités populeuses et des déserts, des villages et des hameaux, des continents et des îles perdues dans l’Océan, un concert universel de louanges où s’harmonise la multiplicité des langues humaines. Il me semble que le jour va luire où tout genou pliera devant Jésus, où toute langue confessera à la gloire du Père, qu’il est le Seigneur. Je reprends courage alors et je bondis de joie. Autour de moi, c’est vrai, c’est encore le silence et les ténèbres. Mais que sera-ce quand les tribus zambéziennes et les nations de l’intérieur verront la grande lumière et joindront aussi leurs joyeux accents à ce puissant concert ! »
Mardi 21 septembre 1886. — Un malheur, dit le vieil adage, n’arrive jamais seul. Nos brebis meurent comme des mouches. Dimanche, un jeune bœuf s’est, cassé la jambe. Il a fallu le tuer. Mais le grand malheur c’est ma chère montre, don du major Malan, ma montre à répétition, mon compagnon inséparable de nuit comme de jour : quel chagrin, à mon réveil, lundi matin — ce n’est qu’hier, il me semble que c’est toute une année ! — de découvrir que la sonnerie est en désarroi et que la montre ne marche plus. J’en aurais pleuré. Je la pris dans ma main, la regardai, la remontai, essayai le ressort, inutile. J’ai perdu un ami et je me sens tout dépaysé. J’ai repris une montre que m’avait donnée Mabille ; mais depuis longtemps, elle aussi, ne marche plus. Il ne me reste donc que mon chronomètre de marine dont le tic-tac m’a tenu éveillé toute la nuit.
L’expédition dut encore traverser le Motondo et le Rouyi, deux rivières bordées de marais.
A la rivière Rouyi, dimanche 3 octobre. — Dimanche assez triste. Après notre culte ordinaire, j’ai été au village du chef ; ce ne sont que quelques misérables huttes égrenées sur un îlot désert, sans l’ombre d’un arbrisseau. Je rassemblai les gens, mais le chef ne comprend pas le sékololo et je crois que c’est le cas du grand nombre. Je m’y pris de toutes manières pour faire arriver une étincelle de vérité à ces esprits enténébrés. Longtemps mes efforts furent vains, je me sentais triste et découragé. Tout enrhumé que je suis, je me mis à chanter un cantique, cela eut l’effet désiré ; je leur fis répéter un verset de la Parole de Dieu, je parlai avec plus d’aisance et on m’écouta mieux. Il paraît y avoir une assez grande population dans les environs et ce serait un bon poste d’évangélisation si nous avions des ouvriers. Oui ! si…
Le vendredi 8 octobre, l’expédition arrive aux sources de la Séfoula.
La Séfoula ! Nous sommes dans un pays de connaissance, une étape encore, une grande, deux peut-être, et ce sera l’arrivée. Je pourrais battre des mains de joie. Le lit de la Séfoula est le coin du pays le plus peuplé que nous connaissions. C’est vraiment réjouissant de voir tout les villages égrenés dans ce vallon. Je n’en compte pas moins de six à sept. Quel champ d’activité ce sera ! Que Dieu me donne vie, force et santé !
Enfin, le lundi 11 octobre au soir, l’expédition arrivait à Séfoula même :
Le vrai Séfoula cette fois. Je veux dire l’emplacement que nous avions choisi il y a deux ans. Il a fallu que le malheur nous poursuive jusqu’au bout. Nous voyagions avec entrain. A midi, nous étions au gué de la Séfoula et au pied du coteau choisi. Ne faut-il pas que les bœufs refusent de donner le dernier coup de collier et que la voiture s’embourbe si bien que c’est miracle qu’elle n’ait pas été renversée ? Au coucher du soleil et pour ne pas passer la nuit dans la rivière, il nous fallut tout décharger et tirer la voiture à vide. On la rechargea prestement. Je ne puis dire ce que éprouvai quand enfin la voiture s’arrêta tout de bon. L’endroit n’est certes pas pittoresque, il n’est pas même joli. La forêt ne se compose que de méchants buissons roussis récemment par le feu, d’arbres tourmentés, défigurés par le vent et par les hommes, le sol est couvert de cendres noires.
Nous nous sommes arrêtés à l’ombre de vieux acajous sur l’un desquels j’avais gravé mon nom il y a deux ans. Devant nous la vue plonge dans le vallon et, longeant les sommités verdoyantes du bois, va se poser sur les coteaux bleus qui bornent l’horizon. A droite, le regard, perçant un léger rideau de bois, erre sur une plaine sans bornes, la désolation même, la vallée des Barotsis. Est-ce bien ici que nous allons fixer nos tentes pour les quelques années que nous avons encore à vivre ? En tous cas, pas de repos pour nous. Il faut recommencer à bâtir, à tout créer. Et nous ne sommes plus jeunes. Je le sens bien, moi, je ne suis plus bon à rien. J’ai essayé aujourd’hui de couper du bois pour un enclos pour les porcs, j’ai dû y renoncer. Probablement que mon rhume y est aussi pour quelque chose. Il m’étrangle et m’empêche de parler. Je n’ai jamais tant souffert d’un rhume.
Léwanika vint aussitôt voir Coillard et il s’établit entre eux les rapports les meilleurs.
Mes premières expériences à Séfoula sont dures. Nous achetons fort cher la nourriture ; c’est surtout du poisson sec. Mais il nous est absolument impossible de trouver des ouvriers. Je ne sais vraiment ce que je ferai. Toute la semaine dernière j’ai souffert d’une terrible névralgie, qui s’est concentrée dans une dent de la mâchoire inférieure. Je croyais devenir fou de douleur. Je ne pouvais ni causer, ni manger, ni dormir. Une grosse enflure qui m’a défiguré pendant plusieurs jours a apaisé la douleur. Quel pauvre martyr j’aurais fait ! Tristes débuts à Séfoula ! Tout est sombre autour de moi. Christina pourra-t-elle arriver avant l’inondation ? Aurons-nous un abri ?
« J’ai été passer le dimanche (24 octobre) à la capitale. Bien que je chevauchasse tout seul, seul dans la plaine, et que je me fusse égaré souvent, j’ai beaucoup joui de ma course. La solitude est un temps de communion et de rafraîchissement. Le roi m’a reçu dans sa propre maison ; il prenait ses repas avec moi et nous avons eu l’occasion d’avoir de sérieux entretiens. Je lui ai demandé raison de tous les massacres d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont eu lieu dernièrement. Je l’ai conjuré d’y mettre fin, une fois pour toutes, et d’abolir aussi la sorcellerie avec toutes les atrocités qu’elle entraîne. Léwanika écoute les conseils, mais les suivre c’est autre chose. Il faudra souvent revenir à la charge et la vérité, comme une goutte de pluie, finira par s’infiltrer dans son cœur. A présent, ce pauvre cœur bouillonne de sentiments de vengeance implacable. Et il ne peut le cacher. Nous avons eu de bons auditoires, très attentifs. Mais quelle chaleur et pas la moindre ombre ! Le soir je me sentais épuisé.
A Séfoula il me faut marchander une botte de paille pour le toit d’une chaumière, chercher des pieux dans les bois, drainer le terrain pour une plate-bande de salade, avec chance de ne rien avoir, acheter du poisson et une calebasse de blé et remplir, à l’égard de mes ouvriers, tous les offices d’une femme de ménage. »
Coillard trouve des ouvriers et on se met de suite à bâtir ; les wagons laissés en arrière arrivent, on les décharge ; il faut se hâter, car les plans sont changés : les wagons repartent pour Séchéké (8 novembre). Coillard, auquel Léwanika fournira des canots, partira plus tard, et se rendra, lui aussi, à Séchéké pour aller chercher sa femme, car le voyage est trop difficile pour qu’elle le fasse seule ; Middleton et Waddell resteront à Séfoula pour terminer l’installation. Le roi est disposé à tout faciliter, mais il ne se presse pas.
Séfoula, 8 novembre 1886. — Léwanika est toujours aimable. Je sens naître en moi pour lui une grande affection. J’étais tout étonné du plaisir que son arrivée me causa hier. Un homme pour lequel je prie tous les jours, comment ne l’aimerais-je pas ? Il a une grande curiosité pour ce qui est nouveau. Il fait une foule de questions sur tout. Il est candide sous ce rapport, mais jusqu’ici pas mendiant. Les travaux vont bon train. J’ai déjà trois huttes finies et deux autres en contrat. Tout le bois de la maison et de la cuisine est là. Waddell et Middleton travaillent avec courage.
14 novembre. — Pas encore de bateaux pour aller à Séchéké. J’ai envoyé je ne sais combien de messages à Léwanika, mais c’est une montagne à remuer. Quelle épreuve de patience, mon Dieu ! Je devrais être à Séchéké.
16 novembre. — Si Léwanika dirige les affaires de l’État comme il organise mon voyage, je ne m’étonne nullement qu’il y ait des révolutions au pays. Je ne sais combien de messages je lui ai envoyés et, chaque fois, sa réponse était celle-ci : « Louchanana, qui doit te conduire, viendra demain. » Et, le lendemain, c’était encore demain.
Le 16 novembre au soir, Louchanana vint annoncer que les canots étaient prêts. Le lendemain, de grand matin, Coillard, conduit en tombereau par Middleton, arrivait au gué où il devait trouver les canots.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir qu’il n’y avait sur place qu’un seul des quatre bateaux ; un second ne devait suivre que plus tard, un troisième devait se trouver en route et le quatrième, celui du roi, « un grand, magnifique » bateau, le mien enfin, avait été laissé à un village, à 12 milles de là au moins, et il faudra le traîner sur terre, sur une assez grande distance, avant qu’on puisse le lancer à l’eau. J’ai beau me faire du mauvais sang, les gens ne comprennent pas que je sois pressé ; pour eux, c’est tout bonnement de l’impatience, et me voici, moi, écolier à la tête dure, planté sur un petit îlot d’un sable éblouissant, sans même l’ombre d’un roseau, répétant, tout le jour et toute la nuit, l’a b c de la patience.
Enfin, le 18 novembre, Coillard put se mettre en route ; il arriva à Séchéké le jeudi 2 décembre ; il trouva Mme Coillard, M. et Mme Jeanmairet en bonne santé. Mme Jeanmairet avait donné le jour à une petite fille, le 22 septembre. Le 15 décembre, M. et Mme Coillard, laissant M. et Mme Jeanmairet à l’œuvre à Séchéké, repartaient en wagon, au risque d’être surpris par l’inondation.
« Malgré les prévisions les plus sinistres, nous avons fait un voyage heureux et rapide. Il a plu, c’est la saison, il a plu beaucoup, mais généralement pendant la nuit ou pendant les haltes, et le dimanche. La pluie ne nous a pas fait manquer une seule étape. »
L’expédition traversa facilement les rivières redoutées : le Njoko, le Motondo, le Rouyi.
5 janvier 1887. — C’est un beau voyage que le nôtre, un vrai voyage de noces d’argent. Il y a bien des années que nous ne sommes pas seuls ; aussi en jouissons-nous extrêmement. Tous les jours nous avons de nouveaux bouquets de fleurs et de fleurs nouvelles dans notre demeure ambulante. Mais ça me va au cœur d’entendre ma chérie dire quelquefois qu’elle est si fatiguée de cette vie errante. Hélas ! ça se comprend bien, car, depuis 1866, nous avons peu connu ce que c’est qu’une vie calme et sédentaire.
Peu auparavant, Coillard écrivait :
« Nous ne sommes pas précisément faits pour la vie nomade et nous soupirons après un pied-à-terre que nous pourrions appeler notre home. »
M. et Mme Coillard allaient enfin trouver ce home tant désiré :
« Le 10 janvier au matin, nous débouchions dans le riche et beau vallon où la Séfoula prend sa source. Il fallait voir la sensation que produisit notre apparition. On accourait de tous les villages, grands et petits, les femmes surtout, hors d’haleine. On prenait les devants, on nous barrait le chemin pour mieux voir « la dame blanche », un phénomène vivant qu’on n’avait jamais vu dans toute la contrée, et puis c’était un roulement de claquements de mains et une fusillade de Changoué ! Khosi ! louméla ma rona ! « Salut, seigneur, bonjour, notre mère ! » Ce fut au milieu d’une foule bruyante, qui grossissait à chaque pas, que nous arrivâmes à la station. »
Séfoula, 10 janvier 1887. — Arrivés à Séfoula à midi ! Oh ! que Dieu est bon ! Que nous sommes heureux et reconnaissants ! La maison de pieux et de roseaux, que nos hommes ont construite, a deux chambres, séparées par un corridor dont on a coupé un bout pour faire une petite paneterie et une véranda qui est comme une seconde maison. Le toit en est terminé et on a commencé à la crépir, mais le temps est si humide que les murs ne sèchent pas. Et comme il faut encore deux couches, nous ne pourrons pas l’occuper de sitôt. En attendant, il faut se contenter du wagon comme chambre à coucher et d’une tente comme salle à manger. Ce sera une grande joie si nous pouvons occuper notre maison pour l’anniversaire de notre mariage.
23 janvier 1887. — Nous sommes, Christina et moi, depuis notre arrivée ici, sous l’empire d’une indicible fatigue. Nous n’avons jamais, à ma souvenance, éprouvé rien de pareil. Nous pourrions dormir douze heures. Nous soupirons après un coin où nous puissions étendre nos membres fatigués et être chez nous. Impossible ! car, depuis notre arrivée, nous sommes assiégés par des foules de visiteurs, tous plus bruyants les uns que les autres. De 7 heures du matin jusqu’au coucher du soleil, nous ne sommes jamais seuls. Le wagon, qui est une étuve, n’est pas une retraite, la chaleur le rend intenable. Et pourtant nous aurions tort de nous plaindre ! Les bontés de Dieu sont infinies. En nous couchant, nous n’avons plus le cauchemar d’un départ nocturne, d’un sommeil interrompu à chaque heure par le sentiment de la responsabilité. Chaque matin, en nous réveillant, nous nous disons : Et nous sommes à Séfoula ! s’il pleut, nous nous mettons à l’abri, et nous répétons avec reconnaissance : « Nous sommes à Séfoula ! »