Plus simples, plus pratiques que les écoles mystiques des Pays-Bas et de l’Allemagne, les Vaudois, Wiclef et Jean Huss s’efforcèrent de réformer l’Église par la seule parole de Dieu. Ces écoles se montrèrent, au début, plus superficielles que le mysticisme, et se contentèrent d’attaquer les abus extérieurs de l’Église de Rome. Mais elles se rapprochèrent toujours plus de lui, à mesure que le mouvement auquel elles donnèrent naissance étendit au loin leur action et leur influence. Elles lui empruntèrent sa vie intérieure, sa piété tendre et aimante, et lui imprimèrent, en échange, un caractère plus pratique, plus raisonnable et plus scripturaire. De cette union féconde naquit dans les esprits un besoin plus pressant de pardon et un plus ardent amour pour la primitive Église. Deux conditions étaient nécessaires pour étendre l’influence du mouvement biblique, savoir : sa spontanéité et ses développements successifs. Il devait être le produit d’un mouvement indépendant tout à la fois de l’Église et du mysticisme, et se frayer une voie solitaire avant d’entrer dans le grand courant intellectuel de l’époque, et d’apporter sa pierre à l’édifice majestueux de la Réformation. Mûris par une étude lente et approfondie des Écritures, les théologiens bibliques pouvaient s’assimiler sans danger les enseignements profonds du mysticisme. Dieu fit choix d’intelligences pratiques, modérées, étrangères à la spéculation et à la rêverie, pour rattacher l’Église dégénérée au christianisme primitif, et pour réveiller dans les âmes engourdies rattachement aux grandes traditions du siècle apostolique. Parmi les ancêtres bibliques de la Réformation, les Vaudois occupent le premier rang. Les prédications de leurs humbles pasteurs reproduisaient presque textuellement les passages les plus importants des Écritures. Leur service religieux avait pour base la parole sainte traduite en langue vulgaire. Tous ceux qui possédaient à fond les évangiles et les épîtres se croyaient autorisés à enseigner leurs frères. A l’exemple des chrétiens de la primitive Église, les laïques se répandaient dans le pays, auquel ils prêchaient l’Évangile en véritables missionnaires. Les Vaudois faisaient un usage presque exclusif du Nouveau Testament, et spécialement des évangiles canoniques. La rigueur dogmatique de l’enseignement paulinien n’a joué qu’un faible rôle dans leurs écoles. Ils empruntèrent aux évangiles leur doctrine fondamentale de la perfection évangélique, par laquelle ils entendaient la pauvreté à l’exemple des apôtres. Leur exégèse était encore bien imparfaite ; tantôt ils suivaient étroitement le sens littéral, tantôt ils se laissaient entraîner aux allégories les plus hasardées ; souvent même ils conservèrent le quadruple sens de la scolastique. A leur attachement à la parole de Dieu s’unissait, sur bien des points de doctrine, une soumission aveugle à certains dogmes exclusivement catholiques. Sans doute, leur esprit pratique et modéré eut en horreur les prétentions hiérarchiques de la cour de Rome, la pompe anti-évangélique de son culte, ses pratiques superstitieuses, et son purgatoire, qui sapait à la base l’efficace toute-puissante de l’expiation. Mais ils s’assimilèrent en grande partie la doctrine catholique du mérite des œuvres, et l’austère morale légale et judaïque, qui flattait le plus leur simplicité et leur ferveur. Leur théorie de la pauvreté et de la perfection chrétienne, porte le cachet incontestable de la loi mosaïque dans son sens supérieur. La réconciliation par la mort de Jésus-Christ et la nouvelle naissance restent chez eux dans l’ombre ; ils n’ont pas même, ce semble, le pressentiment de la doctrine fondamentale de la justification par la foi. Le dogme n’a pour eux qu’une importance relative. Ce qui attira sur eux les foudres de l’inquisition romaine, ce fut surtout leur désir de réformer la vie chrétienne et l’Église dans un sens anti-hiérarchique ; c’est ce qui contribua à leur gagner, après les trois conciles réformateurs, de nombreux partisans dans plusieurs provinces reculées de l’Europe. Sous leur influence, il se constitua en Angleterre et dans les Pays-Bas, à l’ombre de l’Église officielle, de petites communautés dissidentes ; ils s’efforcèrent de rassembler quelques communautés de rachetés et de saints, rattachés entre eux par les liens d’une discipline austère. Semblables aux donatistes du second siècle, ils exigeaient de leurs prêtres la sainteté parfaite.
Jean Wiclef, mort en 1384, sut réunir en sa personne les deux tendances scientifique et biblique. Il traduisit (1380) les Écritures en anglais, et les opposa, d’une manière absolue et raisonnée, aux traditions, aux bulles, aux papes, comme la seule autorité établie par Dieu. Il soumet, dans ses écrits, à une critique sévère, plusieurs des dogmes officiels, et en particulier les sacrements, nie sans réserve la transsubstantiation, refuse à la confirmation et à l’ordination le nom et l’autorité d’un sacrement, et reproche à l’Église son pélagianisme, mais en se laissant lui-même entraîner par sa théorie ultra-prédestinatienne à une conception négative du mal. Esprit pratique et sobre, il a en horreur les tendances mystiques, et, tout en possédant un vif sentiment religieux, qui se manifeste surtout sous une forme négative dans sa lutte contre le monde, les mérites des œuvres et les intermédiaires, qui viennent se placer entre Dieu et l’âme, il envisage la vie religieuse moins comme une communion vivante de l’âme avec la source de son être, que comme la lecture libre des Écritures et la possession de la vérité par l’intelligence. Wiclef puise son inspiration dans un profond sentiment moral ; il pose à la base de sa dogmatique le principe que l’homme est appelé à manifester la gloire de Dieu par son obéissance. Il n’envisage comme véritables membres de l’Église que les prédestinés, qui n’aiment que Dieu seul. Tout en maintenant la distinction entre l’Église visible et l’Église invisible, il ne semble reconnaître que l’invisible, puisqu’il néglige de retracer les caractères de l’Église visible. L’Église, dans son développement historique, est soumise par lui au contrôle de l’État, auquel il reconnaît le droit de juridiction et de jugement sans appel sur ses décisions et sur sa conduite. La pensée d’une Église d’État nationale a exercé une grande influence sur ses tentatives de réforme, auxquelles elle a imprimé un véritable cachet politique. Son idéal a été, en grande partie, réalisé par l’Église anglicane. L’histoire de l’Angleterre nous explique cette tendance particulière des idées de Wiclef. Abandonné sans garantie par l’infâme Jean sans Terre au despotisme arbitraire de la cour de Rome, le peuple anglais, blessé dans ses instincts nationaux et religieux, associa étroitement, dans son esprit, la revendication de ses libertés ecclésiastiques et de ses droits politiques. La politique de Wiclef est forte et religieuse ; il voudrait réformer dans son essence, et au souffle de l’Évangile, la vie morale de toutes les classes de la société, mais sa réforme manque de profondeur religieuse. Absorbé par des préoccupations sociales et terrestres, il ne semble même pas comprendre que la paix avec Dieu est bien moins le but que la base de la vraie morale. Etranger au grand dogme de la justification, méconnaissant les profondeurs de la grâce divine, il amoindrit l’amour du Père céleste, et ne voit en Dieu qu’un sage législateur et un juste juge.
L’école de Wiclef, à laquelle nous pouvons rattacher le grand nom de Jean Huss, a su, mieux que son maître, unir à ses études scientifiques et bibliques un profond sentiment religieux, et se rapprocher des écoles mystiques. Wiclef, dans son antipathie contre le mysticisme, alla jusqu’à accuser la vie contemplative de paresse et de langueur. Il sait que les bonnes œuvres de l’homme ne peuvent exercer aucune influence sur son salut. Il veut briser son orgueil et sa confiance par sa doctrine de la prédestination absolue, et le renvoyer humilié et repentant au pied de la croix de Jésus-Christ. Mais comme Christ n’est pas mort pour tous, que seuls les prédestinés ont part aux bienfaits de la rédemption, et que personne ne peut avoir l’assurance d’être élu, il en résulte qu’il ne peut communiquer à l’âme qu’une paix incertaine et précaire, et qu’il doit se borner à recommander à l’homme d’obéir aux commandements de Dieu, comme s’il avait l’assurance de son élection.
La supériorité de Jean Huss, au point de vue religieux, nous est clairement démontrée par sa doctrine de la foi. Il ne suffit pas, dit-il, de croire que Dieu est, ou de croire les paroles et les commandements de Dieu, mais l’homme doit croire en Dieu, l’aimer par la foi, s’abandonner à lui par l’amour, et devenir un membre vivant du corps divin de Christ. L’âme doit soupirer après une communion intime avec Dieu, et ne pas se contenter de la pratique de la loi. Elle ne doit pas se borner à tendre vers cette union et à l’espérer ; la foi est bien plus puissante et plus efficace. Elle est, dans l’âme qui la possède et qui s’en nourrit, le premier germe de la vie éternelle. La contrition est pour Jean Huss le signe visible de l’élection, qui n’implique aucun mérite de la part de l’homme, et dépend de la prescience divine. La doctrine augustinienne de la grâce reprend la première place dans l’Église et dans l’école. Huss ne dépasse pas le point de vue d’Augustin. Pour lui, comme pour l’évêque d’Hippone, la grâce justifie et sanctifie tout à la fois d’une manière immédiate, et l’indépendance relative de la justification n’est pas suffisamment relevée dans son système. Il admet encore sans restriction la doctrine des conseils évangéliques, la transsubstantiation, l’ordination, et ne veut que restreindre les prérogatives exorbitantes de la hiérarchie. Il transporte à l’Église tout entière, et non plus seulement au pape entouré de ses cardinaux, le pouvoir des clefs. L’Église de Rome n’est plus le corps, mais un des membres du corps de Christ. C’est Christ, et non pas le pape, qui est le chef de l’Église. Jean Huss conjure les fidèles de ne pas identifier l’Église visible avec l’invisible ; on peut être de l’Église sans être dans l’Église. Ses partisans, animés au début d’un fanatisme sombre et impitoyable, mais purifiés par de cruelles épreuves, apportèrent dans leur lutte contre l’Église un esprit à la fois plus profond et plus évangélique. Ils ne se contentèrent plus de nier les indulgences, ils rejetèrent aussi tous les sacrements, à l’exception du baptême et de la sainte cène, et le dogme du purgatoire. Après avoir réclamé comme autorité religieuse suprême la Bible en langue vulgaire, les Hussites allèrent jusqu’à affirmer que le dogme de la justification était la pierre angulaire du christianisme, et que de son acceptation dépendait l’entrée du fidèle dans l’Église de Jésus-Christ. Ils se rattachèrent dès lors étroitement aux communautés vaudoises de la Bohême, en leur communiquant leur zèle et leur ferveur. En 1457, l’union des Calixtins et des Vaudois donna naissance à la communauté des Frères de la loi de Christ, qui se donnaient aussi le titre de Frères de l’unité, et qui, séparés définitivement de l’Église officielle, firent en Moravie des progrès rapides. Ce sont les ancêtres de ces Frères moraves, dont Luther accueillit avec empressement les députés, et qui, plus tard, sous l’influence du comte Zinzendorf, se rattachèrent à la grande Église évangélique.
La tendance biblique et morale, dont les Vaudois sont les représentants les plus fidèles, fut, comme nous le voyons, appelée à se purifier par des épreuves successives et par le contact avec les divers courants religieux et intellectuels du temps. Grâce à ces expériences providentielles, elle abandonna pour une sage organisation ecclésiastique son point de vue hostile à toute idée d’Église, et substitua à une polémique presque exclusivement négative et extérieure contre les usages et l’organisation du catholicisme une confession de foi évangélique autant que profonde. La Bible demeura pour elle l’autorité suprême en matière de foi ; ce fut la Bible qui développa en elle le sens d’une réforme modérée et d’une organisation sur le modèle apostolique de l’Église en conseils laïques, présidés par les évêques. Cette tendance biblique, qui s’étendit successivement, dans le cours du quatorzième et du quinzième siècle, dans le sud de la France, en Piémont, en Suisse, le long du Rhin, jusque dans les Pays-Bas et en Angleterre, et, par d’autres ramifications en Bohême, en Pologne et en Moravie, a puissamment contribué à ébranler dans toute la chrétienté l’autorité absolue de la papauté, et à la subordonner à la Parole de Dieu dans la théorie, et plus tard dans la pratique. Elle a donné le signal de nombreuses traductions de la Bible en langue vulgaire. Indiquons comme un des instruments les plus bénis de ce mouvement réformateur entre les mains de Dieu, les communautés nombreuses qui prirent naissance dans les Pays-Bas, et en particulier l’association des Frères de la vie commune, fondée par Gerhard Groot (mort en 1384), développée par Florens Radewins, qui sut réaliser la communauté de biens et de vie sans tomber dans la vie claustrale, s’édifier par la lecture et la méditation des Écritures sans mener une vie paresseuse et oisive, et gagner honorablement le pain de chaque jour par le travail de ses mains et l’instruction de la jeunesse. Les Frères de la vie commune contribuèrent à faire pénétrer au sein des masses leurs principes religieux et scripturaires ; la noblesse elle-même subit leur influence, et ils donnèrent généreusement droit d’asile à la science et au mysticisme. Ils surent aussi se préserver d’un esprit d’animosité et d’aigreur vis-à-vis de l’Église dominante. Jamais peut-être, avant la réformation, fut-il donné d’assister à un si touchant spectacle. Le principe Réformateur, qui fermente depuis tant d’années au sein de la chrétienté, et qui va bientôt éclater, car l’heure approche, cherche déjà à réformer l’Église sans sortir de son sein, soit en instituant une petite Église plus pure dans la grande Église, soit en constituant des associations libres et indépendantes.