Dieu le Père, qui a engendré le Fils, ou la vertu et la sagesse, non-seulement est le Père de la vertu et de la sagesse, mais est lui-même vertu et sagesse, et également le Saint-Esprit. Cependant il n’y a pas trois vertus ou trois sagesses, mais une seule vertu et une seule sagesse, comme il n’y a qu’un Dieu et une essence. Pourquoi les Latins disent-ils une essence et trois personnes, et les Grecs une essence et trois substances ou hypostases ? Ces expressions sont nécessaires pour signifier d’une manière quelconque ce que sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
1. Approfondissons maintenant davantage autant que Dieu nous le donnera, la question dont nous avons différé la solution tout à l’heure, à savoir : si chacune des trois personnes de la Trinité peut, en elle-même, indépendamment des autres, être appelée Dieu grand, sage, vrai, tout-puissant, juste, possédant tous les attributs essentiels et non relatifs ; ou si ces expressions ne doivent s’employer que quand on parle de la Trinité tout entière. Cette question est soulevée par ces mots de l’Apôtre : « Le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu (I Cor. I, 24) ». Dieu est-il le Père de sa propre sagesse et de sa propre vertu, de manière à être sage de la sagesse qu’il a engendrée, et puissant de la vertu qu’il a engendrée : vertu et sagesse qu’il a toujours engendrées, puisqu’il est toujours puissant et sage ? Car, disions-nous, s’il en est ainsi, pourquoi ne serait-il pas le Père de la grandeur par laquelle il est grand, de la bonté par laquelle il est bon, de la justice par laquelle il est juste, et ainsi des autres attributs ? Que si toutes ces choses exprimées par des noms divers sont renfermées dans la même sagesse et la même vertu, en sorte que la grandeur soit la même chose que la vertu, la bonté la même chose que la sagesse. et aussi la sagesse la même chose que la vertu comme nous l’avons déjà dit, souvenons-nom alors que, quand nous nommons un de ces attributs, c’est comme si nous les nommions tous.
On demande donc si le Père, pris en particulier, est sage, s’il est à lui-même sa propre sagesse, ou s’il est sage seulement quand il parle : car il parle par le Verbe qu’il a engendré, non d’une parole qui se prononce, fait entendre un son et passe, mais de celle, dont il est dit que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu et que par lui tout a été fait (1 Jean I, 1, 3) ; Verbe égal à lui et par lequel il s’exprime lui-même toujours et sans changement. Car il n’est pas Verbe lui-même, pas plus qu’il n’est Fils, ni image. Or, quand il parle, – nous exceptons ici le langage temporel que Dieu a fait entendre à la créature, langage qui bruit et passe ; quand il parle, dis-je, par ce Verbe coéternel, il ne doit pas être supposé seul, mais bien avec le Verbe hi-même, sans lequel il ne parlerait certainement pas. Mais est-il sage seulement parce qu’il parle, de manière à être sagesse comme son Verbe ? Et être Verbe, et être sagesse, est-ce la même chose ? En peut-on dire autant de la vertu, tellement que vertu, sagesse et Verbe soient la même chose, et que ces expressions soient seulement relatives, comme les mots Fils et image ; de sorte que le Père pris en particulier, ne soit pas puissant ou sage, mais seulement avec la vertu et la sagesse qu’il a engendrées, tout comme il ne parle pas seul, mais par le Verbe et avec le Verbe qu’il a engendré ; et ainsi n’est-il grand que de la grandeur et avec la grandeur qu’il a engendrée ? et s’il n’est pas grand par autre raison qu’il est Dieu, s’il n’est grand que parce qu’il est Dieu, vu que être grand et être Dieu sont pour lui la même chose ; il s’ensuit que, pris en particulier, il n’est pas Dieu, mais seulement par et avec la divinité qu’il a engendrée, de telle sorte que le Fils est la divinité du Père, comme il est la sagesse et la vertu du Père, comme il est le Verbe et l’image du Père. Et comme être et être Dieu sont pour lui la même chose, ainsi le Fils est aussi l’essence du Père, comme il est son Verbe et son image. Par conséquent encore, excepté sa qualité de Père, le Père n’est quelque chose que parce qu’il a un Fils, en sorte que non-seulement en tant que Père, – et il est évident qu’il ne l’est point par rapport à lui-même, mais par rapport à son Fils, puisqu’il n’est Père que parce qu’il a un Fils, – mais encore d’une manière absolue et par sa nature même, il n’existe que parce qu’il a engendré sa propre essence. En effet, comme il n’est grand que par la grandeur qu’il a engendrée, ainsi il n’existe que par l’essence qu’il a engendrée, puisque être et être grand sont en lui une même chose. Est-il donc le Père de son essence, comme il est le Père de sa grandeur, comme il est le Père de sa vertu et de sa sagesse ? car sa grandeur est la même chose que sa vertu, et son essence la même chose que sa grandeur.
2. Cette discussion est occasionnée par ces paroles : « Le Christ est la vertu de Dieu et la « sagesse de Dieu ». C’est pourquoi, voulant traiter des choses insondables, nous sommes arrêtés, à cette difficulté : ou de dire que le Christ n’est pas la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, ce qui serait la négation insolente et impie des paroles de l’Apôtre ; – ou de reconnaître que le Christ est bien la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu, mais que son Père n’est point le Père de sa propre vertu et de sa propre sagesse, – impiété qui ne serait pas moindre, puisqu’il ne serait-pas le Père du Christ, vu que le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu ; ou que le Père n’est pas puissant par sa propre vertu, ni sage par sa propre sagesse – et qui oserait proférer ce blasphème ? ; ou que, dans le Père, autre chose est d’être, autre chose d’être sage, en sorte qu’il ne serait pas sage par le seul fait qu’il existe – ce qui est vrai de l’âme humaine, laquelle est tantôt insensée, tantôt sage, parce qu’elle est de nature changeante et ne possède pas la simplicité absolue et parfaite ; ou que le Père n’est point par lui-même, et que non-seulement sa qualité de Père, mais son existence même, est relative à son Fils, – comment donc le Fils sera-t-il de la même essence que le Père, si le Père par lui-même n’est pas l’essence, qu’il n’existe point par lui-même, mais ne possède l’être que par rapport à son Fils ? Mais, dira-t-on, il faut bien plutôt dire qu’il est d’une seule et même essence, puisque le Père et le Fils ne sont qu’une seule et même essence ; vu que le Père n’est pas par lui-même, mais seulement par rapport au Fils qu’il a engendré comme essence, essence par laquelle il est tout ce qu’il est. Donc ni l’un ni l’autre n’est par soi, et tous les deux ne sont que relativement l’un à l’autre ; ou bien, dira-t-on du Père seul que non-seulement il n’est Père, mais qu’il n’est rien que par rapport à son Fils, tandis qu’on dira du Fils qu’il est par lui-même ? Si cela est, comment nommera-t-on le Fils en lui-même ? l’appellera-t-on essence ? mais le Fils est l’essence du Père, comme il est la vertu et la sagesse du Père, comme il est le Verbe du Père et l’image du Père.
Ou si l’on dit que le Fils est essence par lui-même, tandis que le Père n’est point essence, mais qu’il a engendré l’essence ; qu’il n’existe point par lui-même, mais par l’essence qu’il a engendrée, comme il est grand par la grandeur qu’il a engendrée : donc le Fils sera aussi par lui-même la grandeur, donc il sera aussi par lui-même la vertu, la sagesse, le Verbe et l’image. Or, quoi de plus absurde que de dire qu’une image est sa propre image ? Ou bien si l’image et le Verbe ne sont pas la même chose que la vertu et la sagesse, que ces deux premiers termes s’entendent dans le sens relatif, et ces deux derniers dans le sens absolu : voilà que le Père ne sera plus sage de la sagesse qu’il a engendrée, puisqu’il ne peut pas être dit sagesse par rapport à elle, ni elle par rapport à lui. En effet, tout rapport suppose deux termes. Reste donc à dire que le Fils est essence par rapport au Père ; d’où ce résultat bien inattendu : que l’essence n’est pas l’essence, ou du moins que quand on dit essence, on entend dire rapport. Donnons un exemple :
L’expression « maître » indique non une essence, mais un rapport vis-à-vis d’un serviteur : mais quand on dit « homme » ou quelque autre chose de ce genre, on indique une essence et non une relation. Ainsi quand on dit d’un homme qu’il est maître, le mot « homme » désigne l’essence, le mot « maître » la relation ; car l’homme est homme en lui-même, et maître par rapport à son serviteur : et la raison de ce langage est que si l’essence est prise dans le sens relatif, elle n’est plus proprement essence. Ajoutons que toute essence prise dans le sens relatif est encore quelque chose en dehors de ce relatif ; ainsi l’homme maître, l’homme serviteur, le cheval animal de somme, la pièce de monnaie arrhes, sont homme, cheval, pièce de monnaie en eux-mêmes, et sont des substances ou des essences ; et ce n’est que dans le sens relatif qu’on les appelle maître, serviteur, animal de somme, arrhes. Mais si l’homme n’existait pas, c’est-à-dire n’était pas une substance, on ne pourrait le nommer maître relativement ; si le cheval n’était pas une essence, on ne pourrait lui donner la qualification relative d’animal de somme ; et si la pièce de monnaie n’était pas une substance, on ne pourrait l’appeler relativement arrhes. Si donc le Père n’est pas quelque chose en lui-même, il est absolument impossible de lui attribuer un rapport. Il n’en est pas ici comme d’un objet coloré, auquel la couleur se rapporte, cette couleur n’existant point par elle-même, mais appartenant toujours à l’objet coloré, tandis que l’objet lui-même, bien qu’on ne l’appelle coloré que par rapport à sa couleur, est cependant corps en lui-même. Il ne faut donc pas s’imaginer que le Père n’est point dans un sens absolu, mais simplement par rapport à son Fils ; tandis que ce même Fils aurait tout à la fois une existence propre et une existence relative à son Père : étant appelé par lui-même grandeur vraie et vertu puissante, et de plus grandeur et vertu du Père grand et puissant, par laquelle le Père est grand et puissant. Non, il n’en est pas ainsi : mais l’un et l’autre sont substance, et l’un et l’autre sont la même substance.
Or, comme il est absurde de dire que la blancheur n’est pas blanche, de même il est absurde de dire que la sagesse n’est pas sage ; et comme la blancheur est dite blanche par elle-même, ainsi la sagesse est dite sage par elle-même. Mais la blancheur du corps n’est pas une essence, puisque c’est le corps lui-même qui est essence, et la blancheur sa qualité : qualité qui le fait nommer corps blanc, bien que pour lui exister et être blanc ne soient pas la même chose. Car là, autre chose est la forme, autre chose la couleur ; et ni l’une ni l’autre n’existent par elles-mêmes, mais seulement dans un corps quelconque, lequel corps n’est ni forme, ni couleur, mais seulement formé et coloré. La vraie sagesse est sage et elle est sage par elle-même. Et comme toute âme devient sage par participation à la sagesse, si cette âme redevient insensée, la sagesse n’en subsiste pas moins en elle-même : elle ne change pas, parce que l’âme a changé en passant à la folie. Mais il n’en est pas de même de celui qui devient sage par elles comme le corps devient blanc par la blancheur. En effet, quand ce corps prend une autre couleur, la blancheur ne subsiste plus, elle a tout à fait cessé d’être. Que si le Père qui a engendré la sagesse est sage par elle, et que, pour lui, être ne soit pas être sage, dès lors son Fils est sa qualité et non plus son Fils ; la simplicité a cessé d’être parfaite. Mais loin de nous cette pensée ! car là l’essence est vraiment et souverainement simple, et l’existence et la sagesse y sont une même chose. Or, si être et être sage y sont une même chose, le Père n’est donc pas sage par la sagesse qu’il a engendrée ; autrement il ne l’engendrerait pas, mais ce serait elle qui l’engendrerait lui-même. En effet, qu’entendons-nous quand nous disons que être et être sage sont pour lui la même chose, sinon qu’il existe par ce qui le fait sage ? Donc, la raison pour laquelle il est sage, est aussi la raison pour laquelle il existe ; et, par conséquent, si la sagesse qu’il a engendrée est la raison pour laquelle il est sage, elle est aussi la raison pour laquelle il existe : ce qui ne peut avoir lieu que si elle l’engendre ou le crée. Or, personne n’a jamais dit que la sagesse ait engendré ou créé le Père en aucune façon. Ne serait-ce pas là la plus grande des folies ? Donc, le Père lui-même est aussi sagesse ; et le Fils est appelé sagesse du Père, comme il est appelé lumière du Père ; c’est-à-dire que, comme il est lumière de lumière et que les deux ne sont qu’une même lumière, ainsi doit-on entendre qu’il est sagesse de sagesse et que tous les deux sont une même sagesse, et, par conséquent, une seule essence, puisque là, être et être sage c’est la même chose. En effet, s’il est de la sagesse d’être sage, de la puissance de pouvoir, de l’éternité d’être éternelle, de la justice d’être juste, de la grandeur d’être grande, il est de l’essence d’exister. Et comme, dans cette simplicité, la sagesse n’est pas autre chose que l’être, la sagesse n’est pas non plus autre chose que l’essence.
3. Le Père et le Fils sont donc ensemble une seule essence, une seule grandeur, une seule vérité, une seule sagesse ; mais le Père et le Fils ne sont pas ensemble un seul Verbe, parce qu’ils ne sont pas tous les deux un seul Fils. En effet, comme le Fils est Fils relativement au Père, et non relativement à lui-même ; ainsi le Verbe, quand on le nomme ainsi, se rapporte à celui dont il est le Verbe. Car il est Fils par là même qu’il est Verbe, et il est Verbe par là même qu’il est Fils. Donc, puisque le Père et le Fils ensemble ne sont évidemment pas un seul Fils, il s’ensuit que le Père et le Fils ensemble ne sont pas un seul Verbe des deux. Voilà pourquoi le Verbe n’est pas Verbe parce qu’il est sagesse, puisqu’il est nommé Verbe, non par rapport à lui-même, mais seulement par rapport à celui dont il est le Verbe, comme il est nommé Fils par rapport à son Père, tandis qu’il est sagesse parce qu’il est essence. Et comme l’essence est une, la sagesse est une. Or, comme le Verbe est sagesse, mais n’est pas Verbe parce qu’il est sagesse – car il est Verbe relativement, et sagesse essentiellement – entendons, quand on dit Verbe, qu’on parle de la sagesse née pour être Fils et image. Et quand on prononce ces deux mots « sagesse née », entendons, dans l’un, « née », et le Verbe, et l’image, et le Fils ; toutefois, dans ces trois expressions, ne cherchons pas l’essence, parce qu’elles sont relatives. Mais dans l’autre, « sagesse », qui est une expression absolue, puisque la sagesse est sage par elle-même, entendons l’essence même, pour qui être et être sage sont une même chose. Par conséquent, le Père et le Fils sont ensemble une seule sagesse, parce qu’ils sont une seule essence, et, en particulier, sagesse de sagesse, comme essence d’essence. Ainsi, quoique le Père ne soit pas le Fils, ni le Fils le Père, quoique l’un ne soit pas engendré et que l’autre le soit, ils n’en sont pas moins une seule essence : car les noms de Père et de Fils ne sont que relatifs. Mais l’un et l’autre sont ensemble une seule sagesse et une seule essence, pour laquelle être et être sage sont une même chose ; mais ils ne sont pas-tous les deux ensemble Verbe ou Fils, parce que être et être Verbe ou Fils ne sont pas la même chose : ces expressions n’étant que relatives, comme nous l’avons déjà suffisamment démontré.
4. Pourquoi donc les Ecritures ne parlent-elles presque jamais de la sagesse que pour la montrer engendrée ou créée de Dieu ? Sagesse engendrée par qui tout a été fait ; sagesse créée ou faite dans les hommes, par exemple, quand ils se tournent vers la sagesse qui n’a pas été créée ou faite, mais engendrée, et qu’ils en reçoivent la lumière ; car alors il se forme en eux quelque chose qui s’appelle leur sagesse : ce que les Ecritures elles-mêmes prédisent ou racontent quand elles disent que « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous (Jean I, 14) », le Christ étant devenu sagesse en devenant homme. Et si la sagesse ne parle pas dans ces livres, ou si on n’y parle d’elle que pour montrer qu’elle est née ou créée de Dieu, quoique le Père lui-même soit sagesse, ne serait-ce pas pour nous recommander et proposer à notre imitation cette sagesse même, sur le modèle de laquelle nous sommes formés ? Car le Père la nomme pour qu’elle soit son Verbe, non ce verbe qui sort de la bouche, s’exprime par un son et demande de la réflexion avant d’être prononcé, verbe qui appartient à l’espace et au temps, tandis que l’autre est éternel, et, en nous éclairant, nous dit, et de lui-même et de son Père, ce qu’il faut dire aux hommes. Aussi le Christ a-t-il dit : « Et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler (Matt. XI, 27) » ; parce que le Père révèle par son Fils, c’est-à-dire par son Verbe. Si en effet la parole temporelle et transitoire que nous prononçons, tout à la fois se manifeste elle-même et fait connaître l’objet dont nous parlons, à combien plus forte raison le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait ! Il révèle le Père en tant que Père, parce qu’il est la même chose, qu’il est ce qu’est le Père, eu tant qu’il est sagesse et essence. Car, en tant que Verbe, il n’est point ce qu’est le Père, parce que le Père n’est pas Verbe, parce qu’il n’est lui-même appelé Verbe ou Fils que dans le sens relatif, ce que le Père n’est certainement point. Et le Christ est appelé vertu et sagesse de Dieu, parce qu’il est lui-même vertu et sagesse du Père, qui est vertu et sagesse ; comme il est lumière du Père qui est lumière, et source de vie en Dieu le Père qui est certainement source de vie. Il est écrit : « Parce que la source de vie est en vous, et que nous verrons la lumière dans votre lumière (Ps. XXXV, 10) » ; et encore : « Car comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir en lui-même la vie (Jean V, 26) » ; et ailleurs : « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant au monde » : et « le Verbe, cette lumière, était en Dieu » ; de plus : « le Verbe était Dieu (Id. I, 9, 1) ». Or « Dieu est lumière et il n’y a point de ténèbres en lui (I Jean, I, 5) » ; mais c’est une lumière spirituelle et non corporelle ; spirituelle, non dans le sens d’illumination, comme quand le Christ dit aux apôtres : « Vous êtes la lumière du monde (Matt. V, 14) » ; mais « la lumière qui éclaire tout homme », la sagesse essentielle et souveraine qui est Dieu et par laquelle nous agissons ici-bas. Le Fils est donc sagesse du Père qui est sagesse, comme il est lumière de lumière et Dieu de Dieu, en sorte que le Père est lumière en lui-même, et le Fils lumière en lui-même ; que le Père est Dieu en lui-même et le Fils Dieu en lui-même ; par conséquent le Père est en lui-même sagesse, et le Fils en lui-même sagesse. Et comme les deux ensemble sont une seule lumière et un seul Dieu, ainsi les deux ne sont qu’une seule sagesse. Mais « Dieu a fait le Fils notre sagesse, notre justice et notre sanctification (I Cor. I, 30) », parce que nous nous tournons vers lui temporellement, c’est-à-dire pendant quelque temps, afin de demeurer avec lui dans l’éternité. Et « le Verbe » lui-même, aussi dans le temps, « a été fait chair et a habité parmi nous (Jean I, 14) ».
5. Voilà pourquoi, lorsque les Ecritures disent ou racontent quelque chose de la sagesse, soit qu’elle parle elle-même ou qu’on parle d’elle, c’est surtout du Fils qu’il s’agit. A l’exemple de cette image, ne nous éloignons pas de Dieu, puisque nous sommes aussi l’image de Dieu, non une image égale et née du Père comme celle-là, mais créée du Père par le Fils. De plias, nous sommes éclairés par la lumière, tandis qu’elle est la lumière qui éclaire ; voilà pourquoi elle nous sert de modèle, sans en avoir elle-même. En effet, elle n’est point formée sur quelque autre image antérieure du Père, de qui elle est absolument inséparable, étant la même chose que celui de qui elle est. Pour nous, nous nous efforçons d’imiter celui qui est permanent, de suivre celui qui est immuable, et de marcher en lui pour tendre à lui ; parce que, par son abaissement, il est devenu notre voie dans le temps, pour être, par sa divinité, notre demeure éternelle. Etant dans la forme de Dieu égal à Dieu et Dieu lui-même, il offre un modèle aux esprits purs, qui ne sont point tombés par orgueil ; puis pour procurer encore dans son exemple une voie de retour à l’homme déchu qui, à raison de la tache du péché et des châtiments infligés à sa condition mortelle, ne pouvait plus voir Dieu, « il s’est anéanti lui-même », non en changeant rien à sa divinité, mais en revêtant notre nature changeante, « et prenant la forme d’esclave (Philipp. II, 7), il est venu » à nous « en ce monde (I Tim. I, 15), et il était dans ce monde, parce que « le monde a été fait par lui » ; il est venu, dis-je, pour donner l’exemple à ceux qui voient en haut sa divinité, à ceux qui admirent en bas son humanité, à ceux qui se portent bien, pour conserver leur santé, aux malades, pour les guérir, aux mourants pour bannir la crainte, aux morts pour leur donner le gage de la résurrection, « gardant en tout, lui-même, la primauté (Col. I, 18) » ; afin que l’homme qui ne devait chercher le bonheur qu’en Dieu et ne pouvait sentir Dieu, pût, sur les pas du Dieu fait homme, suivre celui qu’il pouvait sentir et qu’il devait suivre. Aimons-le donc et attachons-nous à lui, au moyen de la charité répandue en nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom. V, 15). Ainsi il n’est pas étonnant, après que l’image égale au Père s’est donnée à nous pour modèle afin de nous réformer à l’image de Dieu, il n’est pas étonnant, dis-je, que quand l’Ecriture parle de la sagesse, elle parle du Fils que nous suivons en vivant sagement, bien que le Père aussi soit sagesse, comme il est lumière et Dieu.
6. Et l’Esprit-Saint aussi, soit qu’on voie en lui la souveraine charité qui unit le Père et le Fils et nous unit à eux, – sentiment qui n’est point indigne de lui, puisqu’il est écrit : « Dieu « est amour (I Jean IV, 8) », et comment ne serait-il pas aussi sagesse, puisqu’il est lumière, « Dieu « étant lumière ? » – soit qu’on désigne son essence d’une autre manière et par un mot spécial, l’Esprit-Saint, dis-je, est aussi lumière, puisqu’il est Dieu, et, étant lumière, il est évidemment sagesse. Or, que l’Esprit-Saint existe, c’est ce que l’Ecriture nous crie par la bouche de l’Apôtre, qui nous dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de « Dieu ? » Puis il ajoute aussitôt : « Et que l’Esprit de Dieu habite en vous (I Cor. III, 16) ? » En effet, Dieu habite dans son temple. Et ce n’est pas comme ministre que l’Esprit de Dieu habite dans le temple de Dieu : car ailleurs l’Apôtre nous dit en termes plus clairs : « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple de l’Esprit-Saint qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et qu’ainsi vous n’êtes plus à vous-mêmes ? car vous avez été achetés à haut prix : glorifiez donc Dieu dans votre corps (Id. VI, 19, 20) ». Or, qu’est-ce que la sagesse, sinon une lumière spirituelle et immuable ? Sans doute le soleil aussi est une lumière, mais une lumière matérielle ; la créature spirituelle est aussi une lumière, mais qui n’est point immuable. Donc le Père est lumière, le Fils est lumière, le Saint-Esprit est lumière ; et cependant tous ensemble ne sont point trois lumières, mais une seule lumière. Voilà pourquoi le Père est sagesse, le Fils est sagesse, le Saint-Esprit est sagesse ; et tous ensemble ne sont point trois sagesses, mais une seule sagesse. Et comme là, être et être sage sont une même chose, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’une seule essence. Là encore, être et être Dieu sont une même chose ; donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’un seul Dieu.
7. En traitant de ces ineffables mystères, et pour exprimer en quelque façon des choses qu’il n’est pas possible d’exprimer, les Grecs ont dit une essence et trois substances ; les Latins une essence ou substance et trois personnes ; vu que, dans notre langue latine, comme nous l’avons déjà dit, essence signifie substance (Liv., V, ch. II, 8). On a adopté ce langage afin de se faire comprendre au moins en énigme, et pour répondre à ceux qui demandent ce que c’est que ces trois, que la vraie foi distingue au nombre de trois, puisqu’elle ne dit point que le Père soit le Fils, ni que le Saint-Esprit, qui est le don de Dieu, soit le Père ou le Fils. Quand donc on demande ce que c’est que ces trois tria vel tres, nous nous efforçons de trouver une expression particulière ou générale qui les renferme, et nous n’en rencontrons pas, parce que l’excellence infinie de la Divinité est au-dessus de tout langage connu. En effet, quand il s’agit de Dieu, la pensée approche plus de la réalité que le langage, et la réalité est bien au-dessus de la pensée. Quand nous disons que Jacob n’est pas Abraham, et qu’Isaac n’est ni Abraham ni Jacob, nous reconnaissons qu’Abraham Isaac et Jacob sont trois êtres distincts. Et si on nous demande ce que c’est que ces trois, nous répondons que ce sont trois hommes, si nous voulons leur donner un nom spécial au pluriel ; que ce sont trois êtres vivants, si nous voulons leur donner un nom général ; car l’homme, selon la définition des anciens, est un être vivant doué de raison et sujet à la mort ; ou,, si nous voulons employer le langage de nos Ecritures, nous dirons que ce sont trois âmes, en donnant à l’homme entier, composé d’un corps et d’une âme, le nom de l’âme, sa meilleure partie. C’est ainsi qu’on lit que Jacob descendit en Egypte avec soixante-quinze âmes, c’est-à-dire soixante-quinze personnes (Gen. XLVI ; Deut. X, 22). De même, quand nous disons : Ton cheval n’est pas le mien, et celui d’un tiers n’est ni le mien ni le tien, nous reconnaissons que ce sont trois êtres : et si on nous demande ce que c’est que ces trois êtres, nous répondrons, par le nom spécial, que ce sont trois chevaux, ou, par le nom général, que ce sont trois animaux. Et encore : quand nous disons qu’un bœuf n’est pas un cheval, et qu’un chien n’est ni un bœuf ni un cheval, nous parlons de trois choses ; et si on nous demande ce que c’est que ces trois choses, nous ne répondons plus, par le nom spécial, que ce sont trois chevaux, ou trois bœufs, ou trois chiens ; mais, par le nom général, que ce sont trois animaux, ou, par une expression plus étendue encore, que ce sont trois substances, ou trois créatures, ou trois natures. Or, tout ce qui peut s’énoncer au pluriel sous un seul mot spécial, peut aussi s’exprimer sous un seul mot général ; mais tout ce qui peut s’exprimer sous un seul mot général, ne peut pas se désigner sous un seul mot spécial. En effet, ce qui s’appelle, du nom spécial, trois chevaux, peut aussi s’appeler trois animaux ; mais le cheval, le bœuf et le chien ne peuvent se désigner que par un nom général, animaux, substances, ou tout autre de ce genre ; l’on ne peut dire, par le mot spécial, que ce sont trois chevaux, trois bœufs ou trois chiens. Car nous ne désignons sous un seul nom au pluriel que les objets auxquels le sens de ce nom peut s’appliquer en commun. Or, ce qu’Abraham, Isaac et Jacob ont de commun, c’est d’être homme ; voilà pourquoi on les appelle trois hommes ; ce que le cheval, le bœuf et le chien ont de commun, c’est d’être animal, voilà pourquoi on les appelle trois animaux. De même trois lauriers peuvent s’appeler trois lauriers ou trois arbres ; mais le laurier, le myrte et l’olivier ne peuvent s’appeler que trois arbres, ou trois substances, ou trois natures. Ainsi trois pierres peuvent s’appeler trois pierres ou trois corps ; mais la pierre, le bois et le fer ne peuvent se désigner que sous le nom de trois corps ou sous quelque autre expression plus générale encore.
Si donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois, cherchons ce que sont ces trois et ce qu’ils ont de commun. Ce qu’ils ont de commun n’est pas le titre de Père, tellement qu’ils soient pères les uns des autres, comme des amis par exemple dont on peut dire que ce sont trois amis, parce qu’ils le sont relativement et réciproquement. Ici cela n’a point lieu, puisque le Père seul y est Père ; et Père, non de deux fils, mais d’un Fils unique. Il n’y a pas non plus trois fils, puisque le Père n’y est point fils, non plus que le Saint-Esprit. Il n’y a pas davantage trois Esprits-Saints, puisque l’Esprit-Saint étant appelé proprement don de Dieu, n’est ni le Père ni le Fils. Qu’est-ce donc que ces trois ? Si ce sont trois personnes, c’est que la qualité de personne leur est commune ; ce sera donc, d’après le langage usité, leur nom spécial ou général. Mais là où il n’y a pas de différence de nature, les êtres renfermés sous une dénomination générale peuvent aussi recevoir une dénomination spéciale. En effet, la différence de nature fait que le laurier, le myrte et l’olivier, ou le cheval, le bœuf et le chien ne peuvent être appelés d’un nom spécial ; ceux-là, trois lauriers ; ceux-ci, trois bœufs ; mais seulement d’un nom général : trois arbres, trois animaux. Or, ici où il n’y a pas de différence d’essence, il faut que les trois aient un nom spécial et nous n’en trouvons pas : car le mot personne est général, à tel point qu’il peut s’appliquer même à l’homme, malgré la distance infinie qui sépare l’homme de Dieu.
8. De plus, à nous en tenir à une expression générale, si nous donnons le nom de personnes aux trois parce que la qualité de personne leur est commune – autrement on ne pourrait les appeler ainsi, pas plus qu’on ne peut les appeler trois fils, parce que la qualité de fils ne leur est pas commune, – pourquoi ne les appellerons-nous pas aussi trois dieux ? Evidemment, puisque le Père est personne, le Fils personne, le Saint-Esprit personne, il y a trois personnes ; par conséquent, puisque le Père est Dieu, le Fils Dieu, le Saint-Esprit Dieu, pourquoi n’y a-t-il pas trois dieux ? Ou bien si, par leur ineffable union, les trois ne font qu’un Dieu, pourquoi ne font-ils pas aussi une seule personne, en sorte que nous ne puissions pas plus dire trois personnes – bien que nous donnions à chacun en particulier le nom de personne – que nous ne pouvons dire trois Dieux, quoique nous donnions en particulier le nom de Dieu au Père, au Fils et au Saint-Esprit ? Est-ce parce que l’Ecriture ne parle pas de trois dieux ? Mais nulle part, que nous sachions, cette même Ecriture ne parle de trois personnes. Serait-ce parce que, si l’Ecriture ne parle ni d’une ni de trois personnes – nous y voyons, en effet, la personne du Seigneur, nulle part le Seigneur nommé personne – on a dû, pour le langage et la discussion, parler de trois personnes, ce que l’Ecriture ne dit pas, mais ne contredit pas, tandis que si nous parlions de trois dieux elle s’élèverait contre nous, en disant : « Ecoute, Israël : le Seigneur ton Dieu est un Dieu un (Deut. VI, 4) ? » Pourquoi alors ne serait-il pas permis de parler de trois essences, ce que l’Ecriture ne dit pas non plus, mais ne contredit pas davantage ? Car si essence est le nom spécial commun aux trois, pourquoi ne dit-on pas trois essences, comme on dit d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, que ce sont trois hommes, parce que homme est le nom spécial commun à tous les hommes ? Que si le mot essence n’est pas un nom spécial, mais général, vu que l’homme, l’animal, l’arbre, l’astre, l’ange sont appelés essence ; pourquoi ne dit-on pas ici trois essences comme on dit que trois chevaux sont trois animaux, trois lauriers, trois arbres, et trois pierres trois corps ? Ou si, à cause de l’unité de la Trinité, on ne dit pas trois essences, mais une essence, pourquoi, à raison de cette même unité, ne dit-on pas une substance ou une personne, au lieu de trois substances ou de trois personnes ? Car si le nom d’essence leur est commun, tellement que chacun en particulier puisse être appelé essence, celui de substance ou personne leur est également commun. En effet, il faut comprendre que ce que nous avons dit des personnes d’après le génie de notre langue, les Grecs l’entendent des substances, d’après le génie de la leur. Ils disent donc trois substances et une essence, comme nous disons trois personnes et une essence ou une substance.
9. Que nous reste-t-il donc, sinon à avouer que ces expressions nous ont été imposées par la nécessité de parler, de soutenir de nombreuses discussions contre les pièges ou les erreurs des hérétiques ? En effet, l’indigence humaine s’efforçant de mettre, par le langage, à la portée des hommes, ce que l’esprit perçoit, au fond de la pensée, du Seigneur Dieu son Créateur, a craint, soit par un pieux sentiment de foi, soit par une vue quelconque de l’intelligence, a craint de dire trois essences, de peur de laisser croire à quelque différence dans cette parfaite égalité. D’autre part, elle ne pouvait se dispenser de reconnaître trois choses, car c’est pour s’y être refusé que Sabellius est tombé dans l’hérésie. En effet, l’Ecriture établit de la manière la plus certaine, et l’esprit perçoit par une vue indubitable, cette pieuse croyance que le Père, le Fils et le Saint-Esprit existent ; que le Fils n’est point le même que le Père, ni le Saint-Esprit le même que le Père ou le Fils. Mais que sont ces trois ? L’indigence humaine a cherché à l’exprimer, et elle s’est servie de ces mots hypostases ou personnes, entendant par-là, non une diversité, mais une distinction, de manière à laisser subsister, non-seulement l’unité, puisqu’on ne parle que d’une seule essence, mais aussi la Trinité, puisqu’on distingue trois hypostases ou personnes. En effet, si être et subsister sont la même chose en Dieu, on ne pouvait dire trois substances, puisqu’on ne peut dire trois essences ; de même que, être et être sage étant la même chose en Dieu, on ne peut pas plus dire trois sagesses que trois essences. Et encore, puisque pour lui être et être Dieu sont une seule chose, il n’est pas plus permis de dire trois essences que trois dieux. Mais si être et subsister ne sont point pour Dieu la même chose, pas plus que être Dieu et être Père ou Seigneur – car être est un terme absolu, -tandis que Père est un terme relatif au Fils, et Seigneur un terme relatif au serviteur, – le mot subsister serait donc aussi relatif, comme l’acte d’engendrer ou de dominer. Alors la substance ne serait plus proprement substance, mais un rapport. Car comme le mot essence dérive de être (esse), ainsi le mot substance dérive de subsister. Or, il est absurde de donner au mot substance un sens relatif : car tout être subsiste en lui-même ; à combien plus forte raison Dieu ?
10. Si tant est cependant que le mot subsister soit digne de Dieu, on comprend ce mot quand il s’applique à des choses qui servent de sujets à d’autres, comme par exemple à la couleur ou à la forme, s’il s’agit d’un corps. Car le corps subsiste, et c’est pour cela qu’on l’appelle substance ; mais la couleur et la forme appliquées à ce corps qui subsiste ne sont pas substances, mais seulement dans une substance ; de telle sorte que, si elles cessent d’être, elles n’empêchent pas le corps d’être corps, parce que, pour lui, être et avoir telle couleur et telle forme ne sont pas la même chose. Le mot substance s’applique donc proprement aux choses changeantes et qui ne sont pas simples. Mais si Dieu subsiste en ce sens qu’on puisse justement l’appeler substance, il y a donc en lui quelque chose dont il n’est que le sujet ; il n’est donc pas simple ; ce n’est donc pas pour lui la même chose d’être et d’être tout ce qu’on peut dire de lui, grand, par exemple, tout-puissant, bon, et le reste. Or, c’est une impiété de dire que Dieu subsiste, c’est-à-dire qu’il est simple sujet de sa bonté, que cette bonté n’est pas sa substance même ou plutôt son essence ; qu’il n’est pas sa bonté même, mais que cette bonté est en lui comme en un sujet. Il est donc évident que le mot de substance est abusif pour désigner en Dieu ce qu’exprime le mot essence, qui est plus usité et proprement et justement employé, à tel point que Dieu seul doit être appelé essence. En effet, il existe vraiment seul, parce que seul il est immuable, et c’est en ce sens qu’il a révélé son nom à son serviteur Moïse, quand il lui a dit : « Je suis celui qui suis » ; et encore : « Tu leur diras : Celui qui est m’a envoyé vers vous (Ex. III, 14) ». Cependant, soit qu’on l’appelle essence – ce qui est le mot propre, – soit qu’on le nomine substance – ce qui est le terme abusif ; – en tout cas on parle dans le sens absolu, et non dans le sens relatif. Alors être et subsister seront la même chose en Dieu, et si la Trinité n’est qu’une essence, elle ne sera non plus qu’une substance. Il est donc peut-être plus juste de dire trois personnes que trois substances.
11. Mais pour ne pas paraître partial, étudions encore ce point. Du reste, les Grecs pourraient, s’ils le voulaient, dire trois personnes, tría prósopa, comme ils disent trois substances, treis upostaseis. Mais ils ont peut-être cru cette dernière expression plus conforme au génie de leur langue. Car le raisonnement est le même pour les personnes : en Dieu être ou être personne est absolument la même chose. En effet, si le mot être est absolu et le mot personne relatif, il faudra donc dire des trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, ce que nous disons de trois amis, de trois proches ou de trois voisins : qu’aucun d’eux ne l’est par rapport à lui-même, mais seulement par rapport aux autres. Ainsi, chacun d’eux est l’ami, le parent ou le voisin des deux autres, puisque ces expressions ont une signification relative. Quoi donc ? dirons-nous que le Père est la personne du Fils et du Saint-Esprit, ou que le Fils est la personne du Père et du Saint-Esprit, ou que le Saint-Esprit est la personne du Père et du Fils ? Mais nulle part le mot de personne ne s’emploie en ce sens ; et quand, dans la Trinité, nous parlons de la personne du Père, nous n’entendons pas autre chose que la substance même du Père. C’est pourquoi, comme la substance du Père est le Père même, non en tant qu’il est Père, mais en tant qu’il est, ainsi la personne du Père n’est pas autre chose que le Père lui-même : car c’est en lui-même qu’il est dit personne, et non par rapport au Fils ou au Saint-Esprit, tout comme c’est en lui-même qu’il est dit Dieu, grand, bon, juste, etc. Et comme être et être Dieu, grand, bon, sont pour lui la même chose, ainsi être et être personne sont aussi pour lui la même chose. Pourquoi donc n’appelons-nous pas ces trois choses une seule personne, comme nous les appelons une seule essence et un seul Dieu, mais pourquoi disons-nous trois personnes, quand nous ne disons pas trois dieux ou trois essences, sinon parce que nous voulons avoir au moins un mot pour exprimer la Trinité, et ne pas rester muets quand on nous demande ce que c’est que ces trois, puisque nous confessons qu’ils sont trois ? Que si essence est le mot du genre, et substance ou personne le nom de l’espèce, comme le pensent quelques-uns, je ne répéterai point ce que j’ai dit plus haut, qu’il faudra parler de trois essences comme on parle de trois substances ou de trois personnes, comme on parle de trois chevaux, qui sont trois animaux de la même espèce : cheval étant l’espèce, et animal, le genre. Car, là non plus, l’espèce n’est pas prise au pluriel et le genre au singulier, comme si on disait : trois chevaux sont un seul animal ; mais comme on dit trois chevaux du nom de l’espèce, on dit trois animaux du nom du genre. Et si l’on dit que le mot substance ou personne ne désigne pas l’espèce, mais quelque chose de particulier et d’individuel, en sorte qu’il ne se prendrait pas dans le sens du mot homme, qui est commun à tous les hommes, mais dans le sens de tel ou tel homme, Abraham, Isaac, Jacob, ou tel individu qu’on peut indiquer du doigt ; dans ce sens, dis-je, on n’échapperait point encore au même raisonnement. En effet, dire qu’Abraham, Isaac et Jacob sont trois individus, c’est dire aussi que ce sont trois hommes et trois âmes. Pourquoi alors, si nous nous en tenons à une notion sur le genre, l’espèce et l’individu, ne pas dire trois essences, aussi bien que trois substances ou trois personnes ? Mais, comme je l’ai dit, je passe là-dessus, et me borne à dire que si essence est le genre, une seule essence n’a pas plusieurs espèces, par exemple, si animal est le genre, un seul animal n’a pas plusieurs espèces. Donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois espèces d’une seule essence. Mais si l’essence est espèce, comme l’homme est espèce ; ainsi les trois choses que nous appelons substances ou personnes ont la même espèce, de même qu’Abraham, Isaac et Jacob ont en commun l’espèce qui s’appelle homme. Cependant, si l’espèce homme se subdivise en Abraham, Isaac et Jacob, un seul homme ne peut pas se subdiviser en plusieurs hommes ; cela est tout à fait impossible, puisqu’un seul homme est un homme indivisible.
Pourquoi donc une seule essence se subdivise-t-elle en trois substances ou personnes ? Car si l’essence est espèce, dans l’homme par exemple, il n’y a qu’une essence là où il n’y a qu’un seul homme. Serait-ce que comme nous disons de trois hommes ayant le même sexe, le même tempérament, le même caractère, qu’ils n’ont qu’une seule nature ; en effet, ce sont trois hommes, et leur nature est une ; – de même nous disons ici que trois substances sont une seule essence, ou que trois personnes sont une seule substance ou essence ? Sans doute il y a là une analogie quelconque : car les anciens auteurs latins, ne connaissant pas ces mots d’essence ou de substance, qui sont d’origine récente, y substituaient celui de nature. Nous ne parlons donc pas ici d’après le genre et les espèces, mais, pour ainsi dire, d’une matière commune et identique. C’est ainsi que nous dirions de trois statues faites du même or, que c’est le même or, sans exprimer que l’or est le genre, les statues les espèces, ni que l’or est espèce et les statues individus. Car aucune espèce ne sort des individus qui lui appartiennent, ni ne s’étend au-delà. Quand j’ai défini la nature de l’homme, qui est un nom d’espèce, ma définition renferme tous les individus hommes et ne s’étend à rien qui ne soit pas homme. Mais quand je définis l’or, ce mot ne s’applique pas seulement aux statues d’or, mais aux anneaux et à tout objet fait de ce métal ; ma définition subsiste, même si l’or n’est pas fabriqué, et les statues sont encore statues, même quand elles ne sont pas d’or. De même aucune espèce ne dépasse la définition du genre qui lui est propre. En effet, quand j’ai défini l’animal, le cheval étant une espèce de genre animal, tout cheval est animal ; mais toute statue n’est pas or. Ainsi quand nous disons de trois statues d’or que c’est le même or, nous n’entendons pas dire que l’or est le genre et les statues des espèces. Donc, quand nous disons de la Trinité qu’elle consiste en trois personnes ou substances, qu’elle est une seule essence et un seul Dieu, nous n’entendons pas dire que ces trois personnes soient en quelque sorte d’une même matière, quelques explications qui aient pu être données d’ailleurs. Car, hors de cette Trinité, il n’y a rien qui soit de son essence ; pourtant nous disons que ces trois personnes sont de la même essence ou qu’elles n’ont qu’une seule essence ; mais nous ne disons pas cela en ce sens que l’essence soit autre chose que la personne, comme, par exemple, pour trois statues faites du même or, nous pouvons dire que c’est le même or, bien que autre chose soit d’être or, autre chose d’être statue. Également quand nous disons de trois hommes que c’est une seule nature, ou que ces trois hommes sont de la même nature, on peut dire aussi qu’ils sont faits de la même nature, puisque en vertu de cette même nature, trois autres hommes peuvent exister ; mais il n’en est pas de même de l’essence de la Trinité, puisqu’aucune autre personne ne peut en être formée. De plus, un homme seul n’est pas autant que trois réunis, et deux sont plus qu’un ; dans des statues d’or égales, il y a plus d’or dans trois réunies que dans chacune d’elles et moins d’or dans une que dans deux. Mais en Dieu il n’en est pas ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit réunis ne sont pas une essence plus grande que le Père seul ou le Fils seul ; mais ces trois substances ou personnes, comme on voudra les appeler, réunies ensemble sont égales à chacune d’elles : ce que l’homme animal ne saurait comprendre ; car il ne peut imaginer que des substances matérielles et des espaces plus ou moins grands, à travers les fantômes qui voltigent dans sa tête sous des formes corporelles.
12. En attendant qu’il soit dégagé de ces immondices, qu’il croie au Père, au Fils et au Saint-Esprit, en un Dieu unique, grand, tout-puissant, bon, juste, miséricordieux, créateur de toutes les choses visibles et invisibles ; qu’il croie tout ce que le langage humain peut exprimer de digne et de vrai. Et quand il entend dire que le Père est le seul Dieu, qu’il n’en sépare point le Fils ni le Saint-Esprit ; car le seul Dieu est avec celui avec lequel il ne fait qu’un Dieu : puisque, quand nous entendons dire du Fils aussi qu’il est le seul Dieu, nous ne pouvons en aucune façon le séparer du Père ou du Saint-Esprit. Qu’il confesse donc une seule et même essence, et ne se figure point une personne plus grande ou meilleure qu’une autre, ni une différence quelconque entre elles. Non cependant que le Père soit le Fils et le Saint-Esprit, ni que l’attribut relatif de l’un soit celui de l’autre ; le nom de Verbe par exemple, ne se donnant qu’au Fils, et celui de Don qu’au Saint-Esprit. Et c’est pour cela qu’ils admettent le nombre pluriel, comme on le voit dans l’Evangile : « Moi et mon Père nous sommes un (Jean X, 30) ». Jésus dit tout à la fois : « Un », et : « Nous sommes ; » – « Un », quant à l’essence, parce que c’est le même Dieu : « Nous sommes », au point de vue relatif, l’un étant le Père et l’autre le Fils. Parfois l’unité d’essence n’est point exprimée, et on ne mentionne que les relatifs au pluriel : « Moi et mon Père, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui (Id. XIV, 23) ». « Nous viendrons et nous ferons notre demeure », au pluriel, parce qu’il a d’abord dit : « Moi et mon Père », c’est-à-dire le Fils et le Père, deux termes relatifs. D’autres fois le sens est entièrement couvert, comme dans ce passage de la Genèse : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance (Gen. I, 26) ». – « Faisons, notre » : pluriels et qui ne peuvent s’entendre que dans le sens relatif. En effet, il ne s’agit pas de dieux se proposant de faire l’homme à leur image et à leur ressemblance ; mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit créant l’homme à l’image du Père, du Fils et du Saint-Esprit, afin que l’homme soit l’image de Dieu. Or, Dieu est Trinité. Mais comme cette image n’était nullement l’égale de Dieu, quelle n’était point née de lui, mais créée par lui, on a voulu exprimer cela en disant que c’était une image faite à l’image, c’est-à-dire non pareille, mais ressemblante jusqu’à un certain point. Car ce n’est point par la distance locale, mais par la ressemblance ou la dissemblance qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne de Dieu.
Il en est qui établissent ici une distinction, et veulent que le Fils soit l’image, et l’homme, non l’image, mais fait à l’image. L’apôtre les réfute en disant : « L’homme ne doit pas voiler sa tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu (I Cor. XI, 7) ». Il ne dit pas : à l’image, mais « l’image ». Pourtant, quand ailleurs on dit « à l’image », il ne s’agit pas du Fils, qui est l’image égale au Père ; autrement on ne dirait pas : « à notre image ». Pourquoi « nôtre », quand le Fils est l’image du Père seul ? Mais, comme nous l’avons dit, à cause de l’imperfection de la ressemblance, l’homme est dit fait « à l’image », et on ajoute « notre » pour que l’homme soit l’image de la Trinité, non image égale à la Trinité, comme le Fils l’est au Père, mais ressemblante en certains points, ainsi que nous l’avons expliqué. C’est ainsi qu’entre des objets différents on signale un certain rapprochement, non de lieu, mais d’imitation. En ce sens l’Apôtre a dit : « Réformez-vous dans le renouvellement de votre esprit (Rom. XII, 2) » ; et encore : « Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme enfants bien-aimés (Eph. V, 1) ». Ici en effet on s’adresse à l’homme nouveau : « qui se renouvelle à la connaissance, selon l’image de celui qui l’a créé (Col. III, 10) ». Que si les besoins de la discussion exigent, même en dehors des noms relatifs, l’emploi du nombre pluriel afin de pouvoir répondre par un seul mot à cette question : qu’est-ce que les trois ? et que l’on soit obligé de dire trois substances eu trois personnes ; qu’au moins on écarte de son esprit toute idée de matière et d’espace, de différence quelconque ou d’infériorité de l’un vis-à-vis de l’autre, à quelque mince degré ou de quelque façon que ce soit : en sorte qu’il n’y ait aucune confusion dans les personnes, ni aucune distinction qui entraîne une inégalité. Et que la foi maintienne ce que l’intelligence ne peut comprendre, jusqu’à ce que les cœurs soient éclairés par celui qui a dit par son prophète « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (Is. VII, 9). »