En butte à des calomnies qui descendaient du trône, et de là se répandaient dans toute l’Europe ; accusés d’être des séditieux, des blasphémateurs, des ennemis de Dieu et des hommes ; jugés et condamnés à huis clos ; ayant enfin la langue coupée avant de subir le dernier supplice, les réformés de France n’avaient aucun moyen de justification, et leur martyre même était déshonoré.
C’est alors que parut dans l’Institution de la religion chrétienne la plus énergique des apologies. « Voici, dit Calvin dans la préface de son commentaire sur les Psaumes, ce qui me porta à publier l’Institution : premièrement, afin de décharger d’une injuste accusation mes frères, dont la mort était précieuse devant Dieu ; et, de plus, afin que, comme les mêmes supplices pendaient sur la tête de plusieurs pauvres fidèles, les nations étrangères fussent touchées de quelque ressentiment de leurs maux, et en prissent quelque soin. »
Ce livre annonça le véritable chef de la Réforme française. Luther était trop loin, et son génie allemand ne pouvait sympathiser complètement avec le nôtre. Guillaume Farel était trop ardent ; il n’avait pas ce caractère ferme et contenu qui doit présider aux grandes entreprises. Les autres étaient obscurs. On attendait dans les Églises naissantes l’homme capable de se placer à leur tête, et Calvin fut cet homme-là.
Sa vie est partout ; je n’en raconterai que ce qui doit entrer dans le plan de cette histoire.
Jean Calvin naquit en 1509 à Noyon, en Picardie. Destiné dès son enfance à la prêtrise, il fut gratifié d’un bénéfice ecclésiastique à l’âge de douze ans. Mais la volonté de son père et la sienne l’ayant détourné de la théologie, il alla étudier le droit à Bourges et à Orléans, il s’y distingua par sa précoce intelligence et par la sévérité de ses mœurs.
La Réformation agitait alors toutes les écoles savantes. Maîtres et élèves ne s’occupaient guère d’autre chose, soit par esprit de curiosité, soit par besoin de conscience et de foi. Calvin fut un de ces derniers, et la Bible qu’il reçut des mains d’un de ses parents, Pierre-Robert Olivétan, le détacha du catholicisme, comme elle avait déjà fait pour Zwingle et Luther. Les trois grands réformateurs sont arrivés au même but par le même chemin.
Il n’était pas de ceux qui se taisent sur ce qu’ils croient. Les auditeurs affluèrent autour de lui, et la solitude qu’il aimait lui devint impossible. « De mon côté, dit-il encore dans la préface de son commentaire sur les Psaumes, d’autant qu’étant d’un naturel sauvage et honteux, j’ai toujours aimé repos et tranquillité, je commençai à chercher quelque cachette et moyen de me retirer des gens ; mais tant s’en faut que je vinsse à bout de mon désir qu’au contraire toutes retraites et lieux à l’écart m’étaient comme écoles publiques. »
Calvin comprit que son temps et ses forces ne lui appartenaient plus. Il prêcha dans des assemblées secrètes à Bourges et à Paris. « Il avança merveilleusement le royaume de Dieu en plusieurs familles, dit Théodore de Bèze, enseignant la vérité, non point avec un langage affecté dont il a toujours été ennemi, mais avec telle profondeur de savoir, et telle et si solide gravité en son langage, qu’il n’y avait homme l’écoutant qui n’en fût ravi en admiration. » Il avait alors vingt-quatre ans.
Un discours qu’il composa, en 1533, pour le recteur de l’université de Paris, et qui fut taxé d’hérésie par la Sorbonne, le força de prendre la fuite. Il se sauva, dit-on, par une fenêtre. Quelques moments après, les sergents envahissaient son logis.
Il se retira, sous le nom de Charles d’Espeville, à Angoulême, et fut reçu dans la maison du chanoine Louis de Tillet, où il eut une riche bibliothèque à son service. Il était déjà occupé de son grand ouvrage sur la religion chrétienne, et y travaillait avec tant d’ardeur qu’il passait souvent les nuits sans dormir et les jours sans manger. Quand il avait achevé un chapitre, il le lisait à ses amis, et en ouvrant son manuscrit, il avait coutume de dire : « Trouvons la vérité. »
Il sema les doctrines de la Réforme dans le Poitou et la Saintonge, publiquement quand il le pouvait, secrètement quand la persécution était trop violente. On montre encore, près de Poitiers, une excavation à laquelle la tradition populaire donne le nom de grotte de Calvin. Comme il s’y trouvait un jour avec plusieurs de ses disciples, l’un d’eux lui représenta qu’il fallait bien que le sacrifice de la messe fût vrai, puisqu’il était célébré dans tous les lieux de la chrétienté. « Voilà ma messe, » répondit Calvin en montrant la Bible. Puis, jetant son bonnet de mante sur la table, et levant les yeux au ciel, il s’écria : « Seigneur, si au jour du jugement tu me reprends que je n’ai été à la messe, et que je l’ai quittée, je te dirai avec raison : Seigneur, tu ne me l’as pas commandé. Voilà ta loi ; voilà l’Écriture que tu m’as donnée, dans laquelle je n’ai pu trouver autre sacrifice que celui qui fut immolé à l’autel de la croix. »
La cène fut célébrée au fond de la grotte par Calvin et ses amis. Ainsi, quatorze siècles avant, les chrétiens communiaient dans les catacombes de Rome ; ainsi, deux siècles après, les réformés de France ont communié au désert ; et plus tard, dans les jours de la Révolution, les prêtres catholiques ont dressé leurs autels au fond des bois.
Sans cesse en danger de mort, Calvin alla s’établir à Bâle, la cité de refuge des Français, quand la Genève de la Réforme n’existait pas encore. C’est là qu’il mit la dernière main à son Institution de la Religion chrétienne, et qu’il la fit paraître au mois d’août 1535.
Ce fut le premier monument théologique et littéraire de la Réforme française. On peut disputer sur les idées de Calvin (il était de son temps comme nous sommes du nôtre), mais on ne peut pas lui contester son génie. Dès qu’il a posé ses prémisses, qui correspondent au niveau intellectuel et moral de l’époque ; il les poursuit avec une incomparable vigueur de logique. Son système est achevé.
En se répandant au loin dans les écoles, les châteaux des gentilshommes, les maisons des bourgeois, les ateliers même du peuple, l’Institution devint le plus puissant des prédicateurs. Autour de ce livre, les réformés se rangèrent comme autour d’un drapeau. Ils y trouvèrent tout : doctrine, discipline, organisation ecclésiastique ; et l’apologiste des martyrs fut le législateur de leurs enfants.
Ne nous arrêtons pas sur le grand style de l’Institution. Calvin tenait peu à la gloire des lettres, quoi qu’en ait dit Bossuet. Il allait droit aux choses, et l’expression venait claire, énergique, vivante, par cela même qu’il ne s’inquiétait que de la justesse des pensées.
Dans son épître dédicatoire à François Ier, il réfute les objections suivantes qu’on adressait aux disciples de la Réforme : Votre doctrine est nouvelle et incertaine ; — vous ne la confirmez par aucun miracle ; — vous êtes en contradiction avec les Pères ; — vous renversez la tradition et la coutume ; — vous faites la guerre à l’Église ; — vous engendrez des séditions. En terminant, Calvin supplie le roi d’examiner la confession de foi des réformés, afin que, voyant qu’ils sont d’accord avec la Bible, il ne les traite plus comme hérétiques. « C’est votre office, sire, lui dit-il, de ne détourner ni vos oreilles ni votre cœur d’une si juste défense, principalement quand il est question de si grande chose, c’est à savoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur terre… O matière digne de vos oreilles, digne de votre juridiction, digne de votre trône royal ! »
On assure que le roi ne daigna pas même lire cette épître. Quelque intrigue de cour, ou un caprice de la duchesse d’Etampes absorbait apparemment ses loisirs. Si l’on considérait, non la main de Dieu qui conduit tout, mais les causes visibles des événements, à quoi tiendraient les destinées politiques et religieuses des nations ?
Son Institution à peine terminée, Calvin alla voir en Italie Renée de France, fille de Louis XII et duchesse de Ferrare, qui avait, comme Marguerite de Valois, ouvert son cœur à la foi réformée. Il s’établit entre eux un commerce de lettres qui ne fut jamais interrompu, et Calvin écrivait encore à Renée sur son lit de mort.
En 1536, il fut nommé pasteur et professeur à Genève. La révolution religieuse, morale, intellectuelle, politique même qu’il y fit entrer avec lui, est en dehors de notre travail. Ajoutons seulement que, du fond de sa nouvelle patrie, il ne cessa d’agir sur la France par ses livres, ses lettres, et par les nombreux étudiants qui, après avoir été nourris de ses leçons, rapportaient dans les Églises ce qu’il leur avait enseigné. Calvin fut le guide des réformés français, leur conseiller, l’âme de leurs premiers synodes ; et l’immense autorité qu’il exerça sur eux était si bien reconnue qu’on leur donna, vers le milieu du seizième siècle, le nom de calvinistes.
« Il était d’une nature remuante le plus possible pour l’avancement de sa secte, » dit Etienne Pasquier. « Nous vîmes quelquefois nos prisons regorger de gens abusés, lesquels sans cesse il exhortait, consolait, confirmait par lettres, et ne manquait de messagers auxquels les portes étaient ouvertes, nonobstant quelques diligences que les geôliers y apportassent[a]. »
[a] Recherches sur la France, t. VII. p. 911.
En considérant les irréparables pertes que le réformateur a fait subir à l’Église romaine, on s’étonne peu des anathèmes qu’elle lui a prodigués, et dont elle le poursuit encore. A la grandeur de ses blessures, elle a mesuré la grandeur de ses coups. Nous n’écrivons pas l’apologie de Calvin ; mais quelques courtes explications peuvent être ici à leur place.
On a taxé Calvin d’ambition. Il n’avait que celle des hommes de génie, qui sont poussés au premier rang par l’instinct des esprits médiocres et par la force même des choses. En refusant d’y monter, ils ne seraient pas humbles : ils seraient infidèles à leur mission et prévaricateurs. Le vulgaire qui les voit élevés si haut crie à l’orgueil : c’est qu’il juge de la vocation des grandes âmes sur la sienne.
On a dit aussi que Calvin était absolu et inflexible dans ses idées. Oui, parce qu’il avait des croyances fortes avec la conscience de sa supériorité. Et si l’on tient compte des besoins de son époque, on reconnaîtra peut-être que c’était le seul moyen d’empêcher les nouvelles doctrines de s’échapper en tous sens et de se perdre.
Qu’il nous paraisse, à la distance où nous sommes de lui, avec nos opinions et nos mœurs, être tombé dans des erreurs graves, on le conçoit. Mais pour le bien juger, c’est à son point de vue, c’est à celui de son siècle qu’il faut nous placer, et non pas au nôtre.
On ne cesse de rappeler le supplice de Michel Servet. Si l’on dit que ce fut un acte profondément déplorable, on parlera juste ; mais si l’on accuse Calvin de contradiction avec ses propres maximes, on prouvera seulement qu’on ne les a jamais étudiées. Les protestants ont réclamé le droit de cité en Allemagne, en Suisse, en France, au nom, au seul nom de la vérité divine dont ils se jugeaient les fidèles interprètes, et nullement au nom de la liberté de croyance et de culte. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le détail de leurs procès. Ou ne trouverait pas, dans tout le volume des martyrs de Crespin, un mot où il y soit question de la tolérance entendue dans le sens de Bayle, de Locke et de la pensée moderne. Ils se justifient par des textes de la Bible, et somment leurs adversaires de prouver que leur foi n’y est pas conforme, ou de les absoudre. Leur défense est là, elle n’est que là. Si on leur eût proposé d’accorder à ceux qui regardaient eux-mêmes comme hérétiques ou impies des droits semblables aux leurs, ils y auraient vu une révolte contre la loi de Dieu. Ce n’est donc pas Calvin qui a dressé le bûcher de Michel Servet : c’est le seizième siècle tout entier.
[On peut lire là-dessus quelques pages remarquables de M. Guizot dans le Musée des protestants célèbres, art. Calvin. Le supplice de Michel Servet a fourni le sujet d’une polémique sans cesse renouvelée. Un habile historien de notre époque, M. Mignet, y a encore consacré une longue et savante dissertation. Ce serait entièrement sortir de notre plan que d’entrer dans ces détails. Bornons-nous à indiquer les points suivants : 1. Servet n’était pas un hérétique ordinaire ; il était hardiment panthéiste et outrageait le dogme de toutes les grandes communions chrétiennes, en disant que le Dieu en trois personnes était un Cerbère. un monstre à trois têtes ; 2. il avait déjà été condamné à mort par les docteurs catholiques à Vienne, en Dauphiné ; 3. l’affaire fut jugée, non par Calvin, mais par les magistrats de Genève ; et si l’on objecte que son avis dut influer sur leur décision, il faut se souvenir que les conseils des autres Cantons réformés de la Suisse approuvèrent la sentence d’une voix unanime ; 4. il était enfin d’un intérêt suprême pour la Réforme de séparer nettement sa cause de celle d’un incrédule tel que Servet. L’Église catholique, qui accuse aujourd’hui Calvin d’avoir participé à sa condamnation, l’eût bien plus accusé, au seizième siècle, d’avoir sollicité son acquittement.]
Si Rome voit ici une excuse pour sa propre intolérance, nous y consentons. Mais ce n’en est pas une pour ses raffinements de cruauté ; ce n’en est pas une pour ses égorgements en masse, ni pour ses perpétuelles violations de la foi jurée. Ou il fallait n’accepter aucun traité de paix, aucun contrat entre les deux cultes, ou, quand on l’avait accepté, il fallait le tenir.
Observons encore que si les deux communions étaient intolérantes au seizième siècle, l’une l’était en vertu de son principe, et l’autre malgré le sien. La Réforme, en posant le droit d’examen individuel, avait indirectement établi la liberté religieuse. Elle n’a pas aperçu du premier coup toutes les conséquences de son principe, parce que les réformateurs avaient emporté avec eux une partie des préjugés de leur première éducation ; mais elle devait les découvrir tôt ou tard, et c’est à bon droit qu’elle est regardée comme la mère de toutes les libertés modernes.
Calvin n’a aidé qu’à l’érection d’un seul bûcher. Son cœur n’était pas cruel, et il avait horreur de tous les actes de meurtre qui n’avaient pas été autorisés par une sentence régulière de justice. Il retint plus d’une fois les mains de ceux qui voulaient se baigner dans le sang de François de Guise, l’égorgeur de Vassy. « Je puis protester, écrivait-il à la duchesse de Ferrare, qu’il n’a tenu qu’à moi que, devant la guerre, gens de fait et d’exécution ne se soient efforcés de l’exterminer du monde, lesquels ont été retenus par ma seule exhortation. »
Il fut quelquefois impatient et irascible, et il s’en est accusé lui-même. Mais les sentiments affectueux et doux qu’on s’attendrait le moins à rencontrer dans l’âme austère du réformateur ne lui étaient pas étrangers. Lisez sa correspondance avec ses intimes amis, Farel et Viret : comme on y entend la voix de l’homme qui se reposait au sein de l’amitié des pénibles devoirs de sa charge ! Et avec quelle émotion le ministre Des Gallards, qui avait passé seize ans près de lui, parle de sa bonté !
Il mourut pauvre. Son désintéressement fut si grand que le sceptique Bayle, venant à raconter qu’il n’avait laissé, y compris sa bibliothèque, que la valeur de trois cents écus, ne peut retenir un cri d’admiration. « C’est une des plus rares victoire, dit-il, que la vertu et la grandeur d’âme puissent remporter sur la nature, dans ceux mêmes qui exercent le ministère évangélique. »
Les prodigieux travaux de Calvin accablent notre imagination. « Je ne crois point, dit Théodore de Bèze, qu’il se puisse trouver son pareil. Outre qu’il prêchait tous les jours de semaine en semaine, le plus souvent et tant qu’il a pu il a prêché deux fois tous les dimanches. Il lisait trois fois la semaine en théologie. Il faisait les remontrances au consistoire, et comme une leçon entière tous les vendredis en la conférence de l’Écriture que nous appelons congrégation ; et il a tellement continué ce train jusqu’à la mort, que jamais il n’y a failli une seule fois, si ce n’a été en extrême maladie. Au reste, qui pourrait raconter ses autres travaux ordinaires ou extraordinaires ? Je ne sais si homme de notre temps a eu plus à ouïr, à répondre, à écrire, ni de choses de plus grande importance. La seule multitude et qualité de ses écrits suffit pour étonner tout homme qui les verra, et plus encore ceux qui les liront. Et ce qui rend ses labeurs plus admirables, c’est qu’il avait un corps si débile de nature, tant atténué de veilles et de sobriété par trop grande, et, qui plus est, sujet à tant de maladies, que tout homme qui le voyait n’eût pu penser qu’il eût pu vivre tant soit peu ; et toutefois, pour tout cela, il n’a jamais cessé de travailler jour et nuit après l’œuvre du Seigneur. Nous lui faisions remontrance d’avoir plus d’égard à soi, mais sa réplique ordinaire était qu’il ne faisait comme rien, et que nous souffrissions que Dieu le trouvât toujours veillant et travaillant comme il pourrait, jusqu’à son dernier soupir[b]. »
[b] Vie de Calvin, p. 44, 128 et passim.
Calvin mourut le 27 mai 1564, âgé de cinquante-cinq ans moins un mois. Il avait la taille moyenne, le visage pâle, le teint brun, les yeux brillants et sereins. Il était soigneux et modeste en ses habits. Il mangeait si peu que, pendant plusieurs années, il ne fit par jour qu’un seul repas.
Quelques semaines avant sa mort, il dicta un testament dans lequel il prend Dieu à témoin de la sincérité de sa foi, et lui rend grâces de l’avoir employé au service de Jésus-Christ et de la vérité.