Histoire de la Réformation du seizième siècle

1.7

Principe réformateur – Témoins de la vérité – Claude de Turin – Les mystiques – Les Vaudois – Valdo – Wycliff – Jean Hus – Témoins dans l’Église

Cependant toutes ces causes extérieures eussent été insuffisantes pour préparer le renouvellement de l’Église.

Le christianisme était déchu, parce qu’on avait abandonné les deux grands dogmes de l’alliance nouvelle. Le premier, opposé à l’autorité de l’Église, est le contact immédiat de toute âme avec la source divine de la vérité ; le second, opposé au mérite des œuvres humaines, est la doctrine du salut par grâce. De ces deux principes, immuables, immortels, qui n’avaient cessé d’exister, bien que méconnus et altérés, lequel devait prendre l’initiative et donner l’impulsion régénératrice ? Était-ce le premier, l’idée ecclésiastique ? Était-ce le second, l’idée spirituelle ? De nos jours, on prétend aller de l’état social à l’âme, de l’humanité à l’individu. On pensera donc que c’était l’idée ecclésiastique qui devait marcher la première. L’histoire a démontré le contraire ; elle a prouvé que c’est par l’action individuelle que l’on agit sur l’ensemble, et que, pour régénérer l’état social, il faut régénérer l’âme tout premièrement. Tous les essais de réforme que le moyen âge nous présente, se rattachent à quelque vue de religion : on ne vient à la question d’autorité, que lorsqu’on y est contraint pour soutenir contre la hiérarchie la vérité qu’on a découverte. Ainsi en fut-il plus tard de Luther lui-même. Quand on voit, d’un côté, la vérité qui sauve, avec l’autorité de la parole de Dieu pour elle, et de l’autre côté, l’erreur qui perd, avec l’autorité de la hiérarchie romaine en sa faveur, on ne balance pas longtemps, et malgré les sophismes les plus spécieux, les preuves en apparence les plus évidentes, la question d’autorité est bientôt vidée.

L’Église était tombée, parce que la grande doctrine de la justification par la foi au Sauveur lui avait été enlevée. Il fallait donc que cette doctrine lui fût rendue, pour qu’elle se relevât. Dès que cette vérité fondamentale était rétablie dans la chrétienté, toutes les erreurs et les pratiques qui avaient pris sa place, toute cette multitude de saints, d’œuvres pies, de pénitences, de messes, d’indulgences, etc., devaient disparaître. Aussitôt qu’on reconnaissait le seul médiateur et son seul sacrifice, tous les autres médiateurs et les autres sacrifices s’effaçaient. « Cet article de la justification, dit un homme qu’on peut regarder comme éclairé sur la matièref, est ce qui crée l’Église, la nourrit, l’édifie, la conserve et la défend. Personne ne peut bien enseigner dans l’Église, ni résister avec succès à un adversaire, s’il ne demeure pas attaché à cette vérité. C’est là, ajoute l’écrivain que nous citons, en faisant allusion à la première prophétie, c’est là le talon qui écrase la tête du serpent. »

f – Luther à Brentius.

Dieu, qui préparait son œuvre, suscita, pendant tout le cours des siècles, une longue suite de témoins de la vérité. Mais cette vérité à laquelle ces hommes généreux rendaient témoignage, ils n’en eurent pas une connaissance assez claire, ou du moins ils ne surent pas l’exposer d’une manière assez distincte. Incapables d’accomplir l’œuvre, ils furent ce qu’ils devaient être pour la préparer. Ajoutons cependant que s’ils n’étaient pas prêts pour l’œuvre, l’œuvre aussi n’était pas prête pour eux. La mesure n’était pas encore comblée ; les siècles n’avaient point encore accompli le cours qui leur était prescrit ; le besoin du vrai remède n’était point encore assez généralement senti.

A peine Rome eut-elle usurpé le pouvoir, qu’il se forma contre elle une puissante opposition qui traversa le moyen âge.

L’archevêque Claude de Turin, dans le neuvième siècle ; Pierre de Bruys, son disciple Henri, Arnold de Bresce, dans le douzième siècle, en France et en Italie, cherchent à rétablir l’adoration de Dieu en esprit et en vérité : mais pour la plupart ils cherchent trop cette adoration dans l’absence des images et des pratiques extérieures.

Les mystiques, qui ont existé dans presque tous les âges, recherchant en silence la sainteté du cœur, la justice de la vie et une tranquille communion avec Dieu, jettent des regards de tristesse et d’effroi sur les désolations de l’Église. Ils s’abstiennent avec soin des querelles de l’école et des discussions inutiles, sous lesquelles la véritable piété avait été ensevelie. Ils tâchent de détourner les hommes du vain mécanisme du culte extérieur, du bruit et de l’éclat des cérémonies, pour les amener à ce repos intime d’une âme qui cherche tout son bonheur en Dieu. Ils ne peuvent le faire sans heurter de toutes parts les opinions accréditées, et sans dévoiler la plaie de l’Église. Mais en même temps ils n’ont point une vue claire de la doctrine de la justification par la foi.

Bien supérieurs aux mystiques pour la pureté de la doctrine, les Vaudois forment une longue chaîne de témoins de la vérité. Des hommes plus libres que le reste de l’Église paraissent avoir dès les temps anciens habité les sommités des Alpes du Piémont ; leur nombre fut accru et leur doctrine fut épurée par les disciples de Valdo. Du haut de leurs montagnes, les Vaudois protestent, pendant une suite de siècles, contre les superstitions de Romeg. « Ils combattent pour l’espérance vivante qu’ils ont en Dieu par Christ, pour la régénération et le renouvellement intérieur par la foi, l’espérance et la charité, pour les mérites de Jésus-Christ et la toute-suffisance de sa grâce et de sa justiceh. »

g – Nobla Leyçon.

h – Traité de l’Antéchrist, contemporain de la Noble Leçon.

Cependant cette vérité première de la justification du pécheur, cette doctrine capitale, qui devait surgir du milieu de leurs doctrines comme le Mont-Blanc du sein des Alpes, ne domine pas assez tout leur système. La cime n’en est pas assez élevée.

Pierre Vaud ou Valdo, riche négociant de Lyon (1170), vend tous ses biens et les donne aux pauvres. Il semble, ainsi que ses amis, avoir eu pour but de rétablir dans la vie la perfection du christianisme primitif. Il commence donc aussi par les branches et non par les racines. Néanmoins, sa parole est puissante, parce qu’il en appelle à l’Écriture, et elle ébranle la hiérarchie romaine jusque dans ses fondements.

Wyclif paraît en 1360 en Angleterre, et en appelle du pape à la Parole de Dieu : mais la véritable plaie intérieure du corps de l’Église n’est à ses yeux que l’un des nombreux symptômes de son mal.

Jean Hus parle en Bohême, un siècle avant que Luther parle en Saxe. Il semble pénétrer plus avant que ses devanciers dans l’essence de la vérité chrétienne. Il demande à Christ de lui faire la grâce de ne se glorifier que dans sa croix et dans l’opprobre inappréciable de ses souffrances. Mais il attaque moins les erreurs de l’Église romaine que la vie scandaleuse du clergé. Néanmoins il fut, si l’on peut ainsi dire, le Jean-Baptiste de la Réformation. Les flammes de son bûcher allumèrent dans l’Église un feu qui répandit au milieu des ténèbres un éclat immense, et dont les lueurs ne devaient pas si promptement s’éteindre.



John Wyclif (1331-1384)



Jan Hus (1369-1415)

Jean Hus fit plus : des paroles prophétiques sortirent du fond de son cachot. Il pressentit qu’une véritable Réformation de l’Église était imminente. Déjà quand, chassé de Prague, il avait été obligé d’errer dans les champs de la Bohême, où une foule immense, avide de ses paroles, suivait ses pas, il s’était écrié : « Les méchants ont commencé par préparer à l’oiei de perfides filets. Mais si l’oie même, qui n’est qu’un oiseau domestique, un animal paisible, et que son vol ne porte pas bien haut dans les airs, a pourtant rompu leurs lacs, d’autres oiseaux, dont le vol s’élèvera hardiment vers les cieux, les rompront avec bien plus de force encore. Au lieu d’une oie débile, la vérité enverra des aigles et des faucons au regard perçantj. » Les réformateurs accomplirent cette prédiction.

i – Hüss signifie oie en langue bohème.

j – Epist. J. Huss, tempore anathematis scriptæ.

Et quand le vénérable prêtre eut été appelé par ordre de Sigismond devant le concile de Constance, quand il eut été jeté en prison, la chapelle de Bethléhem où il avait annoncé l’Evangile, et les triomphes futurs du Christ, l’occupèrent davantage que sa défense. Une nuit, le saint martyr crut voir, du fond de son cachot, les images de Jésus-Christ qu’il avait fait peindre sur les murs de son oratoire, effacées par le pape et par les évêques. Ce songe l’afflige ; mais le lendemain il voit plusieurs peintres occupés à rétablir les images en plus grand nombre et avec plus d’éclat. Ce travail achevé, les peintres, entourés d’un grand peuple, s’écrient : « Que maintenant viennent papes et évêques ! ils ne les effaceront plus jamais. » Et plusieurs peuples se réjouissaient dans Bethléhem, et moi avec eux, ajoute Jean Hus. — « Occupez-vous de votre défense plutôt que de rêves, » lui dit son fidèle ami, le chevalier de Chlum, auquel il avait communiqué ce songe. — « Je ne suis pas un rêveur, répondit Hus ; mais je tiens ceci pour certain, que l’image de Christ ne sera jamais effacée. Ils ont voulu la détruire ; mais elle sera peinte de nouveau dans les cœurs par des prédicateurs qui vaudront mieux que moi. La nation qui aime Christ s’en réjouira. Et moi, me réveillant d’entre les morts, et ressuscitant pour ainsi dire du sépulcre, je tressaillirai d’une grande joiek. »

k – Hüss Epp. sub temp. concilii scriptæ.

Un siècle s’écoula ; et le flambeau de l’Evangile, rallumé par les réformateurs, éclaira en effet plusieurs peuples qui se réjouirent de sa lumière.

Mais ce n’est pas seulement parmi ceux que l’Église de Rome regarde comme ses adversaires, que se fait entendre en ces siècles une parole de vie. La catholicité elle-même, disons-le pour notre consolation, compte dans son sein de nombreux témoins de la vérité. L’édifice primitif a été consumé ; mais un feu généreux couve sous ses cendres, et l’on voit de temps en temps de brillantes étincelles s’en échapper.

Anselme de Canterbury établit comme essence du christianisme les doctrines de l’incarnation et de l’expiationl ; et dans un écrit, où il enseigne à mourir, il dit au mourant : « Regarde uniquement au mérite de Jésus-Christ. » Saint Bernard proclame d’une voix puissante le mystère de la Rédemption. « Si ma faute vient d’un autre, dit-il, pourquoi ma justice ne me serait-elle pas aussi octroyée ? Certainement il vaut mieux pour moi qu’elle me soit donnée, que si elle m’était innéem. » Plusieurs scolastiques, et plus tard le chancelier Gerson, attaquent avec force des erreurs et des abus de l’Église.

l – Cur Deus homo ?

m – Et sane mihi tutior donata quam innata. (De erroribus Abælardi, cap. 6.)

Thomas Conecte, carmélite, paraît dans les Flandres. Il déclare « qu’il se fait à Rome des abominations, que l’Église a besoin de Réformation, et que faisant le service de Dieu, il ne faut pas craindre les excommunications du papen. » La Flandre l’écoute avec enthousiasme, Rome le brûle en 1432, et ses contemporains s’écrient que Dieu l’a exalté dans son cielo.

n – Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretaigne, Paris, 1618, p. 788.

o – Ille summo vivit Olympo. (Baptista Mantuanus, de Beata vita, in fine.)

André, archevêque de Krain et cardinal, se trouvant à Rome comme ambassadeur de l’Empereur, est consterné en voyant que la sainteté papale, à laquelle il avait dévotement cru, n’est qu’une fable ; et dans sa simplicité, il adresse à Sixte IV des représentations évangéliques. On lui répond par la moquerie et la persécution. Alors (1482) il veut assembler à Bâle un nouveau concile, « Toute l’Église universelle, s’écrie-t-il, est ébranlée par les divisions, les hérésies, les péchés, les vices, les injustices, les erreurs et des maux innombrables, en sorte qu’elle est près d’être engloutie par l’abîme dévorant de la condamnationp. C’est pourquoi nous indiquons un concile général pour la Réformation de la foi catholique et l’amendement des mœurs. » Jeté en prison à Bâle, l’archevêque de Krain y mourut. L’inquisiteur qui s’éleva le premier contre lui, Henri Institoris, prononça cette parole remarquable : « Le monde tout entier crie et demande un concile ; mais il n’est aucune puissance humaine qui puisse réformer l’Église par un concile. Le très Haut trouvera un autre moyen, qui nous est maintenant inconnu, bien qu’il soit à la porte, et, par ce moyen, l’Église sera ramenée à son état primitifq. » Cette prophétie remarquable, prononcée par un inquisiteur, à l’époque même de la naissance de Luther, est la plus belle apologie de la Réformation.

p – A sorbente gurgite damnationis subtrahi. (J. H. Hottingeri Hist. Eccl. sæcul., XV, p. 347.)

q – Alium modum Altissimus procurabit, nobis quidem pro nunc incognitum, licet heu præ foribus existat, ut ad pristinum statum Ecclesia redeat. (Ibid., p. 413.)

Le dominicain Jérôme Savonarola, peu après son entrée dans l’ordre à Bologne, en 1475, se livre à de constantes prières, au jeûne, aux macérations, et s’écrie : « O toi qui es bon, dans ta bonté enseigne-moi tes justicesr. » Transporté à Florence, en 1489, il prêche avec force : sa voix est pénétrante, son visage enflammé, son action d’une beauté entraînante. « Il faut, s’écrie-t-il, renouveler l’Église ! » Et il professe le grand principe qui seul peut lui rendre la vie. « Dieu, dit-il, remet à l’homme le péché, et le justifie par miséricorde. Autant il y a de justes sur la terre, autant il y a de compassions dans le ciel ; car personne n’est sauvé par ses œuvres. Nul ne peut se glorifier en lui-même, et si en présence de Dieu, on demandait à tous les justes : Avez-vous été sauvés par votre propre force ? tous s’écrieraient d’une voix : Non pas à nous, Seigneur ! mais à ton nom, donne gloire ! — C’est pourquoi, ô Dieu ! je cherche ta miséricorde et je ne t’apporte pas ma justice ; mais quand par grâce tu me justifies, alors ta justice m’appartient ; car la grâce est la justice de Dieu. — Aussi longtemps, ô homme ! que tu ne crois pas, tu es à cause du péché privé de la grâce. — O Dieu ! sauve-moi par ta justice, c’est-à-dire, en ton Fils, qui seul est trouvé juste parmi les hommess ! » Ainsi la grande et sainte doctrine de la justification par la foi réjouit le cœur de Savonarola. En vain les présidents des Églises s’opposent-ils à luit ; il sait que les oracles de Dieu sont au-dessus de l’Église visible, et qu’il faut les prêcher avec elle, sans elle ou malgré elle. « Fuyez, s’écrie-t-il, loin de Babylone ! » et c’est Rome qu’il entend désigner ainsi. Bientôt Rome lui répond à sa manière. En 1497, le scandaleux Alexandre VI lance un bref contre lui, et en 1498, la torture et le bûcher font justice du réformateur.

r – Bonus es tu, et in bonitate tua, doce me justificationes tuas. (Batesius, Vitæ selectorum Virorum, Lond. 1681, pag. 112.)

s – Meditationes in Psalmos ; Prediche sopra il Salmo : Quam bonus Israël, etc. Sermones supra Archam Noe, etc.

t – Inter omnes vero persecutores, potissimum Ecclesiæ prasides. (Batesius, p. 118.)

Le franciscain Jean Vitraire, de Tournay, dont l’esprit monastique ne semble pas d’une bien haute portée, s’élève pourtant avec force contre la corruption de l’Église. « Il vaudrait mieux couper la gorge à son enfant, dit-ilu que de le mettre en religion non réformée. — Si ton curé, ou aucun prestre, tiennent femmes en leurs maisons, vous devez aller en leur maison et par force tirer la femme, ou autrement, confusiblement hors de sa maison. — Il y a aucuns, qui ne disent aucunes oraisons de la Vierge Marie, à fin que à l’heure de la mort, ils puissent voir la Vierge Marie. Tu verras le Diable, non pas la Vierge Marie. » On exigea une rétractation, et le moine céda en 1498.

u – D’Argentré, Collectio judiciorum de novis erroribus. II, p. 340.

Jean Laillier, docteur de la Sorbonne, s’élève, en 1484, contre la domination tyrannique de la hiérarchie. « Tous les ecclésiastiques, dit-il, ont reçu de Christ un égal pouvoir. — L’Église romaine n’est point le chef des autres Églises. — Vous devez garder les commandements de Dieu et des apostres : et au regard du commandement de tous ses évêques et autres seigneurs d’Église… tout autant que de paille ; ils ont détruit l’Église par leurs vaverferiesv. — Les prêtres de l’Église orientale ne pèchent point en soy mariant, et croy que ainsi ne ferions-nous en l’Église occidentale, si nous nous marions. — Depuis saint Sylvestre, l’Église romaine n’est plus l’Église de Christ, mais une Église d’état et d’argent. — On n’est point tenu de croire aux Légendes des saincts, plus que aux Chroniques de France. »

v – Ibidem. Mot introuvable en vieux français, qui signifie probablement : tromperie, entourloupe, ce mot n’est pas présent dans la quatrième édition de l’Histoire de la Réformation (ThéoTEX)

Jean de Wesalia, docteur en théologie à Erfurt, homme plein d’esprit et de vie, attaque les erreurs sur lesquelles la hiérarchie repose, et proclame la sainte Écriture, source unique de la foi. « Ce n’est pas la religion qui nous sauve (c’est-à-dire l’état monastique), dit-il à des moines, mais c’est la grâce de Dieu. — Dieu a établi de toute éternité un livre dans lequel il a inscrit tous ses élus. Quiconque n’y est pas inscrit ne le sera pas éternellement ; et quiconque y est inscrit n’en verra jamais son nom effacé. — C’est par la grâce seule de Dieu que les élus sont sauvés. Celui que Dieu veut sauver en lui donnant sa grâce, sera sauvé, quand même tous les prêtres du monde voudraient le condamner et l’excommunier. Et celui que Dieu veut condamner, quand même tous voudraient le sauver, trouvera pourtant sa condamnationw. — Par quelle audace les successeurs des apôtres ordonnent-ils, non ce que Christ a prescrit dans ses saints livres, mais ce qu’ils imaginent eux-mêmes, emportés qu’ils sont par la soif de l’argent ou la fureur de commander ? — Je méprise le pape, l’Église et les conciles, et je loue Jésus-Christ. » Wesalia, parvenu peu à peu à ces convictions, les professe courageusement du haut de la chaire ; et il entre en rapport avec les envoyés des hussites. Faible, courbé par l’âge, consumé par la maladie, se traînant appuyé sur son bâton ; ce courageux vieillard comparaît, d’un pas chancelant, devant l’inquisition, et meurt dans ses cachots en 1482.

w – Et quem Deus vult damnare, si omnes vellent hunc salvare, adhuc iste damnaretur. (Paradoxa damnata, etc., 1749, Moguntiæ.)

Jean de Goch, prieur à Malines, exalta vers le même temps la liberté chrétienne comme l’âme de toutes les vertus. Il accusa de pélagianisme la doctrine dominante, et nomma Thomas d’Aquin le prince de l’erreur. « La seule Écriture canonique, dit-il, mérite une foi certaine, et a une irréfragable autorité. — Les écrits des anciens Pères n’ont d’autorité qu’autant qu’ils sont conformes à la vérité canoniquex. — Ce proverbe vulgaire est véritable : Ce qu’un moine ose entreprendre, Satan rougirait de le penser. »

x – Antiquorum Patrum scripta tantum habent auctoritatis, quantum canonicæ veritati sunt conformia. (Epist. Apologet. Anvers, 1521.)

Mais le plus remarquable de ces avant-coureurs de la Réformation fut sans doute Jean Wessel, surnommé la lumière du monde, homme plein de courage et d’amour pour la vérité, qui fut docteur en théologie, successivement à Cologne, à Louvain, à Paris, à Heidelberg et à Groningue, et dont Luther dit : « Si j’avais lu plus tôt ses écrits, mes ennemis pourraient croire que Luther a tout puisé dans Wessel, tellement son esprit et le mien sont d’accordα. — Saint Paul et saint Jacques, dit Wessel, disent des choses diverses, mais non contraires. L’un et l’autre pensent que le juste vit de la foi, mais d’une foi qui opère par la charité. Celui qui, entendant l’Évangile, croit, désire, espère, se confie en la bonne nouvelle, et aime Celui qui le justifie et le béatifie, se donne alors entièrement à Celui qu’il aime, et ne s’attribue rien, puisqu’il sait que de son propre fonds il n’a rienβ. – La brebis doit distinguer les choses dont on la paît, et éviter un aliment corrompu, quand même il est offert par le pasteur lui-même. Le peuple doit suivre les pasteurs dans les pâturages ; mais quand ce n’est plus dans les pâturages qu’ils le conduisent, ils ne sont plus pasteurs ; et alors, puisqu’ils sont hors d’office, le troupeau n’est plus tenu à leur obéir. Nul n’agit plus efficacement pour la destruction de l’Église qu’un clergé corrompu. Tous les chrétiens, même les derniers, même les plus simples, sont tenus de résister à ceux qui détruisent l’Égliseγ. Il ne faut accomplir les préceptes des prélats et des docteurs que dans la mesure prescrite par saint Paul (1Thess.5.21), savoir en tant que, siégeant dans la chaire de Moïse, ils parlent selon Moïse. Nous sommes les serviteurs de Dieu et non du pape, selon ce qui est dit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul. — Le Saint-Esprit s’est réservé de réchauffer, de vivifier, de conserver, d’augmenter l’unité de l’Église, et il ne l’a pas abandonnée au pontife de Rome, qui souvent ne s’en soucie nullement. — Le sexe même n’empêche pas que la femme, si elle est fidèle, prudente, et si elle a la charité répandue dans le cœur, puisse sentir, juger, approuver, conclure, par un jugement que Dieu ratifie. »

α – Adeo spiritus utriusque concordat. (Farugo Wesseli, in præf.)

β – Extentus totus et propensus in eum quem amat, a quo credit, cupit, sperat, confidit, justificatur, nihil sibi ipsi tribuit, qui scit nihil habere ex se. (De Magnit. passionis, cap. XLVI, Opera, p. 553.)

γ – Nemo magis Ecclesiam destruit, quam corruptus clerus. Destruentibus Ecclesiam omnes Christiani tenentur resistere. (De potestate Eccles. Opp., p. 769.)



Wessel (1419-1489)

Ainsi, à mesure que la Réformation s’approche, se multiplient aussi les voix qui proclament la vérité. On dirait que l’Église a à cœur de démontrer que la Réformation existait avant Luther. Le protestantisme naquit dans l’Église le jour même où y parut le germe de la papauté, comme dans le monde politique les principes conservateurs ont existé du moment même où le despotisme des grands ou les désordres des factieux ont levé la tête. Le protestantisme même fut quelquefois plus fort que la papauté dans les siècles qui précédèrent la Réformation. Qu’est-ce que Rome pouvait opposer à tous les témoins que nous venons d’entendre, dans le moment où leur voix parcourait la terre ?

Mais il y avait, plus. La Réformation non seulement était dans les docteurs, elle était encore dans le peuple. Les doctrines de Wyclif, parties d’Oxford, s’étaient répandues dans toute la chrétienté, et avaient conservé des adhérents en Bavière, en Souabe, en Franconie, en Prusse. En Bohême, du sein des discordes et des guerres, était enfin sortie une paisible et chrétienne communauté, qui rappelait l’Église primitive, et qui rendait témoignage avec beaucoup de vie au grand principe de l’opposition évangélique, que « Christ lui-même est le roc sur lequel l’Église est bâtie, et non Pierre et son successeur. » Appartenant également aux races germaniques et aux races slaves, ces simples chrétiens avaient des missionnaires au milieu des diverses nations qui parlaient leurs langues, pour y gagner sans bruit des sectateurs à leurs opinions. Nicolas Kuss, à Rostock, visité deux fois par eux, commença, en 1511, à prêcher publiquement contre le papey.

y – Wolfii Lect. memorab. II, p. 27.

Le provincial des Augustins, André Prolès, qui pendant près d’un demi-siècle présida cette congrégation, et qui, avec un inébranlable courage, maintint dans son ordre les doctrines de saint Augustin, réuni avec ses frères dans le couvent de Himmelspforte, près de Wernigerode, s’arrêtait souvent au moment où la parole de Dieu était lue, et s’adressant aux moines attentifs, il leur disait : « Frères ! vous entendez le témoignage de la sainte Écriture ! Elle déclare que par la grâce nous sommes tout ce que nous sommes, et que par elle seule nous avons tout ce que nous avons. D’où viennent donc tant de ténèbres et tant d’horribles superstitions ?… frères ! le christianisme a besoin d’une grande et courageuse Réformation, et déjà je la vois s’approcher. » Alors les moines s’écriaient : Pourquoi ne commencez-vous pas vous-même cette Réformation et ne vous opposez-vous pas à tant d’erreurs ? — Vous voyez, ô mes frères, répondait le vieux provincial, que je suis chargé d’années et faible de corps, et que je n’ai point la science, le talent, l’éloquence qu’une si grande chose requiert. Mais Dieu suscitera un héros qui, par son âge, ses forces, ses talents, sa science, son génie et son éloquence, occupera le premier rang. Il commencera la Réformation, il s’opposera à l’erreur, et Dieu lui donnera un courage tel qu’il osera résister aux grandsz. » Un vieux moine de Himmelspforte, qui avait souvent entendu ces paroles, les a rapportées à Flacius. C’était dans l’ordre même dont il était provincial que le héros chrétien annoncé par Prolès devait paraître.

z – Excitabit Dominus heroem, ætate, viribus… (Flacii Catal. testium veritatis, p. 843.)

Mais pensons surtout à ces milliers d’âmes obscures, inconnues du monde, qui ont pourtant possédé la véritable vie de Christ.

Un moine, nommé Jean Hilten, se trouvait dans le couvent des franciscains à Isenac, en Thuringe. Il étudiait avec soin le prophète Daniel et l’Apocalypse de saint Jean ; il écrivit même sur ces livres un commentaire, et censura les plus criants abus de la vie monacale. Les moines, irrités, le jetèrent en prison. Son âge avancé et la saleté de son cachot le firent tomber dangereusement malade ; il demanda le frère gardien. A peine celui-ci fut-il arrivé, que, sans écouter le prisonnier et enflammé de colère, il se mit à le reprendre durement de sa doctrine, qui était en opposition, ajoute la chronique, avec la cuisine des moines. Alors le franciscain, oubliant sa maladie et poussant de profonds soupirs, dit : « Je supporte tranquillement vos injures pour l’amour de Christ ; car je n’ai rien dit qui pût ébranler l’état monastique, et je n’ai fait que reprendre les plus notables abus. Mais, continua-t-il (selon ce que Mélanchton nous rapporte dans son Apologie de la Confession de Foi d’Augsbourg), il en viendra un autre, l’an du Seigneur mil cinq cent seize : celui-là vous détruira, et vous ne pourrez lui résistera. » Jean Hilten, qui avait annoncé la fin du monde pour l’an 1651, se trompa moins en désignant l’année où paraîtrait le futur réformateur. Bientôt il naquit à une petite distance de son cachot ; il commença à étudier dans cette ville même d’Isenac ; où le moine était prisonnier, et entreprit publiquement la Réformation, un an seulement plus tard que le franciscain ne l’avait dit.

a – Alius quidam veniet… (Apologia Conf. Aug. XIII, de votis monasticis.)

Un moine, nommé Arnoldi, fait chaque jour dans sa tranquille cellule cette fervente prière : « O mon Seigneur Jésus-Christ ! je crois que tu es seul ma rédemption et ma justiceb. »

b – « Credo quod tu, mi Domine Jesu-Christe, solus es mea justitia et redemptio… » (Leibnitz script. Brunsw., III, 396.)

Un pieux évêque de Bâle, Christophe de Utenheim, fait écrire son nom sur un tableau peint sur verre, qui est encore à Bâle, et l’entoure de cette devise qu’il veut toujours avoir sous les yeux : Mon espérance c’est la croix de Christ ; je cherche la grâce et non les œuvresc.

c – « Spes mea crux Christi ; gratiam, non opera quæro. »

Un pauvre chartreux, le frère Martin, écrit une touchante confession dans laquelle il dit : O Dieu très charitable ! je sais que je ne puis être sauvé et satisfaire ta justice autrement que par le mérite, la passion très innocente et la mort de ton Fils bien-aimé… Pieux Jésus ! tout mon salut est dans tes mains. Tu ne peux détourner de moi les mains de ton amour, car elles m’ont créé, m’ont formé, m’ont racheté. Tu as inscrit mon nom d’un style de fer, avec une grande miséricorde et d’une manière ineffaçable, sur ton côté, sur tes mains et sur tes pieds, etc., etc. » Puis le bon chartreux place sa confession dans une boîte de bois, et renferme la boîte dans un trou qu’il fait à la muraille de sa celluled.

d – « Sciens posse me aliter non salvari et tibi satisfacere nisi per meritum, etc. » (Voyez, pour ces citations et d’autres semblables, Flacius, Catal. Test. Veritatis ; Wolfii Lect. memorabiles ; Müller’s Reliquien, etc., etc.)

La piété de frère Martin n’aurait jamais été connue, si l’on n’eût trouvé sa boîte le 21 décembre 1776, en abattant un vieux corps de logis qui avait fait partie du couvent des chartreux de Bâle. Que de couvents ont recelé de tels trésors !

Mais ces saints hommes n’avaient que pour eux-mêmes cette foi si touchante, et ils ne savaient pas la communiquer à d’autres. Vivant dans la retraite, ils pouvaient dire plus ou moins ce que le bon frère Martin écrivit dans sa boîte : « Et si hæc prædicta confiteri non possim lingua, confiteor tamen corde et scripto. Si je ne puis confesser ces choses de la langue, je les confesse du moins de la plume et du cœur. » La parole de la vérité était dans le sanctuaire de quelques âmes pieuses ; mais, pour nous servir d’une expression de l’Évangile, elle ne courait pas dans le monde.

Cependant, si l’on ne confessait pas toujours hautement la doctrine du salut, on ne craignait pas du moins, dans le sein même de l’Église de Rome, de se prononcer ouvertement contre les abus qui la déshonoraient. L’Italie elle-même eut alors ses témoins contre le sacerdoce.

Geiler de Kaisersberg fut pendant trente-trois ans le grand prédicateur de l’Allemagne. Il attaqua avec force le clergé. « Les feuilles jaunissantes d’un arbre, disait-il, indiquent que la racine est malade : ainsi un peuple déréglé annonce un sacerdoce corrompu. Si un homme dissolu ne doit pas dire la messe, disait-il à son évêque, chassez tous les prêtres de votre diocèse. » Le peuple, en entendant ce ministre courageux, s’accoutumait à voir soulever dans le sanctuaire même le voile qui couvrait les turpitudes de ses conducteurs.

Cet état de choses dans l’Église est important à signaler. Quand la sagesse d’en haut recommencera à proférer ses enseignements, il y aura partout des intelligences et des cœurs pour la comprendre. Quand le semeur sortira de nouveau pour semer, il se trouvera de la terre préparée à recevoir la semence. Quand la parole de la vérité viendra à retentir, elle rencontrera des échos. Quand la trompette fera entendre un son éclatant dans l’Église, plusieurs de ses enfants se prépareront au combat.

Déjà l’Église a le sentiment que l’heure du combat s’approche. Si plus d’un philosophe annonça de quelque manière dans le siècle dernier la révolution qui allait le terminer, nous étonnerons-nous que plusieurs docteurs aient prévu à la fin du quinzième siècle la Réformation imminente qui allait renouveler l’Église ?

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant