Mais les avantages de la vie présente, que nous avons indiqués, et les promesses de la vie à venir, que nous avons rappelées, seraient, les premiers tout à fait illusoires, les secondes sans effet, pour le ministre qui le serait sans vocation : c’est la vocation qu’il faut jeter dans la balance pour faire le poids, et pour soulever cet autre bassin plein de douleurs et de fatigues, que le manque de vocation non seulement laisse subsister, mais aggrave redoutablement. La vocation mise à part, tous les avantages s’évanouissent, quelques-uns aussi des désavantages disparaissent, et il reste la vie la plus fausse, par conséquent la plus malheureuse qu’on puisse imaginer.
Il est toujours malheureux d’être au-dessous de la tâche dont on est chargé, ou de se sentir en contradiction avec elle ; mais ce meilleur est inexprimable dans l’état du ministère ; et rien n’en peut sauver que l’endurcissement ou la dégradation ; tandis que, tout étant contraire, et les peines du ministère portées au plus haut degré imaginable, la vocation corrige tout, rend tout aimable, et fait de ces peines elles-mêmes un élément de bonheur.
Mais ce n’est pas seulement sous le point de vue du bonheur ou du malheur qu’il faut envisager la vocation. Le ministre sans vocation n’est pas seulement malheureux, il est coupable ; il occupe une place, il exerce un droit, qui ne lui appartiennent pas. Il est, comme le dit Jésus-Christ, un mercenaire et un larron, qui n’est pas entré par la porte, mais par une brèche.
Ce mot de vocation n’a, dans d’autres applications (c’est-à-dire appliqué à des professions de l’ordre temporel), qu’une signification figurée ; au moins, on ne lui attribue qu’une signification figurée. Il équivaut à talent, aptitude, goût. Il a été naturel de se représenter ces indices comme des voix, comme des appels. Mais, appliqué au ministère, ce mot se rapproche de son sens propre. Quand la conscience nous autorise et nous pousse à nous charger d’une certaine tâche, nous avons ce qui, en deçà de la sphère du miracle, mérite le mieux le nom de vocation. Et il ne faut rien de moins. Pour exercer légitimement le ministère, il faut avoir été appelé.
Je ne veux pas cependant tracer une ligne trop tranchée entre le ministère et les professions temporelles, sous le rapport de la vocation. Partout où il y a responsabilité, partout où l’on peut nuire en se chargeant d’un travail auquel on n’est pas propre, il y a lieu de se demander si l’on est appelé. Et même entre deux tâches, à l’une desquelles on est plus propre qu’à l’autre, et dans l’une desquelles on peut être plus utile que dans l’autre, il en est une à laquelle, au point de vue chrétien on peut dire qu’on est appelé.
Cette idée est consacrée dans l’ancienne Alliance, dont toutes les parties, à condition d’être spiritualisées, se transportent dans l’Alliance nouvelle. Nul n’était prophète de son chef, au moins dans le sens spécial du mot de prophète ; car il est un autre sens où la prophétie appartenait à tous, ainsi que le marque bien la belle parole de Moïse : Plût à Dieu que tout le peuple de l’Eternel fût prophète ! (Nombres 11.29.) Il s’agissait d’une vocation extraordinaire, parce qu’elle conférait des pouvoirs extraordinaires. — Quelle que puisse être l’autorité du pasteur, elle restera toujours, en un sens, au-dessous de celle du prophète[a]. — Des prophètes investis d’une telle autorité ne pouvaient l’être sans une vocation expresse ; et l’on comprend bien, dans ce point de vue, les menaces dénoncées contre ceux qui prophétisaient sans vocation : Si quelque prophète a assez d’orgueil pour dire quelque chose en mon nom que je ne lui aurai point commandé de dire, ce prophète-là mourra. (Deutéronome 18.20.) Dis à ceux qui sont prophètes de leur propre mouvement : Malheur aux prophètes insensés qui suivent, leur propre esprit quoiqu’ils n’aient eu aucune vision[b]. (Ezéchiel 13.2, 3) J’en veux aux prophètes qui dérobent mes paroles. (Jérémie 23.30)
[a] Voyez Esaïe 39 verset 3 et suivants.
[b] Cette même idée est symbolisée dans Nombres 1.51 : Les lévites dresseront le pavillon ; que si quelqu’un d’autre en approche, ils le feront mourir.
Mutatis mutandis, la nécessité de la vocation demeure, et il ne faut, sur ce point comme sur les autres, que traduire l’ancienne Alliance en style de la nouvelle. Les siècles sont destinés à se retraduire, le fond de l’éternelle vérité demeurant le même. Il reste donc toujours ceci, c’est que, d’une manière ou d’une autre, pour faire l’œuvre de Dieu, il faut être appelé de Dieu.
Aujourd’hui que la voix de Dieu n’est pas directement et sensiblement adressée à un individu pour l’appeler à la charge de prophète, on distingue deux sortes de vocation, l’une extérieure et l’autre intérieure ; mais il est clair que toutes deux, pour être vraies, doivent être de Dieu ; car il faut, dans tous les cas, que ce soit Dieu qui appelle.
Or la vocation extérieure ou médiate ne peut avoir ce caractère pour nous qu’autant que les hommes de qui elle vient, ont à nos yeux des pleins-pouvoirs, ou conférés in casu, ou conférés une première fois à quelques-uns, par qui ils ont été conférés à d’autres, et ainsi de suite. C’est le système ou la prétention catholique. Nous ne la discutons pas[c].
[c] [Au seizième siècle et au dix-septième, la question de la succession donna lieu à beaucoup de disputes. Ici les catholiques, avec une doctrine arrêtée, absolue, avaient une position meilleure, plus nette que les protestants, qui, ne voulant rien de la prêtrise, voulaient cependant conserver la succession. Dumoulin soutenait avec beaucoup de travail que tous les ministres protestants avaient été consacrés par des catholiques. C’était faux et inutile. Aujourd’hui les temps se sont écoulés, on a laissé tomber cette prétention. — L’archevêque de Dublin, un anglican, a montré avec la plus grande évidence que la succession est une chimère. Pour lui, en effet, une seule vocation irrégulière rompt la chaîne (voyez Whattly, Le Royaume de Christ, traduit par L. Burnier, pages 166 et suivantes). Du reste, cette idée n’est d’aucune importance pour nous. Claude la combat déjà, mais par des arguments qui ne sont pas toujours heureux. Pour lui, c’est l’Eglise et les pasteurs réunis qui confèrent la vocation extérieure. Il ne veut pas que ce soient les pasteurs seuls, car ils peuvent ne pas être fidèles, tandis que dans l’Eglise il y a toujours eu des fidèles et des saints. Il y a donc succession non interrompue dans les appels adressés par cette Eglise universelle et éternelle. Du reste, il admet qu’un troupeau peut quelquefois appeler un pasteur sans le concours d’autres pasteurs.
Dans le système du protestantisme, qui nie la succession catholique, et ne prétend pas en commencer une nouvelle, il n’y a rien de pareil à cette transmission de pleins-pouvoirs, dont on ne verrait pas d’ailleurs l’objet, cette transmission légale ne répondant à aucun besoin qui ne puisse être satisfait sans elle. Il faudrait, pour cela, destituer le Saint-Esprit. Mais comme il ne s’agit que d’une transmission d’esprit et de vie, non d’une communication d’oracles ou de l’administration d’un pouvoir miraculeux, l’action ordinaire du Saint-Esprit suffît. La vocation extérieure, si elle a lieu, n’occupe donc qu’un rang subordonné, et reste dans la sphère humaine.
D’ailleurs, dès qu’on laisse subsister à côté d’elle la vocation intérieure, dès qu’on fait à celle-ci sa part, cette part devient nécessairement capitale. Le catholicisme n’a pu la nier ; et pour ne pas lui laisser occuper tout le terrain et absorber la vocation extérieure, il a donné à celle-ci des raisons extraordinaires, que nous ne pouvons, nous, lui donner, et sans lesquelles elle n’est et ne peut plus être, d’un côté, qu’une mesure d’ordre, de l’autre, qu’un subside ou un complément à la vocation intérieure. La vocation extérieure ; dans notre système, ne fait que reconnaître, autant qu’il est en elle, la vocation intérieure ; c’est le jugement du dehors qui se joint au jugement intérieur, mais toujours sur un fait intérieur.
Nous pouvons, d’ailleurs, abandonner toute cette question. La nécessité de la vocation intérieure, reconnue par les catholiques ainsi que par les protestants, est ce qui doit nous occuper ici. Ce que nous avons à établir, c’est que sans cette vocation, c’est-à-dire à moins d’être appelé intérieurement de Dieu, on ne peut sans malheur et sans péché mettre la main à l’œuvre du ministère, ou pour mieux dire, se poser comme ministre dans l’Eglise. Quant à ce qui est d’y être appelé ou non appelé par d’autres, c’est une question que je ne traite pas. Je laisse une question sur laquelle on est partagé, et qui n’est pas même de mon sujet, et je ne traite que celle sur laquelle on s’accorde et qui est de mon sujet. Comme c’est au nom d’un autre, c’est-à-dire de Dieu, qu’on se présente, il faut être envoyé. Le prophète ne dit pas : Je veux aller ; il dit : Me voici, Seigneur ; envoie-moi ! (Esaïe 6.8) La spontanéité, dans cette affaire, n’exclut pas la mission ou la vocation. La charge de pasteur est une charge, un ministère. Ceci implique envoi ou vocation. On ne peut pas plus, sans vocation, être ministre que magistrat et que juge.
Il s’ensuit aussi qu’on ne peut compter sur le secours et sur les grâces de Dieu que dans le cas où l’on a été envoyé par lui[d]. Il est vrai que le ministre sans vocation se soucie peu de ces grâces ; mais il faut voir autre chose que le cas extrême d’un ministre sans aucun sentiment de l’objet de sa mission et sans aucun désir d’y correspondre, d’un franc larron, pour parler avec l’Evangile. On peut, sans vocation, vouloir répondre à son titre au moins d’une manière négative, éviter du moins le scandale, faire honneur à son habit, ne pas profaner le ministère : mais comment compter là-dessus, comment même oser demander cette grâce, lorsqu’on occupe une charge à laquelle on n’a aucun droit, et lorsque le premier moyen de s’attirer des grâces, serait d’abdiquer ?
[d] Voir Massillon, Discours sur la vocation à l’état ecclésiastique.
Il faut donc être appelé de Dieu ; la vocation à un ministère exercé en son nom et dans lequel on le représente, ne peut émaner que de lui[e]. Ce ne sont pas en effet nos affaires, ce sont celles d’un autre, et cet autre c’est Dieu. En un mot, c’est un ministère. Extérieure ou intérieure, la vocation doit être divine, et sous ce rapport nous préférons l’appeler médiate ou immédiate.
[e] Ezéchiel 13.2 ; Jérémie 23.21.
Pour que la première vienne de Dieu, il faut que les hommes qui l’adressent aient reçu des pleins-pouvoirs, ou de Dieu, ou d’autres hommes à qui Dieu avait conféré ces mêmes pleins-pouvoirs. Si ces pleins-pouvoirs sont niés, la vocation extérieure ou médiate descend au rang d’une convention réglant les rapports intérieurs d’une société religieuse, sans constater exclusivement, mais supposant seulement l’aptitude au ministère en général ; et quant au candidat, ce n’est qu’un moyen de plus de constater sa vocation. Nous l’envisagerons plus tard sous ce point de vue.
Dès que le ministère est purement moral, non sacramentel, les conditions en sont purement morales, et la vocation immédiate doit pouvoir suffire[f]. Elle est donc suffisante dans un système, et dans l’un et l’autre elle est réputée nécessaire. On n’a pu, dans aucun système ecclésiastique fondé sur le christianisme, la négliger et même ne pas lui donner un haut prix, il n’y a qu’un régime sous lequel elle peut être superflue, celui de la théocratie entourée de miracles[g]. Les missions comme celle de Jonas ne se conçoivent pas sous la loi de l’Evangile. Mais là où la vocation extérieure est déclarée indispensable, l’intérieure ou immédiate souffre nécessairement.
[f] La vocation immédiate est extérieure ou intérieure. Extérieure, quand Dieu fait lui-même, personnellement, entendre sa voix et connaître sa volonté ; c’est l’appel miraculeux adressé aux prophètes par voie d’apparition ou de vision.
[g] Elle n’a pas, même alors, été présentée comme superflue. Elle n’est pas nécessaire en tout cas pour l’accomplissement du dessein de Dieu, mais nécessaire en tout cas à celui qui l’accomplit. Jonas et Balaam ont exécuté hors d’eux, et non en eux, la volonté de Dieu. Esaïe a dit : Envoie-moi (6.8), et la personnalité de l’envoyé a presque toujours, même sous l’ancienne loi, compté pour quelque chose, et pour beaucoup, dans le succès de sa mission. Bien des choses paraissent avoir été laissées au libre arbitre des prophètes. Un coin de liberté était ménagé même au lévite dans l’accomplissement de ses devoirs. (Voir Deutéronome 18.6)
Les écrivains catholiques ont toujours éprouvé de l’embarras à s’expliquer sur ce point. Saint-Cyran, par exemple, penchant visiblement pour la vocation intérieure, et ne sachant trop comment faire la part à l’extérieure, s’exprime ainsi : Comme celui qui n’a pas eu la vocation extérieure de l’Eglise pour être prêtre, ne fait rien d’utile pour elle au jugement de l’Eglise, quoiqu’il fasse les mêmes œuvres extérieures, administre les mêmes sacrements et prêche le même Evangile que les autres prêtres qui ont été bien appelés et ordonnés par l’Eglise ; ainsi celui qui n’a pas la vocation intérieure de Dieu à l’état ecclésiastique, à la prêtrise ou à une cure, ne fait rien de bon pour lui-même au jugement de Dieu, quoiqu’il fasse les mêmes bonnes œuvres, et administre les mêmes sacrements que les prêtres que Dieu y a appelés.[h] Les partisans de la suffisance de la vocation intérieure peuvent être contents de la seconde partie de ce paragraphe, et la première ne peut pas leur faire une grande peine, puisqu’ils y apprennent que, quoique non ordonné par l’Eglise, on peut prêcher l’Evangile. — On peut donc tout, car tout est là, à moins que l’administration du sacrement n’implique un pouvoir miraculeux, que certainement nul ne peut s’attribuer de son chef, et à quoi ne suffit pas la vocation immédiate, à moins qu’elle n’ait en elle-même un caractère miraculeux.
[h] Saint-Cyran Lettre à M. Guillebert sur le sacerdoce, chapitre 25.
Mais une question se présente. La vocation immédiate n’étant plus adressée de Dieu à l’homme par voie miraculeuse, dira-t-on qu’il n’y a plus de vocation immédiate ?
On devrait le dire, si en effet il n’y a pour l’homme, en dehors des communications surnaturelles, aucun moyen de s’assurer de la volonté de Dieu relativement à un cas particulier, et au choix entre plusieurs déterminations dont chacune est en accord avec les principes généraux de la morale.
Car c’est là, et là seulement que s’applique le mot de vocation. Il n’y a pas lieu à la vocation quant à la pratique des devoirs généraux de la morale. Il y a lieu à la vocation quand il s’agit de choisir entre deux partis, entre deux emplois de nos forces également sanctionnés par la morale et par l’esprit de l’Evangile. Or l’appel sensible, direct, exprès de Dieu manquant, par quoi cet appel peut-il être remplacé ? [En d’autres termes, à quoi reconnaîtrons-nous que nous sommes appelés ? Certes, ce ne sera pas parce que l’exercice du ministère nous procure un sort heureux et tranquille. Nous ne regarderons pas non plus comme une vocation le vœu des parents, bien que ce vœu, s’il est sérieux, puisse être béni et qu’il ait été une espèce de vocation préalable pour beaucoup de pasteurs. L’esprit de l’enfant destiné par ses parents au ministère contracte une certaine inflexion de ce côté ; mais ce n’est pas là la vocation. — La contrainte l’est encore moins. Elle s’exerça dans les temps anciens de l’Eglise. L’idée de prêtre et de sacrifice avait pénétré déjà du temps de Chrysostôme, et c’est ce qui explique comment la contrainte même imprimait un caractère indélébile. — Il faut dire la même chose des signes qui dirigent beaucoup de gens. On les choisit d’abord et on les interprète ensuite, c’est-à-dire qu’on se fait soi-même son sort. C’est une espèce de paresse spirituelle chez les chrétiens, de vouloir la vérité toute faite sans se donner la peine de la chercher par la prière, le travail et l’application. Tant que nous avons la conscience et la Parole de Dieu, nous avons assez. — Enfin nul ne dira sans doute que l’intérêt peut suppléer l’appel direct de Dieu dont nous nous occupons en ce moment.
[Mais quels en sont les indices irrécusables ?]
La vocation au ministère se constate, comme toute autre, par des moyens naturels, sous la lumière de la Parole et de l’Esprit de Dieu. Le principe général de la vocation est de se décider pour la carrière à laquelle on se sent le plus propre et où l’on croit pouvoir être le plus utile ; c’est de la vue combinée des circonstances et des principes posés par le bon sens et par Dieu même, que doit résulter, en cette matière, la clarté et la décision[i]. Mais quand il s’agit d’une action morale, quand l’âme est l’instrument avec lequel on agira, c’est à l’état de l’âme qu’il faut avoir égard, et cet état est le premier élément de la vocation. Quand il est question de quelque autre carrière, il faut quelquefois faire abstraction des sentiments que l’on peut avoir relativement à cette carrière, s’en tenir éloigné quoique le goût nous y porte, la suivre sans y être porté par le goût[j]. Ce n’est pas la règle générale, ce peut être l’exception plus ou moins fréquente. Ici, c’est-à-dire dans la question du ministère, il n’y a point d’exception et la règle est absolue. Il faut conformité de l’âme avec l’objet du ministère. Et cette conformité se compose de ces éléments : la foi, le goût ou le désir, et la crainte[k].
[i] Je ne me suis jamais représenté un appel divin, autrement que comme une occasion extérieure qui m’était fournie de faire et de réaliser quelque chose de bien sous une impulsion religieuse, et par conséquent à cause de Dieu. (Plank, Das erste Amtsjahr, page 8.)
[j] Il peut y avoir, dans ce sens, vocatio ab comme vocatio ad.
[k] Réjouissez-vous avec tremblement. (Psaume 2.11)
Quant à la foi, ou la croyance à la réalité de l’objet, c’est-à-dire à la vérité du message dont on sera chargé comme ministre, ceci n’a besoin ni d’explication ni de preuve.
Quant au désir, il doit se joindre à la foi pour qu’il y ait vocation. Car si la foi suffisait, tout chrétien devrait se faire ministre. On ne dira pas que la foi implique le désir : oui, le désir général de concourir selon son pouvoir à la gloire de Dieu, mais non le désir particulier d’en faire son office, et de consacrer sa vie entière à cette œuvre. L’institution du ministère repose sur la supposition même que tout le monde n’est pas appelé à l’œuvre du ministère. Mais quand l’aptitude est là, ne suppléera-t-elle pas au désir qui manque, et ne suffira-t-elle pas pour constater la vocation ? Nous répondrons que l’aptitude n’est pas là quand le désir n’y est pas. Car quand ce désir manque (et nous avons vu qu’il peut manquer chez un vrai chrétien), il n’y a pas cette harmonie de l’homme avec ses fonctions, cette intelligence intime de la chose, ce cœur non partagé, qui sont si essentiels au succès de l’œuvre. Nous ne disons pas qu’une fois engagé dans cette œuvre, un chrétien sans goût pour ce travail n’y fera aucun bien ; nous disons seulement qu’il n’a pas de vocation, et qu’il doit laisser cette charge à d’autres, sauf les lieux et les temps où elle lui est comme imposée par la Providence, qui, dans l’absence de tout instrument propre, semble dire, comme dans le prophète : Qui enverrai-je ? et semble attendre de l’homme capable la réponse du prophète : Me voici, envoie-moi ![l]
[l] Esaïe 6.8 –[L’absence de goût n’est pas la répugnance, le dégoût pour le ministère, qui ne saurait exister chez un chrétien : c’est souvent un goût pour autre chose.]
Mais si le désir est le premier signe de la vocation, ce signe est équivoque. Il en faut bien déterminer l’objet. Il faut savoir si c’est le ministère lui-même, ou autre chose, qu’on aime dans le ministère. Le goût, l’inclination que nous nous sentons pour le ministère peuvent être superficiels, même charnels, erronés quant à l’objet. Ce qu’on aime dans le ministère, ce peut être un état honorable et honoré ; — ou l’espace et les occasions offerts aux talents dont on se croit doué ; — l’empire de la parole, — ou des vues morales sans être religieuses, — ou un sentiment vague de religion, — ou un enthousiasme irréfléchi (une image idéale, la poésie de la chose). L’imagination, en ces questions, se met volontiers à la place du cœur et de la conscience.
Newton donne une fort bonne règle pour reconnaître si l’on a un bon désir du ministère : Je regarde, dit-il, comme une règle utile d’examiner si le désir de prêcher est plus fervent dans les moments où notre piété est vivante et spirituelle, et où nous sommes le plus disposés à nous prosterner dans la poussière devant le Seigneur. S’il en est ainsi, c’est un bon signe. Mais si, comme cela arrive quelques fois, un homme éprouve un grand désir de prêcher les autres lorsqu’il sent peu de faim et de soif de la grâce dans sa propre âme, il est alors à craindre que son zèle ne vienne plutôt d’un principe égoïste que de l’Esprit du Seigneur.[m] Nous donnons une règle qui rentre dans la sienne, en proposant au candidat de voir si l’impulsion qui le porte à se vouer au ministère se confond avec le but même du ministère, tel que l’Evangile le lui fait connaître. Si son motif déterminant peut s’écrire dans les mêmes termes qui définissent l’institution du ministère évangélique, ce motif est bon.
[m] J. Newton, Cardiphonia, tome II, page 295.
Pouvez-vous, lui disons-nous, adopter comme l’expression de votre vœu ces paroles de saint Paul : Tout cela vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par Jésus-Christ, et qui nous a confié le ministère de cette réconciliation. Car Dieu a réconcilié le monde avec soi-même par Christ, n’imputant point aux hommes leurs péchés, et il a mis en nous la parole de la réconciliation. Nous faisons donc la fonction d’ambassadeurs de Christ, comme si Dieu exhortait par nous, et nous vous supplions, au nom de Christ, que vous soyez réconciliés avec Dieu ? (2 Corinthiens 5.18-20)
Sentez-vous en votre cœur quelque chose de ce qui faisait dire à saint Paul : Mes petits enfants, pour qui je souffre les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous ? (Galates 4.19)
Acceptez-vous de bon cœur ce précepte apostolique : Ayez les mêmes sentiments que Jésus-Christ a eus, lequel, étant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une usurpation d’être égal à Dieu, mais s’est anéanti lui-même en prenant la forme de serviteur ? (Philippiens 2.5-7)
Entrez-vous sans effort dans cette pensée : J’achève de souffrir en mon corps le reste des afflictions de Jésus-Christ, pour son corps qui est l’Eglise ? (Colossiens 1.24)
En un mot, un désir de charité, de l’ambition, mais pour Dieu seul (le désir de la gloire de Dieu), l’amour ou du moins l’acceptation de l’onéreux, du gênant, de l’humiliant, du petit dans le ministère, sont-ils des traits, que vous reconnaissiez dans l’inclination qui vous porte vers cette charge excellente, et la trouvez-vous excellente dans ce sens et à ces conditions ? Dans ce cas, vous pouvez vous assurer que, sous ce premier rapport, celui du désir, votre vocation est vraie[n].
[n] Sur la pureté intentions, voyez Massillon, Discours sur la vocation, à l’état ecclésiastique, le paragraphe commençant par ces mots : Le dernier témoignage que doit vous rendre votre conscience, etc.
[Cette pierre de touche serait infaillible, si quelque chose pouvait l’être dans nos mains ; mais on peut aisément prendre le change. Entrons plus avant dans cet examen.
[Celui qui a une véritable vocation doit avoir en quelque degré, doit désirer du moins, trois dispositions excellentes et inséparables : l’amour des hommes, l’amour de la gloire de Dieu et celui de son propre bien spirituel. Commençons par l’amour de la gloire de Dieu, quoiqu’on ne commence pas ordinairement par là. L’intention qui nous porte à faire du bien à nos semblables est excellente et nécessaire ; mais c’est souvent plutôt un sentiment naturel qu’un sentiment chrétien. Une certaine bienveillance peut facilement être prise pour la charité, l’amour des âmes. On peut prendre pour une vocation au ministère le désir de faire du bien à l’humanité. — Il faut une affection spirituelle plus élevée, qui ne peut être réelle que si nous sentons en nous l’amour de la gloire de Dieu. Mais on peut avoir pour Dieu une sorte d’affection logique, raisonnée, et se dire, par exemple : Dieu a tout fait pour nous, nous devons tout faire pour lui. Ce n’est pas là l’amour véritable, car celui-ci ne raisonne pas. Votre amour pour Dieu doit être comme celui de l’enfant pour ses parents, de l’épouse, pour son époux. Rien n’est plus étranger au cœur de l’homme que ce désir de la gloire de Dieu ; rien ne marque mieux notre naissance à une nouvelle vie. — Quand on sent éclore en soi ce désir inconnu, chimérique pour l’homme naturel, ce besoin que Dieu soit honoré, glorifié dans le monde, alors on peut se croire appelé au ministère, et quand même les âmes sembleraient pouvoir être sauvées autrement que par notre moyen, il faut aller. [Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’amour des hommes. — L’amour de notre bien spirituel n’est qu’une considération secondaire. On peut chercher dans le ministère un asile spirituel, on peut désirer de se mettre à l’abri du sanctuaire, mais ce ne doit pas être le motif déterminant.
[Quant à la crainte, le désir ne l’exclut pas : ces deux sentiments se tempèrent l’un l’autre ; c’est la joie avec tremblement dont parle le psalmiste. Cette crainte résulte de la vue de la grandeur de Dieu et de notre faiblesse. — De nouvelles craintes s’empareront du chrétien, qui n’avait pas avant sa conversion la crainte d’offenser Dieu ; le ministre aura de plus le sentiment et la crainte de son indignité et de son impuissance. Cette crainte est légitime, nécessaire, et peut même détourner, du moins momentanément, le candidat qui se sent le plus appelé. Il se peut même que ce renoncement momentané ait lieu, non pas après une chute, mais au plus haut degré de force chrétienne. Cette crainte ne doit jamais disparaître mais d’autres éléments doivent la contre-balancer, et cela jusqu’à la fin de la carrière pastorale. Cette crainte va même ordinairement en augmentant toujours, parce que le ministère plus approfondi paraît toujours plus redoutable. Qui est suffisant pour ces choses ? (2 Corinthiens 2.16.)]
Nous sommes dispensé, après cela, d’énoncer la conversion[o] au nombre et en tête des éléments de la vocation. On peut varier sur le sens du mot conversion, mais non pas sur la légitimité d’une vocation revêtue des caractères que nous avons indiqués. A notre avis, la conversion est impliquée dans le désir, tel que nous l’avons caractérisé. Ce désir est la conversion même et quelque chose par-dessus, et c’est pour cela, c’est-à-dire pour éviter un double emploi et des répétitions, que nous n’avons pas, avant de parler de l’inclination au ministère, parlé de la conversion du candidat.
[o] Toi donc, quand tu seras converti, affermis tes frères. (Luc 22.32.)
Au reste, si l’on entend par conversion l’amour de Jésus-Christ et de sa gloire, nul doute que ce ne soit le premier sceau de la vocation. On peut aimer Jésus-Christ sans avoir la vocation au ministère ; on ne peut pas avoir cette vocation au ministère si l’on n’aime pas Jésus-Christ. Quand Jésus-Christ, par trois fois, demanda à saint Pierre : M’aimes-tu ? et par trois fois, sur sa réponse affirmative, lui dit : Pais mes brebis, pais mes agneaux, il ne voulut pas enseigner que quiconque l’aimerait devrait être employé au ministère évangélique (!) (car la vocation de saint Pierre avait, dans la pensée de Jésus-Christ, quelque raison plus particulière), mais il donna sans doute à entendre que nul ne pourrait devenir son ministre s’il ne l’aimait pas. — On devrait, disait un pasteur cité par Burk, faire subir à tous les aspirants au ministère le même examen que subit Simon Pierre, et demander à chacun d’eux : Simon, fils de Jona, aimez-vous le Seigneur Jésus ? Il est sûr que cet appendice à la confession de foi ne serait pas de trop.
L’amour de Jésus-Christ suppose plusieurs choses : il suppose un commerce avec Jésus-Christ, une relation intime avec lui. Celui qui n’a pas de Jésus-Christ des souvenirs personnels, celui qui ne le connaît que comme le Sauveur des hommes et non comme son Sauveur, comme le docteur des hommes et non comme son docteur, celui-là n’en sait pas assez ; en un mot, il doit avoir une provision avant d’entrer dans la carrière. Il y a un certain degré de foi pour lequel il faut avoir vu, sans cela le ministre ne parlerait pas par expérience. Cette connaissance personnelle est un titre pour le ministère et un moyen pour le remplir utilement.]
En réduisant l’idée de la conversion à cette notion simple et touchante, l’amour de Jésus-Christ, nous pouvons parfaitement souscrire à la maxime qu’il faut être converti pour prêcher l’Evangile et pour exercer le ministère, et nous nous joignons volontiers aux auteurs des Observations pratiques de Herrnhut, pour dire : Quoique l’Evangile soit en lui-même, et abstraction faite de ceux par le canal desquels il est présenté aux âmes, une puissance de Dieu à salut pour ceux qui croient, et puisse par conséquent exercer cette salutaire influence par le moyen des écrits et des discours d’hommes qui, eux-mêmes, n’ont pas encore expérimenté cette puissance, il n’en est pas moins incontestable qu’une exposition forte et chaleureuse de l’Evangile, et encore plus l’application de cet Evangile aux besoins et à la situation des âmes individuelles, c’est-à-dire la cure d’âmes proprement dite ne peut être attendue avec confiance que d’un homme qui a éprouvé la force de l’Evangile, et qui continue à en faire l’expérience ; cette expérience est donc une condition indispensable à requérir chez un prédicateur vraiment évangélique. Il ne peut bien montrer aux autres le chemin du salut, que lorsqu’il peut dire en toute vérité : J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. (Psaumes 116.10)
Ainsi donc la conversion, ou, si l’on veut, l’amour de Jésus-Christ, est requis à deux titres parmi les éléments de la vocation au ministère : d’abord comme sceau qui le légitime, ensuite comme moyen d’exercer utilement le ministère, ou comme condition hors de laquelle il ne saurait être exercé utilement.
Ce désir, cependant, dont nous avons fait un premier signe de la vocation, comme nous avons fait de sa pureté une condition de la vocation, ne suffit pas sans l’aptitude ; et si c’est une manière, et la plus grave, de dérober les paroles de Dieu, (Jérémie 23.30) que de les prendre dans sa bouche sans sincérité et sans amour, c’est aussi les dérober, à notre avis, que de s’emparer du ministère de la parole sans posséder, dans un certain degré, certaines aptitudes.
Il en est de physiques ; ainsi la voix, la santé. — Ce second point peut être délicat, et donne lieu à des questions qui se résolvent plutôt in casu que in specie. Il ne s’agit pas de savoir si, avec une santé trop faible pour soutenir les fatigues du ministère, il est permis de se refuser à un fardeau dont on serait accablé ; cela est si évident, que même quand on s’exagérerait la faiblesse de sa constitution, il serait permis de se retirer ; car cette exagération tiendrait à un manque de désir d’exercer le ministère, et où le désir manque, la vocation manque. On ne saurait supprimer cette marque ou cette limite sans transférer l’obligation du ministère à tous les chrétiens et sans effacer par là même l’institution du ministère spécial. — La question est bien plutôt de savoir si, dans un tel état de santé bien constaté, il est permis de céder à son désir, et d’exercer un ministère qui, dans peu de temps, vous aura tué. En thèse générale, j’appliquerais au ministre ce qui a été dit au poète : Sumite materiam vestris, qui pascitis, æquam viribus[p]. Soyez utiles, dans une sphère un peu différente, et comme simples chrétiens, aussi longtemps et aussi complètement que vous le pourrez, au lieu de [vous prescrire une activité qui sera incessamment entravée par votre faiblesse.] Mais je conviens que cette règle peut être modifiée par les circonstances, dont il faut bien toujours prendre conseil. Il est des temps, il est des lieux, où ce sacrifice, qui ne peut jamais être commandé, peut être approuvé et admiré. Bien que je ne croie point aux œuvres surérogatoires, c’est-à-dire qu’on puisse faire quelque chose de trop et que Dieu puisse se trouver en reste avec nous, je crois qu’il y a, non seulement une différence entre l’infidélité et la fidélité, mais des degrés dans la fidélité, et que, entre deux vrais chrétiens, il peut y avoir plus ou moins de zèle, plus ou moins d’amour. Il peut être sage d’être téméraire ; et l’imprudence, c’est-à-dire ce que les hommes appellent ainsi, est bien souvent la vraie prudence. Enfin, les circonstances peuvent créer des devoirs qui n’auraient pas existé dans des circonstances différentes.
[p] Horace avait dit (Art poétique, v. 38) : Ecrivains, faites choix d’une matière qui aille à vos forces.
Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
Viribus…
Le changement d’un mot (pascitis pour scribitis) permet à M. Vinet de se servir de ces vers pour conseiller à ceux qui veulent paître les âmes d’examiner s’ils y sont propres. (Editeurs.)
Quant aux aptitudes intellectuelles, elles comprennent les talents et les connaissances. Ce n’est pas le lieu de dire ce que celles-ci doivent embrasser, jusqu’où elles doivent s’étendre. — Il y a, d’ailleurs, plus d’une sorte de ministère ; on ne l’exerce pas toujours dans les mêmes circonstances, et quoique l’instruction et le savoir ne soient jamais de trop, on peut, dans des conditions données, exercer, sans le secours d’un savoir étendu, un ministère béni. Toutefois, un certain savoir, de certains talents, sont nécessaires, et dans un degré peut-être d’autant plus élevé que la science proprement dite manque. Absolument parlant, le zèle sans science (sans aucune science, sans un sens juste ou rectifié) ne crée que des fantômes et ne convertit qu’au fanatisme. Joignez à votre foi la science. (2 Pierre 1.5) La science, et non pas seulement le talent ; car le talent sans science nourrit la présomption et la témérité ; on ne reconnaît les obstacles qu’après s’être brisé contre eux. Le premier bon effet de la science, c’est de nous faire connaître notre ignorance : elle rend nos ténèbres visibles. [En général, le ministre doit avoir toute la science nécessaire pour défendre là cause de la religion contre ses adversaires, pour édifier, pour instruire et pour rendre ses enseignements aussi utiles que possible. Il a toujours été bon, que le ministre fût solidement instruit, qu’il connût la religion comme doctrine, qu’il connût le monde et l’homme surtout. L’idée que les pasteurs n’ont pas besoin de savoir beaucoup, cette idée est très malheureuse. Leurs connaissances doivent être au moins au niveau de ce qui peut se présenter. Mais il faut se garder d’une science frivole, acquise en vue d’elle seule.]
Les connaissances pouvant s’acquérir, sont conditionnées par les talents ; ceux-ci sont nécessaires, soit comme moyen d’acquérir des connaissances, soit comme force dans l’application de ces connaissances à la chaire et au ministère. Le ministère ne suppose pas une mesure extraordinaire de talents ; la piété, jusqu’à un certain point, les supplée, la piété est un grand talent. Il ne faut pas plus, il faut peut-être moins de talent pour être bon ministre que pour être bon juge, bon avocat, bon médecin, etc. Ce qui était nécessaire ne devait pas être rare ; ce que tous, jusqu’à un certain point, doivent être, plusieurs devaient pouvoir le porter à un certain point de perfection.
De même que le ministère en général n’exige pas de très grands talents, il n’en exige pas de très spéciaux. On peut être excellent ministre par des talents qui feraient réussir passablement dans toute autre carrière. L’aptitude au ministère n’est pas une aptitude toute particulière et toute exceptionnelle. En général, il y a bien moins qu’on ne croit de ces vocations impérieuses dont on aime tant à parler ; et c’est une bonté de la Providence qu’il y en ait peu.
Enfin, si la piété peut jusqu’à un certain point suppléer le talent, le talent ne peut suppléer la piété, et le talent le plus spécial (éloquence, connaissance du cœur, insinuation, gouvernement des esprits) ne saurait constituer la vocation. On pourrait être éminemment propre à représenter un ministre sans être appelé à l’être. [Le talent ne saurait non plus remplacer l’instruction. Il n’y a pas d’espérance plus perfide que celle que donne à un homme la conscience de son talent. Nul ne peut plus vite déchoir, s’il n’appuie pas son talent sur un fonds acquis. Bien des talents distingués se sont perdus, tandis que des talents médiocres sont arrivés par le travail à des résultats qui ne semblaient réservés qu’au génie.] Le talent, ainsi que le travail, ne peut inspirer qu’une confiance relative et subordonnée. Tout à fait nécessaires l’un et l’autre, ils ne suppléent nullement là condition essentielle. Ils ne confèrent pas, par eux-mêmes, une mission. [C’est une armure qui ne fait que nous nuire si Dieu lui-même ne l’a ajustée.] Il faut que Dieu ait parlé à notre cœur. Celui-là seul qui a créé le monde peut faire un ministre de l’Evangile, a dit J. Newton. [Cette parole est vraie, non seulement parce que seul il donne les talents et les connaissances, mais surtout parce qu’il y a quelque chose de plus profond que seul aussi il peut donner.] Il n’appartient ni au plus grand talent, ni au plus grand travail, ni à la plus vaste science de dérober cette mission. Il y a plus d’une sorte de simonie ; on s’en rend coupable quand on veut acheter le ministère comme une chose vénale, à prix de talent ou de travail ; ce prix paye fort bien tout autre office, toute autre charge ; il paye fort mal, il dérobe le ministère ; et à tel qui l’a ainsi usurpé est préparé l’anathème de Pierre : Que ton talent périsse avec toi, puisque tu as cru que le don de Dieu s’acquérait avec du talent ! (Actes 8.20)
L’erreur de Simon le magicien, dit l’évêque Saunderson, était de s’imaginer que le don de Dieu pouvait s’obtenir à prix d’argent ; c’en est une autre de croire qu’il peut s’obtenir par le travail. Vous auriez beau vous lever matin, vous coucher tard, étudier à force, lire beaucoup, dévorer la moelle des meilleurs auteurs, si Dieu ne donne sa bénédiction à votre entreprise, vous ne serez pas moins maigre et chétif pour ce qui est de la connaissance, j’entends de la connaissance véritable et utile, que n’étaient les vaches maigres de Pharaon après avoir mangé les grasses. C’est Dieu qui donne la semence au semeur, et c’est Dieu encore qui multiplie la semence : le principe et l’accroissement viennent de lui.
Tout ce que nous venons de dire est une réserve prise sur la condition du talent, et n’a nullement pour but de la détruire. Il y a pourtant une certaine mesure et une certaine espèce de talent, dont l’absence est à peu près incompatible avec l’exercice du ministère, et pourrait même être pour les faibles une occasion de scandale. On n’est pas seulement dispensé du ministère, on n’y est pas autorisé lorsqu’un manque absolu de mémoire, ou de facilité dans l’élocution, ou de présence d’esprit, ne permet pas de remplir d’une manière convenable et édifiante les devoirs ordinaires de cet état.
Quelquefois la mesure ou le genre des talents qu’on a reçus de Dieu suffirait pour quelque autre profession, où l’on pourrait, avec du zèle, travailler à la gloire de Dieu. Pourquoi celui qui a les talents d’un régent veut-il absolument devenir ministre ? C’est une erreur fâcheuse de croire qu’une manière de servir Dieu lui plaise plus qu’une autre quand on n’y est pas propre ; et l’idée d’être attaché plus directement, comme on dit, à la propagation de son règne me paraît avoir déjà fait assez de mal. Nos vues sur le ministère universel, ou sur la vocation de tous à faire, dans leur position respective, la fonction de ministres, offrent un dédommagement et une consolation suffisante à ceux à qui la faiblesse de leurs talents refuse l’exercice du ministère spécial. — Il est surtout une classe et des moments où cette illusion est à craindre : cette classe est celle des hommes à qui la première éducation a manqué, et les moments que j’ai en vue sont ceux d’un réveil religieux considérable. Ceux-là ne voient que la cure, d’âmes, d’autres ne voient que la prédication. Il faut voir toute la tâche.
On pourrait compter au nombre des aptitudes le caractère, qu’il ne faut pas croire effacé ou neutralisé par les principes, ni même par une révolution religieuse, [bien qu’il subisse jusqu’à un certain point l’influence du christianisme.] Il tient tellement, par certains côtés, au tempérament, qu’il ne disparaît guère plus que le tempérament devant des principes et des convictions. La timidité, l’irrésolution, la mobilité peuvent persister dans la conversion même, et persister à un tel degré que le ministère en soit entravé, ou souffre dans le respect dont il a besoin d’être entouré. C’est ce qu’il faut peser avec soin.
On a demandé si d’anciens péchés n’annulent pas une vocation d’ailleurs complète et aussi constatée que possible. [Il ne s’agit pas de toute espèce de péchés : personne, dans ce cas, ne serait digne du sacerdoce ; il s’agit de péchés graves spirituellement et matériellement, d’écarts de conduite, de ces fautes qui, connues, compromettraient notre caractère aux yeux de tout le monde, qui ne sont pas seulement des péchés, mais, aux yeux mêmes de l’homme naturel, de graves fautes. Avons-nous commis de ces fautes, au su ou à l’insu du troupeau, et peuvent-elles détruire une vocation d’ailleurs fondée ?
[Il est intéressant de connaître, sur ce point, la manière de penser des catholiques. Le catholicisme, qui pétrifie les vérités en les privant de leur fluidité, leur assure par là même une existence durable. Cette pétrification conserve pendant des siècles la forme de l’objet. C’est là le bénéfice, chèrement acheté, du catholicisme. Dans une religion où la forme extérieure n’a pas été immobilisée, il y a un certain avantage, mais à côté un danger ; il peut y avoir des phases où le changement de la forme emporte le fond, où la vérité se perd. Il y a donc de l’intérêt à étudier le catholicisme.]
Certains docteurs catholiques, le catholicisme peut-être, ont résolu la question par une exagération. Massillon [exclut du ministère ceux qui s’étaient précédemment livrés à des péchés qui étaient devenus une habitude] : Pleurez vos crimes dans l’état de simple fidèle, dit-il ; c’est là votre place : ne venez pas mettre, en recevant un caractère sacré, le sceau à toutes vos iniquités ; ne venez pas souiller le sanctuaire, et n’ajoutez pas la profanation du lieu saint à celle de votre âme. Vous pouvez être touché, revenir à Dieu, fléchir sa clémence, et vous sauver parmi les fidèles pénitents ; vous mourrez endurci et impénitent parmi les prêtres. Il peut se faire que cette règle ait souffert quelquefois des exceptions ; … qu’un grand pécheur, depuis longtemps purifié par une vie mortifiée,… soit devenu un saint prêtre ; … mais quand il s’agit d’exception à la règle, il faut que les utilités de l’infraction puissent en compenser les inconvénients. Or c’est à vous à nous dire quels grands avantages l’Eglise peut se promettre de votre promotion au sacerdoce. Pour moi, tout ce que je puis vous dire, c’est que, s’il vous reste encore de la foi, il doit vous paraître terrible d’entrer dans un état dont la règle générale vous déclare indigne, et qu’il faille avoir recours à une exception unique, à un cas rare, singulier, à un de ces prodiges dont un siècle à peine fournit un exemple, afin que vous ne soyez pas un profanateur et un intrus.[q]
[q] Massillon, Discours sur la vocation à l’état ecclésiastique.
Cette rigueur peut sembler en contradiction avec d’autres vues catholiques, qui tendent à faire de la personnalité du pasteur un élément trop insignifiant. Mais il n’y a pas contradiction, il y a accord. Le prêtre, substance neutre, à qui l’esprit a été retiré, doit du moins, comme la victime amenée à l’autel, n’offrir extérieurement aucune macule ; et c’est de ces souillures extérieures qu’il est question dans le passage de Massillon. [Du reste, dans le cas qu’il suppose, lorsque la durée du désordre a effacé de l’âme tous les sentiments de pudeur et de vertu, lorsque l’habitude du crime a mis en elle le dégoût pour les choses du ciel, il est bien évident qu’on doit être exclu du ministère, car il ne saurait y avoir vocation. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si, avec une vraie vocation, le souvenir de fautes graves doit exclure du ministère. Encore une fois, il n’est pas question ici du péché général, universel, mais de taches larges et profondes, de fautes contre l’honneur et les mœurs.]
Je respecte la conscience, et, dans certains cas, je pourrai approuver les motifs de celui que le souvenir de ses anciens péchés éloigne du ministère, soit qu’il partage, avec le public ces souvenirs pénibles, soit qu’il n’en ait point de confidents.
Dans le premier cas, il est à craindre, d’un côté, que le public, j’entends la masse du troupeau, n’oppose aux exhortations du pasteur et à ses réprimandes l’image toujours vivante, toujours prête à se réveiller, de ses anciens désordres, alors même que des années de vertu et de dévouement les ont désavoués et effacés[r] ; et de l’autre, que la pensée que le public les connaît, n’intimide le prédicateur, et ne lui ôte quelque chose de cette sainte hardiesse sans laquelle il ne peut exercer utilement son ministère. — Massillon pose en principe qu’on ne peut s’imposer au peuple qui ne nous accepte pas[s]. Cela est vrai, et si vrai que, quand l’autorité ecclésiastique, qui pourtant est censée déléguée par le peuple, nous aurait admis, si le peuple ou le public, à cause de nos fautes connues, ne nous acceptait pas, si nous avions le sentiment qu’il ne nous admet pas de bon gré, il faudrait attendre d’être réhabilité auprès de lui, ou chercher un ministère loin des lieux où le souvenir de nos fautes nous enveloppe et nous suffoque. — Il est facile de tirer de cela une conclusion pour le jeune lévite, exposé par sa jeunesse même à ne pas faire assez respecter sa jeunesse. (1 Timothée 4.12) Si cette jeunesse a été, non pas scandaleuse, mais trop bruyante trop peu sérieuse, c’est déjà un mal. Il faudrait non seulement que le candidat fût exempt de ces torts que la société ne peut pardonner, mais encore que, dès le moment où sa vie appartient au public, il fût enveloppé d’une atmosphère de sainteté, de sérieux, d’innocence dans les mœurs et dans les manières.
[r] Selon la règle de l’Eglise, la pénitence publique est incompatible avec le sacerdoce. (Saint-Cyran, Pensées sur le sacerdoce.)
[s] Massillon, Discours sur la vocation à l’état ecclésiastique. Le suffrage des peuples est la seconde marque d’une vocation canonique, etc.
Dans le second cas, le souvenir de ses péchés poursuivant le ministre jusque dans la chaire, et l’accablant peut-être d’autant plus qu’il n’en a pas fait réparation au moyen d’un aveu public, peut lui causer un malaise et un trouble extrêmes. Il n’est pas prouvé que Dieu veuille dans tous les cas, en enlevant la coulpe du péché, enlever aussi le poids du souvenir ; peut-être ce dur régime est-il celui qu’il fait suivre à certaines âmes, qui ont besoin d’être tenues jusqu’à la fin dans l’humiliation et dans l’effroi. Peut-être tel homme sentira-t-il que ce n’est pas à lui, souillé comme il l’est, d’exercer un ministère dont les anges mêmes ne sont pas dignes ; peut-être son respect pour le ministère le tiendra-t-il éloigné du ministère ; et s’il en était ainsi, je n’oserais combattre ces scrupules, je n’oserais l’engager à les étouffer, à moins que je n’y visse un germe de propre justice, et que je ne découvrisse, à travers ce sentiment de l’indignité de l’individu, l’idée de la dignité de l’homme en général. Ce sacrifice douloureux pourrait être béni, et selon le principe dans lequel je le verrais consommé, je croirais pouvoir espérer que cet homme ne renonce au ministère que pour l’exercer sous une autre forme, plus humble, plus de plain-pied ; qu’il évangélisera du pied de la chaire, comme [il l’eût fait] du haut de la chaire ; qu’il ne s’interdira le sacerdoce officiel que pour en exercer un autre ; et qu’il fera par ses bons exemples, qu’il lui est d’autant plus permis de donner qu’il en a donné de mauvais, ce qu’il n’ose faire par ses paroles.
Il est difficile ; dans des cas semblables, de s’interposer entre un homme et sa conscience. Il faut les laisser terminer ensemble ce débat ; il faut du moins n’y entrer qu’invité, avec précaution, et ne rien forcer. Mais si la solution de chacun des cas de ce genre est difficile, il ne l’est pas autant de poser le principe général d’après lequel ils doivent être résolus, et que chacun s’appliquera selon qu’il lui sera donné. Or ce principe, le voici : il s’agit, dirons-nous à chacun, il s’agit de ce que vous êtes et non de ce que vous avez été. Si les péchés de votre jeunesse devaient, absolument, vous interdire le ministère, personne ne pourrait l’exercer ; car tout le monde a péché, tout le monde était mort (Ephésiens 2.1), et l’on n’était pas mort plus ou moins. Si ces actions vous rendent impropre au ministère, après que vous en avez abjuré et rejeté le principe, elles vous rendent aussi bien impropre au paradis. Vous ne pouvez prêcher le pardon de Dieu sans y croire, c’est-à-dire sans l’avoir reçu et accepté ; et si vous l’avez accepté, vous êtes, aux termes de l’Evangile, comme si vous n’aviez jamais péché. Entre vous et d’autres, il n’y a point de différence, puisque tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. (Romains 3.22) Vous n’avez donc, en tant que vous croyez au pardon de Dieu, ni plus ni moins que tout autre, le droit de prêcher l’Evangile. Celui dont la grâce a lavé l’homme en vous, n’a-t-il pas, en même temps, lavé le ministre ? On ne saurait méconnaître ces vérités sans méconnaître avec elles les éléments de l’Evangile, qui confond l’ouvrier de la première et l’ouvrier de la onzième heure, le publicain et le pharisien rigide, l’enfant prodigue et son frère aîné, c’est-à-dire celui qui, par supposition, serait toujours resté auprès de son père. Le fait de la grâce est une nouvelle création dans laquelle on ne se souvient, plus des choses passées. (Esaïe 65.17) — L’homme nouveau date, pour Dieu, de sa réhabilitation ; ce qu’il est efface ce qu’il a été, quoique ce qu’il fait ne puisse effacer ce qu’il a fait. — Quel plus grand changement, dit Saint-Cyran, peut-il arriver. à l’homme que de devenir d’enfant d’Adam enfant de Dieu ? On peut dire que c’est un moindre changement de passer du néant à l’être d’un homme mortel, que de passer de l’être d’un homme mortel à l’être d’un enfant de Dieu.[t]
[t] Saint-Cyran, Pensées sur le sacerdoce.
Voilà la vérité au point de vue abstrait et absolu. Ce n’est pas à dire que, parce que la miséricorde de Dieu ne veut pas tenir compte de notre ancienne conduite, nous n’en devions pas tenir compte, nous, ni ceux qui peuvent avoir à décider de notre appel aux fonctions du ministère. La repentance doit avoir séparé notre ancienne vie de la nouvelle ; et ce n’est pas assez : il faut qu’une épreuve d’une durée suffisante ait pu assurer les autres et nous-mêmes que le germe empoisonné est mort, et que nous ne sommes plus le même homme qui a péché et donné du scandale. A cette condition les anciens péchés ne sauraient être un obstacle objectif à notre entrée dans la tribu sainte ; et même il pourra se trouver que ces péchés, que nous déplorons, et parce que nous les déplorons, nous donneront une prudence, un sérieux, une force et une compassion que n’ont pas toujours les vies qui se sont écoulées dans une innocence relative. Voici, sur ce sujet, la pensée de l’abbé de Saint-Cyran : Je ne craindrais pas de porter à la prêtrise, en certaines occasions pressantes, un homme qui aura fait vraiment pénitence de ses péchés (publics ou connus), quoique charnels et contre le décalogue, si je trouve deux qualités en lui. L’une est la solidité d’esprit, qui est plus que le bon sens, et peut beaucoup lui servir, avec l’aide de la grâce, pour le faire combattre contre les restes des péchés, et même contre les tentations qui peuvent naître de l’exercice de la prêtrise. L’autre est une entière exemption de cupidité, tant à l’égard du bien que des honneurs et des louanges. Car il arrive souvent qu’un homme n’aura perdu l’innocence que par une seule espèce de péchés mortels, nés d’une, forte inclination et favorisés par l’ardeur de l’âge, et qu’une occasion peut-être passagère aura prévalu sur un naturel bon en tout le reste, et doué dans le corps et dans l’âme de plusieurs bonnes qualités naturelles acquises et procédantes de la grâce. Cela suffit quelquefois pour ne craindre pas de faire un homme prêtre, quand il a vraiment fait pénitence, et passé quelques années sans retomber et travaillant perpétuellement à la guérison des habitudes de son péché. Cette épreuve sera encore plus sûre si, demeurant dans une ville, il s’est retiré du commerce des hommes mêmes qu’on ne peut guère éviter, comme sont quelques parents, quelques amis et d’autres personnes dont on a grande peine à se défendre au milieu des villes. Il y a des hommes déchus de l’innocence, qui ont plus de force et de solidité dans l’âme que quelques-uns de ceux qui l’ont conservée.[u]
[u] Saint-Cyran, Lettre à M. Guillebert sur le sacerdoce, chap. XVII — Dieu lui-même a choisi pour ministres des hommes qui avaient gravement péché, et plusieurs des saints évêques et pasteurs dont nous parlé l’histoire ecclésiastique avaient été des hommes plus que dissipés. (Augustin, Rancé.)
Les doutes peuvent-ils annuler la vocation ? Nous répondrons :
- qu’il y aurait peu de vocations légitimes si le doute les annulait
- qu’il y aurait peu même de chrétiens dans cette supposition ; [car, bien qu’on puisse arriver à un état où tout est lumière, il n’y a que des êtres disgraciés qui n’aient jamais douté ;]
- que l’étude, la vie, l’exercice du ministère soulèvent de nouveaux doutes.
La question est de savoir si nous croyons, si le christianisme est pour nous une réalité, si nous sommes en état de rendre compte à nous-mêmes et aux autres de notre foi, et si nous avons cette expérience de la vérité, cette certitude de l’âme qui, sans résoudre tous les doutes, les emporte.
Mais, nous objectera-t-on, un homme envoyé au secours des doutants peut-il douter lui-même ? Non, pas absolument. Aussi n’est-ce pas d’un ministre sceptique ou incrédule qu’il s’agit, mais d’un homme qui n’est pas au clair sur tout, et qui, quelquefois, devra l’avouer.
Certaines inclinations peuvent-elles annuler la vocation ? Les inclinations que nous avons en vue, sont comme les doutes de l’âme, [et la difficulté se résout par les mêmes principes.]
Nous ne parlons pas de certains goûts, innocents en eux-mêmes, mais auxquels on ne peut se livrer étant pasteur. Ils annulent la vocation, si la vocation ne les annule ou ne les surmonte.
Il s’agit d’inclinations mauvaises. Mais si elles sont mauvaises, elles sont aussi incompatibles avec la profession du christianisme qu’avec le ministère. — Toutefois, comme un ministre, en s’y livrant, serait plus coupable et ferait plus de mal qu’un simple chrétien, la question peut se poser. Ne sera-t-il pas nécessaire qu’il commence à les surmonter comme homme ? — Dira-t-il qu’il le pourra encore mieux comme ministre ? Ce serait jouer gros jeu, quitte ou double. Si l’Eglise est un hôpital, les ministres n’en sont pas les malades, mais les infirmiers. [Ils doivent y entrer bien portants. Sans doute ils peuvent s’y faire du bien mais il y a quelque chose de repoussant dans ce calcul. On risque ainsi de souiller le ministère, au lieu d’en être purifié.]
Je crois qu’une préparation importante au ministère est l’ascèse[v] ou l’exercice spirituel. [Je n’entends pas par là les exercices spirituels arbitraires de certains chrétiens et de certains sectaires. C’est un système de vie morale reposant sur le principe chrétien, mais dirigé dans la vue et dans la pensée du ministère qu’on doit exercer plus tard. Mettons-nous dans la position la plus difficile, et vivons comme si nous y étions. Il y aura, du reste, bien des différences. Ce qui sera privation pour l’un ne le sera pas pour l’autre ; on ne peut donc pas entrer dans les détails. Il s’agit de se rendre maître de soi-même, avec le secours de la grâce de Dieu ; c’est là l’essentiel.]
[v] Ἀσκησις — M. Vinet s’est emparé de ce mot que les Allemands avaient introduit avant lui (Christliche Askese) dans la langue théologique. Il emprunte ascèse au grec, comme déjà on lui avait emprunté ascète, ascétisme et ascétique. (Editeurs.)
Il est bien clair que, pour toutes ces questions, nous sommes, et d’abord et en définitive, renvoyés à nous-mêmes. Et en somme, jamais un homme ni un corps ne pourra connaître avec une entière certitude que nous sommes appelés, de même qu’il ne pourra pas avec certitude dans tous les cas déclarer que nous ne sommes pas appelés. Enfin, il est des temps et des lieux où l’homme ne peut être envoyé que par lui-même, et où celui qui fait besoin est le dernier que l’on appellerait. Tel est le cas où un homme se lève pour faire opposition à une erreur générale. L’ordre pastoral est toujours prêt à recommencer, et l’Eglise naît du pasteur en certains temps, comme dans les temps ordinaires le pasteur naît de l’Eglise. — Mais, en général, la vocation extérieure, qui n’est pas nécessaire en droit, est nécessaire en fait :
- Au ministre lui-même, qui, seul juge de ses intentions, n’est pas seul juge du reste, et a besoin, pour soi-même, d’un témoignage étranger, sous le rapport du tact, du talent, de la science. Il est bien vrai qu’alors même qu’une Eglise nous appellera, nous pourrons croire que nous ne sommes pas appelés. Mais si elle ne nous appelle pas, lorsque nous nous croyons appelés., alors il y a lieu de douter de la vocation. C’est le devoir de tout homme qui se sentirait même le plus vivement poussé au ministère, de suspendre sa vocation lorsqu’il se voit repoussé. Il faut un délai au moins avant de récuser, l’autorité scientifique et ecclésiastique qui nous récuse ! Nous ne connaissons pas non plus très bien la tâche, et nous devons, jusqu’à un certain point, sur sa nature, son étendue, ses difficultés, son vrai caractère, nous en rapporter au témoignage, qui peut bien, dans ce cas, s’appeler autorité. Ceux qui connaissent la tâche ont un moyen que nous n’avons pas, de savoir si nous y sommes propres.
- Au troupeau. A moins que, par des circonstances particulières, le troupeau ne soit capable et n’ait été mis en état de juger, de la capacité et de la dignité du ministre qui se présente, toujours il demandera : D’où viens-tu ? Es-tu celui qui devait venir ? — Partout ou il y aura une Eglise, elle pourvoira à l’établissement d’une norme d’après laquelle seront jugés ceux qui prétendent aux fonctions pastorales, et d’une institution qui les forme et qui les choisisse. Ce n’est qu’une garantie morale, mais c’est la seule qui soit possible ; et dans l’Eglise romaine, avec d’autres prétentions, a-t-on, quant à l’essentiel, quelque chose de plus ?
Pour le ministre, quant à ce qui est de se constater à lui-même sa vocation, la vocation extérieure équivaut à une consultation. Mais cette consultation, on peut le dire, est grossière et le sera toujours, en comparaison de celle qu’il peut demander, non plus à un corps, mais à des amis fidèles et à des frères dans la foi. Une autorité collective ne peut pas juger des sentiments intérieurs, de la réalité de la foi, de ce qu’il y entre d’imagination. Un ami peut le faire beaucoup mieux. Il faut le consulter avec une entière sincérité, sans aucune arrière-pensée. Souvent on croit tout dire, et le mot important reste au gosier.
J’aurais indiqué encore, comme moyen de s’assurer de sa vocation, l’exercice, s’il était en général possible de s’exercer suffisamment avant la consécration, c’est-à-dire d’une manière qui fasse bien connaître la nature de la tâche à laquelle on sera voué comme ministre. – Je pense que, sans attacher trop d’importance à ce moyen, il est bon de se livrer, dans les limites de la prudence et de la modestie, et sous une direction sage, à quelques-uns des travaux du ministère. Cela importerait pour donner du sérieux à la vie d’étudiant, pourvu que ces travaux, par leur nature, fussent sérieux, — et pour jeter d’avance sur la théorie la lumière de la pratique. [Ainsi les jeunes médecins, non seulement lisent et écoutent les leçons, mais vont auprès des malades. C’est ce que devraient faire les jeunes ministres : il y a aussi une clinique du ministère.] Le domaine de la théologie et du ministère n’offre que trop de théoriciens que la pratique n’a pas éclairés, et de praticiens qui ne tiennent nul compte de la théorie. Bengel conseille aux jeunes théologiens qui ont fini leurs études, d’aller un an à la campagne exercer le ministère, et d’aller passer ensuite quelque temps à une nouvelle université. Sans en faire une règle, c’est un précepte excellent.
En général, le jeune homme sérieux et bien dirigé pourra bien, au début de ses études théologiques, se décider en connaissance de cause, et au bout d’une année d’études, voir se confirmer ou s’annuler sa vocation. C’est donc à cette époque qu’il doit se poser la question ou qu’elle doit lui être posée. S’il n’a pas de vocation, il peut le reconnaître dès lors. Il ne peut pas si bien s’assurer s’il en a une véritable ; mais ce qu’il croit en sentir peut le déterminer à commencer des études. Il faut avoir le courage quand on reconnaît qu’on a obéi à une vocation imaginaire, de revenir sur ses pas, quelque tard que ce puisse être.[w]
[w] Ce qui suit est tiré des cahiers des auditeurs de M. Vinet et complète sa pensée, dont l’expression originale, plus sommaire, est reproduite dans le texte :
Cette question de la vocation est la grande question. Mais elle ne surgit pas toujours d’elle-même. Pour la résoudre, il faut la poser, et la poser avant d’entrer dans le ministère. Il faut s’interroger souvent, toujours, mais à deux époques surtout ; l’une au commencement de ses études spéciales, l’autre au terme de ces études. Il est naturel qu’on examine cette question au commencement de ses études ; mais ce moment est-il tout à fait propre à décider la chose ? Chez quelques-uns il peut y avoir impulsion puissante ; mais ce n’est pas le cas de la plupart. Et même, chez le petit nombre, l’impulsion n’est pas toujours un signe assuré de la vocation. L’âge peut exercer une grande influence. Mais l’état commun est plutôt un reste d’indécision, un partage entre les goûts, les tendances. Faut-il exclure du noviciat ceux qui ne trouvent pas dans leur âme cette vive impulsion ? Non ; il faut essayer, lorsqu’on peut se rendre le témoignage d’être sincère, de croire, lorsqu’on apprécie la beauté du ministère, lorsqu’on n’est pas uniquement poussé par des suggestions du dehors. Il est vrai, entrer dans les études avec de telles dispositions, c’est s’exposer à un grand danger. Lorsque, plus tard, on est plus languissant, que la vie se tourne d’un autre côté, on persévère, au lieu de renoncer. C’est un danger ; mais pour cela on ne peut exclure personne. Au terme des études, il faut s’interroger encore et d’une manière décisive. Il ne s’agit plus d’une convenance générale entre la profession et le cœur. Il faut s’examiner à fond ; et si l’on reconnaît que l’on n’a pas de vocation, il faut avoir le courage de revenir sur ses pas. — Enfin, le ministre qui, après quelque temps de pratique, se reconnaîtrait sans vocation, le ferait bien tard, mais pas trop tard encore pour quitter le ministère. (Editeurs.)
Que le jeune homme ait égard aux vœux de ses parents, qui aiment cet état, et y voient souvent un port de salut pour leur enfant ; mais que ses parents et lui sachent bien que ce n’est pas, absolument, un port de salut ; que le ministère, à lui seul, ne garde pas les ministres, et qu’entrer dans cette carrière avec une vocation pour une carrière toute différente, c’est s’exposer à voir un jour la nature devenir la plus forte, et nous porter à des occupations, nous imprimer des habitudes, qui, hors du ministère, sont innocentes et peuvent convenir à un chrétien, mais qui, dans le ministère, sont autant d’infidélités ou de scandales.
Mais celui qui aura fait usage de tous ces moyens n’en sentira pas moins, et sentira plus qu’un autre, qu’ils sont insuffisants en eux-mêmes ; car ils ne profitent qu’à l’âme intègre et sincère, à l’âme libre de toute préoccupation étrangère ; et comment s’en assurer ? comment se mettre à l’abri de toute illusion ; si l’on n’a pas d’abord obtenu cet œil simple, cet œil pur, sans lequel la lumière même n’est que ténèbres ?
Comment se mettre dans une disposition où les objets paraissent tels qu’ils sont, où rien du dehors ne s’y mêle, où l’on se connaît et l’on se juge avec toute la sûreté possible, et où, pour tout dire, aucune erreur grave et irréparable ne peut avoir lieu ? Cet isolement, ce milieu choisi et pur, est la prière. La prière est le lieu de la vérité.
Aucun objet n’en fut jamais plus digne, puisqu’il s’agit d’exhorter au nom de Dieu et comme si Dieu exhortait par nous. (2 Corinthiens 5.20) Comment oserions-nous le faire sans son congé ? Et comment serions-nous sûrs d’avoir son congé, lorsque, pouvant le lui demander directement, nous ne le faisons point ? — Ce n’est pas que j’attribue à la prière aucun effet surnaturel ou magique. Dieu ne prétend pas nous exempter ou nous priver de l’usage de nos facultés en nous invitant à la prière ; il ne s’engage pas à répondre directement, sans intermédiaire, à la question que nous lui adressons : Irai-je, Seigneur ?… Va ! — Mais, outre la vertu intrinsèque attachée à la prière, il est au pouvoir de Dieu, maître de notre esprit et des circonstances, de tout combiner de telle sorte que nous voyions ce que nous devons voir, et que nous ne croyions point voir ce qui n’est pas. Sa providence ne s’exerce pas aux dépens de notre liberté, qui doit demeurer tout entière.
Nous n’invoquerions jamais Dieu si nous ne le faisions dans le moment du plus grand danger. Car c’est bien ainsi qu’il faut nommer la chance d’entrer dans le ministère sans vocation. Il n’est, lecture, exemple, ni compagnie, il n’est influence de l’éducation et de l’autorité, il n’est tentation du dehors ou du dedans, il n’est excessive richesse ni excessive pauvreté, il n’est rien qui puisse corrompre aussi profondément ni aussi irrévocablement qu’un ministère exercé sans vocation, c’est-à-dire dénué des convictions et des sentiments qui en sont la seule base légitime ; et l’abbé de Saint-Cyran a raison de dire qu’il n’y a point d’hommes plus inconvertibles que ceux qui, n’ayant pas été appelés à la prêtrise par la vocation de Dieu, ne font rien qui ne paraisse digne d’un prêtre durant toute leur vie[x]. Pensée terrible, mais vraie. Car, d’un côté, il est certain que l’un se fait, par un ministère sans vocation, exactement autant de mal qu’un autre se fait de bien par un ministère légitime ; que tout ce qui touche et édifie le vrai pasteur l’endurcit, lui, dans la même proportion ; que chaque parole de vérité qu’il prononce ferme un peu plus son cœur au sentiment de la vérité, et qu’il périt par où d’autres vivent ; — et d’un autre côté, il est aisé de comprendre que le crime de l’usurpation et par conséquent de l’hypocrisie est tel que le scandale, des mœurs n’y ajoute sensiblement rien, et même que des scandales éclatants, en décréditant le ministre, compromettent moins le ministère. Ces scandales nous signalent un esclave qui se débat dans ses chaînes ; ils sont comme une abdication du ministère ; le ministre qui les donne est un larron, mais non un imposteur, et il se corrompt moins peut-être par ces excès que par l’hypocrisie. L’autre fait bien plus de mal ; il n’a pris en main la fonction de ministre de l’Evangile, que pour exténuer l’Evangile, pour retenir dans des formes vides et mortes les âmes qui lui sont remises, pour les endormir d’un sommeil encore plus profond. Chose étrange, mais véritable : les scandales qu’il pourrait donner par une conduite irrégulière seraient comparativement des bienfaits ; ils ne permettraient pas l’illusion ; ils avertiraient que la vérité est ailleurs, ou du moins qu’elle n’est pas là ; mais la décence de ses mœurs, quelque régularité dans les devoirs purement extérieurs, le tout sans conviction, sans piété et sans vie, sont le plus admirable moyen de retenir les âmes loin des eaux vives et auprès des eaux croupissantes et fangeuses de la propre justice, du formalisme et de l’indifférence. Je ne cherche pas s’il est plus ou moins coupable que le ministre scandaleux ; mais je ne doute pas qu’il ne fasse plus de mal.
[x] Saint-Cyran, Pensées sur le sacerdoce.
En présence d’un si terrible danger, quel est l’insensé qui ne tremblerait pas, qui ne se défierait pas des apparences, qui ne soupçonnerait pas les vœux, les invitations et les conseils de ceux dont il se sent le plus et le mieux aimé, qui, en un mot, ne résisterait pas à toutes les impulsions réunies, et qui ne chercherait pas à s’élever, par la prière, si loin, si haut au-dessus des prestiges de l’imagination et de toutes les influences humaines, qu’il ne trouve plus rien entre lui et la vérité ? Ce qu’il veut, c’est une vocation qui lui vienne de Dieu même ; il ne sera pas satisfait à moins ; il n’aura pas de repos qu’il n’ait arraché à Dieu ce mot solennel : Va ! ou : Ne va point ! Ce mot, Dieu sans doute ne l’articulera point ; mais Dieu fera que tous les objets dont la considération doit le déterminer se réfléchiront avec pureté dans le miroir de sa conscience, et qu’il aura, s’il est permis de parler ainsi, la conscience que c’est la conscience qui a parlé, l’homme nouveau et non l’homme naturel.