Le résultat de la controverse sur l’Eucharistie n’ayant pas été heureux pour Port-Royal, Nicole chercha à porter la discussion sur un autre terrain, et choisit un sujet propre aux déclamations et aux calomnies contre les protestants. Dans son livre intitulé Préjugés légitimes contre le Calvinisme (1 volume in-12 de 485 pages, imprimé avec privilège du Roi), il éludait adroitement le fond même de la question portant sur la doctrine ; il prétendait qu’un défaut dans la forme entraînait un défaut dans le fond et suffisait, sans autre examen, à condamner la Réformation tout entière.
En présence d’objections si connues et déjà tant de fois réfutées, Claude avait d’abord résolu de garder le silence, mais, dit-il dans sa lettre à M. le marquis de Ruvigny, lieutenant-général dans les armées de Sa Majesté et député général des protestants de France, « lorsqu’on a vu le bruit extraordinaire que ces messieurs et les gens de leur dépendance faisaient de leurs préjugés pour s’attirer les applaudissements du monde, comme s’ils nous avaient fermé la bouche et que notre Réformation demeurât accablée sous le poids de leur victoire, on a cru qu’il fallait entrer dans ce nouveau travail, et la déférence que j’ai eue pour ceux qui m’y ont exhorté, a produit ce traitég que je donne maintenant au public. Ceux qui prendront la peine de le lire trouveront que je ne me suis pas arrêté simplement au livre que je réfute, mais que, pour n’en pas faire deux fois, j’ai pris la chose dans ses principes et que je l’ai examinée dans sa juste étendue, afin qu’on en pût mieux juger. »
g – Défense de la Réformation contre le livre intitulé : Préjugés légitimes contre les calvinistes (Quevilly, 1673). Nos citations seront puisées dans l’édition publiée à Paris en 1844.
Claude se proposait donc de démontrer la nécessité de la Réforme et la légitimité de la séparation d’avec Rome. Il n’imite pas son contradicteur auquel l’expérience avait fait sentir le danger, pour sa cause, de comparer consciencieusement le protestantisme et le catholicisme pour savoir lequel des deux systèmes est resté fidèle à l’esprit de l’Évangile. En homme habile, Nicole avait renoncé à la méthode qui devrait pourtant s’imposer toutes les fois que l’on veut porter un jugement impartial sur deux opinions opposées. D’autant plus que, entre les deux formes religieuses qui se disputaient en France le mérite de représenter le vrai christianisme, les sujets de comparaison ne manquaient pas. Le protestantisme affirme que, pour être sauvé, il suffit d’appartenir à Jésus-Christ et d’être uni à lui par une foi vivante ; le catholicisme prétend que, pour être sauvé, il faut appartenir à l’Église, croire tout ce qu’elle enseigne, et faire tout ce qu’elle commande. Quoi de plus simple, pour un juge impartial, que de prendre alors la Bible et de consulter la conscience éclairée par les lumières de l’Évangile ? Mais les controversistes catholiques ne sont pas, ne peuvent pas être des juges impartiaux, et Nicole se montrait à la fois prudent et adroit en cherchant à montrer que la Réforme a eu tort de briser avec l’autorité de l’Église romaine et que, par conséquent, ce sont des vérités et non pas des erreurs qu’elle a rejetées.
Claude agit tout autrement : « Voici, dit-il, le raisonnement que nous opposerons à ces messieurs. Nous n’avons pas eu tort dans les formes, parce que nous avons droit dans le fond. Et quand ils nous diront : ce que vous appelez nos erreurs : la transsubstantiation, l’adoration de l’Eucharistie, le purgatoire, etc., ne sont pas des erreurs, puisque nous ne pouvons pas errer, nous leur répondrons : vous pouvez errer, puisque la transsubstantiation, l’adoration de l’Eucharistie, etc., que vous enseignez sont des erreurs. — Et quand ils ajouteront : vous devez croire ce que nous vous enseignons, parce qu’il faut acquiescer à notre autorité ; nous ajouterons aussi : il ne faut pas acquiescer à votre autorité, parce que vous enseignez des choses que nous ne devons pas croire. » (Ouvrage cité, page 4)
Claude adresse son livre à toutes les personnes équitables, et s’engage à ne leur rien dire qui ne soit fondé, ou sur des faits d’une connaissance publique ou sur des principes inviolables de la religion, ou sur les lumières du sens commun. Voyons s’il ta tenu sa promesse.
L’ouvrage se divise en quatre parties.
La première partie a pour but d’établir que nos pères ont été obligés d’examiner par eux-mêmes l’état de la religion et de l’Église de leur temps. Le droit d’examen est donc proclamé par Claude, mais faisons-le remarquer ici, ce droit n’est point réclamé comme un principe, c’est une conséquence, c’est une leçon donnée par l’histoire, qui dévoile toute la corruption de l’Église au temps de la Réformation. Mais le droit d’examen n’en a pas moins une base inébranlable. Au moment, en effet, où la Réforme se produisit, l’Église latine était tombée dans une corruption dont une foule d’écrivains catholiques ont été les premiers à gémir, en en faisant l’aveu. C’est surtout dans la capitale de la chrétienté que le mal s’étalait dans toute sa nudité. « L’Église de Dieu, disait saint Bernard, fait tous les jours, en plusieurs manières, une triste expérience du danger où l’on est lorsque le berger ne sait où sont les pâturages ni le guide où est le chemin, et que celui qui parle de la part de Dieu ignore lui-même quelle est la volonté de son maître. » — Un des plus intrépides champions de la papauté, le cardinal Bellarmin, déclare que, quelques années avant l’apparition de l’hérésie luthérienne et calviniste, il n’y avait presque plus aucune gravité dans les tribunaux ecclésiastiques, aucune pureté dans les mœurs, aucune science des Saintes Lettres, aucun respect pour les choses divines ; il n’y avait, pour ainsi dire, plus aucune religion (Opera, tome VI, page 296). — Et Bossuet, dans son Histoire des Variations, fait, de temps à autre, certains aveux significatifs : « La réformation des mœurs corrompues était désirée de tout l’univers et, quoique la saine doctrine subsistât toujours également dans l’Église, elle n’y était pas également bien expliquée par tous ses prédicateurs. Plusieurs ne prêchaient que les indulgences, les pèlerinages, l’aumône donnée aux religieux et faisaient le fond de la piété de ces pratiques qui n’en étaient que les accessoires. » (Livre V, page 65. Édition Didot, Paris 1841).
Claude présente un tableau saisissant de cette situation, puis il entre dans des considérations plus particulières sur le privilège d’infaillibilité qu’on attribue à l’Église romaine, et il conclut que cette prétention à l’infaillibilité, bien loin de défendre à nos pères l’examen des doctrines qu’on leur enseignait, était, au contraire, de nature à leur en faire un devoir. Il renverse tous les faux raisonnements, et il donne une exégèse judicieuse de tous les passages de l’Écriture sur lesquels le catholicisme voudrait établir son infaillibilité. Nicole n’avait pas craint d’affirmer que, livrés à nos propres forces, nous sommes incapables de savoir si nous possédons la vérité religieuse, et que l’autorité de l’Église catholique peut seule nous arracher au scepticisme. Claude a beaucoup de force pour repousser cette objection :
« Si l’usage de notre raison ne produit que des doutes, pourquoi nous faire encore un raisonnement dont la conséquence, ne pouvant être que douteuse, ne peut aussi rien gagner sur nous ? Quelle apparence que nous soyons persuadés par un argument qui se combat soi-même et qui s’ôte à soi-même la force de persuader ?… S’il n’y a rien d’assuré dans les jugements que nous faisons par notre propre lumière, pourquoi suivons-nous plutôt la religion chrétienne que la païenne ou la mahométane ? Est-ce parce que l’Église l’a dit ? c’est une fort méchante raison, car l’Église ne nous dirait pas que sa religion fut mauvaise, quand elle le serait en effet. Il n’y a point de société, quelle qu’elle soit, qui ne dise que sa religion est bonne, et meilleure que les autres. Nous devons être chrétiens, par amour et par approbation de la religion en elle-même. Mais cet amour et cette approbation doivent être un effet de nos propres lumières, non de celles des autres hommes ; il faut que nos propres lumières nous dictent que c’est la religion de Dieu et nous attachent à elle… » (Voir même ouvrage, pages 139 et 141).
La pensée de Claude, que nous venons de reproduire fidèlement, n’est-elle pas un beau commencement d’apologétique interne ? Notre célèbre controversiste semble ici devancer les temps, et indique le meilleur moyen de repousser les assauts du doute.
Deuxième partie. La Réformation que nos pères ont faite a été juste et légitime. L’auteur montre que nos pères, ne pouvant plus espérer de réformation de la part de Rome, ni de ses prélats, étaient indispensablement obligés de pourvoir à leur salut et de se réformer eux-mêmes. Nous pourrions citer ici plus d’une page vraiment émouvante ; bornons-nous à détacher quelques pensées : « Il y a de certaines occasions où l’on ne peut se taire sans trahir Dieu, sans abandonner lâchement les véritables intérêts de l’Église et sans tomber dans ce crime détestable que saint Paul appelle détenir la vérité sous l’injustice. » (idem, p. 193).
Vient ensuite une réponse aux accusations lancées contre la personne des réformateurs. La calomnie ne les avait point ménagés, car elle ne connaît point de mesure, surtout quand elle a pour mobiles un insatiable intérêt et la ferme volonté d’abattre un adversaire qui marche, fort de sa conscience et confiant en Dieu.
« Nous pouvons dire, s’écrie-t-il, et le dire à la gloire de Dieu que nous servons, qu’il avait répandu une assez abondante mesure de sa bénédiction sur nos pères, et que si l’on compare leurs mœurs avec celles de l’autre partie qui rejeta la réformation, on aura de quoi confesser que Dieu était au milieu de nous. Il est vrai qu’on n’y voyait pas de ces dévotions de pharisiens dont les hypocrites et les superstitieux sont vaniteux, on n’y voyait point de ces gens qui publient à toute la terre leurs mortifications et leurs jeûnes, qui se tirent hors de la foule pour se faire mieux remarquer, et qui n’entrent en retraite que pour pouvoir plus facilement se mêler de tout ce qui se passe dans le monde. Mais on voyait une piété solide, simple et naturelle, etc… (p. 219).
En terminant cette deuxième partie, Claude rappelle que nos pères, dans le dessein de se réformer, ont dû prendre l’Écriture sainte pour seule règle de leur foi, et que la Bible restera le fondement du protestantisme.
Troisième partie. L’auteur démontre victorieusement qu’une réformation, pour être sérieuse et durable, devait entraîner la séparation entre les deux Églises. Et ici, nous ne saurions mieux faire qu’en lui cédant la parole :
« Si l’on pouvait supposer comme une chose certaine que toute séparation, en matière de religion, est odieuse et criminelle, nous devrions être les premiers à condamner l’action de nos pères et, quelque aversion que nous eussions pour les erreurs et pour les abus que nous voyons régner dans l’Église romaine, il faudrait tâcher de les supporter le plus innocemment qu’il nous serait possible, en attendant qu’il plût à Dieu de les corriger. Mais s’il y a des séparations injustes, téméraires et schismatiques, il y en a qui sont non seulement justes et légitimes, mais aussi nécessaires et indispensables. Ainsi les premiers chrétiens se retirèrent de l’Église judaïque après qu’elle se fut affermie dans son incrédulité, etc. (p. 332). On ne doit pas s’imaginer que les devoirs d’un peuple envers ses pasteurs ordinaires soient sans bornes. Parler ainsi, c’est élever les hommes sur le trône de Dieu, c’est leur inspirer l’orgueil, la vanité, la négligence ; c’est établir dans l’Église une domination que Jésus-Christ a défendue, et donner aux pasteurs la hardiesse de tout faire et de tout entreprendre. » (p. 347).
Nicole avait dit que le calvinisme n’est pas la vraie Église, puisqu’il n’est pas répandu sur toute la terre. Claude lui répond : qu’on ne saurait plus attribuer l’universalité à aucune des sociétés qui divisent le christianisme, et qu’un pareil critère amènerait à conclure qu’il n’y a plus de vraie Église au monde, puisqu’il n’y en a plus qui ne soit visiblement exclue de plusieurs nations.
Quatrième partie. Elle est consacrée à montrer que les réformés avaient le droit et le devoir d’entretenir entre eux la société chrétienne par des assemblées publiques et par l’exercice du ministère, et se termine par cet éloquent appel aux adversaires du protestantisme :
C’est à eux à faire une sérieuse réflexion sur ce que je leur ai représenté, et sur l’état présent du christianisme que la profanation, l’impiété et la débauche des esprits réduisent tous les jours à un évident danger de ruine, si nous n’y apportons du remède et les uns et les autres. Cependant, au lieu d’avoir en vue ce grand intérêt duquel dépend uniquement la gloire de Dieu et le salut des hommes, on ne s’attache qu’à nous détruire, et la passion prévaut à tel point qu’on ne se soucie pas de faire des brèches irréparables à la religion, comme est celle d’anéantir l’usage et l’autorité de l’Écriture sainte, pourvu qu’on nous puisse faire du mal. Mais qu’ils fassent ce qui leur plaira, Dieu nous sera toujours témoin que, dans le fond de la cause, ce qui nous divise d’avec eux, c’est l’amour que nous avons pour la vérité et le désir de faire notre salut. Et pour faire voir que ce n’est pas une fausse préoccupation qui nous trompe, qu’on parcoure toutes les communions chrétiennes qui sont au monde, qu’on en juge de sang-froid ; je suis assuré qu’on demeurera d’accord de bonne foi, que la plus pure et la plus approchante de la première Église, c’est la nôtre… On sait tout cela dans le monde, et néanmoins l’auteur des Préjugés et tous ceux qui suivent, comme lui, de fausses lumières, ne laissent pas de s’élever contre nous, non seulement d’une manière peu charitable, mais peu chrétienne. Quant à nous, nous prierons Dieu toujours pour ceux qui ne nous aimeront pas, nous bénirons ceux qui nous maudiront, mais nous leur dirons aussi avec Gamaliel : Prenez garde qu’en nous tourmentant vous ne combattiez contre Dieu… (p. 611).
La Défense de la Réformation mit le sceau à la réputation de Claude comme controversiste. Elle fut généralement regardée comme un chef-d’œuvre, et la tardive réponse de Nicole, publiée en 1684, c’est-à-dire plus de dix ans après, confirma l’opinion qu’elle était irréfutable. Une grande dignité de langage unie à beaucoup de savoir et à une grande raison, un tact parfait, une dialectique serrée, une profonde connaissance des Écritures et de l’histoire, telles sont les qualités qui recommandent tout particulièrement cet ouvrage.