Les évangiles synoptiques

Présence et emploi des quatre récits

Nous avons maintenant à rechercher les faits qui peuvent nous éclairer sur la présence et l’emploi de ces quatre écrits, soit isolés, soit réunis, depuis le commencement jusque vers, le milieu du second siècle, soit entre le règne de Trajan et l’époque de Justin Martyr.

Une parole d’Eusèbe ; les citations des évangiles entre 100 et 150

Le premier indice que nous rencontrons, se trouve dans un passage d’Eusèbe (H. E. III, 37), où il parle d’un puissant travail missionnaire qui s’accomplit au temps de Trajan, et dans lequel il attribue un rôle à nos évangiles. Voici ce passage :

En un sens cette œuvre était la continuation du travail missionnaire apostolique qui n’avait point cessé dans l’Église, comme on peut le voir par 3 Jean 1.7 : « Car ils sont sortis pour son nom, ne recevant rien des Gentils. » Ceux dont parlait ainsi Jean étaient sans doute les mêmes personnes que la Didaché désigne par le titre d’apôtres (11.3). Si elle leur interdit de rester plus de deux jours dans le même endroit, il s’agit évidemment, non du lieu où ils exerceront leur mission, mais des églises par lesquelles ils devront passer pour s’y rendre. D’autre part on ne peut méconnaître que le passage d’Eusèbe caractérise un fait nouveau et extraordinaire : « La plupart des disciples d’alors, dit-il, saisis dans leur âme d’un amour ardent de la sagesse (σφοδεροτέρῳ φιλοσοφίας ἔρωτι πληττόμενοι) par la parole divine. » Peut-être deux faits importants, la mort du dernier des apôtres et la fin de la centaine d’années écoulée depuis la venue de J.-C., contribuèrent-ils à imprimer aux croyants un élan nouveau pour l’œuvre missionnaire à laquelle l’Église était appelée. De pareils mouvements se sont reproduits bien des fois dans l’histoire de l’Église.

On connaît en particulier le puissant réveil missionnaire qui se produisit dans l’église morave en 1728. « Comme on célébrait à Herrnhut une fête chrétienne, au milieu des chants, des prières et des allocutions, l’Esprit de Christ saisit tous les cœurs et leur communiqua une puissante et nouvelle impulsion à faire avec Dieu quelque acte de valeur. » Alors commença dans cette église le travail missionnaire qui n’a pas cessé jusqu’à cette heure et qui des Antilles (1732) a passé successivement au Groënland, aux Indiens de l’Amérique du Nord, à la Guyane, à la Cafrerie, au Labrador, à la côte des Mosquitos, à l’Australie, et enfin récemment à l’Alaska, sur le détroit de Behringl. Comme ce travail missionnaire a duré dans cette petite église depuis plus d’un siècle et demi, il en fut de même de l’œuvre commencée au temps de Trajan, à laquelle Eusèbe rattache encore la mission de Pantène, en Inde (Arabie ?), vers la fin du deuxième siècle (V, 10). Voici comment cet historien raconte (III, 37) l’œuvre de ces évangélistes : « Après avoir posé en divers endroits les fondements de la foi et établi des pasteurs, auxquels ils confiaient le soin des âmes qui avaient été gagnées, ils partaient de nouveau pour d’autres contrées et nations avec la grâce et la coopération de Dieu… de sorte qu’à la première audition, des foules recevaient avec empressement le culte du Créateur de toutes choses. » Le style de ce passage, a-t-on dit, est celui d’Eusèbe ; il n’a donc pas tiré cela d’une de ses sources ; mais il n’en est pas moins certain qu’il n’a pas tiré ce récit de son imagination, lors même qu’il a pu le reproduire à sa manière. Il connaissait une quantité d’écrits dont il cite des fragments et que nous n’avons plus, et c’est certainement de l’un d’eux qu’il avait tiré la connaissance de ce grand élan missionnaire qui avait eu lieu dès le commencement du IIe siècle. Du reste l’histoire prouve suffisamment la réalité du fait. Quand Pline, gouverneur de Bithynie, écrit à Trajan, entre 109 et 112 (Epist. X, 97), que « beaucoup de gens de tout âge, de tout rang, des deux sexes, ont déjà été et seront encore appelés en justice. En effet, la contagion de cette superstition (le christianisme) ne s’est pas seulement répandue dans les villes, mais aussi dans les villages et dans les campagnes cependant il paraît possible d’arrêter le mal et d’y remédier. Du moins il est certain que les temples déjà presque abandonnés recommencent à être fréquentés, que les sacrifices solennels longtemps négligés reprennent, et qu’on recommence à vendre ci et là (passim) la viande des victimes qui ne trouvait plus que de très rares acheteurs (rarissimus emptor), » – il est impossible de méconnaître la puissance du travail auquel l’Église venait de se livrer au sein de l’Empire ; et nous n’avons aucune raison de croire que ce tableau ne s’appliquât qu’à la province de Pline. Car un peu plus tard, à la suite du voyage que Justin avait fait de Naplouse, sa patrie, jusqu’à Rome, entre 120 et 140, il décrivait ainsi ses impressions (Dial. ch. 117) : « Il n’y a absolument pas une race d’homme, soit d’entre les Barbares, soit d’entre les Grecs, ou quelque nom qu’on lui donne, soit des Scythes, soit de ceux qu’on appelle Nomades parce qu’ils vivent avec leurs troupeaux dans des tentes, du sein de laquelle ne montent des vœux et des actions de grâces au Père et créateur de tous, par le nom de Jésus crucifié. » Accordons la possibilité de quelque exagération ; un immense travail d’évangélisation s’était en tout cas opéré durant les 20 ou 30 années qui séparent Trajan de Justin, et il ne s’était pas opéré tout seul. Les évangélistes d’Eusèbe n’étaient pas des fantômes de son imagination ; ils avaient bien travaillé ! Saint Paul avait traversé les mêmes contrées, sans doute, mais en se bornant à allumer le flambeau de l’Évangile dans les villes capitales, Antioche, Éphèse, Thessalonique, Corinthe, Rome. De vastes espaces vides séparaient ces points lumineux. C’étaient ces campagnes intermédiaires que les évangélistes, dont nous parle Eusèbe, avaient évangélisées. Une autre preuve douloureusement éloquente de l’efficacité de leur travail se trouve dans la terrible persécution, par laquelle le paganisme, grièvement blessé, prit sa revanche dans la-seconde partie de ce siècle, sous Marc-Aurèle, comme dans le siècle précédent il avait répondu par les persécutions de Néron et de Domitien aux puissants succès de la prédication apostolique.

l – Voir l’intéressant ouvrage Les Missions moraves, par E.-A. Senft.

Mais le trait le plus intéressant de ce récit d’Eusèbe, pour le sujet qui nous occupe, ce sont les derniers mots qui parlent de la communication des divins évangiles à ces nouvelles églises par les missionnaires qui les avaient fondées. Encore aujourd’hui, l’un des premiers soins des missionnaires, lorsqu’ils ont appris la langue d’un peuple païen et que par leur prédication ils ont fondé une église, c’est de traduire dans sa langue les écrits évangéliques, comme le meilleur moyen d’entretenir la foi qu’ils ont fait naître. Nous lisons dans Eusèbe (V, 10) que l’apôtre Barthélemy, en partant pour annoncer l’Évangile dans les Indes, avait emporté avec lui l’évangile de Matthieu en langue hébraïque et que lorsqu’un siècle plus tard l’évangéliste Pantène visita les églises que cet apôtre avait fondées, il y trouva cet évangile, qui sans doute avait été copié plus d’une fois. Si un apôtre qui pouvait dire : « J’ai vu de mes yeux, ouï de mes oreilles, » avait jugé utile un pareil appui, il devait à plus forte raison en être ainsi de simples évangélistes qui ne savaient que par ouï-dire ce qu’ils annonçaient. Sans doute dans les termes d’Eusèbe il y a un mot qui sent le style de son siècle plus que celui d’un écrivain d’un âge plus ancien : c’est l’épithète de divins (θείων) appliquée aux évangiles. Mais cela n’empêche point qu’il n’ait puisé le fait lui-même dans l’écrit d’un de ses devanciers, tout en le racontant à sa manière. Avant de quitter ce rapport d’Eusèbe, remarquons encore le contraste entre le terme au singulier τὴν γραφήν, le livre, et le terme pluriel τῶν εὐαγγελίων, des évangiles, dont l’un indique l’unité du recueil et l’autre la pluralité des écrits dont il se compose.

Dans tous les cas, il est certain qu’Eusèbe ne se serait pas exprimé de la sorte si, avec sa grande érudition et par ses nombreuses lectures, dans lesquelles nous ne pouvons plus le suivre, il n’avait été amené à la conviction que « le livre des divins évangiles », par lesquels il entendait certainement nos quatre évangiles canoniques m, avait été répandu, en même temps que la prédication évangélique, par les missionnaires dont il mentionne l’œuvre, au commencement du deuxième siècle. Cette conviction du savant historien doit avoir quelque poids dans la balance de la science. D’autant plus que nous pouvons en contrôler la vérité par une déclaration de Justin Martyr qui, après avoir traversé l’Asie et l’Europe, de l’an 120 à 140, racontait qu’il avait trouvé partout les Mémoires des apôtres, – nous verrons qu’il entendait par là nos évangiles, – lus à côté de l’Ancien Testament dans les assemblées de culte de toutes les églises. Qui donc les leur avait apportés ?n

m – Voici comment s’exprime Eusèbe, H. E. III, 25 : « Et il faut placer au premier rang le saint quadrige des évangiles (τὴν ἁγίαν τῶν εὐαγγελίων τετρακτύν) qui est suivi de l’écrit des Actes des apôtres ».

n – Il est vrai qu’Irénée (Hær. III, 4) rappelle que plusieurs nations barbares sont arrivées à la foi sine chartâ et atramento (sans papier, ni encre). Mais ce fait, il le cite comme un cas exceptionnel. Il s’agit de peuplades barbares dans la langue inconnue desquelles l’évangile ne pouvait encore être traduit. Il en était tout autrement des populations civilisées de l’Empire parlant en général le grec, langue de nos évangiles, et qui pouvaient ainsi les lire dans l’original. L’exception même signalée par Irénée prouve que les populations de l’Empire n’avaient pas été converties sans évangile écrit.

Du reste, les écrits de la première partie du second siècle, au moyen desquels nous pouvons contrôler l’assertion d’Eusèbe, ne sont pas nombreux. A cette époque où l’on agissait beaucoup, on écrivait moins, et si l’on citait nos évangiles, ce n’était pas en les désignant par les noms de leurs auteurs, mais plutôt en disant, comme nous le voyons chez Barnabas et chez Clément de Rome : « Il est écrit, » ou : « Souvenez-vous des paroles de Jésus, », ou : « des paroles que le Seigneur a dites en enseignant. » Dans ces conditions, on ne peut s’attendre à trouver, dans les rares écrits qui nous restent, des citations dans lesquelles les évangélistes soient nommément désignés. Ce n’est que plus tard, lorsqu’une fouie d’écrits hérétiques pullulèrent dans l’Église, que l’on se mit à donner pour garantie le nom des auteurs de nos évangiles, comme on commence à le voir chez Papias.

Mais si les écrits des Pères datant de cette époque sont peu nombreux, cette lacune est en quelque mesure complétée par les écrits des auteurs de systèmes hétérodoxes. Ils employaient l’exégèse des évangiles, dont ils interprétaient à leur gré les textes, pour combattre la doctrine traditionnelle enseignée par l’Église. Cette attitude agressive donnait à leurs travaux une vigueur que n’avait pas au même degré le travail purement défensif des écrivains ecclésiastiques. Parcourons rapidement les écrits des uns des autres.

La Didaché

Au seuil du second siècle se place, si je ne me trompe, l’écrit récemment retrouvé et publié par l’archevêque Bryennius, la Didaché des douze apôtres, Διδακὴ τῶν δώδεκα ἀποστόλωνa.

a – Ce titre, plus bref est suivi de cet autre : Διδαχὴ Κυρίου διὰ τῶν δώδεκα ἀποστόλων τοῖς ἔθνεσιν (Enseignement du Seigneur par les apôtres aux Gentils).

La critique est très hésitante quant à la date de cet écrit. Hilgenfeld le place assez tard, dans la seconde moitié du second siècle (de 160 à 190). Harnack un peu plus tôt (de 120 à 165), tout en ajoutant cependant cette observation importante, « que bien des traits de cet écrit, soit quant à la forme, soit quant au contenu, se comprennent mieux entre 80 et 120, qu’entre 120 et 165. » Bryennius lui-même dit : de 120 à 460. Les Anglais le placent en général beaucoup plus tôt, Lightfoot de 80 à 100 ; Farrar en an 100 ; Schaff, de 90 à 100. Zahn aussi remonte jusqu’à 80. Les Français se placent aux deux extrémités ou au milieu de cette liste : Paul Sabatier parle du milieu du premier siècle ; Ménégoz, de 80 à 100 ; Bonet-Maury, de 160 à 190.

Pour moi, il me paraît que la date la plus probable est : un peu avant ou après l’an 100. La Didaché a sa place la plus vraisemblable entre l’épître de Clément Romain et les lettres d’Ignace. En effet elle laisse encore le champ complètement ouvert à l’exercice des dons libres (prophètes et docteurs) ; elle parle, comme Clément, des évêques et des diacres élus par l’Église, mais sans qu’il y ait la moindre trace de l’épiscopat monarchique d’Ignace. « Élisez-vous à vous-mêmes, dit l’auteur (15.1), des évêques et des diacres ; » ces seuls fonctionnaires désignés rappellent ceux qui paraissent dans les écrits de la fin de l’âge apostolique (comparez Philippiens 1.1 et 1 Timothée 3.1, 8). La sainte Cène paraît encore être jointe au banquet appelé Agape : Μετὰ τὸ ἐμπλησθῆναι (10.1). Ce mot εμπλησθῆναι être rassasié, ne peut guère être pris au sens spirituel. Harnack dit lui-même. « Ainsi encore un véritable repas. » Or au temps de Pline, vers 109, les deux actes de l’Agape et de la sainte Cène, primitivement unis (1 Corinthiens ch. 9), paraissent déjà séparés (le culte a lieu le matin ; le repas, le soir). Il en est de même au temps de Justin. Enfin nulle allusion au gnosticisme stigmatisé par Ignace.

Spence, dans son important écrit The teaching of the twelve Apostles, 1885, Excurs. II, a supposé avec quelque vraisemblance, me paraît-il, que l’auteur de cet écrit si considéré dans la primitive Église, pourrait être l’évêque de Jérusalem, Syméon, le cousin de Jésus et le successeur de Jacques, premier chef de l’Église judéo-chrétienne après les apôtres. Eusèbe raconte le supplice de ce Syméon qui fut crucifié en l’an 107, à l’âge de 120 ans.

L’auteur était certainement un judéo-chrétien (l’ordre de prier trois fois le jour, de jeûner deux jours par semaine, de ne pas manger de viandes sacrifiées), mais en même temps un judéo-chrétien très hostile au judaïsme pharisaïque dont il appelle le jeûne (8.1) le jeûne des hypocrites (comparez Luc 18.12). Les Juifs jeûnaient le mardi et le jeudi, en souvenir de la montée de Moïse sur le Sinaï et de sa descente de la montagne. L’auteur veut qu’on jeûne le mercredi et le vendredi, jours de la trahison et de la crucifixion de Jésus, et il appelle même ce dernier jour la préparation (παρασκευή) à la manière juive (8.1-2). Si le sous-titre qui se trouve dans le manuscrit retrouvé par Bryennius est authentique, l’auteur a rédigé ce traité comme une espèce de manuel d’enseignement apostolique, composé à l’usage des églises judéo-chrétiennes, pour s’en servir dans l’évangélisation des païens l’environnants. Les six premiers chapitres servent à mettre ceux-ci avant tout sous la discipline de la loi, ainsi que l’avait fait Moïse pour Israël. Les dix derniers tracent aux églises, formées de ces païens une fois baptisés, la vraie marche à suivre pour rester fidèles à l’Évangile apostolique.

C’est l’évangile de Matthieu qui est le plus ordinairement cité dans cet écrit ; celui de Luc l’est aussi plusieurs fois. L’auteur ne cite pas ces écrits nominalement ; il dit d’une manière générale ; « Comme le Seigneur l’a ordonné dans son Evangile » (8.2), ou : « Selon le dogme de l’Évangile » (11.3) ; et la question est de savoir si par ce mot l’Évangile, il entend l’enseignement chrétien en général ou un écrit dans lequel il est renfermé. Les deux passages cités ici mettraient le premier sens, quoique le mot δόγμα s’applique plutôt à une décision formulée par écrit. Mais d’autres passages me paraissent décider la question dans le second sens ; ainsi 15.3 : « Reprenez-vous mutuellement dans la paix, comme vous l’avez dans l’Évangile » (ὡς ἔχετε ἐν τῷ εὐαγγελίῳ); 15.4 : « Faites vos prières et vos aumônes, comme vous l’avez dans l’Évangile de notre Seigneur. » Ces mots : comme vous l’avez dans, me paraissent ne pouvoir se rapporter qu’à un écrit ; c’est comme si l’auteur invitait ses lecteurs à comparer ses préceptes avec le texte évangélique qu’ils possèdent eux-mêmes. Harnack, dans son beau travail sur la Didaché (Texte und Unters., t. II, Cah. 1, p. 69), s’exprime ainsi : « Qu’a entendu l’auteur par ce mot l’Évangile ? En tout cas une rédaction écrite bien connue des églises, comme le montre l’expression : Vous avez dans »b. Le même savant ajoute : « De ce que le pluriel εὐαγγέλια n’est pas employé dans la Didaché, on ne peut pas conclure que l’auteur n’ait eu sous les yeux qu’un seul écrit évangélique ». En effet Harnack reconnaît lui-même que dans six passages l’auteur fond ensemble, comme nous le constatons aussi chez Clément et Polycarpe, les textes de Matthieu et de Luc (p. 77). Marc n’est pas cité, sans doute parce que les citations sont toujours tirées des enseignements de Jésus et que ceux-ci sont surtout renfermés dans Matthieu et Luc. Quant à Jean, Harnack déclare, p. 81, « qu’il n’est pas possible de mettre en doute la conformité des prières de la sainte Cène (ch., 9 et 10) avec l’évangile de Jean. » Il cite (p. 80) douze paroles qui rappellent littéralement les expressions de Jean et il constate l’accord de ces deux écrits dans leur manière de concevoir cet acte sacré. Il reconnaît : « que ces prières procèdent du même esprit dont sont provenus Jean 6 et 17. » Et de tout cela, il ne croit pas pouvoir conclure « que l’auteur de la Didaché ait connu l’évangile de Jean », il a seulement écrit « sous l’influence d’un milieu dans lequel l’évangile de Jean était connu ». Eh quoi ! l’auteur aurait, vécu dans le milieu où cet évangile était connu et il n’aurait pas trouvé le moyen de se le procurer ! En somme, nous constatons par la Didaché que, vers l’an 100, l’auteur de cet écrit, travaillant soit dans le Hauran, soit en Syrie, soit en Egypte, possédait, ainsi que les églises auxquelles il s’adressait, un recueil évangélique contenant Matthieu et Luc certainement, vraisemblablement aussi Jean.

b – Harnack a d’autant moins de peine à reconnaître le vrai sens du mot Évangile dans ce passage qu’il place la Didaché beaucoup plus tard, vers le milieu du second siècle. Nous, avons reconnu l’impossibilité de cette manière de voir. Mais la claire déclaration d’Harnack ne nous en est pas moins précieuse à notre point de vue.

La Didaché forme, comme l’a dit Schaff, la transition des temps apostoliques à l’âge patristique ; mais j’ajoute : Par quelle chute à pic !

Les lettres d’Ignace

Le premier écrit qui nous place décidément au second siècle, ce sont les Lettres d’Ignace. On n’attendra pas de nous que nous rouvrions ici la discussion sur ce recueil. La collection des quinze lettres est universellement condamnée à cette heure. Depuis les travaux de Zahnc et de Lightfootd, les trois lettres en syriaque trouvées par Cureton ont perdu la faveur qu’elles avaient d’abord obtenue : il est reconnu que ce ne sont que des extraits. Le recueil des sept lettres énumérées par Eusèbe me paraît en échange suffisamment garanti, comme l’a reconnu M. Jean Réville, dans son travail publié dans la Revue de l’histoire des Religions en 1890. L’originalité tout à fait exceptionnelle de ces lettres les défend contre le soupçon fabrication ; le feu étrange qui les pénètre, ne saurait être un feu de décor. Des phrases peuvent se composer artificiellement ; un semblable caractère ne s’invente pas. Nous voyons surgir ici une personnalité absolument unique dans l’histoire, même dans celle de la chrétienté. L’idée de l’épiscopat monarchique, qui est encore absente de l’épître de Clément et de la Didaché, est fortement accentuée dans ces lettres ; il est vraisemblable que le progrès de l’organisation épiscopale s’était opéré plus rapidement en Syrie et en Asie Mineure que dans les autres églises. Si les fonctionnaires nommés dans l’Apocalypse ch. 1 à 3 Anges des églises, sont soit la personnification des conseils presbytéraux de ces églises, soit même leurs présidents, comme Jacques et Syméon l’avaient été de celle de Jérusalem, l’Apocalypse se trouve être ainsi l’intermédiaire entre les épîtres Pastorales et la lettre de Clément, d’une part, et les lettres d’Ignace, d’autre part. Toutefois il faut bien remarquer que l’évêque, chez Ignace, est encore un fonctionnaire purement paroissial, et n’appartient nullement à la classe des évêques diocésains de la seconde moitié de ce siècle, tels que les évêques de Rome, Pothin de Lyon ou Sérapion, en Syrie.

cIgnatius von Antiochen, 1873.

dThe apostolic Fathers, S. Ignatius ; S. Ploycarpus, 1889.

Si les lettres d’Ignace sont authentiques, elles doivent dater de 107 à 115, époque probable de son martyre. Il y est parlé plusieurs fois de l’Évangile dans le sens abstrait d’enseignement évangélique ; ainsi Smyrn. c. 5 : « Ceux que n’ont pas convaincus les prophéties, la loi de Moïse, ni même l’Évangile » ; Philad. c. 9 : « L’Évangile est l’accomplissement de l’immortalité. » Mais il est d’autres passages où ce terme me paraît ne pouvoir s’appliquer qu’à des écrits évangéliques ; ainsi Smyrn. c. 7 : « Il convient de s’attacher aux prophètes, mais particulièrement à l’Évangile dans lequel nous est révélée la Passion et où se trouve accomplie (τετελείωται) la résurrection » ; ainsi encore Philad. c. 5 : « afin que j’atteigne l’héritage en recourant (προσφυγὼν) à l’Évangile, comme à la chair de Jésus, et aux apôtres, comme au conseil presbytéral de l’Église (ὡς πρεσβυτερίῳ) ; et nous aimons aussi les prophètes parce qu’ils ont, eux aussi, prophétisé en vue de l’Évangile. » L’Évangile, appelé la chair de Jésus, pourrait sans doute désigner la narration orale de sa vie et de sa mort, comme il a ce sens à la fin du passage cité. Mais l’expression recourir à ou se réfugier vers (προσφυγεῖν) fait plutôt penser à un objet concret, auquel on revient ou qu’on ressaisit, comme lorsque Clément, c. 47, dit : « Reprenez (ἀναλάβετε) l’épître du bienheureux Paul. » Quant aux apôtres, ils ne peuvent, au temps d’Ignace, être comparés au conseil presbytéral de l’Église qu’en raison de leurs écrits, qui lui tracent sa marche pour tous les temps ; enfin il est clair que les prophètes désignent ici des écrits et non les personnes. Il me paraît qu’il faut conclure de ces liaisons que par le terme l’Évangile Ignace a voulu désigner ici des écrits évangéliques. Cette conclusion est confirmée par les nombreuses citations de passages évangéliques, que nous trouvons dans ses lettres. Matthieu est celui qui est cité le plus fréquemment, tout comme dans la Didaché. Dans l’épître aux Smyrniotes, cet évangile est cité deux fois ; c. 1, le baptême de Jésus : « afin que fût accomplie toute justice » (comp. Matthieu 3.15) ; c. 6, le mot de Jésus à l’occasion du célibat (ὁ χωρῶν χωρείτο) ; comp. Matthieu 19.12. – Éphés. c. 17 (l’onction de Marie) ; comp. Matthieu 26.7 et suiv. et Jean 12.3 (l’Église embaumée ainsi que la maison du repas). – Trall., c. 11, 1 (φυτεία πατρός) ; comp. Matthieu 15.13. – Polyc, c. 2 (φρόνιμος ὡς ὁ ὄφις, etc.) ; comp. Matthieu 10.16.

Luc n’est cité expressément qu’une fois ; Smyrn. c. 3 : « Lorsqu’il vint vers Pierre et les siens, il leur dit : Prenez touchez-moi, et voyez que je ne suis pas un esprit sans corps (δαιμόνιον ἀσωμάτον). » Il y a dans Luc : « Voyez mes mains et mes pieds, que c’est moi-même ; touchez-moi et voyez, parce qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’ai ; » comp. Luc 24.39-40. Malgré l’expression un esprit sans corps, qui ne se trouve pas dans Luc, et que Jérôme dit être empruntée à l’évangile des Hébreux, la reproduction générale du passage de Luc n’est pas contestable. Quant à cette expression étrange, Eusèbe qui connaissait bien l’évangile des Hébreux, tel qu’il existait dans son propre diocèse, à Césarée, dans la bibliothèque de Pamphile, ne l’y avait point trouvée. Origène pas davantage ; car il la faisait provenir d’un tout autre écrit, de la Prédication de Pierre. Peut-être Jérôme l’avait-il trouvée dans l’exemplaire qu’il avait lu et copié à Béroé, et qui pouvait différer de celui de Césarée. il est possible aussi qu’Ignace l’eût empruntée à la tradition orale, d’où elle aurait passé également dans la Prédication de Pierre et dans l’exemplaire de Béroé ; comp. Lightfoot, II p. 296, note 2. Je crois trouver une autre trace de l’influence de Luc chez Ignace, dans l’épître aux Smyrniotes, c. 1 : « Vraiment cloué sous Ponce-Pilate et Hérode le Tétrarque. » Luc est le seul des évangélistes qui attribue expressément un rôle à Hérode, conjointement avec Pilate, dans la crucifixion de Jésus.

L’évangile de Jean a certainement marqué de son empreinte les lettres d’Ignace. Son influence est surtout sensible dans l’épître aux Romains ; c. 7, Ignace écrit : « Je ne me plais pas dans les joies de cette vie ; je veux le pain de Dieu, qui est la chair du Christ, né de la race de David ; je veux pour boisson son sang, qui est amour incorruptible. Mon amour a été crucifié, et il y a en moi un feu non charnel, une eau vive (ὔδωρ ζῶν) parlant (λαλοῦν)e en moi, me disant intérieurement : Viens au Père. » Cinq fois il appelle Satan ὁ ἄρχων τοῦ αἰῶνος τούτου, expression qui correspond au terme exclusivement johannique ὁ ἄρχων τοῦ κόσμου τούτου. Il désigne Jésus (Magnés, c. 6), comme « celui qui était auprès du Père avant les siècles (πρὸ τῶν αἰώνων) », et c. 8, comme « son Fils, qui est son Logos (αὐτοῦ λόγος ;) » ; (Éph. c. 7), comme étant Dieu en l’homme, et par sa mort la vie véritable (ζωὴ ἡ ἀληθινή) ; Philad. c. 7, on lit ces mots : « L’Esprit ne se laisse pas égarer ; car il sait d’où il vient et où il va (πόθεν ἔρχεται καὶ ποῦ ὑπάγει) et il censure les choses cachées » (καὶ τὰ κρυπτὰ ἐλέγχει) ; comparez Jean 3.8 et 19-20. On doit conclure de tout cela qu’Ignace possédait un recueil évangélique qui comprenait, comme celui de l’auteur de la Didaché, Matthieu, Luc et Jean. Si ces deux auteurs sont à peu près contemporains, comme je le pense, ce rapport entre eux est naturel. Marc manque encore chez les deux, mais sans doute par la raison que j’ai déjà indiquée plus haut.

e – Au lieu de la leçon λαλοῦν ἐν ἐμοί, parlant en moi, je pense qu’il faut préférer la leçon ἁλλόμενον ἐν ἐμοί, jaillissant en moi, d’abord parce que l’image de jaillir, avec l’eau, est plus naturelle que celle de parler, et puis en raison de l’usage très fréquent de cette expression l’eau jaillissante, au second siècle ; voir chez Lightfoot, p. 225, les passages nombreux des Naasséniens, des Séthiens et du gnostique Justin, etc. – La citation de Jean 4.14, qui sautait aux yeux, même avec la leçon généralement admise, devient plus évidente encore, si l’on accepte cette correction.

Basilide

Vers l’an 125, peu après le temps d’Ignace, parut à Alexandrie un docteur d’un esprit élevé, nommé Basilide, qui devint le chef de la première grande école gnostique. Le gnosticisme a été un effort puissant d’expliquer l’histoire de l’univers au moyen de l’apparition de Jésus-Christ (et de son œuvre rédemptrice. Sous ses trois formes principales, celle de Basilide, celle de Marcion et celle de Valentin, il est un hommage frappant rendu à la grandeur suprême du fait chrétien, dans lequel il a cherché à montrer la clef de voûte de l’évolution universelle.

Basilide avait été précédé par plusieurs docteurs, en particulier par Cérinthe, contemporain de l’apôtre Jean, à Éphèse, que l’on pourrait appeler un gnostique avant la gnose. Il admettait que l’union de Jésus avec la divinité n’avait commencé que depuis son baptême. Épiphane (Haer. 28, 5) prétend que dans son école on n’employait que l’évangile de Matthieu, tout en en retranchant les deux premiers chapitres. Basilide, d’après un passage de la Dispute d’Archélaüs et de Manès (IIIe s.), avait été prédicateur en Perse, non longé post nostrorum apostolorum tempora (c. 55). Les rapports sur son système chez Irénée, Clément et Hippolyte ne sont pas entièrement d’accord. Il se disait, d’après Clément (Strom. VII, 17), disciple d’un certain Glaucias qui aurait été instruit par Pierre. Selon Hippolyte (Philos. VII, 20), il faisait remonter son système à l’apôtre Matthias, qui en avait été instruit privément par le Sauveur. Voici ce que nous savons sur ses écrits. D’après Eusèbe (H. E. IV, 7), il avait composé 24 livres : Sur l’Évangile (ἐἰς τὸ εὐαγγέλιον), qui avaient été réfutés par un écrivain connu, nommé Agrippa Castor. Qu’était-ce que cet écrit ? Était-ce l’exposé de son système de philosophie religieuse ? On pourrait le supposer, en lisant dans Hippolyte (VII, 27) cette définition que donnait son école (αὐτοί, eux) du mot Évangile : « La connaissance des choses supraterrestres » ; mais nous possédons encore deux autres renseignements sur cet ouvrage qui nous en donnent une autre idée. De tous deux il ressort, comme du passage d’Eusèbe, que cet ouvrage était d’une étendue considérable. Le premier est tiré de la Dispute d’Archélaüs et de Manès, où il est dit (c. 55) : « Nous avons le treizième livre des traités de Basilide dont voici le commencement… » Le second fait comprendre non seulement l’étendue considérable, mais encore la nature de cet écrit. Clément (Strom. IV, 12) dit en effet : « Basilide, dans le vingt-troisième de ses Traités exégétiques (τῶν ἐξηγητικῶν), dit ceci en termes exprès (αὐταὶς λέξεσι) ». Nous voyons par le terme ἐξηγητικά quelle était la vraie nature des 24 livres qu’avait réfutés Agrippa Castor. Ce n’était point un exposé de l’Évangile en soi, mais un travail exégétique sur les textes évangéliques. C’est ce qui ressortait déjà de l’expression d’Eusèbe : 24 livres ἐἰς τὸ εὐαγγέλιον, qui convient à des dissertations exégétiques, mais non à un exposé spéculatif. D’après les Philosophumena d’Hippolyte (VII, 27) Basilide confirmait ce principe que « chaque chose a son moment propre », par ce mot du Sauveur : « Mon heure n’est pas encore venue » (Jean 2.4). D’après 7.22, il citait aussi Jean 1.9 : « C’est ici la vraie lumière qui éclaire tout homme venant au monde ». D’après 7.26, il citait en ces mots Luc 1.35 : « La puissance du Très-Haut t’ombragera (ἐπισκιάσει σοι) ». D’après Clément (Strom. III, 1), l’école de Basilide, en traitant la question du mariage, y appliquait l’expression de Matthieu 19.11 : « Tous ne comprennent pas (οὐ πάντες χωροῦσι). » Aussi ne devons-nous pas nous étonner de trouver chez lui pour la première fois le pluriel les évangiles (τὰ εὐαγγέλια). Selon Hippolyte, la citation de la parole Jean 1.9 était introduite par Basilide lui-même par cette formule : « C’est ici ce qui est dit (τὸ λεγόμενον) dans les évangiles, » formule qu’Hippolyte n’a certainement pas attribuée de son chef à Basilide.

Il est vrai que le mot φησί, dit-il, par lequel Hippolyte attribue ces citations bibliques à Basilide lui-même, selon plusieurs critiques modernes devrait se rapporter, non au chef de l’école, mais à quelqu’un de ses disciples postérieurs, de sorte qu’il n’y aurait rien à en conclure pour le sujet qui nous occupe. Mais il me semble qu’en avançant cette objection on n’a point tenu compte de la différence très nette que fait Hippolyte entre les citations accompagnées de ce mot : il dit, telles que celles qui se trouvent VII, 21, 22, 23, 25, 26, 27, etc., et celles qu’il présente, comme provenant de l’école entière, avec la formule selon eux (κατ’ αὐτους), comme cela a lieu pour le récit de la naissance de Jésus (c. 27) ou pour la définition de l’Évangile (ibid.) ou pour le nom Abraxas (c. 25), et toujours en employant expressément les verbes au pluriel, (φάσκουσιν, ils prétendent, ou λέγουσιν, ils disent). On voit, par cette distinction très marquée, qu’Hippolyte tenait compte de la différence entre les paroles du maître et celles des disciples. Renan lui-même l’a compris. Ainsi il dit (L’Église chrétienne, p. 158) : « L’auteur des Philosophumena a sans doute fait cette analyse sur les ouvrages originaux de Basilide. » Il y a peu d’années Weizsæcker partageait aussi cette opinion. Il écrivait (Unters., p. 233) : « On ne saurait douter que nous n’ayons ici des citations d’un écrit de Basilide. » S’il a plus tard changé d’avis (Jahrb. für deutsche Theol 1868, p. 525), c’est qu’il trouvait dans les fragments de Basilide, cités par Hippolyte, des citations des épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens. Mais cet argument tombe naturellement, si ces lettres sont authentiques, comme je le crois, et par conséquent antérieures à Basilide. Nous nous retrouvons donc avec ce gnostique égyptien en face des trois mêmes évangiles, Matthieu, Luc et Jean, dont nous avons constaté l’emploi chez Ignace et dans la Didaché. Il est difficile d’admettre qu’ils ne fussent pas déjà réunis, puisqu’ils se retrouvent ainsi employés ensemble à cette même époque en Egypte et en Syrie. Marc manque encore, mais nous constaterons bientôt que, comme le dit Zahn, « l’évangile de Marc faisait déjà l’objet des entretiens en Asie Mineure, lorsque les disciples personnels du Seigneur vivaient encore. »

Papias

A peu près dans le même temps que Basilide expliquait à sa manière ces trois évangiles à Alexandrie, vers 120 à 125, Papias, à Hiérapolis en Asie-Mineure, racontait, dans la préface de son livre Explications des discours du Seigneur, les origines des évangiles de Matthieu et de Marc, probablement d’après les récits du presbytre Jean. Pour que Papias crût devoir consigner pour les églises de Phrygie de pareils souvenirs, il fallait certainement que les deux évangiles fussent déjà connus, répandus et lus dans ces contrées, car quel intérêt auraient pu avoir ces détails s’ils n’eussent pas été relatifs à des écrits déjà considérés dans ces églises ? Mais, a-t-on demandé, pourquoi Papias ne parle-t-il pas aussi de Luc et de Jean ? Son silence n’est-il pas une preuve qu’il ne connaissait pas encore ces écrits, ou que, s’il les connaissait, il ne les admettait pas ? – Mais que connaissons-nous de l’ouvrage de Papias ? Les quelques lignes seulement que nous en a conservées Eusèbe. Rien ne prouve que son silence sur ces évangiles ait été réel. Et même s’il l’était, Luc avait donné dans son prologue (Luc 1.1-4) tous les détails nécessaires sur la composition de son ouvrage, et Papias pouvait n’avoir rien appris de nouveau à y ajouterf. Et quant à Jean, Papias écrivait dans la contrée où la composition de cet évangile était un fait récent et connu de tous, de sorte qu’il n’avait pas à y insister.

fHoltzmann trouve dans le passage de Papias une imitation évidente (augenscheinliche Nachahmung) du prologue de Luc Einl. p. 117), mais il cite à tort, me paraît-il, un travail de Riggenbach comme étant dans le même sens (Jahrb. f. d. Theol 1868) ; celui-ci dit simplement : « On pourrait essayer de… » – Les οἱ πολλοί de Papias sont des personnes toutes différentes des πολλοί de Luc. Le verbe παρακολουθεῖν qui se trouve dans Papias et dans Luc, est employé, dans le premier, au sens propre, dans le second, au sens figuré. Les deux passages n’ont rien de commun, pas plus dans leur sens général que dans le reste des termes.

Je crois avoir démontré plus haut que si, comme il le dit lui-même, les deux disciples de Jésus, Jean le presbytre et Aristion, vivaient encore quand il écrivait, il est impossible de faire descendre la date de son écrit plus bas que 120 à 125. Volkmar avec sa hardiesse ordinaire, dit résolument (Urspr., etc., p. 163), dans sa liste des écrits du second siècle : « En 165, l’écrit chiliaste de Papias. » Si la Chronique pascale a raison en plaçant le martyre de Papias à Pergame, dans le même temps que celui de Polycarpe à Smyrne, celui-ci paraissant fixé maintenant à l’an 155, Papias se trouverait, selon la date de Volkmar, avoir composé son ouvrage dix ans après sa mort. Holtzmann ne descend pas si bas ; il s’en tient à 150, ce qui ne paraît pas non plus compatible avec les termes de Papias lui-même (ἅ λέγουσιν). Voici le témoignage de Papias sur Marc, ou plutôt celui du presbytre Jean (en tout cas du moins pour les premières lignes) :

Et voici ce que disait le presbytre : Marc étant devenu l’interprète [ou plutôt le secrétaire] de Pierre (ἑρμηνευτὴς Πέτρου γενόμενος) écrivit exactement, mais non dans leur ordre (ἀκριβῶς, οὐ μέντοι τάξει), les choses ou dites, ou faites par le Christ ; car il n’avait pas entendu le Seigneur, ni ne l’avait accompagné, mais vers la fin, comme je l’ai ditg, il avait accompagné Pierre qui donnait ses enseignements selon le besoin du moment et non comme composant un recueil (σύνταξιν) des discours du Seigneur, de sorte que Marc ne manqua en rien en retraçant des faits détachés, comme il se les rappelait. Car il ne se préoccupait que d’une chose, ne rien omettre de ce qu’il avait entendu et ne l’altérer en rien.

g – Ces mots prouvent que la fin du paragraphe appartient à Papias lui-même.

Eusèbe continue : C’est là ce que raconte Papias touchant Marc. Quant à Matthieu, voici ce qu’il dit :

Nous n’avons pas à approfondir ici la valeur de ces deux témoignages pour l’explication des origines de nos deux premiers évangiles ; nous nous bornons à faire ressortir leurs rapports avec les traditions d’Irénée et de Clément. Quant à Matthieu, il y a complet accord avec Irénée pour le lieu de la composition et pour la langue originale. Mais Papias ajoute deux détails intéressants. L’un porte, sur le contenu de cet ouvrage ; d’après Papias il renfermait un compte-rendu des Discours ou Enseignements divins (τὰ λόγια) de Jésus ; nous verrons plus tard que ce sens restreint du terme λόγιον est celui qui lui convient dans ce titre. Puis Papias parle d’un certain temps qui s’écoula jusqu’au moment où cet écrit, hébreu ou araméen, fut traduit en grec et devint ainsi accessible à l’Église entière. Dans l’intervalle, ceux qui voulaient en reproduire en grec le contenu, le faisaient de leur mieux, et cela d’une manière purement orale. Ces détails sont étrangers à Irénée, aussi bien qu’à Clément ; mais ce dernier est d’accord avec Papias et Irénée quant à la langue originale de Matthieu ; car nous savons qu’il racontait (Eus. HE. V, 10) que son maître Pantène, s’étant rendu en mission en Inde, trouva « l’évangile de Matthieu, écrit dans la langue des Hébreux (Ἑβραίων γράμμασιν), » qui avait été apporté dans cette contrée par l’apôtre Barthélémy.

Quant à Marc, la tradition du presbytre est beaucoup plus détaillée que celle d’Irénée et se rapproche davantage de celle de Clément. Rome n’y est pas nommée non plus comme lieu de la composition ; mais, comme Marc est mis en relation étroite avec Pierre, et que le moment de cette relation est déterminé par le mot ὕστερον, en dernier lieu, il est clair que Papias pense, comme Clément et Irénée, à la fin de la carrière apostolique de Pierre, c’est-à-dire à son séjour final à Rome, ville où, comme le dit Clément, Pierre et Marc étaient arrivés πόῤρωθεν, de bien loin. Pas plus qu’Irénée, Papias ne dit un seul mot qui tende à mettre l’écrit de Marc sous l’inspection et le patronage de cet apôtre. Le trait le plus saillant de son rapport est le contraste qu’il établit entre le contenu des deux évangiles. Le premier est selon lui une collection de discours (λόγιον σύνταξις;), le second un recueil de faits détachés (ἔνια γράψας), tels que l’auteur les avait recueillis occasionnellement de la bouche de Pierre, lorsqu’il les racontait sans suite, ne tenant compte que des auditoires qu’il avait chaque fois devant lui. Malgré l’exactitude avec laquelle ces faits détachés ont été racontés par Marc, ils ne constituaient pas proprement, selon Papias, une histoire suivie (écrite τάξει, avec ordre).

Le jugement de Papias sur ces deux évangiles a été souvent interprété en France et en Allemagne dans un sens très défavorable, comme si Papias avait voulu par là diminuer la valeur de ces deux écrits. Le premier, aurait-il voulu dire, n’est qu’une traduction ; l’autre, qu’un recueil d’anecdotes jetées là sans suite ; ou, comme dit en deux mots Holtzmann : « Là, langue étrangère ; ici, manque d’ordre. » Et l’on a trouvé la confirmation de ce jugement défavorable de Papias dans les derniers mots du passage, où, après avoir indiqué les moyens d’information qu’il avait employés pour composer son livre, il ajoute : « Car je n’estimais pas pouvoir tirer des livres autant d’utilité que de la voix vivante et encore existante (la tradition orale des témoins encore vivants). »

Tout ce passage de Papias me paraît avoir été généralement mal compris, et il peut paraître hardi de chercher à rectifier un pareil malentendu, dont je trouve la plus forte expression chez Reuss (La Bible, Hist. évang. p. 13). Il y a, sur ce point, me paraît-il, deux questions à éclaircir. Premièrement, quelle était la tâche en vue de laquelle Papias cherchait à réunir les souvenirs apostoliques, soit en consultant sa propre mémoire, soit en se livrant à des informations verbales ? Et deuxièmement, quels étaient les livres auxquels il attachait peu de prix pour l’accomplissement de cette tâche, en comparaison de la tradition orale ? Se proposait-il, comme le pense Reuss, « de compléter par une nouvelle rédaction les écrits déjà existants, comme les évangiles de Matthieu et de Marc qu’il cite nominativement », ou bien les matériaux qu’il rassemblait, étaient-ils destinés non point à rédiger le texte des discours de Jésus, mais uniquement à appuyer l’explication qu’il cherchait à donner des textes évangéliques qu’il avait sous les yeux ? La réponse ne me paraît pas douteuse, si l’on tient compte du titre de son livre : « Explication des discours du Seigneur. » Dans la première supposition il l’aurait dû l’intituler non pas Explication (ἐξήγησις), mais Collection (σύνταξις) des Logia. Mais surtout, il s’exprime en commençant ce morceau de manière à ôter toute incertitude à cet égard, lorsqu’il dit : « Je ne me lasserai (ὀκνήσω) point de joindre (ou de coordonner) à mes explications (συγκαττάξαι ταῖς ἑρμηνείαις) tout ce que j’ai autrefois sûrement appris de la bouche des anciens. » Ce n’était donc pas à la constitution d’un texte évangélique nouveau, mais à l’enrichissement ou à la confirmation des explications données par lui-même, qu’il travaillait en rassemblant les matériaux de son ouvrage. Il est donc tout à fait faux de parler avec Reuss « d’une nouvelle » rédaction des paroles de Jésus, différente de celle qu’il possédait dans les deux évangiles dont il parlait. Il ne l’est pas moins, me paraît-il, de ranger les écrits de Matthieu et de Marc parmi les livres qu’il trouvait inutile de consulter et auxquels il préférait les informations tirées de la tradition orale. Comment aurait-il pu parler ainsi d’écrits qu’il déclarait lui-même composés l’un par un apôtre, l’autre par un écrivain rédigeant ce que disait en sa présence un apôtre ? Ceux qu’il interrogeait avec tant de soin à Hiérapolis pour tirer de leur bouche ce qu’avaient dit Pierre… ou Matthieu…, étaient-ils donc des témoins plus sûrs des récits de ces deux apôtres que ce que Matthieu avait écrit lui-même ou que ce que Marc avait entendu et rédigé des instructions de Pierre ? Cette supposition est si absurde que, si petite que soit l’idée que l’on se fasse avec Eusèbe de la portée de Papias, on ne saurait un seul instant la lui imputer. Il est bien évident que les livres auxquels Papias préférait la tradition orale apostolique n’étaient pas ceux qu’il venait de signaler lui-même comme authentiques dépositaires de cette tradition. En parlant des livres dont il faut se défier, il pense bien plutôt à ceux dont il avait caractérisé quelques lignes plus haut les auteurs comme « des gens qui se plaisent à dire beaucoup de choses et qui mêlent à leur enseignement des commandements étrangers, qui n’ont point été donnés à la foi par le Seigneur ; » c’étaient ceux dont son devancier Ignace écrivait (Trall., c. 11) : « Fuyez les mauvaises excroissances qui produisent un fruit vénéneux donnant la mort à qui en mange ! » et que Polycarpe signalait aux Philippiens (c. 7) en disant : « Détournez-vous de la vanité du grand nombre (τῶν πολλῶν, même expression que Papias) et des fausses doctrines, et revenez à la parole qui nous a été transmise dès le commencement » (évidemment la tradition apostolique).

Mais existait-il déjà toute une littérature dont il fallût se défier ? Pour répondre à cette question, il suffit de voir le déluge d’écrits profanes et opposés à la foi dont parle le livre des Philosophumena ; comp. en particulier L. V-VII. C’étaient les évangiles de Cérinthe, de Saturnin, les écrits sans nombre des Naasséniens, des Pérates, des Séthiens, offrant un mélange de l’Évangile avec les idées particulières des sectes d’où ils sortaienth. Il est par conséquent complètement faux de dire, comme le fait Reuss, à la suite des mots de Papias relatifs aux livres qu’il refusait de consulter : « Parmi ces derniers, Papias cite nominativement les évangiles de Matthieu et de Marc. » Cette assertion est d’autant plus erronée que le passage relatif aux livres à rejeter se trouvait dans la préface du livre de Papias, tandis que son rapport sur Matthieu et Marc se trouvait vraisemblablement dans le corps de l’écrit. Voici en effet comment s’exprime Eusèbe (III, 39) : « Il transmet dans son propre écrit (τῇ ἰδίᾳ γραφῇ) les traditions du presbytre Jean, que nous placerons ici, et d’abord celle sur Marc qui a écrit l’évangile, » à laquelle il rattache ensuite celle sur Matthieu.

h – Citons quelques passages d’Hippolyte au sujet de ces nombreux écrits hérétiques. V, 14 : « Il me paraît bon d’alléguer ici. l’un des livres en honneur chez eux (les Pérates) ; » c. 4 5 : « Leurs autres livres contiennent la même doctrine ; » c. 21 : « Voilà ce qu’ils disent (les Séthiens) dans des livres sans nombre (ἐν ἀπείροις συγγράμμασι) » c.7 « Voici les points essentiels (κεφάλαια) des nombreux discours qu’ils disent (les Naasséniens) avoir été transmis à Marianne par Jacques, le frère du Seigneur. »

On voit quelles graves erreurs Reuss, par son grand savoir et sa puissante intelligence, a inoculées à la théologie française, et elles ont produit leur effet ; car on les trouve répétées dans presque tous les ouvrages critiquesi, et c’est une opinion admise, même par bien des laïques qui s’occupent de ces questions, que, jusque bien avant dans le second siècle, on n’attacha de prix qu’à la tradition orale, mais nullement aux évangiles.

i – Voici comment quelques-uns de nos critiques français reproduisent à l’envi le jugement du maître : M. Nicolas, dans ses Etudes critiques sur la Bible (Nouveau Testament, p. 17), dit : « Papias écrit cinq livres de commentaires sur cet ouvrage (Matthieu) auquel il n’accorde qu’une importance secondaire. » M. Réville (Etudes critiques sur l’évangile de saint Matthieu, p. 337) parle de « la prétention de Papias hautement avouée de trouver plus et mieux dans la tradition orale que dans n’importe quel écrit. » M. Sabatier (Encycl. des sc. relig., art-Canon) dit : « On sait que Papias mettait les livres fort au-dessous de la tradition orale et qu’il a parlé avec une surprenante liberté des évangiles de Matthieu et de Marc. » Mais Volkmar dépasse encore ces jugements des critiques français. Voici, selon lui, ce que Papias a voulu dire : « Les évangiles de Matthieu et de Marc peuvent être au fond très apostoliques, mais on ne peut se fier à aucun des deux ; ni au premier, parce que c’est une traduction, peut-être maladroite, nul ne peut savoir dans quelle mesure ; ni au second, parce que, malgré toute la bonne volonté de son auteur, il est incomplet » (Der Urspr. unserer Evangelien, p. 64). Mais comment le même homme pourrait-il tout à la fois raconter avec soin, d’après une source vénérable, l’origine apostolique ou semi-apostolique de deux écrits et en faire fi lui-même, tout en enseignant à ses lecteurs à en faire autant ? – On voit quelles erreurs Reuss a semées et comment elles ont germé !

Marc était jusqu’ici resté dans l’ombre ; il se trouve maintenant mis en lumière par l’écrit de Papias. Nous voyons que l’écrit de Marc est traité dans ce récit, provenant, au moins dans les premières lignes, de la bouche du presbytre Jean, disciple personnel de Jésus, comme marchant de pair avec, celui de Matthieu, comme émanant directement, aussi bien que celui-ci, d’une source apostolique, et comme s’étant, en quelque sorte, partagé avec lui le tableau du ministère de Jésus, Matthieu groupant les enseignements, et Marc décrivant un certain nombre de faits, d’après le récit du chef des apôtres.

Marcion et Valentin

L’écrit de Luc, quoique cité plusieurs fois par l’auteur de la Didaché, par Ignace et Basilide, paraît avoir été jusqu’à ce moment moins employé que Matthieu. Il est tout à coup élevé par un hérétique à la dignité de premier et même d’unique évangile véritable. Entre 138 et 140 arriva du Pont à Rome le fils de l’évêque de Sinope, nommé Marcion. En se rendant en Occident, il avait certainement visité les églises de Phrygie, où il avait appris que l’épître dite aux Éphésiens avait été adressée en réalité à l’église de Laodicée. A Rome, adoptant l’enseignement de Gerdon, il établit une opposition absolue entre le Dieu de l’Ancien Testament, créateur de l’univers visible, auteur de la loi, être inférieur et borné, qui ne connaît que la justice, et le Dieu du Nouveau Testament, être supérieur au premier, le Père de Jésus-Christ, qui est charité. Et, comme, pour trouver accès dans l’Église, il fallait donner un point d’appui apostolique à cette manière de voir, il choisit dans ce but l’évangile de Luc et l’adapta à cet usage en lui faisant subir les remaniements et surtout les retranchements. qu’exigeait son système. Cet emploi du troisième évangile n’aurait certainement eu aucun succès si Marcion n’avait trouvé ce livre reçu et accrédité dans les églises où il cherchait à recruter les membres de la sienne. Weizsæcker a même reconnu (Untersuch., p. 230) que Marcion avait en mains les trois autres évangiles. En effet Tertullien rappelle à Marcion (Adv. Marc. IV, 4) que, d’après une de ses propres lettres, il avait autrefois admis les autres évangiles, mais qu’il les rejetait aujourd’hui, ayant conclu de l’épître aux Galates que leurs auteurs avaient judaïsé. En même temps que Marcion enseignait à Rome, un autre gnostique y établissait également une école fameuse ; c’était Valentin, l’auteur du troisième grand système gnostique. Il y demeura jusqu’en 160, où il se retira en Chypre. Selon lui, du Père éternel, l’insondable abîme (βυθός), émanait une première paire ou syzygie d’Éons (forces divines) ; cette paire se composait de l’Intelligence (ὁ νοῦς), qui est appelée aussi le Fils unique (ὁ μονογενής), et de la Vérité (ἡ ἀλήθεια) ; elle en produisait une seconde : la Parole (ὁ λόγος) et la Vie (ἡ ζωή) ; de cette seconde en procédait enfin une troisième, l’Homme (ὁ ἄνθρωπος) et l’Eglise (ἡ ἐκκλησία). En dernier lieu, l’Intelligence et la Vérité (la première syzygie) produisirent le Christ d’En haut (ὁ ἄνω Χριστός) et le Saint-Esprit (τὸ πνεῦμα ἅγιον), qui complétaient le nombre 30, chiffre du Pléroma ou de la plénitude des puissances divines. (Voir Schaff, History of the Church, II, p. 475.)

On ne peut méconnaître dans ces dénominations l’influence du prologue de Jean. L’école de Valentin se servait, en effet, tout spécialement de cet évangilej, ainsi que de celui de Luc, en les allégorisant. Tertullien opposait précisément Marcion à Valentin, en disant que « le premier appropriait les Écritures à son système, tandis que le second adaptait son système aux Écritures » (De præscr. 38). L’école de Valentin continua à user du quatrième évangile. Des deux principaux disciples de ce maître, Ptolémée et Héracléon, le premier, dans sa lettre à Flora, citait des paroles tirées soit de Marc, soit de Matthieu ; puis certainement une de Jean 1.3 : « Toutes choses ont été faites par le Logos, etc.. » (d’après Épiphane, Haer. 33, 3) ; et cela, en nommant apôtre l’auteur de ce dernier livre. Le second, Héracléon, écrivit, probablement vers 160k, les premiers commentaires sur les évangiles de Jean et de Luc, ce qui prouve l’importance qu’on attachait à ces écrits dans l’école de Valentin.

j – Irénée dit de l’école de Valentin (III. 44, 7) : « Hi autem qui a Valentino sunt, eo quod est secundum Joannem plenissime utentes… »

kWolkmar a placé Héracléon après Irénée (selon lui, entre 200 et 220) par la raison qu’il ne serait pas nommé par ce Père. C’est une erreur de fait ; Irénée dit II, 4 : « Les Éons de Ptolémée et d’Héracléon et de ceux qui partagent leurs opinions. » Héracléon, appelé l’Intime de Valentin, a sans doute écrit peu avant ou après son départ de Rome, vers 160.

Aristide

Nous sommes arrivés à la fin de la première moitié du second siècle. Elle est marquée par un écrit d’une certaine importance, l’Apologie du philosophe athénien Aristide. On croyait précédemment, sur la foi d’Eusèbe (lV, 3), qu’elle avait été remise à l’empereur Adrien (117-138). Des découvertes récentes conduisent à une date un peu plus avancée (140-145), au temps du règne d’Antonin. Aristide démontre à l’empereur l’absurdité de toutes les formes de l’idolâtrie païenne ; il fait ressortir également le caractère imparfait et extérieur du culte juif et oppose à ces religions imparfaites l’ Évangile, dont il dit qu’il a été prêché récemment chez eux (les païens), en ajoutant « qu’ils en éprouveront eux-mêmes la force, s’ils le lisent. » Dans le texte grec de cet écrit se trouve ici (c. 15) l’expression de εὐαγγελικὴ ἁγία γραφή. Au c. 16 il invite son lecteur impérial à contrôler tout ce qu’il affirme, au moyen des écrits dont il parle, qui lui prouveront qu’il ne lui a rien dit qu’il n’y ait lu lui-même (ταῖς γραφαῖς τῶν Χριστιανῶν εγκρύψας εὑρήσεις οὐδὲν ἔξω τῆς ἀληθείας με λέγειν) ; – c. 17 : il dit de plus qu’il se trouve chez les chrétiens, dans d’autres écrits, des paroles « qui sont trop difficiles pour qu’il puisse les dire ou qu’un homme puisse les répéter. » On a eu l’idée de rapporter ces mots aux écrits d’Aristide lui-même. Mais comment parlerait-il ainsi à l’empereur de ses propres ouvrages ? Aristide a commencé son écrit par un résumé des principaux faits de l’histoire évangélique, la venue de Jésus du ciel, sa naissance d’une vierge israélite, sa révélation comme Fils de Dieu dans la nature humaine, sa prédication de la parole qui donne la vie, le choix des douze apôtres, sa crucifixion par les clous dont les Juifs l’ont percé, sa résurrection et son retour au ciel par l’Ascension, l’envoi des apôtres dans tout le monde, et l’effet puissant produit par leur prédication jusqu’à ce jour, à savoir l’illumination du monde. C’est évidemment là le résumé de l’histoire évangélique, tel que nous le ferions d’après nos quatre évangiles. Il est donc vraisemblable que ces écrits des chrétiens auxquels Aristide renvoie l’empereur pour contrôler la vérité de son récit, n’étaient autres que nos évangiles réunis en un tout. Quant aux autres écrits plus difficiles à comprendre, qu’il mentionne à côté de ceux-là, je ne puis douter, quant à moi, qu’il n’entende par là les épîtres, en particulier celles de Paul, auxquelles Ignace avait déjà fait une claire allusion et dont la seconde de Pierre parle d’une manière assez semblable.

Résumé

Nous pouvons maintenant résumer le résultat de cette course rapide à travers les cinquante premières années du second siècle, et cela à l’égard de chacun de nos évangiles. Nous avions déjà constaté à la fin du premier siècle la présence et l’emploi de Matthieu à Rome (Clément) et en Egypte (Barnabas). D’après Clément d’Alexandrie, il aurait été porté jusque dans les Indes (l’Arabie méridionale), dès l’âge apostolique, par l’apôtre Barthélémy. Puis il est clairement cité dans la Didaché, chez Ignace, Papias, etc. Marc n’est cité que plus tard, vers 120, par Papias, sans doute parce que l’on s’occupait des enseignements du Seigneur, plus que des faits. Le soin que met Papias à raconter son origine, prouve l’intérêt qu’on attachait à ce livre jusqu’en Asie Mineure, au temps où vivaient encore des contemporains de Jésus.

Luc paraît avoir été employé à Rome par Clément dès la fin du premier siècle. Il est employé en Syrie par l’auteur de la Didaché et un peu plus tard par Ignace. L’usage qu’en a fait Marcion prouve sa propagation générale dans les églises de la première moitié du second siècle.

L’évangile de Jean a laissé son empreinte dans plusieurs passages de la Didaché et des lettres d’Ignace. Il était vraisemblablement à Alexandrie entre les mains de Basilide, et certainement un peu plus tard à Rome dans celles de Valentin.

A côté de ces quatre écrits évangéliques dont nous croyons avoir reconnu l’existence et l’emploi dès la fin du premier siècle et la première moitié du second, dans les diverses contrées de l’Eglise, depuis la Syrie, à travers l’Égypte et l’Asie Mineure, jusqu’en Italie, et cela non seulement chez les Pères, mais aussi chez les chefs des grands partis hétérodoxes, – à côté, dis-je, de ces quatre évangiles, nous ne trouvons pas à la même époque, parmi les nombreux évangiles extra-canoniques, un seul écrit qui puisse, même de loin, être mis de pair avec eux, soit quant au nombre des citations, soit pour l’étendue du domaine dans lequel ils paraissent avoir été répandus, soit pour l’usage public qui en était fait, tandis que les deux passages de Justin (cités plus haut) ont, d’un côté, prouvé l’immense propagation du christianisme avant 150, et, de l’autre, montré que dans les églises visitées par ce Père les Mémoires apostoliques (nos évangiles ; voir plus loin) étaient lus dans le culte du dimanche à l’égal des écrits de l’Ancien Testament.

L’écrit le plus connu que l’on pourrait nous opposer, serait, l’évangile dit des Hébreux, composé, en langue araméenne, probablement peu après la guerre de Barcochébas, entre 135 et 150 (voir Zahn, Gesch. d. Kan., I. II, p. 122). Il nous est surtout connu par Jérôme, qui l’avait trouvé dans la communauté judéo-chrétienne de Béroé (aujourd’hui Alep) et avait constaté sa grande ressemblance avec notre premier évangile, tellement qu’il le prit au premier moment pour l’original apostolique de celui-ci. La différence entre l’évangile araméen et le Matthieu grec était pourtant assez grande pour que Jérôme ne crût pas inutile de faire une traduction grecque et latine du premier. On peut conclure de là que l’évangile trouvé par lui était une adaptation de notre Matthieu aux idées et aux besoins de certaines communautés judéo-chrétiennes de Syrie. On ne peut donc l’envisager comme un évangile indépendant à placer au même rang que nos évangiles canoniques ; d’autant plus que le domaine dans lequel il était reçu et employé était fort restreint, ne s’étendant pas même, d’après Eusèbe, à la totalité des églises judéo-chrétiennes. On dit parfois cet écrit cité déjà par Papias et même par Ignace ; ce sont deux erreurs. Eusèbe a simplement déclaré que le récit de la femme adultère, que citait Papias, se trouvait aussi dans l’évangile des Hébreux. Quant au terme d’esprit incorporel (δαίμόνιον ἀσώματον, Smyrn., c. 3), il est on ne peut plus douteux qu’Ignace l’ait tiré de l’évangile des Hébreux (voir plus haut). Le premier auteur à nous connu, qui l’ait décidément cité, est Hégésippe, qui séjournait à Rome entre 157 et 168. Ce Père était probablement d’origine juive et avait connu cet écrit en Orient. Eusèbe dit de lui (IV, 22) qu’il « cite certaines choses de l’évangile des Hébreux, et même aussi du syriaque et en propre langue hébraïque. » Mais il ne dit point qu’il n’admît que cet évangile-là. L’évangile extra-canonique le plus connu, après celui des Hébreux, était celui dit des Égyptiens. Il est cité de fort bonne l’heure dans la seconde épître attribuée à Clément Romain (XII, 12), et la même citation se retrouve plus tard chez Clément d’Alexandrie. Cet écrit peut avoir été composé vers 150. Harnack, dans son écrit sur le Canon du Nouveau Testament vers l’an 200, prétend qu’il a été admis primitivement et lu publiquement dans les églises d’Egypte. La raison principale qu’il allègue est le titre : Selon les Égyptiens l mais ce titre peut avoir été formulé ainsi tout simplement dans l’intention de le distinguer, comme un évangile spécial et purement local, des évangiles généralement admis. C’est ce que confirme celui-là même qui le cite le plus volontiers, à la fin du second siècle, Clément d’Alexandrie, qui, tout en le citant, a soin de faire immédiatement remarquer (Strom. III, 93) que cet écrit n’est point au nombre des quatre qui nous ont été transmis (πρῶτον μὲν οὖν ἐν τοῖς παραδεδομένοις ἡμῖν τέτταρσιν εὐαγγελίοις οὐκ ἔχωμεν τὸ ῥητόν, ἀλλ’ ἐν τῷ κατ’ Αἰγυπτίους). L’origine incertaine et postérieure de ce dernier est ainsi clairement signalée par le Père même qui croit pouvoir le citer à l’occasion d’une parole étrange attribuée à Jésus. Le nom donné par Clément à cet écrit est positivement désigné par Épiphane (Haer. 62, 2) comme peu répandu. « L’évangile, dit-il, appelé des Égyptiens, auquel quelques-uns ont donné ce nom. » La forme alambiquée des quelques paroles de Jésus rapportées dans cet écrit, le cercle restreint dans lequel il a été employé, enfin l’obscurité de son origine le placent bien loin au-dessous de nos évangiles canoniques. Hilgenfeld en date la composition de l’époque 170 à 180.

On doit porter, et plus certainement encore, un jugement semblable sur la valeur de deux écrits beaucoup plus anciens, cités par Justin, et datant par conséquent de la première partie du second siècle. Ce sont d’abord les Actes de Pilate, auxquels il se réfère (Apol. I, c. 35 et 48), pour confirmer quelques détails du récit de la Passion. Cet écrit, en grande partie fondé sur l’évangile de Jean, ne peut en aucune manière prétendre à l’autorité apostolique ; il ne se rapporte d’ailleurs qu’à un moment particulier de la vie de Jésus. L’autre écrit est le Protévangile ou évangile de Jacques, qui suppose évidemment l’évangile de Luc ; voir p. 6 à 7. Selon Zahn, c’est « une compilation de Matthieu et de Luc dans la mesure où il n’est pas une libre invention. »

L’évangile de Thomas paraît être aussi de la première partie du second siècle ; ce livre doit avoir été composé en Egypte sous des influences gnostiques ; il raconte sur la vie de l’enfant Jésus, entre 5 et 12 ans, les anecdotes les plus fantastiques ; il prétend combler ainsi une lacune laissée par nos évangiles canoniques, par où il trahit lui-même son caractère de dépendance par rapport à ceux-ci. On pourrait, être tenté d’attacher un peu plus de prix à un écrit cité déjà par Héracléon (vers 160) et intitulé Prédication de Pierre (Κήρυγμα Πέτρου). C’est de ce livre qu’était peut-être tiré le récit légendaire du feu allumé dans le Jourdain au baptême de Jésus. On suppose aussi que c’était dans ce livre qu’était mentionné l’ordre prétendu, donné aux apôtres, de demeurer à Jérusalem pendant douze ans, avant d’aller porter l’Évangile au monde. Ce livre était fortement anti-judaïque et traitait sévèrement le culte légal. Il appartient à cet égard au même groupe que l’épître de Barnabas, que celle à Diognète et que l’Apologie d’Aristide qui a en commun avec lui quelques passages. Cette condamnation sévère des cérémonies juives dans ces écrits, a comme préludé à l’hérésie de Marcion. En tout cas, un écrit intitulé Prédication de Pierre ne saurait être envisagé comme un rival des évangiles. Reste l’évangile de Pierre que son caractère gnostique place beaucoup trop tard (vers 170), pour qu’il soit question de lui comme pouvant être mis de pair avec les évangiles canoniques cités entre 100 et 150.

Et que dirons-nous de cette foule d’écrits absolument sans valeur sérieuse, intitulés évangiles de Cérinthe, ou des Douze apôtres, ou de Basilide, ou d’André, ou d’Apelles, ou de Barnabas, ou de Matthias, ou de Philippe, ou d’Eve, ou de Judas Iscariote ? Cette fabrique pseudo-épigraphique d’évangiles falsifiés ou arbitrairement inventés fait l’effet d’un infect marécage qui aurait envahi le sol sacré. Hâtons-nous de mettre de nouveau le pied sur un terrain plus solide. Nous le trouvons en arrivant aux écrits de Justin, lors même que ceux-ci soulèvent encore bien des questions délicates.

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