Le plan que j’adopte n’est peut-être pas le meilleur ; mais on peut tolérer toute classification de matières qui n’exclut rien d’essentiel et ne renferme rien de faux. Je trace plusieurs cercles concentriques autour de l’âme du pasteur, qui est mon centre et mon point de départ. Je donne des règles d’abord à la vie purement individuelle et intérieure du pasteur ; vie particulière et distincte, par laquelle toutes les autres sphères de son existence sont déterminées.
Je passe ensuite à sa vie sociale, et d’abord domestique (le considérant toujours comme pasteur).
Enfin, j’en viens à sa vie pastorale proprement dite, dans laquelle je distingue le pasteur, le liturge et le prédicateur.
Je suppose une sainte vocation et une entrée légitime, un esprit pastoral et même fervent.
Il faut, au pasteur comme au chrétien, affermir, confirmer sa vocation (βεβαιαν ποιεσθαι). (2 Pierre 1.10) — [Il y a là un mystère, le concours profond, invisible, de la volonté humaine excitée et de la volonté divine qui l’a excitée.] Il en est de la vocation comme de la conversion. Dans un sens, on n’est appelé qu’une fois comme on n’est converti qu’une fois ; dans un autre sens. On est appelé et converti tous les jours. L’analogie suffirait ici, et même ce serait un argument a fortiori ; mais l’Evangile est exprès ; saint Paul dit à Timothée : Je t’avertis de rallumer le don de Dieu qui est en toi. (2 Timothée 1.6)
Je ne demande pas si, pour plusieurs, il ne s’agit pas de créer la vocation après coup.
L’exercice du ministère n’y suffit-il pas ? Il doit contribuer, il y peut nuire aussi. L’exercice du ministère menace l’esprit du ministère, si rien au dedans ne l’entretient. S’il n’y a pas cet équilibre, si l’intérieur ne réagit pas suffisamment sur le dehors, l’extérieur nuit à l’intérieur, de même sans doute que l’intérieur dépérit à défaut d’une activité extérieure. C’est un danger pour un sentiment que de devenir une fonction[y]. Il se mêle à nos premières impressions beaucoup de l’imagination ; une fois qu’elle est usée et que son secours nous manque, réduits à ne plus sentir les choses que par le cœur et par la conscience, il est bien à craindre que nous ne les sentions plus assez[z]. Il ne faut pas nous fier à la vivacité de nos premières impressions ; tout ce qui nous touche le plus aujourd’hui nous laissera froids dans quelque temps ; nous serons réduits à ne sentir les objets que par leur rapport direct avec notre cœur et notre conscience, [et tel qui paraissait d’abord plein de zèle, se trouve finalement n’être plus l’homme de son office. Il faut donc renouveler sa vocation, et, à mesure que le charme de la nouveauté s’efface, fortifier l’élément moral.]
[y] La première fois que les prêtres et les lévites virent dans le désert le tabernacle saint que Moïse venait de construire, la nuée miraculeuse qui le précédait, la majesté de Dieu qui couvrait ce lieu terrible, les oracles qui sortaient du fond du sanctuaire, la magnificence et l’appareil auguste des sacrifices et des cérémonies, ils n’en approchaient qu’avec une sainte horreur : rien n’était omis des purifications et de tous les autres préparatifs que la loi prescrivait aux ministres. Mais peu à peu la vue journalière du tabernacle, les familiarisa avec ce lieu saint ; les précautions cessèrent avec le respect ; le prodige de la colonne de feu que Dieu y opérait tous les jours s’avilit par le long usage ; les profanations suivirent de près : des ministres téméraires osèrent présenter un feu étranger ; d’autres usurpèrent des fonctions réservées au seul pontife ; enfin les filles de Madian leur devinrent bientôt une occasion de chute et de scandale ; et à peine dans toute la tribu de Lévi se trouva-t-il un Phinée, un seul prêtre saint et zélé qui osât venger l’honneur du sacerdoce et la sainteté de la loi indignement déshonorée devant un peuple infidèle. Voilà notre histoire, etc. (Massillon, Discours sur la nécessité où sont les ministres de se renouveler dans l’esprit de leur vocation.)
[z] Dans la première ferveur du chrétien et du ministre il entre facilement, et même nécessairement, de l’imagination. L’imagination a son rôle dans toute vie c’est une sorte de véhicule sans lequel bien des idées n’arriveraient pas à nous. Et jusqu’où va sa puissance ! jusqu’à nous représenter comme étant en nous une vie qui nous est tout à fait étrangère. Elle entre dans tous nos actes moraux, et dans quelques-uns dans une proportion très forte. Quand elle disparaît, tout ce qu’elle a créé disparaît avec elle comme un fantôme, et nous avons le produit net du travail qui s’est fait en nous. C’est souvent peu de chose : il ne reste que la lie au fond de la coupe ; la liqueur de l’imagination a été bue.
Or, le premier moyen pour renouveler notre vocation comme pasteurs, c’est de renouveler notre vocation comme chrétiens ; c’est de ne pas oublier le chrétien pour ne songer qu’au pasteur ; l’un ne fait pas de lui-même et tout seul les affaires de l’autre. — Il importe, même comme pasteurs, de nous dire que notre âme est la première de celles qui nous sont confiées, la première envers qui nous avons notre ministère à exercer, et que nous sommes d’abord nos propres pasteurs.
Soit parce que nous ne saurions avancer le salut des autres en négligeant le nôtre, soit parce qu’il est juste que la charité de chacun commence par soi-même, saint Paul, en s’adressant aux ministres dans la personne de Timothée, leur parle d’abord d’eux-mêmes : Prends garde à toi et à l’instruction ; car en faisant cela (c’est-à-dire ces deux choses, et non pas seulement la dernière), tu te sauveras toi-même et ceux qui t’écoutent. (1 Timothée 4.16) — Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques.[a] (Actes 20.28)
[a] Pour suivre l’ordre de saint Paul (Actes 20.28 ; 1 Timothée 4.16), il faut qu’un évêque commence par lui-même à s’acquitter de ses devoirs, et qu’il prenne soin de son salut avant toutes choses. Avant que de se répandre dans la charité du prochain, il faut s’être recueilli dans la sainteté de Dieu. Avant que d’être touché de la misère des autres, il faut être, sensible à ses maux et à ses maladies, et avant que de faire obéir les autres à la loi de Dieu, il faut y obéir le premier. Le premier devoir d’un évêque est d’être saint. (Duguet, Traité des devoirs d’un évêque) — Grégoire de Naziance s’exprime ainsi sur le même sujet : Il faut d’abord être purifié, et ensuite purifier les autres ; être instruit, et puis instruire les autres ; devenir lumière, et éclairer les autres ; s’approcher de Dieu, et en faire approcher les autres ; s’être sanctifié, et rendre les autres saints.
Toutefois, il nous est prescrit aussi de renouveler directement notre vocation pastorale, ce qui signifie : nous reporter incessamment dans la disposition qui a décidé de notre vocation.
Or, si le seul exercice du ministère ne suffit pas pour nous y reporter incessamment, il nous faut donc chercher en dehors, à côté du ministère, les moyens de ce renouvellement.