C’est pour cela donc que le Sauveur, après avoir pris le pain, a parlé d’abord et rendu grâces ; puis, après avoir rompu le pain, l’a placé devant nous pour en faire notre nourriture spirituelle, et que les saintes Écritures une fois connues, l’obéissance devint la règle de notre conduite. Or, de même que celui qui profère de mauvais discours, ne diffère en rien de celui qui commet une action mauvaise (car la calomnie est une sorte de glaive, et la médisance enfante la douleur, et la douleur et le glaive frappent de mort ; et voilà l’effet des mauvais discours) ; de même aussi celui qui n’en tient que de bons touche de près à celui qui fait de bonnes actions. La parole régénère donc l’âme et la porte à la vertu. Heureux celui qui est également adroit des deux mains ! Pourtant, celui qui a le don de la parole ne doit pas mépriser celui qui a le don des œuvres ; pas plus que celui-ci ne doit blâmer l’autre. Que chacun d’eux accomplisse la tâche pour laquelle il est né. Que l’un montre ses œuvres, et que l’autre parle ; le premier ouvrant la route par son exemple, le second portant ses auditeurs à bien faire. Car les paroles sauvent comme les œuvres. Sans les paroles, pas de justice. Mais, de même qu’il n’y a plus de bienfaits où il n’y a plus de bienfaiteurs ; de même il n’y a plus d’obéissance ni de foi, si l’on n’admet point ensemble et le précepte et celui qui doit l’expliquer. C’est ainsi qu’en nous entraidant, nous sommes riches en paroles et en œuvres. Mais il faut repousser la sophistique et tout esprit de contention. Les phrases des sophistes, non-seulement aveuglent et séduisent la plupart de ceux qui les écoutent, mais parfois respirent la violence et remportent une victoire à la Cadmus. Cette parole du psalmiste est de la plus grande vérité :
« Le juste vivra jusqu’à la fin, et il ne verra point lui-même la mort, tout en voyant les sages mourir. »
Qui désigne-t-il par ce nom de sages ! Apprenez-le du livre de la sagesse :
« L’habileté dans le mal n’est pas la sagesse. »
Il veut dire l’habileté née de l’art oratoire et de la dialectique.
« Cherchez la sagesse dans l’esprit des méchants et vous ne la trouverez pas. »
Et si vous demandez encore où est cette sagesse, il vous sera répondu :
« La bouche du juste distille la sagesse. »
C’est une équivoque quand on donne le nom de sagesse à la sophistique comme à la vérité. Pour moi, le seul but que je me propose, et avec raison, je crois, c’est de vivre selon le Verbe, et de comprendre l’esprit de ses préceptes ; c’est de ne jamais m’inquiéter de bien dire, et d’être content si je parviens à faire comprendre ce que je comprends. Peu m’importe le style pourvu que je rende bien la pensée que je veux exposer. L’essentiel, à mes yeux, c’est de sauver ceux qui désirent être sauvés, c’est de coopérer à leur salut, et non pas d’arranger des mots, comme on ajuste des colifichets de toilette.
« Si tu ne t’inquiètes pas trop des mots, dit un pythagoricien, dans la politique de Platon, la sagesse sera ton trésor aux jours de ta vieillesse. »
On lit encore dans le Théétète :
« La négligence dans le style et l’incorrection ne doivent pas être considérées comme les défauts d’un homme sans goût ; c’est plutôt la manière opposée, indigne d’un homme libre. Car, celle dont nous parlons est quelquefois une nécessité. »
C’est ce que l’Écriture nous dit d’une manière bien précise :
« Ne vous appesantissez pas trop sur les mots, dit-elle, car le style est aux choses ce que les vêtements sont au corps, les choses sont les chairs et les muscles. »
Il ne faut donc pas que le soin du vêtement passe avant le salut du corps. Car, lorsqu’on a embrassé la vie de la vérité, il ne suffit pas d’être frugal dans son régime, il faut en outre écarter de ses paroles toute recherche et tout ornement superflu ; si toutefois nous repoussons le faste et la mollesse, à cause des pièges qu’ils renferment, et des excès dont ils sont la source ; si nous les repoussons, dis-je, comme les anciens Lacédémoniens proscrivaient les essences et la pourpre, comme des vêtements trompeurs et des parfums mensongers. Car ce n’est pas un mets bien préparé que celui où il entre plus d’assaisonnements que de choses nutritives ; et ce n’est un discours ni utile, ni convenable, que celui qui est plus propre à plaire qu’à profiter à ceux qui l’écoutent. Pythagore nous exhorte à préférer les muses aux Sirènes, nous enseignant à écarter la volupté de la sagesse, la regardant comme une amorce trompeuse qui perd et séduit l’âme. Il s’est rencontré tout au plus un homme dont le vaisseau a passé sans danger à côté des Sirènes, et un autre qui ait pu expliquer l’énigme du Sphinx ; il n’y en a pas eu même un, si vous le voulez. Il ne faut donc pas élargir ses phylactères par un désir de vaine gloire. Le gnostique n’eût-il même trouvé qu’un seul auditeur, c’est assez pour lui. Ces paroles du poète thébain peuvent ici trouver leur place :
« Ne faites pas jaillir à tous les yeux la source des traditions antiques. »
Le silence est quelquefois plus sûr. Souvent le meilleur discours est un aiguillon de combat. Aussi est-ce avec raison que le bienheureux apôtre nous recommande expressément de ne point nous livrer à des disputes de paroles qui ne servent qu’à pervertir ceux qui les écoutent, et de fuir les vains discours des séducteurs.
« Car ils contribuent beaucoup à l’impiété, et leur doctrine est comme la gangrène qui répand insensiblement sa corruption. »