On pensera peut-être que ce chapitre devait être le premier ; mais ce n’est pas notre avis. Avant de chercher en quoi consiste l’intérêt d’un sujet de prédication, il fallait prouver que le discours de la chaire doit avoir un sujet.
Que la prédication ne doive traiter que des sujets intéressants, cela n’a pas besoin de preuve ; mais qu’est-ce, au point de vue de la prédication, qu’un sujet intéressant ? Voilà la question.
L’intérêt, mot subjectif et objectif, est, dans le second sens, la propriété qu’a un objet d’attirer vers lui notre pensée et notre âme, en sorte qu’une partie plus ou moins considérable de notre bonheur en dépende. L’étymologie (inter esse), comme à l’ordinaire, définit le mot. [Au sens subjectif, l’intérêt consiste dans une identification, plus ou moins profonde et durable, avec un objet hors de nous.]
[L’intérêt didactique se manifeste quand notre pensée ou notre raison sent une convenance entre elle et l’objet qu’on lui propose.] L’intérêt oratoire pur se manifeste dans le sentiment de l’importance que nous voyons, pour nous, à prendre telle ou telle détermination proposée. Là où il n’y en a point à prendre, l’intérêt oratoire manque.
Mais quand nous demandons qu’un sermon soit intéressant, nous disons peu de chose ou beaucoup. Veuillez remarquer (car cette observation nous rapprochera de notre but) que l’intérêt n’est pas, aux yeux des artistes, le principal objet et le triomphe de l’art ; ils tendent à émouvoir les parties de notre être qu’on peut, par comparaison, appeler désintéressées ; ils aspirent à une région plus haute que celles où se meuvent nos affections ordinaires. C’est bien encore de l’intérêt, mais ce n’est pas ce qu’on appelle vulgairement de ce nom.
L’artiste, en ceci, est guidé, sinon par une intention sainte, du moins par un instinct supérieur, et c’est en cela même que réside la dignité de l’art. Mais s’il s’adresse à la faculté contemplative, le prédicateur s’adresse à une faculté encore supérieure, celle que saint Paul appelle l’esprit, par laquelle nous tendons vers les choses invisibles et célestes, à ce meilleur moi dont parle encore saint Paul, qui, dans le péché même, se sent distinct, se sépare de l’autre moi et le désavoue. C’est donc un auditeur idéal que le prédicateur veut intéresser ; mais il faut d’abord qu’il l’évoque, qu’il le crée, pour ainsi dire. Le poète n’a pas cet embarras : il trouve tout fait l’homme dont il a besoin ; il n’a pas du moins la même peine à l’éveiller. L’homme s’élève volontiers vers des idées par la contemplation ; mais l’homme ne s’élève pas naturellement vers les choses spirituelles ou vers Dieu. Dans son état de péché, il ne croit pas pouvoir s’élever à Dieu, sans se séparer de soi-même ; en d’autres termes, Dieu n’est pas pour lui le bonheur ; le bonheur est pour lui hors de Dieu. Ce n’est pas seulement une illusion de sa nature corrompue, c’est encore une révélation de sa meilleure nature, qui, lui montrant en Dieu un juge redoutable, ne lui permet pas de réunir deux idées primitivement inséparables : Dieu et le bonheur. Le christianisme a levé cette difficulté ; le christianisme, seul entre toutes les religions, ne nous sépare point de nous-mêmes ; il nous montre un Dieu apaisé, et nous permet, ou plutôt nous oblige, de réunir les deux idées que nous séparions forcément. C’est en exposant cette vérité que le prédicateur s’assure cet auditeur idéal qu’il ne trouve pas tout prêt dans chacun de nous ; puis, quand il l’a obtenu, il lui parle encore, il parle à cet homme de ce que cet homme aime désormais. Voilà sa tâche, voilà son but. Voilà l’intérêt de la prédication : réconcilier avec Dieu (l’homme naturel est intéressé par là) ; prêcher la sainteté à l’homme idéal [ou spirituel] désormais trouvé.
C’est à ce titre, ou sous cette double forme, qu’un sermon est intéressant. Tel est le principe général sur l’intérêt dans la prédication. Maintenant, est-il possible de donner des règles plus particulières et plus précises que le principe ? Toujours faut-il bien s’entendre sur le sens et la portée du principe. Les seuls sujets propres à la chaire sont-ils ceux qui énoncent un dogme ou un devoir du christianisme ? À ce compte, faudra-t-il exclure de la chaire un sujet tel que celui-ci, traité par Reinhard : Les hommes distingués sont une énigme pour la foule ? Sur ce pied, comme il est évident que la Bible doit être au moins aussi chrétienne que nos sermons, qu’est-ce que je ferai de ce passage des Proverbes (sujet traité par Irving) : Comme le fer aiguise le fer, ainsi la vue d’un ami excite son ami ? (Proverbes 17.17)
Pour résoudre ces questions et d’autres semblables, il faut nous mettre en possession d’un autre principe : Toutes les vérités font partie de la vérité. – Le christianisme embrasse tout : il montre la souveraineté de son principe, non en détruisant quoi que ce soit, mais en s’assimilant toutes choses. Tout devient chrétien pour le chrétien ; rien n’est absolument en dehors du domaine de l’Évangile ; il a sauvé tout l’homme, il a sauvé toute la vie. De là vient que, quand une fois le christianisme domine la vie, on jouit d’une grande liberté, [et un peu de servitude auparavant est l’apprentissage de cette liberté-là.] Rien n’est profane si ce n’est le péché ; la vie n’est pas scindée ; il n’y a pas un certain point où le christianisme s’arrête brusquement ; autant vaudrait empêcher les atmosphères de deux pays de se mêler par-dessus les montagnes qui servent de limites à ces deux pays. Au contraire, la vérité nous affranchit des distinctions ou séparations conventionnelles comme de toutes les autres ; notre liberté est proportionnée à notre soumission, notre latitude à notre précision.
Ce qui a décrié certains sujets, ce n’est pas leur nature même : c’est qu’ils n’étaient pas traités chrétiennement. Des chrétiens les eussent rendus chrétiens. Il faut les traiter dans un autre esprit, mais on peut les traiter.
La Bible, il faut le reconnaître, accueille et exprime la vie humaine en tout ce qu’elle a de volontaire et de moral, Je ne dis pas que chacun des versets de la Bible qui présentent ce caractère soit propre à devenir le texte d’un sermona ; mais ce qu’il renferme peut trouver place dans un sermon, comme dans la vie, comme dans la religion.
a – Ainsi Ecclésiaste 5.9 : La culture de la terre a un avantage par-dessus toutes choses : le roi est assujetti au champ. Voyez aussi Proverbes 27.22-27.
Cela ne veut pas dire que, parce que toute chose est envisagée chrétiennement par le chrétienb, toute chose puisse devenir un sujet de sermon. La chaire n’est pas élevée pour y traiter chrétiennement de toutes choses : elle a un but spécial, qui est d’introduire l’idée chrétienne dans la vie. Elle tire de la mine le métal précieux dont chacun de nous fera des vases ou des instruments à son usage particulier. C’est proprement le christianisme qu’elle enseigne, dans ses principes et dans ses applications générales ; le christianisme est en première ligne, le christianisme est l’objet ; le reste n’est qu’exemple, éclaircissement, etc.
b – Tout est pur pour les purs (Tite 1.15) Cf. Luc 11.41
Je dirais donc, sous forme négative, la seule qu’on puisse donner à ce précepte : Tout ce qui ne va pas directement à l’édification (à former Christ en nous) ; tout ce qu’un auditeur ordinaire ne peut pas de lui-même convertir en pain de vie ; ou, du moins, tout sujet que vous, prédicateur, vous reconnaîtrez pour tel, vous ne devez pas en faire le sujet de votre prédication.
Vous exclurez donc tout sujet qui a directement pour objet quelque intérêt de ce monde. Vous ne présenterez même la religion sous cet aspect qu’autant qu’il le faut pour faire sentir toute la bonté de Dieu et la vérité de la religion elle-mêmec. Vous ne consentirez jamais à vendre la chaire chrétienne aux intérêts de la vie qui passe. Il fut un temps où la chaire ne prêchait plus guère que les doctrines de l’intérêt bien entendu. Lorsque l’Église, minée par l’incrédulité, minée surtout par le relâchement de ses ministres, avait à se faire pardonner un reste d’existence, elle se prêta, pour gagner une misérable vie, à traverser d’un bord à l’autre, comme ferait un mercenaire, toutes les idées dont on voulut bien la charger. Le docteur Ammon nous dit – Il écrivait ceci en 1812 — :
Schlez a tenté, dans ses sermons sur l’économie rurale (Nuremberg, 1788), de parler des jachères ; avant lui, on avait donné, dans la forme homilétique, des instructions sur les vers à soie ; et un autre prédicateur avait tracé, d’une manière touchante, les devoirs des chrétiens à l’approche d’une épizootie : ce prédicateur fut hautement loué du choix même de son sujet. De là jusqu’aux moyens de remplacer le sucre et le café dans les temps de cherté de ces denrées, de là jusqu’à la culture chrétienne des betteraves et au perfectionnement véritablement pieux du tabac, il n’y a certes pas loin. Luther n’avait-il pas annoncé qu’on ne tarderait pas à prêcher sur les canards bleus ? Cela viendra bientôt.
c – Abus de ce passage : La piété est utile à toutes choses. (1 Timothée 4.8)
Exclurons-nous aussi les objets qui regardent le bien social ? Non ; mais nous dirons que tout ce qui prétend aller au bien social sans passer par l’individu (par le perfectionnement chrétien de l’individu), est hors de l’objet de la prédication. Tout ce qui a directement pour objet la science, et seulement à cette occasion la religion, ne peut constituer le sujet d’une prédication.
Toutes ces règles étant observées, j’ajoute encore que l’intérêt du discours de la chaire est d’être, non seulement religieux, mais chrétien. Pour le vrai ministre, pour le vrai chrétien, il n’y a qu’une religion. Quelque sujet qu’on traite, il faut qu’il reproduise sans effort les traits caractéristiques de l’Évangile, sa physionomie propre, tout ce qui empêche de le confondre ou même de le comparer avec tout autre système ; il faut qu’on l’y retrouve, je ne dis pas en formule seulement, ni toujours en formule, mais en esprit, de telle sorte qu’un homme qui n’en aurait jamais entendu parler, soit frappé, dès le premier discours, de quelque chose de nouveau et d’absolument propre, et qu’il sente, quelque part dans son âme, l’aiguillon divin s’enfoncer. – Que dirait-on d’un discours politique, et surtout d’une suite de discours politiques, qui ne ferait pas entrevoir à l’étranger nouveau-venu sous quelle forme générale de gouvernement vivent et l’orateur et ceux qui l’écoutent ?
Après nous être entendus sur tous ces points, et avoir assuré à la prédication toute la liberté et tout l’espace que lui permet son principe, que lui ouvre sa mission, nous revenons à la formule dont nous avons suspendu l’adoption : Le dogme chrétien et la morale chrétienne font la matière propre et unique du discours de la chaire. Mais nous précisons cette formule en lui substituant celle-ci de Schottd :
Le dogme, en tant qu’il peut recevoir une application pratique, et la morale, dans sa relation immédiate et naturelle avec le dogme.
d – Schott, Die Theorie der Beredsamkeit, mit besonderer Anwendung auf die geistliche Beredsamkeit. Tome II, au commencement.
Décomposant avec lui cette idée générale, nous trouvons, comme propres à la chaire, les cinq classes de sujets qu’il indique :