Avant d’aborder ce domaine si important pour notre sujet, je crois devoir rappeler deux choses : premièrement que nous ne traitons point ici de la canonisation des évangiles, mais seulement de la formation du recueil dans lequel ces quatre écrits se trouvent réunis ; deuxièmement qu’il ne s’agit point du Canon du Nouveau Testament en général, mais uniquement du groupe le plus ancien et le plus important de ce Canon.
Justin, dont les écrits doivent nous occuper maintenant, né en Samarie dans la ville de Naplouse (l’ancienne Sichem) à une date inconnue, était d’origine païenne. Poussé par le besoin profond de connaître Dieu, il étudia la philosophie grecque sous ses principales formes, stoïcisme, pythagorisme, platonisme, sans y trouver la satisfaction désirée. Se promenant, plongé dans ses pensées, sur le bord de la mer, près d’Éphèse, il rencontra un vieillard chrétien qu’il ne revit plus jamais et avec lequel il eut un entretien qui décida de sa vie. Celui-ci dirigea son attention sur les prophéties de l’Ancien Testament et lui dit en le quittant : « Avant toutes choses, priez ; c’est Dieu qui donne l’intelligence » (Dial. c. 7, fin). Il fut ainsi amené à la foi à l’Evangile par la preuve des prophéties. Dès ce moment il consacra toutes ses facultés à la défense de la foi des chrétiens. Vers 140, il vint s’établir à Rome où enseignaient à la même époque Marcion et Valentin, et il y établit une école de philosophie chrétienne. De ses nombreux ouvrages il ne nous en reste que trois de sûrement authentiques, les deux Apologies dont la seconde et la plus petite n’est proprement qu’un supplément de la première. Celle-ci fut présentée à l’empereur Antonin, ainsi qu’au sénat et peuple romains, probablement vers 148 à 450. La seconde, adressée au sénat, a suivi de près. Le troisième ouvrage est le Dialogue avec le Juif Tryphon ou Tarphon ; c’est le compte-rendu d’une discussion que Justin soutint à Éphèse avec ce rabbin célèbre. Dans les Apologies il défend les chrétiens contre les imputations odieuses qui circulaient contre eux chez les païens. Dans le Dialogue il prouve la vérité du christianisme par les prophéties dont l’Évangile est l’accomplissement.
Dans ces trois ouvrages il cite jusqu’à dix-sept fois un groupe d’écrits, auquel il donne le nom de Mémoires des Apôtres (Ἀπομνημονεύματα τῶν ἀποστόλων) ; ce nom en fait ressortir la pluralité. Mais souvent aussi, lorsque, le sentiment de l’unité du contenu de ces écrits domine, il emploie le terme collectif τὸ εὐαγγέλιον, l’Évangile. Ainsi Dial. c. 100 : « Il est écrit dans l’Évangile disant ; » et Tryphon lui-même (Dial. c. 10) emploie ce terme comme désignant quelque chose qui lui est très familier ; il s’exprime ainsi : « Je sais que vos préceptes dans ce qui est appelé l’Évangile (ἐν τῷ λεγομένῳ εὐαγγελίῳ) sont grands et admirables, tellement que je soupçonne que personne ne peut les observer, car j’ai pris soin de les étudier (ἐντυχεῖν αὐτοῖς). » Et Justin lui répond (c. 18) : « Puisque tu reconnais toi-même, ô Tryphon, avoir lu les choses que le Sauveur a enseignées… » Les mots étudier et lire ne permettent pas de douter qu’il ne s’agisse d’un écrit bien connu alors sous le nom d’Évangile.
Liste des traits cités par Justin comme empruntés aux Mémoires des Apôtresm
m – Nous citons d’après la troisième édition d’Otto : S. Justini Opéra, 1876-77.
- Apol. 1, c. 33 ; 1.1, p. 102 : La naissance surnaturelle (Luc 1 ; Matthieu 1).
- Apol. I, c. 66 ; t. I, p. 182 : La sainte Cène (Matthieu 26 et parallèles dans Luc et Marc.)
- Apol. I, c. 67 ; t. 1, p. 186 : Lecture des Mémoires dans le culte publicn.
- Dial., c. 88 ; t. II, p. 320 : La descente du Saint-Esprit sur Jésus après le baptême (Matthieu 3 ; Marc 1 ; Luc 3).
- Dial., c. 100 ; t. II, p. 356 : Profession de la divinité de Jésus par Pierre. – La préexistence de Jésus (Matthieu 16.16 ; Jean 1.1 et suiv.).
- Dial., c. 101 ; t. Il, p. 365 : Les moqueries des Juifs devant la croix (Matthieu 27.39-43 ; Luc 23.35-37 et Marc 15.29-32).
- Dial., c. 102 ; t. II, p. 364 : Silence de Jésus (Matthieu 26.63 ; Marc 14.61 ; Luc 23.9).
- Dial., c. 103 ; t. II, p. 372 : La tentation (Matthieu 4 ; Luc 5).
- Dial., c. 103 ; t. II, p. 372 : L’angoisse de Jésus à Gethsémané (Luc 20 ; Matthieu 26 ; Marc 14)
- Dial., c. 104 ; t. II, p. 374 : Partage des vêtements (Matthieu 27.35 ; Marc 15.24 ; Luc 23.34).
- Dial., c. 105 ; t. II, p. 376 : Incarnation et naissance miraculeuse (Jean 1.1-4 ; Luc 1 ; Matthieu 1).
- Dial., c. 105 ; t. II, p. 378 : Père, je remets mon esprit entre tes mains (Luc 23.46).
- Dial., c. 105 ; t. II, p. 378 : La justice des scribes et des pharisiens (Matthieu 5.20).
- Dial., c. 106 ; t. Il, p. 378 : L’hymne chanté après la sainte Cène (Matthieu 26.30 ; Marc 14.26).
- Dial., c. 106 ; t. II, p. 380 : Les surnoms donnés à Pierre et aux fils de Zébédée (Marc 3.16-17o ; Jean 1.42).
- Dial., c. 106 ; t. II, p. 380 : L’étoile des Mages (Matthieu 2).
- Dial., c. 106 ; t. II, p. 382 : L’Arabie patrie des Mages (Matthieu 2).
- Dial., c. 107 ; t. Il, p. 382 : Le signe de Jonas et l’annonce de la résurrection au troisième jour (Matthieu 12.40).
n – Ce passage ne peut pas proprement être compté comme cité d’après les Mémoires ; mais c’est une mention très importante de ces écrits.
o – D’après Credner, tiré de l’évangile de Pierre.
Ce sont là les cas dans lesquels Justin en appelle aux Mémoires ; outre cela il cite bien souvent encore nos quatre évangiles, sans les nommer expressément. Mais on peut déjà constater certainement par cette liste qu’il n’est pas un des traits de lu vie de Jésus cités par Justin comme renfermés dans ces Mémoires apostoliques, qui ne se retrouve dans nos évangiles ; c’est là un fait qui, à lui seul, suffit déjà à prouver la relation étroite qui a dû exister entre les Mémoires et nos évangiles. Il y a plus : Justin cite quelques traits de l’histoire évangélique, bien secondaires, il est vrai, qui ne se trouvent pas dans nos évangiles : ainsi l’Arabie, comme pays d’où venaient les Mages (Dial., c. 11, M 78, 88, 102, 106)p ; la naissance de Jésus dans une grotte (Dial., c. 78) ; le feu allumé dans le Jourdain au baptême de Jésus (Dial., c. 88) ; l’ânon de Béthanie attaché à un cep (Apol. I, c. 32 ; Dial., c. 53) ; de plus quelques paroles qui ne se trouvent pas non plus dans nos évangiles, telles que : « Il y aura des schismes et des divisions » (Dial., c. 35) ; « Vous serez jugés sur les choses dans lesquelles je vous surprendrai » (Dial., c. 47) ; « Tu es mon Fils bien-aimé ; je t’ai engendré aujourd’hui » (c. 88, 103). Mais ce qui est très remarquable, c’est que pas un de ces faits et pas une de ces paroles étrangers à nos évangiles n’est cité par Justin comme renfermé dans les Mémoires apostoliques. Ce second fait, complémentaire du premier, me paraît achever de démontrer la parfaite conformité des Mémoires avec nos quatre évangiles. En effet, si pas un des traits que Justin dit empruntés aux Mémoires ne manque dans nos évangiles et si pas un de ceux qui manquent dans le récit évangélique n’est mentionné par lui comme se trouvant dans les Mémoires, ce serait un hasard bien étrange que ces livres appelés par lui Mémoires des apôtres ne fussent pas les mêmes écrits que nos évangiles.
p – La citation des Mémoires à propos de ce trait, au chapitre 106, a été omise dans la liste ; elle devrait figurer à la suite du n° 16 (voir à la page 82, note, où cette citation, en apparence exceptionnelle, est expliquée).
On ne peut nier que Justin ait emprunté quelques-uns des traits mentionnés par lui soit à la tradition orale, soit même à certains écrits extra-canoniques. Mais d’entre ces traits, souvent cités, il faut, je pense, en déduire un bon nombre. Ainsi 1° ceux qu’il croit pouvoir tirer d’une prophétie, comme l’ânon de Béthanie attaché à un cep, d’après Genèse 49.11 ; la naissance de Jésus dans une grotte, fait mentionné aussi dans quelques écrits non canoniques, et pour lequel Justin en appelle lui-même à Ésaïe 33.16 ; la parole : « Je t’ai engendré aujourd’hui », ajoutée à l’allocution divine après le baptême, leçon qui se trouve aussi dans quelques manuscrits et dont la véritable source me paraît être Psaume 2.7, que Justin cite lui-même à cette occasion en disant (Dial., c. 88) : « Et une voix du ciel se fit entendre, celle qui avait été annoncée par David, comme devant être adressée au Christ par le Père. » 2° D’autres détails sont tirés par induction de nos textes évangéliques eux-mêmes ; ainsi l’Arabie, comme patrie des Mages : Justin précise par là l’expression vague de Matthieu : « d’Orient » ; il est conduit à s’exprimer ainsi par la nature des présents offerts et par les prophéties Psaumes 72.10 et Esaïe 60.6. La mention des charrues et des jougs que fabriquait Jésus est déduite de Marc 6.3 : « Le charpentier », et de Matthieu 13.58 : « Le fils du charpentier » ; la parole : « Il y aura des schismes et des divisions, » est une conclusion logique tirée de l’annonce de loups ravisseurs, de faux Christ et de faux apôtres « séduisant les fidèles » ; paroles qui sont citées d’après Matthieu 7.15 et 24.5 par Justin lui-même avant et après celle dont nous parlons, toutefois avec une réminiscence probable de 1 Corinthiens 11.19 ; la maxime : « Je vous jugerai d’après les choses dans lesquelles je vous surprendrai, » me paraît déduite de Luc 17.34-36 et Matthieu 24.40-42 : « En cette nuit-là, l’un sera pris et l’autre laissé. » Après tout cela il ne reste, me paraît-il, qu’un seul trait extra-biblique : le feu allumé dans le Jourdain au baptême de Jésus. C’est là une légende tirée soit de la tradition orale ou de quelque ouvrage que Justin n’a pas jugé digne d’être cité ; car il ne l’attribue pas aux Mémoires. Si l’on objecte que dans le passage Dial., c. 88, après avoir mentionné les deux circonstances du feu allumé dans le fleuve et de la descente du Saint-Esprit sous la forme d’une colombe, Justin cite les Mémoires apostoliques, il faut bien remarquer que c’est en rapport avec le -second trait, et avec lui seulement, qu’il ajoute ces mots : « C’est ce qu’ont écrit les apôtres de notre Christ. » La mention des deux faits est séparée par un changement de construction significatif, qui ne permet pas de rapporter le témoignage des apôtres au premier. La source non indiquée de celui-ci paraît être (d’après le De rebaptismate, écrit placé à tort parmi les œuvres de Cyprien) un livre apocryphe intitulé : la Prédication de Paul. – On a fait encore ressortir deux petits détails extra-canoniques, mentionnés par Justin. D’après Dial., c. 41, 59, 88, Jean-Baptiste parlait assis au désert ; mais c’était alors l’usage (Matthieu 5.1 ; Luc 4.20), Puis Justin ajoute aux moqueries des Juifs, Dial., c. 101, certaines grimaces insultantes dont ils les accompagnaient. Ce trait se trouve, d’après lui, dans les Mémoires ; et en effet il se trouve réellement dans le ἐξεμυκτήρισον de Luc 23.35. De plus la citation des Mémoires sur ce point porte non sur les moqueries de fait, mais uniquement sur ces paroles de Jésus qu’ils parodient ironiquement (εἰρωνευόμενοι) : « Il s’est dit le Fils de Dieu. »
Du reste Justin a pris soin lui-même de s’expliquer clairement, au moins une fois, sur ce point. Dans la première Ap., c. 66 ; I, p. 156, il écrit : « C’est ce que nous ont transmis les apôtres dans les Mémoires composés par eux, qui sont appelés évangiles (ἐν τοῖς γενομένοις ὑπ’ αυτῶν ἀπομνημονεύμασιν ἃ καλεῖται εὐαγγελια). » après avoir désigné ces écrits sous un nom approprié à ses lecteurs non chrétiens, Justin veut les caractériser, au moins une fois, comme étant bien les mêmes que ceux qui chez les chrétiens portent communément le nom d’évangiles. Seulement ce nom était alors prodigué à tant d’écrits que l’on pourrait se demander si, par ces évangiles, il entend bien nos évangiles envisagés actuellement comme canoniques. La réponse me paraît ressortir d’une manière à peu près certaine de l’explication suivante qui se trouve Dial., c. 103 : « Car dans les Mémoires que je dis avoir été composés par ses apôtres et par ceux qui les ont accompagnés (ἃ φημι ὑπὸ τῶν ἀποστόλων αὐτοῦ καὶ τῶν ἐκεινοῖς παρακολουθησάντων) » ; parole qui convient exactement à la composition de notre recueil canonique (d’un côté Matthieu et Jean, et de l’autre Marc et Luc). Et comme nous ne trouvons, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus, aucun passage attribué par Justin aux Mémoires qui ne se lise précisément dans ces quatre, il nous paraît que leur identité est non seulement probable, mais certaine.
En fait, d’ouvrages chrétiens extra-canoniques, Justin ne cite nommément que les Actes de Pilate (Apol. I, c. 35 et 48) ; il est possible que le Protévangile soit employé par lui (Dial., c. 78) ; mais quel contraste entre ce petit nombre d’écrits extra-canoniques, écrits si rarement cités, d’une part, et les citations fréquentes de nos quatre évangiles, que nous avons constatées, d’autre part ! Outre les 17 (18) citations expresses indiquées plus haut comme tirées des Mémoires apostoliques, nous trouvons indiquées dans le registre d’Otto, pour Matthieu une centaine, pour Marc une quinzaine, pour Luc une soixantaine, pour Jean une vingtaine de citations (p. 587 à 590). Admettons que par un contrôle sévère on réduise ces chiffres du quart ou même de la moitié, il n’en est pas moins vrai que l’emploi, fait par Justin, de nos évangiles canoniques, laisse infiniment derrière lui celui qui a été fait, par les divers écrivains de la première moitié du second siècle, des autres écrits analogues, en particulier des évangiles des Hébreux ou des Égyptiensq.
q – L’emploi des trois synoptiques par Justin, totalement nié précédemment par quelques théologiens, a été graduellement reconnu pour les trois ; c’est maintenant un fait généralement admis. Quelques-uns se refusent encore à le reconnaître pour Jean. Volkmar, renonçant à nier certaines relations évidentes entre cet évangile et les écrits de Justin, a essayé de retourner le rapport en faisant de Justin le modèle, et de l’auteur de Jean, le copiste. Ce coup d’ingénieuse audace n’a pas réussi. Un autre savant, aussi de l’extrême gauche, Thoma, reconnaît pleinement la dépendance de Justin par rapport à Jean ; il a même été jusqu’à affirmer dans Hilgenfelds Zeitschrift, 1875 qu’il n’y a pas un seul chapitre de Jean dont on ne retrouve l’empreinte dans les écrits de Justin ; seulement il croit lire entre les lignes que Justin citait cet écrit sans y attacher la moindre idée d’autorité.
On a allégué, contre l’emploi de nos évangiles par Justin, les différences qu’il y a quelquefois entre les citations de celui-ci et les textes évangéliques. Mais nous avons reconnu déjà une manière très libre de citer chez Clément Romain et chez Polycarpe ; elle ne saurait étonner si l’on admet que ces Pères citaient souvent de mémoire et en fondant ensemble des textes analogues. Justin cite avec la même liberté les textes de l’Ancien Testament en les adaptant à son sujet. Il cite même certains textes du Nouveau de plusieurs manières assez différentes. Westcott dans son livre On the Canon (6e éd. 1889) en donne treize exemples (p. 129-130) : le plus remarquable est la double citation de Matth. XIX, 17, qui se trouve dans Y Apol. I, c. 16 et dans le Dial., c. 101r. Il commet même de nombreuses erreurs en citant un auteur de l’A.T. pour un autre : ainsi Sophonie pour Zacharie, Jérémie pour Daniel, Zacharie pour Malachie. Rien n’était plus naturel à ce moment, où la forme extérieure des manuscrits rendait plus difficile qu’aujourd’hui la recherche d’un passage qu’on voulait citer. Le format de rouleau, l’écriture continue, sans intervalle entre les, mots et sans division semblable à celle de nos versets, empêchaient de trouver promptement la parole désirée. Et il faut tenir compte des nombreuses variantes qui existaient déjà dans le texte de nos évangiles au second siècle. Nous avons encore aujourd’hui dans le manuscrit de Cambridge (D) de nombreux exemples de ces antiques variantes plus ou moins considérables ; car, quoique datant d’un temps bien postérieur (Ve siècle), ce manuscrit, comme l’ont reconnu Trégelles et Credner, reproduit les leçons de manuscrits beaucoup plus anciens et représente le plus exactement le texte généralement reçu dans la seconde moitié du IIe siècle (voir Westcott, p. 177). Nous pouvons donc par son moyen nous faire quelque idée des différences de textes qui existaient déjà à cette époque. Nous en avons peut-être un exemple instructif dans le passage suivant de Justin. Dans la première Apol., c. 35, il nous montre les Juifs faisant asseoir Jésus sur le tribunal de Pilate, en lui disant ironiquement : « Juge-nous. » Ce rapport est en soi si étrange, si absurde même, qu’on ne peut un seul instant lui accorder créance. Comment l’expliquer ? D’une manière assez simple, si, d’une part, l’on suppose dans le texte de Jean 19.13, une légère variante, la forme plurielle ἐκαθισαν (« ils [les Juifs] firent asseoir [Jésus] ») au lieu du singulier ἐκαθισεν (« il [Pilate] s’assit »), – il n’y a qu’une lettre de changée, – et si, d’autre part, on tient compte du vif désir qu’avait Justin de montrer ici l’accomplissement d’une prophétie, celle d’Ésaie 58.2 : « Ils veulent savoir mes voies… et ils me demandent des jugements justes, » paroles que Justin a soin de citer lui-même à cette occasion. On voit quelle différence de sens pouvait amener une faute de copiste très insignifiante. Que si cette explication est fondée, elle concourt à prouver l’emploi de Jean par Justin et par l’évangile de Pierre.
r – Dans Apol, : « Personne n’est bon que Dieu seul qui a tout créé. » Dans le Dial. ; « Il y a un seul bon, mon Père qui est dans le ciel. »
Une autre difficulté plus grave encore résulte d’un certain nombre de cas où ces différences entre les citations de Justin et les textes évangéliques se retrouvent presque les mêmes dans les citations évangéliques des Homélies Clémentines. Justin et l’auteur des Homélies auraient-ils puisé tous deux à un évangile différent de nos écrits canoniques, comme celui des Hébreux ou celui de Pierre, ainsi que l’ont supposé Credner et Renan ? Ou bien, comme l’a développé Boussets, dans un écrit récent, Justin, tout en puisant dans les rédactions de Matthieu et de Luc, aurait-il été influencé par les souvenirs du texte des Logia, ouvrage primitif de l’apôtre Matthieu ? Ou bien Justin aurait-il puisé dans une Harmonie de nos évangiles déjà existante, comme l’avait supposé Sandayt et comme Rendel Harris le conclut de certains rapports entre le Diatessaron arabe et la version syriaque de Cureton ? Ou enfin ne pourrait-on pas supposer que l’auteur des Clémentines, écrivant à Rome un certain temps après Justin, y a connu ses ouvrages et y a puisé ? On comprend que nous ne pouvons aborder ici ce problème compliqué. Il ne peut être question de l’évangile des Hébreux dont les fragments à nous connus ne présentent pas de rapport avec les citations de Justinu ; pas davantage de celui de Pierre qui est bien postérieur à Justinv. Quant à l’hypothèse de Bousset, Schürer, tout en rendant hommage à la rigueur de son travail, ne peut lui accorder son assentiment et pense que cet écrivain s’est trop laissé influencer par le désir de retrouver une source écrite antérieure à nos synoptiques. « Le problème, selon lui n’est pas encore résoluw. » Quoi qu’il en soit de cette question, sa solution ne saurait compromettre le résultat auquel nous a conduits la relation étroite que nous avons constatée entre les citations de Justin et nos quatre évangiles. S’il est vrai qu’il n’est pas un seul trait cité par Justin comme tiré des Mémoires qui ne se retrouve dans nos évangiles et pas un seul trait étranger à nos évangiles qu’il présente comme emprunté aux Mémoires, il peut arriver sans doute qu’il ait puisé tel trait ou telle parole dans la tradition orale ou même dans quelque écrit extra-canonique ; mais ce qui est certain, c’est qu’un tel écrit ne rentrait point dans les Mémoires des apôtres cités par lui. Et en effet, comment ne se serait-il pas conservé aussi bien que les autres, s’il eût fait partie de ces Mémoires dont Justin avait constaté la lecture dans toutes les églises de la chrétienté ? Et comment se ferait-il qu’immédiatement après Justin, Tatien (par le terme même de Diatessaron), puis le Fragment de Muratori et enfin Irénée ne parlent plus que de nos quatre ?
s – Die Evangelien-Citate Justin’s des Martyrers, in ihrem Wernle für die Evangelien-Critik, 1891.
t – Voir Sanday, A survey of the synoptik question, Expositor, juin 1891.
u – Voir Westcott, dans On the Canon : « Les fragments de l’évangile des Hébreux qui nous ont été conservés n’offrent aucune ressemblance particulière avec Justin. »
v – Voir Kunze : Las neu aufgefundene Bruchstück des sogenanten Petrus-Evangeliums. L’auteur place cet écrit entre 160 et 170.
w – Voir le compte rendu donné par ce savant, Literatur-Zeitung, 1894, p. 62-67.
Il nous reste à examiner de plus près un passage que nous lisons dans la première Apol., c. 67, et dont nous pouvons apprécier maintenant toute la valeur. Justin dit :
Ce tableau du culte ordinaire du dimanche est complété par le récit de la célébration de la sainte Cène dans le chapitre précédent. – Il résulte de là que nos évangiles étaient placés, dans le culte public des églises qu’avait traversées Justin d’Orient en Occident, sur la même ligne que les écrits de l’A.T. Il est même à remarquer que Justin les place avant ces derniers. Quant à l’expression : Les écrits des prophètes, pour désigner tout l’A.T., il faut se rappeler que Justin lui-même (Apol. I, c. 32) appelle Moïse le premier des prophètes (Μωυσῆς, πρῶτος τῶν προφητῶν). Partout, du reste, où il avait trouvé le christianisme établi, c’est-à-dire, comme il le dit Dial., a. 147, « chez les Barbares et chez les Grecs, chez les Scythes et chez les Nomades, » il y avait aussi trouvé les évangiles connus et lus dans les assemblées publiques de l’Église.
De tout ce qui précède, il me paraît résulter avec certitude que ce n’est ni à Justin, ni à son temps, que l’on peut, attribuer la formation du recueil de nos évangiles. Jamais il ne dit un mot qui fasse soupçonner que ce recueil ait pu être son œuvre propre ou même qu’il en ait seulement usé privément. Il en parle au contraire comme d’un livre connu, même de son interlocuteur juif, et portant dans l’Église le nom usuel d’Évangile. Aristide, le philosophe athénien qui présente une Apologie à l’empereur, emploie aussi ce terme d’Évangile et renvoie constamment son lecteur aux livres (γραφαῖς) des chrétiens. Cet écrivain est trop rapproché de Justin pour qu’il puisse parler d’autres écrits que celui-ci, et le résumé qu’il en donne, en commençant son livre, est trop exactement conforme au contenu de nos évangiles pour qu’il puisse penser à d’autres livres. En remontant plus haut encore, nous les avons trouvés cités, tantôt l’un, tantôt l’autre, par les écrivains ecclésiastiques et hérétiques des différentes contrées de l’Église. Cette chaîne non interrompue qui rattache le quadruple évangile de Justin à tous les écrits cités dès l’an 100 à l’an 150, continue, comme nous allons le voir, jusqu’à Irénée et Clément, vers la fin du IIe siècle.
Un sanctuaire à quatre faces d’une harmonieuse beauté avait surgi à la fin de l’âge apostolique ; une foule de constructions déplaisantes et de mauvais goût avaient été élevées autour de cet édifice et en avaient momentanément masqué la beauté. Le jour vint où, par une volonté supérieure, ces constructions environnantes furent rasées et balayées. L’édifice principal parut alors à tous les yeux dans sa grandeur primitive et dans son harmonieuse beauté. Voilà ce qui eut lieu pour les évangiles au temps de Justin ; il y eut, non pas création, mais réapparition.